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Date : 20170504


Dossier : IMM-4415-16

Référence : 2017 CF 448

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 4 mai 2017

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

ISRAEL OCHOA GONZALEZ

NORA EVELYN TRUENA ALTAMIRANO

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  En application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR), les demandeurs ont présenté une demande de contrôle judiciaire de la décision rendue le 22 juillet 2016 (la décision) par un agent principal de l’immigration (l’agent), par laquelle il a rejeté leur demande de résidence permanente pour considérations d’ordre humanitaire (demande CH).

[2]  Les demandeurs sont des citoyens du Mexique et sont arrivés au Canada le 8 mai 2005 à titre de visiteurs, à une époque où le visa n’était pas requis. Le 6 septembre 2005, ils ont présenté une demande d’asile. Cependant, ils n’ont jamais soumis le Formulaire de renseignements personnels, et leur demande a été déclarée abandonnée le 16 juin 2006. Les demandeurs ont travaillé comme préposés à l’entretien pour Harbour Sixty Steakhouse (Harbour Sixty) pendant huit ans et demi, à partir de janvier 2007. Auparavant, ils avaient travaillé comme préposés à l’entretien dans diverses résidences. Le 29 juin 2015, les demandeurs ont lancé leur propre entreprise de nettoyage, Israel Cleaner Company. À l’exception d’une courte période où ils ont touché des prestations d’aide sociale en attendant d’obtenir leurs permis de travail le 4 mai 2016, les demandeurs ont été employés ou travailleurs autonomes pendant leur séjour au Canada.

[3]  Les demandeurs ont également eu trois enfants au Canada. Les enfants sont des citoyens canadiens. Il s’agit de Carlos, né en 2007, de Luka, né en 2011 et de Kayden, né en 2012. Au moment où ils ont présenté leur demande pour des motifs d’ordre humanitaire, Carlos était en troisième année à l’école catholique St. Helen, et Luka fréquentait la même école, en prématernelle. Kayden était inscrit à la garderie St. Helen Parenting.

[4]  Les demandeurs ont tenté de régulariser leur statut en présentant une demande pour des considérations d’ordre humanitaire le 8 juillet 2015. Le 26 octobre 2015, la demande CH a été rejetée. Les demandeurs ont demandé le contrôle judiciaire de la décision le 13 novembre 2015, et ils ont signifié et déposé leur dossier de demande le 11 janvier 2016. Le défendeur a accepté que les demandeurs déposent un avis de désistement, en échange de quoi leur demande CH a été renvoyée à un nouvel agent pour évaluation, laquelle a mené à la décision visée par le présent contrôle.

[5]  Pour les motifs qui suivent, la présente demande est accueillie, parce que l’analyse, par l’agent, de l’intérêt supérieur des enfants ne tenait pas compte de ces intérêts, n’expliquait pas comment ils avaient été soupesés, ou ne précisait pas pourquoi l’agent a tiré les conclusions déterminantes.

II.  Décision faisant l’objet du contrôle

[6]  Les demandeurs ont produit de longues observations à jour pour appuyer leur demande CH. Les observations traitaient de l’établissement des demandeurs au Canada, de l’intérêt supérieur des enfants et des difficultés auxquelles la famille serait confrontée si elle était renvoyée au Mexique, tant en raison des conditions défavorables au pays que de leur incapacité à se trouver du travail ou à avoir un réseau de soutien social.

[7]  L’agent a souligné qu’il incombait aux demandeurs de démontrer pourquoi une dispense était justifiée concernant les exigences pour présenter une demande de résidence permanente depuis le Canada. L’agent a divisé les motifs pour refuser la dispense en trois catégories : 1) l’établissement au Canada; 2) l’intérêt supérieur des enfants; et 3) les facteurs dans le pays d’origine.

[8]  En ce qui concerne l’établissement, l’agent a souligné les longs antécédents de travail des demandeurs au Canada, mais il a aussi souligné que, même si les déclarations de revenus avaient été fournies pour 2015, aucun document n’avait été fourni pour valider leurs gains d’emploi ou leurs revenus d’entreprise avant cela. L’agent a tenu compte de la participation active des demandeurs au sein de leur église, de leur bénévolat avec l’Armée du Salut, de la mise à niveau de leurs compétences linguistiques et de leur tendance à une saine gestion financière.

[9]  Cependant, l’agent a également constaté que leur intégration et leur établissement sur une période de 11 ans reposaient sur un mépris délibéré du droit canadien en matière d’immigration, du fait qu’ils sont demeurés et ont travaillé au Canada sans autorisation. L’agent a donc estimé que les demandeurs avaient entrepris leurs efforts d’établissement tout en sachant que leur statut d’immigration était incertain et que leur renvoi pourrait devenir une possibilité.

[10]  En ce qui a trait à l’intérêt supérieur des enfants, l’agent a jugé que les enfants étaient à la charge de leurs parents et a présumé que les enfants devraient retourner au Mexique avec les demandeurs. L’agent a souligné que les dossiers scolaires de Kayden pour son inscription à la prématernelle indiquaient que l’espagnol était la langue parlée au foyer; l’agent a donc estimé que les enfants avaient probablement certaines capacités en espagnol, même s’il était peu probable qu’ils le parlent couramment. L’agent a constaté qu’en ce qui concerne l’éducation supposément offerte au Mexique, leurs compétences initiales en espagnol, jumelées à leur résilience en tant que jeunes enfants et au soutien de leurs parents, leur permettraient de s’adapter après une période d’ajustement. Ils seraient en mesure de s’adapter à un pays qui n’est pas étranger à leurs parents sur le plan culturel.

[11]  L’agent a aussi souligné que l’environnement socioéconomique au Mexique serait probablement inférieur à celui du Canada, mais que l’avantage socioéconomique comparatif dont ils jouiraient au Canada n’était pas un facteur déterminant dans la demande.

[12]  L’agent a admis que le Mexique avait un grave problème de criminalité et de violence, mais a souligné que ces conditions étaient les mêmes auxquelles les autres Mexicains pouvaient être confrontés sans distinction.

[13]  En ce qui concerne les faibles perspectives d’emploi pour les demandeurs, l’agent a conclu que, bien que cela soit regrettable, la difficulté à trouver un emploi est une conséquence ordinaire du renvoi dans un pays ayant une conjoncture économique moins viable que le Canada. L’agent a conclu que les difficultés associées au renvoi au Mexique n’étaient pas suffisantes pour justifier une dispense pour considérations d’ordre humanitaire.

[14]  L’agent a estimé que dans leur ensemble, les facteurs de la demande CH ne justifiaient pas une dispense, en application du paragraphe 25(1) de la LIPR, et a rejeté la demande des demandeurs. En conclusion, l’agent a jugé [traduction] « que les demandeurs n’avaient pas fourni suffisamment d’éléments de preuve objectifs pour démontrer que leur renvoi du Canada porterait atteinte à l’intérêt supérieur de leurs trois fils ».

III.  Question en litige et norme de contrôle

[15]  La seule question à trancher est de savoir si l’agent a commis une erreur dans sa décision. Concernant cette question, les demandeurs soulèvent une omission de tenir dûment compte de l’intérêt supérieur des enfants et une évaluation erronée de l’établissement des demandeurs au Canada.

[16]  Comme moi, les parties sont d’accord pour dire que la norme de contrôle est celle de la décision raisonnable, puisque la décision comporte des questions de faits et de droit qui s’entrelacent : Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 53 [Dunsmuir].

[17]  Une décision est raisonnable si le processus décisionnel est justifié, transparent et intelligible, et si la décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit : Dunsmuir, au paragraphe 47.

IV.  Observations des parties

[18]  Les demandeurs soutiennent que l’analyse de l’établissement effectuée par l’agent était inadéquate. L’agent a simplement énuméré les éléments de preuve favorables de leur établissement, pour ensuite les juger insuffisants. Les demandeurs affirment que l’analyse faite par l’agent de l’intérêt supérieur des enfants ne tenait pas compte de la situation des enfants du point de vue de chacun des enfants.

[19]  Les demandeurs soutiennent également que l’agent a commis une erreur en ce qui concerne la question de savoir si les enfants parlaient et comprenaient un peu l’espagnol. Ils ont indiqué avoir précisé plusieurs fois que les enfants ne parlaient pas espagnol. Incluse au dossier se trouvait une lettre manuscrite de Carlos, l’aîné, confirmant ce fait. Les demandeurs soulignent également le fait que l’agent ne s’est pas demandé si les enfants pouvaient écrire ou lire en espagnol.

[20]  La position du défendeur est plutôt simple : les demandeurs ne se sont pas acquittés du fardeau de la preuve qui leur incombait de convaincre l’agent d’exercer son pouvoir discrétionnaire en leur faveur. En ce qui concerne les compétences en espagnol, l’agent a souligné de façon raisonnable que le dossier pour l’inscription à l’école du plus jeune des enfants, Kayden, indiquait que l’espagnol était la langue principale parlée le plus souvent à la maison. L’agent a jugé à juste titre qu’il était de l’intérêt supérieur des enfants de demeurer avec leurs parents, puisqu’ils étaient à leur charge.

[21]  Les demandeurs, en réponse, mentionnent que la déclaration de l’agent selon laquelle les demandeurs n’avaient pas fourni [traduction] « suffisamment d’éléments de preuve objectifs pour démontrer que leur renvoi du Canada porterait atteinte à l’intérêt supérieur de leurs trois fils » est déraisonnable; elle n’est pas transparente étant donné que l’agent n’a pas indiqué quel était l’intérêt supérieur de chaque enfant. L’agent a simplement dit : [traduction] « J’ai tenu compte de l’intérêt supérieur des enfants ». Les demandeurs ont indiqué à titre d’exemple que l’agent n’avait pas tenu compte du fait que, dans sa lettre manuscrite, leur aîné Carlos a exprimé le désir de demeurer au Canada, affirmant précisément qu’il ne parlait pas espagnol.

V.  Discussion

[22]  Dans son examen des répercussions de leur départ du Canada pour le Mexique pour les trois garçons nés au Canada, l’agent a souligné que les parents s’inquiétaient de la sécurité, de la santé, de l’éducation et du bien-être général des enfants s’ils devaient accompagner leurs parents au Mexique au lieu de demeurer au Canada. L’agent a souligné que les deux plus vieux semblaient heureux, bien adaptés, et progressaient bien à l’école, reconnaissant qu’ils s’étaient intégrés au système scolaire canadien, et il a admis qu’il pouvait être difficile pour eux de quitter un milieu qui leur était familier. Cependant, l’agent a jugé qu’il était raisonnable de s’attendre à ce qu’une éducation continue leur soit offerte au Mexique et qu’étant donné leur jeune âge, ils étaient [traduction] « résilients » et capables de [traduction] « s’adapter à un nouveau milieu scolaire après une période d’ajustement initiale ». L’agent a conclu que puisqu’ils parlaient un peu l’espagnol, cela atténuerait toute difficulté sociale ou académique associée à leur transfert dans le système scolaire mexicain. En fin de compte, l’agent a conclu que les demandeurs n’avaient pas fourni [traduction] « suffisamment d’éléments de preuve objectifs pour démontrer que leur renvoi du Canada porterait atteinte à l’intérêt supérieur de leurs trois fils ».

[23]  Un des problèmes avec l’analyse globale de l’agent est que, en ce qui concerne la différence entre vivre au Canada et vivre au Mexique, l’agent a dit ce qui suit :

[traduction] J’ai aussi tenu compte du milieu socioéconomique existant des trois garçons au Canada par rapport aux réalités, indiquées au dossier par l’avocat, auxquelles ils pourraient être confrontés au Mexique, notamment des perspectives éducatives, une disponibilité des soins de santé et des conditions de sécurité inférieures. Ce faisant, j’admets que les facteurs sociaux au Mexique peuvent ne pas être favorables relativement à ceux du Canada pour ce qui est d’élever des enfants. Le Canada pourrait être considéré comme un endroit préférable pour Carlos, Luka et Kayden. Il va sans dire qu’ils peuvent bénéficier de meilleures perspectives d’avenir et trouver un plus grand confort au Canada qu’au Mexique. Toutefois, l’avantage socioéconomique comparatif qu’offre le Canada n’est pas en soi un facteur déterminant dans cette demande.

[24]  L’agent omet d’expliquer comment ont été soupesés les éléments de preuve et ne justifie pas la conclusion selon laquelle l’avantage du milieu socioéconomique au Canada n’a pas été déterminant. L’analyse de l’agent concernant l’intérêt supérieur des enfants n’est ni intelligible ni transparente; on n’y explique pas clairement comment l’agent a soupesé les différents facteurs examinés et acceptés comme indiquant que le Canada était un meilleur endroit pour les enfants que le Mexique pour en arriver à sa conclusion. L’agent a omis de déterminer quel était l’intérêt supérieur des enfants, soit de demeurer au Canada, soit d’être renvoyés au Mexique – l’analyse est tout simplement manquante.

[25]  Pour en arriver à la conclusion que l’intérêt supérieur des enfants n’est pas de demeurer au Canada, il aurait dû y avoir des facteurs exprimés tout au long des motifs, qui pris dans leur ensemble, surpassaient la conclusion claire de l’agent, selon laquelle le Canada est un endroit plus souhaitable pour les enfants. L’agent n’explique pas pourquoi le renvoi au Mexique n’irait pas à l’encontre de leur intérêt supérieur. Je ne suis pas en mesure de cerner les facteurs mentionnés par l’agent indiquant que le Mexique est un meilleur endroit pour les enfants, surtout du point de vue de ces jeunes Canadiens anglophones qui ne sont jamais allés au Mexique.

[26]  L’agent affirme clairement que le Mexique présente [traduction] « des perspectives éducatives, une disponibilité des soins de santé et des conditions de sécurités inférieures », qui sont toutes nettement importantes pour de jeunes enfants. De plus, l’agent a indiqué avoir reçu un grand nombre d’articles et de rapports de différentes sources décrivant de nombreux cas de non-respect des droits de la personne, des crimes violents liés aux organisations faisant le trafic de narcotiques, et la corruption des forces de l’ordre et du secteur judiciaire au niveau de l’État et au niveau local. Il est donc difficile de croire que, dans l’ensemble, l’agent a jugé que l’intérêt supérieur des enfants serait d’accompagner leurs parents au Mexique plutôt que de demeurer au Canada.

[27]  La même absence d’analyse est présente dans la conclusion de l’agent qui affirme :

[traduction] J’ai examiné tous les facteurs présentés par les demandeurs avec leur demande. Si j’examine ces facteurs dans leur ensemble, je ne suis pas d’avis qu’il soit justifié d’accorder la dispense prévue au paragraphe 25(1) de la Loi pour des considérations d’ordre humanitaire.

[28]  À aucun moment l’agent ne semble soupeser les conséquences défavorables sur les enfants du renvoi des parents au Mexique, soit en déterminant où réside l’intérêt supérieur, soit directement par rapport aux autres facteurs d’ordre humanitaire, pour décider si la dispense prévue par la LIPR est justifiée. Le résultat peut être ou ne pas être justifié au regard des faits et du droit, mais les motifs donnés ne sont ni transparents ni intelligibles, et il n’est pas clair que l’agent a porté suffisamment attention au point de vue des enfants pour en arriver à la décision.

[29]  Par conséquent, la demande est accueillie et la question est renvoyée à un troisième agent différent pour qu’il procède à un nouvel examen.

 


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-4415-16

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La demande est accueillie et la question est renvoyée à un troisième agent différent pour qu’il procède à un nouvel examen.

  2. Aucune des parties n’a proposé de question aux fins de certification, et aucune question n’a été soulevée eu égard aux faits en l’espèce.

« E. Susan Elliott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 2e jour d’octobre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

IMM-4415-16

 

 

INTITULÉ :

ISRAEL OCHOA GONZALEZ, NORA EVELYN TRUENA ALTAMIRANO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 1er mai 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ELLIOTT

 

DATE DES MOTIFS :

Le 4 mai 2017

 

COMPARUTIONS :

Nikolay Y. Chsherbinin

 

POUR LES DEMANDEURS

 

A. Leena Jaakkimainen

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Chsherbinin Litigation

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

William F. Pentney

Sous-procureur général

du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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