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Date : 20170505


Dossier : IMM-2816-16

Référence : 2017 CF 457

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 5 mai 2017

En présence de madame la juge McDonald

ENTRE :

KOBIKRISHNA KANAKASINGAM

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENTS ET MOTIFS

[1]               Le demandeur, M. Kanakasingam, est un Tamoul du nord du Sri Lanka. Il est arrivé au Canada en 2009 et a présenté une demande d’asile invoquant le fait qu’il avait été agressé physiquement et interrogé car on le soupçonnait d’être impliqué au sein des Tigres de libération de l’Eelam tamoul (TLET). Sa demande d’asile a été rejetée au motif qu’à ce moment (en 2010), les conditions s’amélioraient au Sri Lanka et qu’il ne courrait donc pas de risque en y retournant. Malheureusement, la situation au Sri Lanka ne s’est pas améliorée pour les personnes ayant un profil comme celui du demandeur.

[2]               En l’espèce, M. Kanakasingam sollicite le contrôle judiciaire de la décision de l’agent de renvoi (l’agent) datée du 4 juillet 2016 refusant de différer son renvoi du Canada. Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.

I.                    Contexte

[3]               Le demandeur est originaire de Jaffna, au nord du Sri Lanka. Il est arrivé au Canada (par les États-Unis) en octobre 2009 et a présenté une demande d’asile fondée sur les arrestations et détentions dont il a fait l’objet par les autorités et les groupes paramilitaires pré-gouvernementaux en raison de son identité de jeune homme tamoul du nord du Sri Lanka. Il allègue également avoir été agressé physiquement et interrogé car on le soupçonnait d’être impliqué au sein des TLET.

[4]               La demande d’asile de M. Kanakasingam a été entendue en septembre 2010. La Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté la demande en octobre 2010, au motif que les conditions s’amélioraient à ce moment au Sri Lanka et que par conséquent, le demandeur ne serait ni à risque ni une cible particulièrement visée. Sa demande de contrôle judiciaire de la décision de la SPR a été rejetée.

[5]               En novembre 2011, M. Kanakasingam a présenté une demande d’évaluation des risques avant renvoi, qui a été refusée en février 2012.

[6]               En avril 2012, M. Kanakasingam a fait l’objet d’une ordonnance de renvoi du Canada. Il devait être expulsé le 8 avril, mais ne s’est pas présenté pour son renvoi. L’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) a donc émis un mandat d’arrestation au nom du demandeur. Le 20 juin 2016, M. Kanakasingam s’est présenté de lui-même aux bureaux de l’ASFC, où il a été arrêté puis détenu.

[7]               Le renvoi du Canada de M. Kanakasingam devait avoir lieu le 5 juillet 2016. Il a cependant demandé un report de son renvoi à l’ASFC afin d’obtenir une nouvelle évaluation des risques avant renvoi, puisque quatre ans s’étaient écoulés depuis la dernière évaluation. Cette demande lui a été refusée.

[8]               M. Kanakasingam a obtenu un sursis de l’exécution de la mesure de renvoi par ordonnance de la Cour dans l’attente du résultat de sa demande de contrôle judiciaire.

II.                 Décision faisant l’objet du contrôle

[9]               L’agent a reconnu que le paragraphe 48(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR) ne lui conférait que très peu de pouvoir discrétionnaire pour différer une mesure de renvoi et a fait observer que son rôle consistait à évaluer s’il existait de nouvelles preuves probantes justifiant le report du renvoi du demandeur au Sri Lanka.

[10]           Après avoir examiné l’ensemble des documents soumis par le demandeur, l’agent n’a pas été convaincu qu’il y avait suffisamment de preuve démontrant que les conditions au Sri Lanka s’étaient gravement détériorées depuis la dernière évaluation des risques avant renvoi quatre ans plus tôt.

[11]           M. Kanakasingam a déposé un rapport médical du Dr Paul Agarwal concernant son fonctionnement psychologique et émotionnel et les conséquences potentielles qu’un retour au Sri Lanka pourrait avoir sur sa santé mentale. Le Dr Agarwal a diagnostiqué que le demandeur souffre d’un trouble dépressif grave et chronique. Après avoir examiné ce rapport, l’agent a noté que le demandeur n’a déposé aucune preuve démontrant qu’il a tenté de suivre les conseils médicaux du Dr Agarwal pour tenter de minimiser les effets de son trouble mental.

[12]           Dans l’ensemble, l’agent n’a pas été convaincu que la preuve démontrée par le demandeur était suffisante pour justifier le report de son renvoi.

III.               Question en litige

[13]           Le demandeur a soulevé plusieurs questions en litige dans sa demande de contrôle judiciaire, mais la question déterminante repose sur le caractère raisonnable de la décision de l’agent.

IV.              Analyse

[14]           Le demandeur soutient qu’en tant que jeune homme Tamoul, il correspond au profil des personnes visées par des mauvais traitements. Il affirme que la situation au Sri Lanka ne s’est pas améliorée et que les violations des droits de la personne continuent d’être perpétrées contre les Tamouls et les personnes qui se sont enfuies du pays à la recherche de sécurité. Le demandeur fait valoir qu’il ferait face à un risque réel de détention et de torture s’il devait retourner au Sri Lanka.

[15]            L’agent a observé qu’il possédait un pouvoir discrétionnaire limité pour reporter le renvoi et qu’il avait l’obligation en vertu de l’article 48 de la LIPR d’exécuter les ordonnances de renvoi dès que possible. Toutefois, il est possible qu’il soit justifié de différer un renvoi lorsque « le défaut de le faire exposerait le demandeur à un risque de mort, de sanctions excessives ou de traitement inhumain » (Baron c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CAF 81, au paragraphe 51).

[16]           Le rôle de l’agent n’est pas d’évaluer le risque, mais plutôt d’évaluer s’il existe des circonstances spéciales qui pourraient justifier de surseoir au renvoi (Kaur c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 741, au paragraphe 15).

[17]           En l’espèce, l’agent avait pour tâche d’examiner la preuve déposée afin d’évaluer si le renvoi devait être reporté jusqu’à ce que la demande sur l’évaluation des risques avant renvoi soit tranchée. Dans la décision Atawnah c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CF 774, la Cour a expliqué qu’un agent d’exécution peut reporter un renvoi pour permettre « un examen complet des risques lorsqu’un demandeur sur le point d’être renvoyé apporte une preuve suffisante de l’existence d’un risque sérieux dans son pays d’origine et que ce risque n’a pas déjà été examiné » (au paragraphe 82).

[18]           Le demandeur soutient que la preuve présentée à l’agent démontrait l’existence de violations systémiques d’une gravité croissante des droits de la personne au Sri Lanka à l’égard des jeunes hommes d’origine Tamoul dans le nord du Sri Lanka. L’agent a toutefois conclu que la nouvelle preuve présentée par le demandeur n’entraînait pas une conclusion différente de celle rendue par la SPR (en 2010) et a déclaré qu’il n’était [traduction] « pas convaincu que [les observations du demandeur] offrent une preuve suffisante démontrant que les conditions au Sri Lanka se sont gravement détériorées depuis la dernière évaluation des risques avant renvoi ».

[19]           L’agent n’a mentionné ou identifié aucune des preuves présentées et a seulement affirmé que [traduction] « les observations sont assez volumineuses et sont constituées de rapports relatifs aux conditions générales au Sri Lanka ». L’agent n’a pas non plus fait mention des changements survenus au cours des dernières années dans les conditions du pays.

[20]           En outre, il était déraisonnable de la part de l’agent d’exiger une preuve d’un risque de préjudice personnalisé. L’agent a noté que les observations du demandeur n’offraient [traduction] « aucune preuve convaincante du risque de préjudice personnalisé [qu’il] pourrait subir au Sri Lanka ». Il n’était cependant pas nécessaire pour le demandeur de présenter une preuve directe du risque personnalisé qu’il subirait s’il était renvoyé au Sri Lanka; ce risque peut être déduit par la preuve circonstancielle découlant du fait qu’il est membre d’un groupe faisant l’objet de discrimination (voir Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, au paragraphe 53).

[21]           Enfin, la Cour a reconnu que la situation pour les Tamouls retournant au Sri Lanka semble s’être détériorée (Navaratnam c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 244 [Navaratnam] au paragraphe 15). Dans cette décision, la Cour explique ce qui suit :

[15]      En avril 2013, l’envoyé spécial du premier ministre du Canada au Sri Lanka a signalé, après son enquête, que ce que les Tamouls du Sri Lanka vivaient était une « épuration ethnique douce ». En octobre 2013, le premier ministre du Canada a boycotté la Réunion des chefs de gouvernement des pays du Commonwealth organisée par le Sri Lanka à cause des problèmes de ce pays sur le plan des droits de la personne, et le traitement des Tamouls en faisait partie. Les Suisses ont cessé de renvoyer des Sri-Lankais dans leur pays à la fin de 2013. Pour ce qui est de la position adoptée par les autorités canadiennes en matière de réfugiés, il vaut vraiment la peine de signaler, selon moi, que le 7 novembre 2014 la SPR a révoqué sa décision à caractère persuasif de 2010 concernant les Tamouls : voir l’Avis de révocation d’une décision à caractère persuasif VA9-02166. Il s’agit toutes là de questions de notoriété publique.

[22]           Considérant la gravité des conséquences potentielles qui pourraient découler du renvoi et de l’insuffisance des motifs fournis par l’agent, la décision est déraisonnable.

[23]           Vu ma conclusion du caractère déraisonnable de la décision de l’agent, il n’est pas nécessaire de déterminer s’il y a eu manquement à l’équité procédurale.

[24]           La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-2816-16

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1.      La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision de l’agent est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour un nouvel examen.

2.      Aucune question de portée générale n’est proposée par les parties et aucune n’est soulevée.

3.      Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Ann Marie McDonald »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2816-16

INTITULÉ DE LA CAUSE :

KOBIKRISHNA KANAKASINGAM c. LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 20 mars 2017

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MCDONALD

DATE DES MOTIFS :

Le 5 mai 2017

COMPARUTIONS :

Sarah Boyd

Pour le demandeur

John Loncar

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jackman, Nazami & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

Pour le demandeur

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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