Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20170508


Dossier : T-461-16

Référence : 2017 CF 451

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 8 mai 2017

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

JASYN EVERETT WALSH

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  Le demandeur sollicite une ordonnance pour annuler la décision de la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) rendue le 26 février 2016, qui confirme une décision précédente rendue le 15 avril 2014, qui rejetait la plainte du demandeur en application de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC, 1985, c H-6 (la Loi). Le demandeur soutient que Transports Canada a exercé une discrimination contre lui du fait de sa déficience occasionnée par sa dépendance envers l’alcool, d’abord en refusant de lui délivrer un certificat médical maritime (le certificat) qui lui permettrait d’obtenir un emploi de navigant, puis en lui délivrant un certificat avec restrictions qui l’écarterait de 95 % de tous les emplois de matelot de pont.

[2]  C’est la deuxième fois que la Cour est saisie de cette affaire. Le 23 février 2015, le juge Donald J. Rennie, maintenant juge à la Cour d’appel fédérale, a accueilli la demande de contrôle judiciaire de la décision de la Commission rendue en avril 2014 (Walsh c Canada (Procureur général), 2015 CF 230 [Walsh 2015]). Le juge Rennie a conclu que la Commission n’avait pas correctement appliqué le troisième volet du critère énoncé par la Cour suprême du Canada dans les arrêts Colombie-Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c BCGSEU, [1999] 3 SCR 3 [Meiorin] et Colombie-Britannique (Superintendent of Motor Vehicles) c Colombie-Britannique (Council of Human Rights), [1999] 3 RCS 868 [Grismer] (ci‑après, le critère Meiorin) afin d’établir, une fois qu’un acte discriminatoire a été prouvé prima facie, s’il existe un motif justifiable de la pratique discriminatoire.

[3]  Le critère Meiorin exigeait que Transports Canada prouve, selon la prépondérance des probabilités, que sa politique relative à la délivrance de certificats aux personnes présentant les caractéristiques du demandeur (i) a été adoptée dans un but ou un objectif rationnellement lié aux fonctions exercées, (ii) a été adoptée de bonne foi, et (iii) était raisonnablement nécessaire pour réaliser ce but ou cet objectif, en ce sens que ces personnes ne pouvaient pas faire l’objet de mesures d’accommodement sans que cela impose une contrainte excessive (Walsh 2015, au paragraphe 25).

[4]  Le juge Rennie a conclu que la Commission avait omis d’analyser, comme elle aurait dû le faire, si Transports Canada avait répondu aux besoins du demandeur jusqu’au point où il en aurait résulté une contrainte excessive. Par conséquent, la décision de la Commission a été annulée et l’affaire a été renvoyée pour nouvel examen.

[5]  Le demandeur n’est toujours pas satisfait du nouvel examen de la Commission dans cette affaire. Il allègue que la Commission a encore une fois commis une erreur dans son application du critère Meiorin. Il affirme également que la Commission n’a pas respecté son obligation d’équité procédurale à son égard et y a manqué de diverses manières.

II.  Résumé des faits

A.  La demande de certificat médical maritime du demandeur

[6]  En application du Règlement sur le personnel maritime, DORS/2007-115 (le Règlement) adopté en application de la Loi de 2001 sur la marine marchande du Canada, LC 2001, c 26, toute personne qui souhaite être engagée à titre de navigant ne peut l’être sans détenir un certificat qui atteste de ses aptitudes physiques et mentales. Un tel certificat peut être délivré avec ou sans restrictions. Le Règlement ne dresse pas une liste des déficiences physiques ou mentales d’un navigant qui empêcheraient l’obtention d’un certificat ou qui détermineraient l’obtention d’un certificat avec restrictions. Il laisse aux médecins examinateurs de la marine la liberté d’exercer leur jugement professionnel dans le cadre des examens des aptitudes physiques et mentales effectués pour délivrer des certificats.

[7]  Le demandeur a fait une demande de certificat aux environs de juin 2010. Le juge Rennie résume comme suit la manière dont la demande du demandeur a été traitée jusqu’à la prise de décision d’août 2010 de ne pas délivrer un certificat, suivie de la décision de délivrer un certificat avec restrictions, assorti d’une restriction, soit « Exclusion des fonctions de quart à la passerelle », en mai 2012 :

[4]  Le DL.A. Leong, médecin examinateur de la marine à TC, a fait subir un examen au demandeur afin d’évaluer s’il était apte à détenir un certificat. S’inquiétant de l’état de santé du demandeur après lui avoir fait passer l’examen, le Dr Leong a contacté le Dr Peter Janna, un officier médical supérieur de la marine. Ce dernier avait lui aussi des inquiétudes quant à l’aptitude du demandeur à exercer les fonctions de navigant. Aux environs du 31 août 2010, par conséquent [Transports Canada (TC)] a informé le demandeur qu’il n’avait pas les aptitudes requises pour détenir un certificat. La lettre de décision faisait état de [traduction] « dépendance envers l’alcool, dépression majeure et trouble de développement, notamment » comme motifs du refus de délivrance du certificat.

[5]  Le demandeur a formé appel contre la décision de TC devant le Tribunal d’appel des transports du Canada (le TATC). Le 21 novembre 2011, le TATC a confirmé la décision de refuser de délivrer un certificat au demandeur, ce dernier n’ayant pas démontré qu’il satisfaisait aux conditions médicales prescrites.

[6]  Le 3 décembre 2011, après que le TATC avait rendu sa décision, le demandeur a demandé par courriel au Dr Janna à quelles exigences il devait satisfaire pour qu’on envisage de lui délivrer un certificat. Le Dr Janna a expliqué au demandeur que ses antécédents médicaux posaient problème et que, tant qu’il n’aurait pas reçu des traitements et bien géré ses problèmes de santé, il serait considéré inapte à détenir un certificat. Il lui a aussi recommandé de communiquer avec son médecin de famille et de lui demander de le diriger vers un spécialiste en mesure de traiter ses problèmes. Le Dr Janna a dit au demandeur, pour conclure, qu’il ne pourrait subir un nouvel examen médical maritime qu’une fois de telles mesures prises, et que TC [traduction] « évaluerait la possibilité de lui délivrer » un certificat qu’une fois convaincu que son état de santé ne constituait plus un risque pour la sécurité.

[7]  Le 9 décembre 2011, le demandeur a de nouveau écrit au Dr Janna pour l’informer qu’il recevait des traitements pour ses problèmes médicaux, plus spécifiquement son alcoolisme, et qu’il espérait être jugé apte à détenir un certificat dans un très proche avenir. Le demandeur a présenté une nouvelle demande de certificat et, vers le 29 mai 2012, le Dr Leong l’a encore une fois examiné et il l’a jugé apte, sous réserve de deux restrictions; il ne pouvait remplir des fonctions de quart à la passerelle et le certificat n’était valide que pour trois mois. Par conséquent, le 8 juin 2012, le demandeur s’est vu délivrer un certificat provisoire avec restrictions d’une durée de trois mois, la restriction étant « Exclusion des fonctions de quart à la passerelle ».

[8]  La lettre du 8 juin 2012, qui informe le demandeur de la délivrance du certificat assorti d’une restriction « Exclusion des fonctions de quart à la passerelle » comprenait les détails suivants :

[traduction]

[...] Pour l’instant, vous recevrez un certificat médical maritime assorti de restrictions pendant que vous entreprenez un programme de surveillance. Ces restrictions seront revues à la fin de la période de surveillance. Les personnes qui peuvent produire de la preuve documentée d’abstinence pendant deux ans seront alors jugées APTES.

Conformément aux exigences du Règlement sur le personnel maritime, au paragraphe 278(3), afin d’examiner de manière appropriée vos aptitudes physiques et mentales, vous devez fournir l’information suivante :

  Un rapport périodique de votre médecin traitant ou spécialiste en toxicomanie concernant votre réadaptation pour alcooliques et leur point de vue au sujet de votre abstinence continue. Si vous désirez obtenir un certificat médical maritime sans restrictions, vous aurez à fournir ce rapport tous les trois mois pendant deux ans par l’entremise de votre principal fournisseur de soins ou spécialiste en toxicomanie.

Veuillez faire en sorte que votre médecin présente cette information directement à notre bureau et notez que tous les frais occasionnés pour établir vos aptitudes physiques et mentales relèvent de vous.

[...]

Veuillez trouver en pièce jointe un certificat médical maritime temporaire qui prend fin le 31 août 2012. Une restriction d’exclusion des fonctions de quart à la passerelle a été imposée à cause de vos antécédents de consommation excessive d’alcool. Cette restriction pourrait être levée après deux ans d’abstinence confirmée.

[Souligné dans l’original.]

B.  Plainte du demandeur adressée à la Commission

[9]  Le demandeur a déposé sa plainte auprès de la Commission le 4 juin 2012. Dans la plainte, il invoquait à la fois le refus initial de lui délivrer un certificat et la décision subséquente de délivrer un certificat avec la restriction « Exclusion des fonctions de quart à la passerelle ».

[10]  Étant donné que cette restriction a été levée en octobre 2012, la Commission a d’abord pensé qu’il n’était pas nécessaire d’examiner la plainte du demandeur. C’est seulement en juillet 2013 que la Commission a décidé d’enquêter sur la plainte. La Commission a présenté son rapport d’enquête le 20 janvier 2014. Dans son rapport d’enquête, la Commission a conclu que le demandeur avait établi l’existence d’un acte discriminatoire prima facie au sens de l’article 5 de la Loi. Plus précisément, elle a conclu que Transports Canada avait imposé des exigences ou des restrictions à l’exercice de l’emploi du demandeur du fait que, pour obtenir un certificat, un navigant devait y être apte physiquement et mentalement et que ces exigences ne prenaient pas en compte les services passés du demandeur comme membre du personnel maritime, ni sa capacité d’exercer le travail de navigant, notamment de remplir des fonctions de quart à la passerelle. La Commission a en outre conclu que ces exigences désavantageaient le demandeur, puisqu’il ne pouvait pas obtenir le certificat en raison de son alcoolisme, et que l’effet défavorable était en lien avec le motif de la déficience (Walsh 2015, au paragraphe 24).

[11]  Toutefois, le rapport d’enquête a ultimement recommandé le rejet de la plainte du demandeur au motif qu’il existait un motif justifiable pour les règles et pratiques écrites (et non écrites) de Transports Canada concernant les navigants et la dépendance envers l’alcool. Il a également conclu que les règles et pratiques exigeant qu’un navigant soit physiquement et mentalement apte à effectuer un travail où la sécurité est essentielle tenaient compte des besoins des navigants présentant les caractéristiques du demandeur en permettant de délivrer un certificat avec restrictions à ceux qui sont en mesure de fournir des éléments de preuve vérifiables de leur sobriété et de leur traitement (Walsh 2015, aux paragraphes 13 et 27).

C.  Décision d’avril 2014 de la Commission et son annulation par Walsh 2015

[12]  Le 15 avril 2014, ayant conclu, en application du sous-alinéa 44(3)b)(i) de la Loi, qu’une enquête relativement à la plainte du demandeur n’était pas justifiée, la Commission a rejeté la plainte. Les motifs de sa décision découlaient du rapport d’enquête.

[13]  Comme il est indiqué au début des présents motifs, cette décision a été annulée par le juge Rennie en raison de l’omission par la Commission de tenir compte du troisième volet du critère Meiorin dans son intégralité et de l’appliquer, à savoir si elle s’était demandé si Transports Canada avait pris, pour répondre aux besoins du demandeur, des mesures jusqu’au point où il en résulterait une contrainte excessive. Malgré le fait qu’il a conclu que le rapport d’enquête, dont le traitement des deux premiers volets du critère Meiorin, était en grande partie « inattaquable », le juge Rennie a soutenu que chacun des volets du critère Meiorin est essentiel et que le rapport n’a tenu compte que de la première moitié du troisième volet, mettant de côté la partie du volet qui traite de la question de tenir compte des besoins. Il a dit à cet égard :

[29]  En deuxième lieu, la Commission s’est penchée sur le premier volet du critère de Meiorin, consistant à déterminer si les règles et pratiques écrites et non écrites ont été adoptées dans un but ou un objectif rationnellement lié aux fonctions du service. Elle conclut que les règles et pratiques ont été adoptées pour assurer la sécurité maritime, particulièrement pour veiller à ce que les personnes exerçant un travail où la sécurité est essentielle, tels les navigants accomplissant des fonctions de quart à la passerelle, soient aptes à le faire.

[30]  Le second volet du critère de Meiorin a ensuite été examiné. La Commission a conclu, au paragraphe 42 du rapport d’enquête, qu’il n’y avait [traduction] « aucune raison de douter » que [Transports Canada] avait adopté les règles en estimant de bonne foi qu’elles favorisaient la sécurité maritime.

[31]  Finalement, le rapport d’enquête traite de la première partie du troisième volet du critère de Meiorin. La Commission s’est ainsi demandé si [Transports Canada] avait un [traduction] « [MJ] fondé sur la santé, la sécurité et les coûts » d’adopter les règles en question. Elle n’a toutefois pas analysé la question de savoir si [Transports Canada] avait tenu compte, tel que requis, soit jusqu’au point où il en aurait résulté une contrainte excessive, des besoins des personnes ayant les caractéristiques du demandeur. Pour respecter la jurisprudence de la Cour suprême du Canada, il aurait plus précisément fallu que la Commission analyse la question de la contrainte excessive en ce qui concerne tant le refus initial de TC, le 31 août 2010, de délivrer un certificat, que la délivrance, le 8 juin 2012, du certificat excluant les fonctions de quart à la passerelle.

[14]  Le juge Rennie a conclu que l’absence d’une analyse de la contrainte excessive en lien avec le certificat avec restrictions en juin 2012 pose problème parce que le rapport d’enquête « ne traite pas des façons dont [Transports Canada] aurait pu répondre aux besoins du demandeur, par exemple en imposant une condition d’interdiction d’assurer seul des fonctions de quart à la passerelle », étant donné qu’au moment de la délivrance du certificat, le demandeur avait commencé son abstinence et à suivre un traitement (Walsh 2015, au paragraphe 32).

[15]  Le juge Rennie a conclu que cette erreur était déterminante et a renvoyé l’affaire à la Commission « pour que soit rendue une nouvelle décision en ce qui concerne le troisième volet du critère de Meiorin » (Walsh 2015, au paragraphe 35).

D.  Le rapport d’enquête complémentaire et la décision contestée

[16]  À la suite du jugement du juge Rennie, la Commission a mené une enquête plus approfondie et a produit un rapport complémentaire le 30 octobre 2015. Le rapport complémentaire recommandait de ne pas poursuivre l’examen de la plainte du demandeur, soutenant qu’il était raisonnablement nécessaire, selon les éléments de preuve recueillis, de refuser un certificat aux personnes qui ont une dépendance envers l’alcool et qui résistent au traitement, et de fournir un certificat avec restrictions à un demandeur qui a une dépendance envers l’alcool et dont l’abstinence est relativement récente.

[17]  Les principales conclusions du rapport complémentaire, qui se trouvent aux paragraphes 44 à 49 du rapport, se résument ainsi :

  • a) Selon la Cour suprême du Canada, une « mesure d’accommodement », dans le contexte des droits de la personne, fait référence à ce qui est nécessaire dans les circonstances de chaque cas pour éviter la discrimination et le défaut de prendre des mesures d’accommodement peut être établi par la preuve d’un caractère arbitraire dans l’établissement de la pratique ou de la règle, par un refus déraisonnable de fournir une évaluation individuelle, ou peut-être, d’une autre manière (Grismer, aux paragraphes 21 et 22); toutefois, lorsque la sécurité est en jeu pour déterminer s’il y a contrainte excessive, l’ampleur du risque et l’identité des personnes qui le supportent sont des facteurs pertinents (Central Alberta Dairy Pool c Alberta (Commission des droits de la personne), [1990] 2 RCS 489, paragraphe 62 [Central Alberta Dairy Pool]);

  • b) En l’espèce, le mandat de Transports Canada est d’assurer la sécurité maritime, ce qui comprend déterminer, par des évaluations médicales individuelles, les aptitudes physiques et mentales des personnes qui souhaitent exercer les fonctions d’un navigant où la sécurité est un élément essentiel de façon à protéger l’équipage, le navire, l’environnement et le public en général;

  • c) Il n’est pas contesté que l’alcoolisme du demandeur conjugué aux rapports provenant de plusieurs professionnels de la santé concernant sa consommation excessive d’alcool ainsi qu’un manque évident de perspective de sa part sur les conséquences de son comportement à l’époque étaient des facteurs déterminants dans la décision de Transports Canada de refuser un certificat au demandeur au mois d’août 2010;

  • d) Le certificat avec restrictions de mai 2012 et le certificat sans restrictions qui a suivi en octobre 2012 ont été délivrés à la suite de l’obtention de preuves qui indiquaient que le demandeur avait cessé de consommer de l’alcool et avait entrepris un traitement;

  • e) La question est de savoir si Transports Canada avait pris des mesures d’accommodement pour le demandeur jusqu’au point où il en aurait résulté une contrainte excessive quand le certificat avec restrictions de mai 2012 a été délivré.

  • f) L’obligation d’accommodement dépend du contexte et une partie de ce contexte est que Transports Canada n’est pas un employeur, mais plutôt un organisme de réglementation dont le rôle est de certifier et de déterminer les mesures d’accommodement possibles dont un demandeur de certificat pourrait avoir besoin, et non de faire des suggestions de traitement aux demandeurs ou d’exiger que les employeurs éventuels fassent des contrôles périodiques pour vérifier sur le terrain l’abstinence de certaines personnes;

  • g) Le demandeur a donné plusieurs exemples illustrant comment ce ne serait pas une contrainte excessive pour Transports Canada de prendre des mesures d’accommodement à son égard, y compris de lui imposer une « Interdiction d’assurer seul des fonctions de quart à la passerelle » comme restriction, plutôt qu’une « Exclusion des fonctions de quart à la passerelle », mais sans oublier qu’il faut un jugement solide et la capacité de prendre des décisions rapides pour exercer les fonctions de navigant, Transports Canada a donc choisi la voie de la prudence.

[18]  L’enquêteuse a conclu ce qui suit au paragraphe 49 du rapport complémentaire :

[traduction]

Bien qu’il soit important d’équilibrer les besoins d’accommodement du demandeur, il ne faut pas perdre de vue, en l’espèce, que la contrainte excessive doit aussi tenir compte du point de vue de ceux dont la sécurité pourrait avoir été à risque (p. ex. le public en général) si [Transports Canada] lui avait délivré un certificat médical sans restrictions. L’abstinence du [demandeur] est encore relativement nouvelle et il a d’importants antécédents liés à l’alcoolisme, dont la perte de connaissance qui a entraîné une déficience cognitive. Selon tous les éléments de preuve recueillis dans le cours de cette enquête complémentaire, [Transports Canada] a établi une contrainte excessive sous la forme d’un risque réel pour la sécurité des autres. Par conséquent, [Transports Canada], en tenant compte des facteurs de sûreté et de sécurité du [demandeur], du secteur maritime et du public en général, a pris des mesures d’accommodement envers le [demandeur] jusqu’au point où il en aurait résulté une contrainte excessive.

[19]  Le 26 février 2016, la Commission a souscrit à la recommandation contenue dans le rapport complémentaire, à savoir qu’un examen plus approfondi de la plainte n’était pas justifié.

III.  Question en litige

[20]  Comme c’était le cas dans Walsh 2015, le demandeur allègue que la Commission a commis des erreurs à la fois procédurales et de fond. Plus précisément, il prétend que la Commission :

  • i) n’a pas correctement appliqué le critère Meiorin;

  • ii) n’a pas tenu compte de ses demandes du mois de février 2014, de novembre 2015 et de janvier 2016, et, par conséquent, n’a pas fourni les motifs adéquats pour rejeter sa plainte;

  • iii) a été partiale de plusieurs façons.

[21]  Pour les motifs qui suivent, je conclus que la Commission a déraisonnablement conclu que Transports Canada a satisfait à son obligation, prévue au troisième volet du critère Meiorin, de prendre des mesures d’accommodement envers le demandeur jusqu’au point où il en aurait résulté une contrainte excessive en délivrant le certificat du 29 mai 2012 qui imposait au demandeur une restriction « Exclusion des fonctions de quart à la passerelle ». Cela suffit pour annuler la décision du 26 février 2016, qui rejette la plainte du demandeur. Par conséquent, l’examen des autres questions soulevées par le demandeur ne sera pas nécessaire, sauf s’il faut le faire pour décider si, comme le demande le demandeur, l’affaire est renvoyée à la Commission pour nouvel examen ou si elle est envoyée directement au Tribunal canadien des droits de la personne.

IV.  Norme de contrôle

[22]  En rejetant une plainte au motif qu’un examen plus approfondi n’est pas justifié, la Commission procède à un examen préalable (Cooper c Canada (Commission des droits de la personne), [1996] 3 RCS 854, [1996] ACS no 115 (QL)). Ce rôle, dans un cas donné, consiste à déterminer si une enquête du Tribunal canadien des droits de la personne est justifiée, compte tenu de toutes les circonstances de la plainte, et non [traduction] « de juger si la plainte est fondée » (Cooper, précité, aux paragraphes 52 et 53; Syndicat des employés de production du Québec et de l’Acadie c Canada (Commission des droits de la personne), [1989] 2 RCS 879, [1989] ACS no 103, aux pages 898 et 899).

[23]  En exerçant ce rôle, la Commission jouit d’un grand pouvoir discrétionnaire (Halifax (Regional Municipality) c Nouvelle-Écosse (Human Rights Commission), 2012 RCS 10, aux paragraphes 21 et 25, [2012] 1 SCR 364; Bell Canada c Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, [1999] 1 CF 113 (CAF), au paragraphe 38). Cela nécessite, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, l’application de la norme déférente de la décision raisonnable (Tutty c Canada (Procureur général), 2011 CF 57, au paragraphe 14; Keith c Service correctionnel du Canada, 2012 CAF 117, au paragraphe 43; Sketchley c Canada (Procureur général), 2005 CAF, 263 DLR (4th) 113, au paragraphe 47 [Sketchley]; Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47 [Dunsmuir]). Cela indique également que la Cour ne contrecarre normalement pas les décisions de la Commission à moins que « des omissions déraisonnables se sont produites, par exemple lorsqu’un enquêteur n’a pas examiné une preuve manifestement importante » (Slattery c Canada (Commission des droits de la personne), [1994] 2 CF 574, [1994] ACF no 181, [Slattery]).

[24]  Pour ce qui est de ce qui constitue une « preuve manifestement importante », notre Cour a reconnu « que le “critère [de la preuve] manifestement importante” exige qu’il soit évident pour n’importe quelle personne rationnelle que la preuve qui, selon le demandeur, aurait dû être examinée durant l’enquête était importante compte tenu des éléments allégués dans la plainte » (Gosal c Canada (Procureur général), 2011 CF 570, au paragraphe 54).

V.  Discussion

[25]  La Loi interdit les actes discriminatoires fondés sur des motifs de distinction illicite. Selon l’article 3 de la Loi, une déficience, qui comprend, comme le définit l’article 25 de la Loi, « la dépendance, présente ou passée, envers l’alcool », est un motif de distinction illicite. L’article 5 de la Loi, constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, dans le cadre de la prestation d’un service généralement offert au public, d’en priver un individu ou de le défavoriser.

[26]  Toutefois, l’article 5 doit se lire en parallèle à l’alinéa 15(1)g) de la Loi qui invoque que de priver ou défavoriser un individu de la sorte n’est pas un acte discriminatoire s’il y a un motif justifiable de le faire. Conformément au paragraphe 15(2) de la Loi, un motif est justifiable quand il est établi que les mesures destinées à répondre aux besoins de la personne visée ne peuvent être prises sans imposer, « pour la personne qui doit les prendre, une contrainte excessive en matière de coûts, de santé et de sécurité ».

[27]  Dans l’arrêt Meiorin, la Cour suprême du Canada a donné quelques indications sur ce qui constitue un motif justifiable d’un acte discriminatoire prima facie dans le contexte de l’article 5 de la Loi en élaborant le critère à trois volets mentionné au début des présents motifs (Meiorin, au paragraphe 54). Le troisième volet du critère, qui est pertinent en l’espèce, exige que Transports Canada démontre que sa politique concernant la délivrance de certificats à des personnes qui ont une dépendance envers l’alcool, présente ou passée, est raisonnablement nécessaire pour réaliser le but dans lequel elle a été adoptée. Il n’est pas contesté que ce but est d’assurer la sécurité maritime, y compris la sécurité des navires, des équipages, du public et de l’environnement, en veillant à ce que les personnes qui exercent des fonctions où la sécurité est essentielle, tels les navigants, soient aptes à le faire.

[28]  Le troisième volet est respecté quand il peut être démontré « qu’il est impossible de composer avec les employés qui ont les mêmes caractéristiques que le demandeur sans que l’employeur subisse une contrainte excessive » (Meiorin, au paragraphe 54). En examinant le troisième volet, les tribunaux « devraient tenir compte des diverses manières dont il est possible de composer avec les capacités d’un individu » (Meiorin, au paragraphe 64). Au paragraphe 65 de l’arrêt Meiorin, la Cour suprême donne la liste des « questions importantes » qui peuvent être posées à cet égard :

a)  L’employeur a-t-il cherché à trouver des méthodes de rechange qui n’ont pas d’effet discriminatoire, comme les évaluations individuelles en fonction d’une norme qui tient davantage compte de l’individu?

b)  Si des normes différentes ont été étudiées et jugées susceptibles de réaliser l’objet visé par l’employeur, pourquoi n’ont-elles pas été appliquées?

c)  Est-il nécessaire que tous les employés satisfassent à la norme unique pour que l’employeur puisse réaliser l’objet légitime qu’il vise, ou est-il possible d’établir des normes qui reflètent les différences et les capacités collectives ou individuelles?

d)  Y a-t-il une manière moins discriminatoire d’effectuer le travail tout en réalisant l’objet légitime de l’employeur?

e)  La norme est-elle bien conçue pour que le niveau de compétence requis soit atteint sans qu’un fardeau excessif ne soit imposé à ceux qui sont visés par la norme?

f)  Les autres parties qui sont tenues d’aider à la recherche de mesures d’accommodement possibles ont‑elles joué leur rôle? Comme le juge Sopinka l’a fait remarquer dans Renaud, précité, aux pages 992 à 996, la tâche de déterminer la manière de composer avec des différences individuelles peut aussi imposer un fardeau à l’employé et, dans les cas où il existe une convention collective, au syndicat.

[29]  Parmi les facteurs qui peuvent être pris en considération au moment d’évaluer l’obligation d’un employeur de composer avec un employé tant qu’il n’en résulte pas pour lui une contrainte excessive, il y a le coût de la méthode d’accommodement possible, l’interchangeabilité relative des employés et des installations, de même que la perspective d’atteinte réelle aux droits d’autres employés. Toutefois, cette liste de facteurs n’est pas exhaustive et, dans tous les cas, concernant ces facteurs, « [i]l y a lieu de les appliquer d’une manière souple et conforme au bon sens, en fonction des faits de chaque cas » (Meiorin, au paragraphe 63; Commission scolaire régionale de Chambly c Bergevin, [1994] 2 RCS 525, à la page 546).

[30]  Comme je l’ai indiqué précédemment, le juge Rennie a conclu que le rapport d’enquête dont il était saisi était en grande partie « inattaquable » et que les deux premiers volets du critère Meiorin avaient été « intégralement appliqués » par la Commission (Walsh 2015, au paragraphe 35). Ce qui veut dire que dans le cadre du présent contrôle judiciaire, j’en déduis que les premier et deuxième volets sont satisfaits. En d’autres termes, je n’ai pas à examiner la question de savoir si Transports Canada a adopté sa politique concernant la délivrance de certificats à des navigants qui ont une dépendance envers l’alcool, présente ou passée, dans un but rationnellement lié aux fonctions exercées par un navigant et a adopté cette politique de bonne foi, en croyant qu’elle était nécessaire pour réaliser ce but lié à la sécurité.

[31]  C’est plutôt le juge Rennie qui a annulé la décision de la Commission au motif qu’elle a omis de tenir compte des façons dont Transports Canada aurait pu répondre aux besoins du demandeur, par exemple en imposant une « Interdiction d’assurer seul des fonctions de quart à la passerelle » comme restriction (Walsh 2015, au paragraphe 32). Par conséquent, ce qui est en litige devant moi n’est pas de savoir si la Commission a omis d’appliquer le critère Meiorin. La Commission l’a appliqué comme il est manifestement indiqué dans le rapport d’enquête complémentaire. La question en litige est plutôt de savoir si, en l’appliquant, la Commission a tiré une conclusion raisonnable compte tenu de toutes les circonstances de l’espèce, c’est-à-dire une conclusion qui appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, au paragraphe 47). En d’autres mots, la Commission a-t-elle raisonnablement conclu que Transports Canada avait répondu aux besoins du demandeur jusqu’au point où il en aurait résulté une contrainte excessive en mai 2012 en délivrant un certificat avec une restriction « Exclusion des fonctions de quart à la passerelle », au lieu, par exemple, de choisir une « Interdiction d’assurer seul des fonctions de quart à la passerelle » comme restriction, une issue raisonnable?

[32]  Le demandeur affirme qu’une politique discriminatoire prima facie n’est justifiable en application du paragraphe 15(2) de la Loi que lorsque le fournisseur de services « a pris toutes les mesures d’accommodement possibles tant qu’il n’en a pas résulté pour lui une contrainte excessive » (il souligne). Il prétend que Transports Canada ne s’est pas acquitté de ce fardeau.

[33]  Plus précisément, le demandeur soutient qu’il n’y avait aucun risque en mai 2012 qu’on lui délivre un certificat sans restrictions assujetti à seulement des contrôles d’abstinence périodiques ou, à la place, assujetti à ces contrôles en plus d’une « Interdiction d’assurer seul des fonctions de quart à la passerelle » comme restriction à ce moment-là :

  • a) il pouvait prouver qu’il était abstinent et en traitement depuis 8 mois;

  • b) les pertes de connaissance attribuables à sa consommation excessive d’alcool ont eu lieu en 2010;

  • c) il n’y avait aucune preuve qu’il souffrait de quelque façon que ce soit d’une déficience cognitive, de symptômes de sevrage, de déficit moteur, de comportements inadaptés ou de maladie du foie;

  • d) il avait 509 jours d’expérience en mer;

  • e) Il n’y avait aucune preuve non plus qu’il avait des problèmes importants de santé mentale, comme l’a confirmé une évaluation psychiatrique effectuée en avril 2012;

  • f) Il y avait une preuve qu’il était sain d’esprit et qu’il maîtrisait les fonctions de perception nécessaires pour occuper un poste de navigant, comme en témoigne le fait même que seulement quelques jours après le début de son abstinence, il a réussi le difficile cours de navigation en octobre 2011.

[34]  Le demandeur soutient que la délivrance d’un certificat sans restrictions en mai 2012, seulement cinq mois après le début de la période de surveillance de deux ans au terme de laquelle la restriction du certificat « Exclusion des fonctions de quart à la passerelle » devait être levée est une preuve additionnelle qui montre que Transports Canada n’a pas respecté en mai 2012 son obligation relative à la contrainte excessive. Il ajoute que cela prouve qu’il était en fait possible pour Transports Canada de l’accommoder davantage le 29 mai 2012, d’autant plus que le seul élément d’information nouveau qui a mené à la délivrance du certificat sans restrictions est une lettre de son spécialiste en toxicomanie datée du 10 octobre 2012, dans laquelle il réitérait que le demandeur poursuivait ses séances de consultation et qu’il était abstinent.

[35]  Le demandeur a de plus déclaré que rien dans le dossier n’expliquait raisonnablement ce changement soudain et important dans la position de Transports Canada à l’égard de ses aptitudes physiques et mentales à remplir des fonctions de quart à la passerelle, et que la Commission a carrément omis de se concentrer sur cet important facteur pour décider si, au moment de délivrer le certificat avec restrictions de mai 2012, Transports Canada avait fait tout en son pouvoir pour accommoder le demandeur jusqu’au point où il en aurait résulté une contrainte excessive.

[36]  Je crois que le demandeur soulève ici un point valable.

[37]  Il ne fait aucun doute que lorsque, comme c’est le cas en l’espèce, la sécurité est en jeu pour déterminer si l’exigence relative à la contrainte excessive a été respectée, tant l’ampleur du risque que l’identité de ceux qui le supportent sont des facteurs pertinents (Central Alberta Dairy Pool, au paragraphe 62). Comme le fait remarquer le défendeur, la Commission avait devant elle les éléments de preuve concernant les risques en matière de sécurité en jeu dans le travail des navigants, y compris ceux occasionnés par la dépendance envers l’alcool. Elle avait également devant elle la preuve de la politique « non écrite » de Transports Canada qui exige que ces risques soient pris en compte non pas par l’intermédiaire de l’auto-évaluation subjective de la personne concernée, mais par une période de vérification de l’abstinence de deux ans, avec des rapports continus, qui peut être écourtée selon les résultats d’une évaluation individuelle, et ce, pour toutes les personnes qui ont une dépendance envers l’alcool.

[38]  Le défendeur affirme qu’une telle politique est saine étant donné la nature de la dépendance qui, contrairement à d’autres déficiences, soulève les questions de perturbation du jugement et le risque de rechute que ni la personne touchée ni son employeur ne peuvent contrôler, mais qui a tendance à diminuer quand l’abstinence est plus longue.

[39]  À première vue, c’est tout à fait logique. Toutefois, cela n’explique pas pourquoi, seulement quelques mois plus tard, Transports Canada a fait volte-face dans son évaluation de l’aptitude du demandeur à exercer les fonctions de quart à la passerelle. Cela n’explique pas non plus comment cette politique « non écrite » fonctionne concrètement ou la manière dont elle a été appliquée dans le cas du demandeur.

[40]  Le défendeur allègue à cet égard que la restriction « Interdiction d’assurer seul des fonctions de quart à la passerelle » n’est pas une option viable pour les personnes souffrant d’une dépendance envers l’alcool à cause des questions de perturbation potentielle du jugement de manière à causer des difficultés à la fois au navigant qui a une dépendance envers l’alcool et au compagnon de quart de passerelle lorsque ce dernier aura à déterminer si le jugement du premier est perturbé ou, selon le degré de la perturbation, si le différend qui pourrait survenir pour décider lequel des deux l’équipage devrait suivre. Il affirme qu’il n’était pas déraisonnable que la Commission conclue qu’en n’offrant pas au demandeur la restriction « Interdiction d’assurer seul des fonctions de quart à la passerelle » en mai 2012, Transports Canada avait adopté une approche de prudence et démontré qu’il avait pris des mesures d’accommodement jusqu’au point où il en aurait résulté une contrainte excessive, compte tenu des facteurs de sécurité et des antécédents de dépendance envers l’alcool du demandeur.

[41]  Toutefois, à mon avis, en examinant si le demandeur avait fait l’objet de mesures d’accommodement jusqu’au point où il en aurait résulté une contrainte excessive en mai 2012 en lui délivrant un certificat avec une restriction « Exclusion des fonctions de quart à la passerelle », ce qui en pratique l’empêchait de travailler comme navigant, la Commission a omis de tenir compte pleinement de ce qui me semble être une importante tournure des événements, à savoir la levée de la restriction seulement cinq mois après son imposition.

[42]  Cet élément de preuve, dont disposait la Commission, soulève la question suivante : si le demandeur, en octobre 2012, était apte à travailler comme navigant sans restriction aux fonctions de quart à la passerelle, est-ce que Transports Canada a fait preuve d’une prudence excessive ou déraisonnable en refusant quelques semaines auparavant au demandeur comme mesure d’accommodement une « Interdiction d’assurer seul des fonctions de quart à la passerelle », étant donné que le dossier indique qu’à ce moment-là, il était abstinent depuis huit mois et qu’il ne présentait aucun signe de problèmes graves de santé mentale ni de déficience cognitive ni de symptômes de sevrage ni de comportements inadaptés? En d’autres mots, était-il raisonnablement impossible, dans de telles circonstances, de prendre en mai 2012 comme mesure d’accommodement pour le demandeur une restriction « Interdiction d’assurer seul des fonctions de quart à la passerelle » sans imposer une contrainte excessive à l’employeur étant donné qu’il a été jugé apte à exercer les fonctions de quart à la passerelle peu de temps après?

[43]  Cette importante tournure des événements soulève également des questions au sujet de la politique « non écrite » de Transports Canada concernant la délivrance de certificats aux navigants ayant des antécédents de dépendance envers l’alcool. Comme nous avons pu le constater, cette politique prévoit une période de contrôle vérifiable de l’abstinence pendant deux ans, avec une obligation de produire des rapports, avant qu’un navigant qui a une telle déficience puisse être déclaré apte à remplir les fonctions de navigant. Elle semble prévoir également la possibilité de réduire la durée de cette période de deux ans.

[44]  En l’espèce, il n’est pas du tout évident comment cette politique a été appliquée dans le cas du demandeur. Quant à la lettre du 8 juin 2012, qui confirme les conditions du certificat délivré le 29 mai 2012 et les restrictions s’y rattachant, il est évident que si le demandeur souhaitait obtenir « un certificat médical sans restrictions », il devait remettre à Transports Canada les rapports de son médecin traitant ou de son spécialiste en toxicomanie « tous les trois mois pendant deux ans ». C’était la « période de surveillance » au terme de laquelle les conditions et restrictions seraient revues. Il est également évident que la restriction « Exclusion des fonctions de quart à la passerelle » pouvait être levée « après deux ans d’abstinence confirmée ». Il n’y a aucune référence dans cette lettre, explicite ou implicite, qu’il est possible de réduire la durée de cette période de surveillance. Telle quelle, la lettre semble confirmer que la restriction « Exclusion des fonctions de quart à la passerelle » serait levée seulement si Transports Canada était convaincu que le demandeur est apte à obtenir « un certificat médical sans restrictions », après deux ans d’abstinence confirmée à partir du 8 juin 2012.

[45]  Mais alors, le 19 octobre 2012, le demandeur reçoit une lettre l’informant que la restriction « Exclusion des fonctions de quart à la passerelle » a été levée, Transports Canada semblant convaincu que le demandeur est maintenant apte à exercer les fonctions de quart à la passerelle sans restrictions, étant donné sa participation continue à des séances de consultation et son abstinence depuis août 2011. La lettre indique en plus que [traduction] « [à] ce moment-ci, un an s’est écoulé et, en conséquence, la restriction auparavant appliquée à votre certificat médical sera levée ».

[46]  Cela ne cadre vraiment pas avec l’approche adoptée dans la lettre précédente du 8 juin 2012, ce qui soulève des questions quant à savoir comment cette politique « non écrite » d’abstinence de deux ans est mise en œuvre en général et comment elle l’a été pour le demandeur plus précisément. Dans une analyse de la contrainte excessive, l’omission de prendre des mesures d’accommodement peut être établie en prouvant notamment que la norme a été fixée arbitrairement (Grismer, aux paragraphes 21 et 22).

[47]  En l’espèce, le début de la période de surveillance de l’abstinence de deux ans n’est pas du tout clair. La lettre de juin 2012 laisse nettement entendre que cette période débute à cette date-là, tandis que la lettre d’octobre 2012 indique qu’elle aurait débuté en août 2011. Si la date de début était en effet juin 2012, on se demande alors en fonction de quelle norme le demandeur a été évalué au cours des cinq premiers mois de la période de surveillance de l’abstinence de 24 mois exigée par la politique pour passer de totalement inapte à quelque forme de fonctions de quart à la passerelle que ce soit, y compris une interdiction d’assurer seul des fonctions de quart à la passerelle, à entièrement apte pour exercer ces fonctions sans restrictions, sans preuve autre que cette lettre du spécialiste en toxicomanie qui indique que le demandeur demeurait abstinent. Cela n’a presque aucun sens et soulève des préoccupations quant à la nature arbitraire potentielle de la politique. C’est d’autant plus extrêmement discutable puisque Transports Canada a apparemment imposé la restriction « Exclusion des fonctions de quart à la passerelle » parce que l’abstinence du demandeur était relativement récente et qu’il manquait également de perspective sur sa propre condition. Encore une fois, si tel était vraiment le cas, et je n’ai pas trouvé d’éléments de preuve crédibles dans le dossier qui soutiennent l’allégation selon laquelle le demandeur avait peu de perspective sur sa propre condition quand le certificat a été délivré en mai 2012; dans de telles circonstances, on se demande comment la politique relative à la période de surveillance de deux ans a pu raisonnablement être réduite à cinq mois.

[48]  Si la date de départ était plutôt août 2011, la lettre de juin 2012 était dans ce cas trompeuse à cet égard, et on se demande alors pourquoi le demandeur a été jugé apte pour exercer sans restrictions les fonctions de quart à la passerelle après la première année de la période obligatoire d’abstinence de deux ans avec des séances de consultation, mais qu’il a été jugé inapte pour « assurer seul des fonctions de quart à la passerelle » après huit mois d’abstinence et des séances de consultation.

[49]  Comme je l’ai indiqué auparavant, le défendeur prétend que la période de surveillance de deux ans peut être réduite en fonction des évaluations individuelles faites par les médecins examinateurs de la marine, une caractéristique de la politique qui n’était pas mentionnée dans la lettre de juin 2012 et qui semble laissée à l’entière discrétion de ces professionnels. Toutefois, en l’espèce, il n’est pas clair du tout pourquoi le demandeur était passé de totalement inapte à entièrement apte à exercer les fonctions de quart à la passerelle en si peu de temps. En d’autres mots, pourquoi le demandeur a-t-il été jugé apte à de telles fonctions à mi-chemin de la période prescrite par la politique de surveillance de deux ans plutôt qu’à la fin de celle-ci ou au bout de quinze mois ou, pourquoi pas, au bout de huit mois? Rien n’indique que le demandeur a subi une évaluation individuelle effectuée par un médecin examinateur de la marine entre mai et octobre 2012. Et pourtant, selon le rapport d’enquête complémentaire, le défendeur allègue que [traduction] « la façon la plus efficace » d’évaluer la dépendance envers l’alcool et d’obtenir des résultats qui soient [traduction] « ni arbitraires ni inconsidérés » est [traduction] « par l’intermédiaire d’examens médicaux individuels et de questionnaires », ainsi que par l’intermédiaire d’examens additionnels ou d’information additionnelle que les médecins examinateurs de la marine doivent obtenir auprès des médecins de famille des demandeurs (Rapport d’enquête complémentaire, au paragraphe 11). En l’espèce, rien de tout cela ne semble avoir précédé la décision d’octobre 2012 de lever la restriction « Exclusion des fonctions de quart à la passerelle. »

[50]  Le rapport complémentaire poursuit en indiquant que selon la politique de Transports Canada, le médecin examinateur de la marine ne doit pas délivrer de certificat s’il [traduction] « a quelque doute que ce soit », [traduction] « parce que toute compromission de la fonction du navigant peut mener à une épreuve sociétale comme des blessures à d’autres membres de l’équipage ou des passagers, à la destruction de la cargaison ou du navire et à des répercussions sur l’environnement » (Rapport complémentaire, au paragraphe 13). Encore une fois, rien n’explique clairement dans le dossier ce qui a amené Transports Canada à changer en l’espace de cinq mois sa position, passant d’une approche de zéro risque à aucune préoccupation pour la sécurité dans le cas du demandeur. Cela n’offre vraiment aucun fondement pour conclure que ces résultats, lorsqu’examinés ensemble, ne sont [traduction] « ni arbitraires ni inconsidérés ».

[51]  De plus, libérer le demandeur de toute restriction aux fonctions de quart à la passerelle seulement à mi-chemin de la période alléguée de surveillance de deux ans essentielle pour la sécurité révèle une participation constante et réussie du demandeur à son programme de réadaptation. Pourquoi l’avoir alors jugé inapte pour une mesure d’accommodement telle que « Interdiction d’assurer seul des fonctions de quart à la passerelle » après huit mois de participation à ce programme? Encore une fois, je ne vois pas d’explication raisonnable à ce refus dans les documents dont je dispose, compte tenu de cette autre décision de lever les restrictions du certificat du demandeur. Ce qui est encore plus important, c’est que je ne vois aucune sorte de demande de renseignements de la part de la Commission sur ce qui est, à mon avis, un élément de toute évidence essentiel en l’espèce.

[52]  Comme il a été mentionné auparavant, le défendeur prétend que la restriction « Interdiction d’assurer seul des fonctions de quart à la passerelle » n’est pas une option viable pour les personnes qui ont une dépendance envers l’alcool à cause du potentiel de perturbation du jugement, comme décider de qui l’équipage et les passagers devraient-ils suivre les instructions si un navigant qui a une dépendance à l’alcool se retrouvait dans un état où son jugement est perturbé. Toutefois, cette approche ne tient pas compte de la particularité des circonstances de chaque cas et ne passe pas le troisième volet du critère de Meiorin qui décourage les refus généraux en matière de mesures d’accommodement (Grismer, au paragraphe 3). C’est particulièrement le cas en l’espèce où le demandeur, peu de temps après avoir reçu une « Interdiction d’assurer seul des fonctions de quart à la passerelle », a été libéré de toute restriction concernant sa capacité d’exercer les fonctions de quart à la passerelle. À mon avis, il y a un fossé entre ces deux positions fortement opposées et il n’y a aucune justification rationnelle dans les circonstances de l’espèce.

[53]  De plus, comme l’a indiqué la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Meiorin, les cours de justice et les tribunaux administratifs « devraient tenir compte des diverses manières dont il est possible de composer avec les capacités d’un individu » (Meiorin, au paragraphe 64). Bien que je comprenne le fait que lorsqu’il s’agit des navigants, Transports Canada agit comme organisme de réglementation, non pas comme un employeur réel, et que, par conséquent, il y a des limites à ses obligations de composer avec les capacités d’un individu, ce que la Commission semble reconnaître dans son rapport d’enquête complémentaire au sujet du rôle de Transports Canada à cet égard, qui est de [traduction] « possiblement recenser les mesures d’accommodement éventuelles dont un demandeur pourrait avoir besoin » (Rapport d’enquête complémentaire, au paragraphe 48). Il semble que le fait d’exercer des fonctions « Interdiction d’assurer seul des fonctions de quart à la passerelle » sous la supervision d’un officier du navire, comme le propose le demandeur (Rapport d’enquête complémentaire, au paragraphe 27) pourrait atténuer les préoccupations en matière de sécurité de Transports Canada concernant cette option de mesure d’accommodement en s’assurant qu’il n’y a aucune ambiguïté pour l’équipage et le public quant à la personne qui donne les instructions. Je suppose que cette option pourrait être mise en œuvre jusqu’à la fin de la période de surveillance de deux ans prévue dans la politique et être assujettie aux rapports trimestriels d’abstinence prévus dans la politique. Je ne dispose d’aucun élément de preuve qui m’indique qu’un employeur ne serait pas ouvert à ce type d’arrangement, que ce soit pour des raisons de santé, de sécurité ou de coûts. Toutefois, il n’est pas question dans le rapport d’enquête complémentaire de la Commission s’il aurait été impossible de prendre des mesures d’accommodement de ce genre pour le demandeur en mai 2012.

[54]  Encore une fois, cette option particulière « Interdiction d’assurer seul des fonctions de quart à la passerelle » ne semble pas avoir été examinée à fond par la Commission, voire pas du tout. À la lumière du fait que le demandeur pouvait exercer sans restrictions des fonctions de quart à la passerelle seulement quelques mois après avoir été jugé inapte pour de telles fonctions, y compris celles effectuées en présence d’un compagnon de quart à la passerelle, il incombait, selon moi, à la Commission d’examiner plus à fond cette option. Elle ne l’a pas fait.

[55]  Je suis conscient que la Commission détient « un degré remarquable de latitude » dans l’exécution de sa fonction d’examen préalable et que la Cour, par conséquent, n’intervient pas à la légère lorsque la Commission décide qu’un examen plus approfondi n’est pas justifié dans une affaire donnée (Bell Canada c Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, [1999] 1 CF 113 (CAF), au paragraphe 38). Toutefois, la décision de la Commission doit quand même satisfaire au seuil de la norme de la décision raisonnable et, dans l’application de cette norme, la Cour doit être convaincue que la Commission n’a pas omis d’examiner des éléments de preuve manifestement importants.

[56]  En l’espèce, à mon avis, la plus grande lacune dans la décision de la Commission réside dans l’omission d’examiner la prétendue impossibilité de Transports Canada d’offrir une mesure d’accommodement autre que la restriction « Exclusion des fonctions de quart à la passerelle » en mai 2012, compte tenu de la décision de Transports Canada, peu de temps après, de lever toutes les restrictions sur la capacité du demandeur d’exercer les fonctions de quart à la passerelle. Plus précisément, la Commission a examiné la séquence des événements (dont le refus du certificat en 2010, la délivrance d’un certificat avec restrictions en 2012 et la délivrance d’un certificat sans restrictions en octobre 2012) sans tenir compte de la chronologie réelle de ces décisions dans le contexte de la politique de Transports Canada. Le contraste marqué entre les deux dernières décisions, étant donné leur chronologie, aurait dû être expliqué et examiné plus à fond, l’objectif étant de déterminer si la restriction « Exclusion des fonctions de quart à la passerelle » de mai 2012 était réellement la seule mesure d’accommodement qui pouvait être offerte au demandeur à ce moment-là, vu les autres circonstances de l’affaire.

[57]  Cela n’a pas été fait et laisse grande ouverte, à mon avis, la question de savoir si cette issue était effectivement « ni arbitraire ni inconsidérée ». Je conclus qu’il n’y a rien dans les observations de Transports Canada en réponse au rapport d’enquête complémentaire qui, comme le permet la jurisprudence (Slattery, au paragraphe 58), compense les omissions dans l’enquête.

[58]  La demande de contrôle judiciaire du demandeur sera donc accueillie. Comme je ne suis pas prêt à retenir que la présente affaire soulève une crainte raisonnable de partialité, comme le prétend le demandeur, elle sera renvoyée à la Commission pour nouvel examen du volet relatif à la contrainte excessive du critère, et non pas renvoyée directement au Tribunal canadien des droits de la personne, comme le demande le demandeur.

[59]  Il est bien établi en droit que toute crainte de partialité doit être raisonnable et « le fait d’une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle-même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet » (Committee for Justice and Liberty c Canada (Office national de l’énergie), [1978] 1 RCS 369, à la page 394 [Committee for Justice and Liberty]). Ce fardeau est exigeant étant donné que les accusations de partialité sont parmi les plus graves.

[60]  L’allégation de crainte de partialité du demandeur s’appuie d’abord sur le fait que la Commission avait décidé, au tout début, que sa plainte était théorique et vexatoire en raison de la délivrance du certificat sans restrictions d’octobre 2012. Je partage l’avis du défendeur selon lequel il ne s’agit pas d’un élément de preuve précis démontrant de la partialité. Il s’agit plutôt d’une erreur de la part de la Commission qui a été corrigée avant la première demande de contrôle judiciaire.

[61]  Quant à la prétention voulant que les échanges entre la (deuxième) enquêteuse de la Commission et Transports Canada soulèvent une crainte de partialité, encore une fois, le demandeur n’a pas satisfait à l’exigence minimale établie dans l’arrêt Committee for Justice. En effet, bien que le demandeur allègue que l’enquêteuse a attiré l’attention de Transports Canada sur des arrêts précis de la Cour, la jurisprudence à laquelle elle fait référence dans ses discussions avec le représentant de Transports Canada a été directement soulevée par le juge Rennie dans Walsh 2015. De plus, je ne vois aucun fondement à l’allégation du demandeur selon laquelle l’enquêteuse de la Commission aurait aidé Transports Canada à formuler sa réponse dans le rapport d’enquête complémentaire en faisant allusion à certaines sections de la décision du juge Rennie. Je crois que l’enquêteuse a tout simplement tenté d’être aussi rigoureuse qu’elle pensait devoir l’être en répondant à la décision du juge Rennie.

[62]  Enfin, le demandeur soutient que le fait d’accorder une prolongation de cinq jours pour le dépôt des observations de Transports Canada constitue une crainte raisonnable de partialité. Je ne partage pas cet avis. Comme le défendeur l’a fait remarquer, cette demande a été sollicitée de manière raisonnable et accordée de manière raisonnable par la Commission étant donné que le représentant de Transports Canada qui prépare ces observations se déplace en fauteuil roulant, utilise une baguette buccale pour dactylographier et a dû se rendre chez le dentiste. Cela ne constituait pas une partialité en faveur de Transports Canada, d’autant plus qu’il n’y a aucun élément de preuve indiquant que le demandeur ait sollicité un traitement semblable ou qu’on lui a refusé déraisonnablement un tel traitement.

[63]  Le demandeur ne demande aucuns dépens, si ce n’est que les frais judiciaires et le coût des photocopies. Étant donné l’issue de l’espèce, ces dépens lui sont accordés.


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. L’affaire est renvoyée à la Commission pour nouvel examen conformément aux présents motifs.

  3. Aucuns dépens sauf ceux relatifs aux frais de la Cour et aux photocopies.

« René LeBlanc »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 8e jour de mai 2020

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-461-16

 

INTITULÉ :

JASYN EVERETT WALSH c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 12 janvier 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE LEBLANC

 

DATE DES MOTIFS :

Le 8 mai 2017

 

COMPARUTIONS :

Jasyn Walsh

 

Pour le demandeur

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

Andrea Finch

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

Pour le défendeur

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.