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Date : 20170426


Dossier : IMM-4778-16

Référence : 2017 CF 413

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Montréal (Québec), le 26 avril 2017

En présence de madame la juge St-Louis

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

demandeur

et

BASIM HASSAN

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le ministre) conteste la décision datée du 28 octobre 2016 par laquelle la Section d’appel de l’immigration (SAI) accorde à M. Basim Hassan un sursis de deux ans à l’exécution d’une mesure de renvoi prise contre lui en application du paragraphe 68(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR).

[2]               M. Hassan a déposé un avis de comparution, mais il n’a pas déposé de dossier du défendeur. Le 20 avril 2017, il a signifié et déposé un avis de désistement. Le 21 avril 2017, le ministre, à titre de demandeur, a confirmé son intention de poursuivre la demande et d’obtenir un jugement de la Cour.

[3]               L’affaire a été tranchée en l’absence des parties, au vu du dossier et des observations écrites. Après avoir examiné le dossier et les observations, la Cour est convaincue du caractère déraisonnable de la décision contestée. Conséquemment, pour les motifs exposés ci-après, la demande sera accueillie.

I.                    Contexte factuel

[4]               Le 19 juillet 2007, M. Hassan, un citoyen de l’Iraq et chirurgien de profession, ainsi que sa femme et ses quatre enfants à charge sont arrivés au Canada à titre de résidents permanents. Après son arrivée, M. Hassan est resté au Canada pendant 4 semaines. De fait, de 2007 à 2012, il passait de 30 à 60 jours par année au Canada parce qu’il travaillait en Malaisie et en Oman, notamment.

[5]               Le 26 juin 2012, à l’arrivée de M. Hassan au point d’entrée au Canada, un agent d’immigration a établi un rapport d’interdiction de territoire contre lui en vertu du paragraphe 44(1) de la LIPR. L’agent avait alors jugé que M. Hassan avait manqué aux conditions de résidence prévues à l’article 28 de la LIPR puisqu’il n’avait pas résidé au Canada pendant la période minimale de 730 jours dans les cinq années précédentes.

[6]               Le même jour, le délégué du ministre a pris connaissance du rapport de l’agent d’immigration, il a confirmé l’interdiction de territoire de M. Hassan et il a pris une mesure de renvoi à son encontre en vertu du paragraphe 44(2) de la LIPR.

[7]               M. Hassan a interjeté appel de la décision du délégué du ministre devant la SAI, en vertu du paragraphe 63(3) de la LIPR. M. Hassan ne contestait pas le bien-fondé juridique de la décision relative à son interdiction de territoire, mais il a sollicité un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi pour des motifs d’ordre humanitaire justifiant la prise d’une mesure spéciale, tel qu’il est prévu au paragraphe 68(1) de la LIPR.

[8]               Il a fait valoir quatre motifs d’ordre humanitaire : 1) l’intérêt supérieur de ses enfants; 2) la situation en Iraq, son pays d’origine; 3) son degré d’établissement au Canada; 4) ses efforts pour revenir au Canada dès que possible.

[9]               Dans l’attente de l’instruction de son appel par la SAI, M. Hassan a continué de travailler à l’extérieur du Canada.

[10]           Le 28 octobre 2016, la SAI a accordé un sursis de deux ans à l’exécution de la mesure de renvoi contre M. Hassan, moyennant certaines conditions. Cette décision fait l’objet du présent contrôle.

II.                 Décision faisant l’objet du contrôle

[11]           La SAI a conclu que 1) la décision du représentant du ministre était valide en droit et 2) que, compte tenu de l’ampleur considérable de son manquement à l’article 28 de la LIPR, M. Hassan était tenu de faire valoir des motifs d’ordre humanitaire très convaincants.

[12]           Eu égard aux motifs d’ordre humanitaire, la SAI a effectivement conclu que le passeport iraqien de M. Hassan compliquait ses déplacements et qu’en raison de la situation du pays, un éventuel retour en Iraq lui occasionnerait assurément des difficultés.

[13]           En revanche, la SAI n’a pas accordé beaucoup de poids à l’argument de l’intérêt supérieur des enfants, dans la mesure où la famille s’est habituée à vivre séparément depuis 2007. La SAI a cité d’autres facteurs jouant en défaveur de M. Hassan : 1) M. Hassan ne s’est pas établi au Canada à son arrivée, et son degré d’établissement est actuellement minime; 2) sa famille ne subirait pas de grands bouleversements en cas de rejet de l’appel puisque M. Hassan pourrait continuer de venir en visite; 3) il est retourné en Iraq à quelques reprises, il a même pu y vendre une propriété, et il a obtenu des visas lui permettant de faire des séjours dans plusieurs autres pays; 4) les raisons invoquées par M. Hassan pour quitter le pays nuisaient à son dossier d’appel, car il a fait lui-même le choix de vivre à l’étranger; 5) si son appel est refusé, les difficultés éventuelles de M. Hassan seraient atténuées en partie par plusieurs autres facteurs.

[14]           En dépit de l’appréciation qu’elle a faite de chacun des motifs d’ordre humanitaire et de ses conclusions défavorables à M. Hassan, la SAI a jugé qu’elle pourrait justifier l’issue de l’appel, peu importe le sens qu’elle prendrait, et elle a donc décidé qu’il valait mieux pécher par excès de prudence.

[15]           Malgré ses conclusions précédentes, la SAI a néanmoins fait les remarques suivantes : 1) des enfants mineurs sont affectés par cette décision, 2) M. Hassan est un citoyen iraqien; 3) il a fait des efforts pour trouver un emploi au Canada; 4) il subvient aux besoins de sa famille au Canada; 5) il a démontré sa volonté de vivre au Canada en achetant une maison et des automobiles; 6) s’il perd son emploi, il risque de se retrouver dans une situation incertaine et dangereuse; 7) un sursis de deux ans offrirait à M. Hassan la possibilité de cesser progressivement ses activités professionnelles et de régler d’autres affaires à l’étranger, et de s’établir de façon permanente avec sa famille au Canada.

III.               La position du ministre

[16]           Le ministre fait valoir que la SAI 1) a commis une erreur en ne fondant pas sa décision sur des motifs intelligibles et valables, le fait étant que cette décision contredit intrinsèquement ses propres conclusions et son analyse; 2) a commis une erreur et outrepassé sa compétence en ajoutant des critères non pertinents, que ni la LIPR ni le législateur n’ont envisagés, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire d’accorder un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi contre M. Hassan.

[17]           Plus précisément, le ministre soutient que : a) même si la SAI a trouvé très peu de motifs d’ordre humanitaire qui pourraient compenser l’ampleur considérable du manquement aux conditions de résidence auxquelles M. Hassan est tenu, elle a néanmoins conclu que ces motifs justifiaient des mesures spéciales; b) la SAI a ajouté des critères que ni la LIPR ni le législateur n’ont envisagés dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire et, en accordant un sursis à M. Hassan, elle sous-entend qu’il suffit au titulaire d’un statut de résident permanent d’installer sa famille au Canada pour être assuré de le conserver, même si lui-même vit et travaille à l’étranger; c) la SAI a outrepassé sa compétence en accordant un sursis à M. Hassan au motif de son établissement potentiel au Canada.

[18]           Le ministre précise que le pouvoir discrétionnaire qui lui est reconnu à l’article 68 de la LIPR commande à la SAI de tenir compte 1) de l’intérêt supérieur de tout enfant directement touché par la décision; 2) du degré d’établissement au Canada et des liens qui y ont été créés; 3) des membres de la famille au Canada et des bouleversements qui leur seraient occasionnés si l’appel était refusé; 4) des difficultés que causerait au défendeur un refus de l’appel; 5) des raisons à l’origine du départ du Canada et des efforts déployés pour y revenir (Chieu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 3, aux paragraphes 40 et 77).

[19]           Le ministre avance que [traduction] « la SAI ne peut pas conclure que les facteurs pertinents les plus importants dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire sont défavorables à M. Hassan, ou atténués en partie, et conclure ensuite qu’ils sont compensés dans une certaine mesure par quelques facteurs favorables que le tribunal avait auparavant écartés ou jugés insuffisants pour faire pencher la balance en faveur de l’appel. C’est d’autant plus clair que la SAI a aussi soutenu que le défendeur devait prouver que des motifs d’ordre humanitaire convaincants compensaient son manquement à ses conditions de résidence » (mémoire des arguments du ministre, au paragraphe 44).

[20]           Le ministre ajoute que la SAI a pris en considération des facteurs non pertinents aux yeux de la LIPR, savoir que M. Hassan 1) a contribué à l’établissement de sa famille et acquis des biens au Canada, et 2) songe à s’établir au Canada avec sa famille. Ce faisant, la SAI minimise l’importance des conditions de résidence et confère plus de poids à l’établissement potentiel qu’à l’établissement réel (Canada (Sécurité publique et Protection civile) c. Lotfi, 2012 CF 1089, aux paragraphes 21 à 23 [Lotfi]).

IV.              Analyse

[21]           La Cour se range du côté du ministre, et estime que la décision de la SAI doit être examinée à nouveau en fonction de la norme de la décision raisonnable (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12 [Khosa]).

[22]           La Cour est consciente de la déférence due à la SAI, du fait de « son expertise et de la situation particulière qu’elle occupe en tant que juge des faits » (Santhakumaran c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1166, au paragraphe 15; Khosa, aux paragraphes 25 et 58), et du caractère raisonnable de toute décision étayée par des motifs qui résistent à un examen assez poussé (Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, au paragraphe 63; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Wright, 2015 CF 3, au paragraphe 69).

[23]           La Cour fait remarquer toutefois que « lorsqu’il y a des affirmations ou des conclusions contradictoires ou que la décision ne s’appuie sur aucun élément de preuve, cette décision est déraisonnable » (Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Salem, 2010 CF 38, au paragraphe 8).

[24]           Pour ce qui concerne le potentiel d’établissement de M. Hassan, notre Cour a établi, dans une situation différente certes, que le facteur relatif aux motifs d’ordre humanitaire pertinents est l’établissement réel au moment auquel la SAI rend sa décision, et qu’« il ne s’agit pas d’un exercice prospectif » (au paragraphe 21). Il serait effectivement « absurde, compte tenu du régime législatif », de considérer expressément le potentiel d’établissement comme un facteur pertinent, car pareille démarche « pourrait en fait enlever toute pertinence à la conclusion d’interdiction de territoire » (Lotfi, au paragraphe 22).

[25]           En somme, la Cour conclut que la décision de la SAI est déraisonnable en raison de son caractère intrinsèquement contradictoire. Plus précisément, 1) sa conclusion est incompatible avec sa conclusion initiale comme quoi M. Hassan aurait dû présenter des motifs d’ordre humanitaire convaincants pour compenser l’ampleur considérable de son manquement à l’article 28 de la LIPR, et 2) elle invoque le potentiel d’établissement plutôt que l’établissement réel de M. Hassan, un critère que ni la LIPR ni le législateur n’ont prévu.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE :

1.      que la demande soit accueillie. L’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Section d’appel de l’immigration pour être examinée à nouveau;

2.      qu’aucune question ne soit soumise pour être certifiée;

3.      qu’aucuns dépens ne soient adjugés.

« Martine St-Louis »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4778-16

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c. BASIM HASSAN

 

DEMANDE DE CONTRÔLE JUDICIAIRE INSTRUITE À MONTRÉAL (QUÉBEC), EN L’ABSENCE DES PARTIES, AU VU DU DOSSIER ET DES OBSERVATIONS ÉCRITES.

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LA JUGE ST-LOUIS

 

DATE DES MOTIFS :

LE 26 AVRIL 2017

COMPARUTIONS :

Basim Hassan

 

Pour le demandeur

(Se représentant lui-même)

 

Suzon Létourneau

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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