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Date : 20170502


Dossier : T-1881-16

Référence : 2017 CF 435

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 2 mai 2017

En présence de monsieur le juge Roy

ENTRE :

MARCUS CHARLES

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Le 7 juillet 2016, une fouille a été effectuée dans la cellule de Marcus Charles, alors résident de l’Établissement de Collins Bay, un pénitencier au sens de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, LC 1992, c 20 (la Loi). Lors de la fouille de la cellule, une arme de fabrication artisanale a été découverte dans un ventilateur. Le 13 octobre 2016, le demandeur a été reconnu coupable de l’infraction disciplinaire visée à l’alinéa 40i) de la Loi :

40  Est coupable d’une infraction disciplinaire le détenu qui :

40  An inmate commits a disciplinary offence who

i) est en possession d’un objet interdit ou en fait le trafic;

(i) is in possession of, or deals in, contraband;

[2]  Il sollicite le contrôle judiciaire de cette déclaration de culpabilité aux termes de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales (LRC 1985, c F-7).

I.  Question soumise au contrôle judiciaire

[3]  Nul ne conteste la légalité de la fouille ou le fait qu’un objet pouvant être considéré comme interdit a été découvert dans un ventilateur se trouvant dans la cellule occupée par M. Charles Une seule question est soulevée en l’espèce : Le demandeur avait-il un objet interdit en sa possession?

[4]  Selon l’article 2 de la Loi, sont considérés comme des « objets interdits » :

2 (1) Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente partie.

2 (1) In this Part,

objets interdits

contraband means

b) armes ou leurs pièces, munitions ainsi que tous objets conçus pour tuer, blesser ou immobiliser ou modifies ou assemblés à ces fins, dont la possession n’a pas été autorisée;

(b) a weapon or a component thereof, ammunition for a weapon, and anything that is designed to kill, injure or disable a person or that is altered so as to be capable of killing, injuring or disabling a person, when possessed without prior authorization,

[5]  L’objet dissimulé dans le ventilateur de la cellule de M. Charles a été décrit comme [traduction] « une courroie bleue poinçonnée et garnie de crampons de métal faisant saillie ». Là encore, nul ne conteste qu’il s’agissait d’une arme artisanale correspondant à la définition d’un objet interdit selon l’article 2 de la Loi.

II.  Exposé des faits

[6]  Pour établir que le demandeur était en possession de ladite arme artisanale, le décideur doit être convaincu, hors de tout doute raisonnable et « sur la foi de la preuve présentée à l’audience, que le détenu a bien commis l’infraction disciplinaire reprochée » (au paragraphe 43(3) de la Loi). Par ailleurs, pour prouver que M. Charles a eu un objet interdit en sa possession, il faut établir qu’il avait le contrôle de l’objet découvert et qu’il en connaissait la nature. La connaissance constitue une exigence fondamentale de l’infraction. Une personne n’est pas en possession d’un objet si elle ne sait pas qu’il est en sa possession matérielle à un moment donné (Beaver c La Reine, [1957] RCS 531). Nul ne prétend que la possession d’un objet interdit est une infraction de responsabilité stricte.

[7]  Selon la preuve présentée au président indépendant (le décideur), un agent correctionnel a constaté la présence d’un ventilateur dans la cellule du demandeur lors de la fouille. Après avoir retiré le capuchon à l’avant du ventilateur portable, l’agent a trouvé un objet qu’il a décrit comme étant une arme de fabrication artisanale. Comme il a été indiqué précédemment, nul ne conteste cette description.

[8]  L’agent a expliqué qu’il n’était pas rare que des objets soient dissimulés dans la cavité de trois pouces de largeur se trouvant derrière le capuchon des ventilateurs. Il a affirmé durant son témoignage que ce capuchon n’est pas vissé, mais [traduction] « fixé par pression ». En voyant les égratignures sur le ventilateur trouvé dans la cellule du demandeur, l’agent a tout de suite pensé que le capuchon avait été enlevé. Toutefois, l’objet en question a été découvert seulement après le démontage du ventilateur. Parce que l’objet était en tissu, le bruit de cliquetis était étouffé dans le ventilateur.

[9]  À l’audience disciplinaire, le demandeur a déclaré qu’il avait demandé à ses codétenus s’ils avaient un ventilateur à lui prêter parce qu’il faisait chaud et qu’il n’avait pas reçu ses effets personnels. Environ deux ou trois semaines avant la fouille de sa cellule, il s’est fait offrir le ventilateur laissé derrière par un détenu libéré quelques mois plus tôt. Le demandeur n’a pas inspecté le ventilateur quand son codétenu le lui a remis. Lorsque son avocat lui a demandé s’il savait comment enlever le capuchon pour accéder à la cavité du ventilateur, le demandeur a répondu : [traduction] « Si j’essayais, j’imagine que j’y arriverais ». De toute évidence, le demandeur plaide en défense qu’il ignorait qu’un objet interdit avait été dissimulé dans le ventilateur.

III.  Arguments et norme de contrôle

[10]  La décision est attaquée pour deux motifs. Premièrement, le demandeur soutient que le président indépendant a pris en compte d’éléments d’information qu’il n’avait pas à sa disposition à l’audience, manquant ainsi à son obligation d’agir équitablement. Deuxièmement, le demandeur allègue que sa déclaration de culpabilité n’était pas raisonnable compte tenu de la preuve présentée au décideur.

[11]  Les normes de contrôle ne font l’objet d’aucune controverse. Les manquements à l’équité procédurale sont assujettis à la norme de contrôle de la décision correcte (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, [2014] 1 RCS 502, au paragraphe 79; Canada (Procureur général) c Blackman, 2016 CF 488, aux paragraphes 26 et 31). Par ailleurs, pour établir si le verdict de culpabilité était approprié, il faut appliquer la norme de contrôle de la décision raisonnable (Chshukina c Canada, 2016 CF 662, au paragraphe 19).

IV.  Décision faisant l’objet du contrôle

[12]  À l’issue d’une audience apparemment assez brève, le président indépendant a prononcé sa décision de vive voix. Il a conclu que le demandeur était en possession d’un objet interdit en se fondant sur les cinq éléments suivants :

  • a) M. Charles aurait dû savoir qu’il n’avait pas le droit d’avoir en sa possession les effets personnels d’un autre détenu. Pour reprendre les mots du décideur, [traduction] « c’est exactement le genre de situation qui mène au résultat que nous avons sous les yeux ».

  • b) M. Charles prétend qu’il ne savait pas qu’un objet interdit était dissimulé dans le ventilateur. Si ce genre d’affirmation suffisait pour le disculper, [traduction« ce serait le chaos ».

  • c) Le détenu avait dû remarquer les égratignures sur le ventilateur.

  • d) Le ventilateur dans lequel l’objet interdit a été découvert se trouvait dans la cellule du demandeur, et il a déclaré que personne d’autre ne l’avait eu en sa possession durant les trois semaines visées (p. 29 du dossier du demandeur).

  • e) Deux mois auparavant, M. Charles avait été trouvé coupable de possession d’une arme artisanale similaire. Aucun détail n’a été fourni concernant les similarités entre les armes artisanales en question.

[13]  Le décideur ne donne aucun détail sur la manière dont ces éléments peuvent conduire à une condamnation, être utilisés et à quel escient. Il conclut simplement que [traduction« compte tenu de l’ensemble de la preuve dont dispose le tribunal et du témoignage de l’agent Hoekstma, je suis convaincu hors de tout doute raisonnable et je déclare M. Charles coupable de l’infraction reprochée ».

V.  Discussion

[14]  Je suis d’avis que la décision du président indépendant doit être annulée parce qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale. Je ne puis toutefois offrir la réparation que sollicite le demandeur, c’est-à-dire l’acquittement, parce qu’elle ne convient pas aux circonstances de l’espèce. Compte tenu des faits, la réparation normalement accordée consiste à renvoyer l’affaire à un tribunal différemment constitué pour réexamen.

[15]  La question centrale tient à la connaissance qu’avait M. Charles de la présence d’un objet interdit dans le ventilateur. Selon le paragraphe 43(3), cet élément de l’infraction doit être prouvé hors de tout doute raisonnable. La difficulté qui se pose en l’espèce tient au fait que le président indépendant a conclu que le demandeur savait qu’un objet interdit était dissimulé dans le ventilateur qu’il avait eu en sa possession pendant trois semaines environ à partir d’éléments d’information dont ne disposait pas le tribunal. Le président indépendant a ainsi manqué à son obligation en matière d’équité procédurale.

A.  Équité procédurale

[16]  Le premier indice que le décideur avait à sa disposition des éléments d’information ne figurant pas au dossier ressort des représentations d’une personne venue soutenir M. Charles devant le tribunal. En voici le passage pertinent :

[traduction]

Mme Woodward : À mon avis, vous ne pouvez pas avoir la conviction raisonnable que la culpabilité est la seule conclusion possible ici. Hormis la présence du ventilateur dans la cellule de M. Charles, il n’existe aucune preuve incriminante permettant d’établir qu’il avait l’arme en sa possession. C’est ce qui ressort de l’interrogatoire de l’agent. Je lui ai demandé s’il avait soumis l’arme à un relevé d’empreintes digitales. L’agent a répondu par la négative. Je lui ai demandé s’il disposait au préalable de renseignements lui permettant de soupçonner que M. Charles avait une arme en sa possession. L’agent a répondu par la négative. Je lui ai demandé si M. Charles avait admis qu’il avait l’arme en sa possession. L’agent a répondu par la négative.

M. Romain : Tout ce que je peux vous dire, c’est que M. Charles avait des antécédents de possession d’arme.

Mme Woodward : Oui, d’accord, mais sans vouloir vous offenser, les déclarations de culpabilité antérieures ne peuvent pas être utilisées maintenant pour déterminer si M. Charles savait ou non qu’un objet interdit se trouvait dans le ventilateur.

M. Romain : Vous avez raison, mais je pensais que vous aviez posé la question à l’agent.

Mme Woodward : Je ne lui ai pas posé cette question.

M. Romain : Oh, je suis désolé.

Mme Woodward : Je m’excuse. Je faisais référence à la possession de l’arme en cause ici.

M. Romain : Oui, d’accord.

Mme Woodward : Je me suis trompée. Je suis désolée. J’ai demandé à l’agent s’il avait effectué une fouille dans la cellule de M. Charles parce qu’il avait été informé qu’il avait l’arme en question en sa possession.

M. Romain : D’accord.

[Non souligné dans l’original.]

[17]  De toute évidence, le décideur n’a pas bien compris les affirmations faites lors des représentations et il s’est précipité pour affirmer que le détenu avait des antécédents de possession d’arme dans l’établissement. Or, cet élément d’information ne figurait pas au dossier de preuve.

[18]  Le décideur a rendu une décision immédiatement après les représentations en se fondant sur une déclaration de culpabilité antérieure. Le décideur s’exprime ainsi :

[traduction]

L’établissement doit quand même prouver hors de tout doute raisonnable que M. Charles avait connaissance de l’arme. Mme Woodward m’a indiqué que je ne pouvais pas trancher le présent dossier en tenant compte des antécédents du détenu. Je suis d’accord, mais ces antécédents peuvent me guider et je peux tenir compte de tout élément de preuve que je juge crédible ou fiable pour rendre ma décision. Le 28 mai 2016, soit quelques mois seulement avant l’accusation qui nous occupe ici, M. Charles a été reconnu coupable de possession d’une arme artisanale de nature similaire. Il s’agissait aussi d’une espèce de courroie qui s’enroule autour de la main et dont la poignée est couverte d’un ruban. C’est une sorte d’arme artisanale. Je ne l’ai pas ici, mais je rapporte ce qu’on m’a dit.

Je conviens que même si ce n’est pas la première fois que M. Charles est impliqué dans une affaire d’arme artisanale, il n’est pas forcément coupable chaque fois qu’une arme est découverte. En revanche, il a emprunté un objet, et c’est toujours un risque. Je ne sais pas à qui appartenait le ventilateur en cause, s’il provenait réellement d’un autre détenu et combien de temps il l’a eu en sa possession, ou combien d’autres détenus ont pu l’avoir en leur possession. Je n’ai absolument aucune information à ce sujet.

(Dossier du demandeur, p. 37 et 38)

[19]  Je m’explique mal pourquoi le décideur mentionne à deux reprises, en l’espace de quelques minutes, une information qui ne figurait pas au dossier de l’établissement. Il n’est pas vraiment clair non plus si le décideur, après avoir mentionné à brûle-pourpoint les antécédents de possession d’arme du demandeur, a pris en compte la remarque de la personne venue l’aider concernant l’impossibilité de faire intervenir une déclaration de culpabilité antérieure pour établir la connaissance. Je constate seulement que le décideur a tranché la question de la connaissance en tenant compte d’allégations antérieures de possession d’arme pesant contre le demandeur. J’ai cette certitude parce que, après avoir dressé la liste des éléments qui lui ont été présentés, y compris la déclaration de culpabilité pour possession d’arme artisanale, le décideur a conclu, hors de tout doute raisonnable, que le demandeur était coupable de possession d’un objet interdit. Dans le prononcé de sa décision, le décideur donne des précisions sur un nouvel élément de preuve révélé durant les représentations. Il s’agit d’un manquement à l’équité procédurale puisque le demandeur n’a pas eu la possibilité, comme l’exige la loi, de participer pleinement à son audience en ayant connaissance des faits invoqués contre lui.

[20]  Dans l’arrêt Ayotte c Canada (Procureur général), 2003 CAF 429 [Ayotte], la Cour d’appel fédérale a approuvé les six principes énoncés par notre Cour dans la décision Hendrickson c Tribunal disciplinaire de l’Établissement Kent (Président indépendant), (1990) 32 FTR 296, lesquels sont décrits comme découlant de la décision Martineau c Comité de discipline de l’Institution de Matsqui, [1980] 1 RCS 602. Le troisième principe est celui qui s’applique en l’espèce :

[traduction]

[9]  [...]

3. Il existe un devoir général d’agir avec équité en veillant à ce que l’enquête soit menée équitablement et en respectant la justice naturelle. Lors d’une audience devant un tribunal disciplinaire, le devoir d’agir avec équité consiste à permettre à la personne de connaître les allégations, le témoignage et la nature du témoignage contre elle, de pouvoir répondre au témoignage et de donner sa version des faits.

(Ayotte, au paragraphe 9)

[Non souligné dans l’original.]

[21]  Pour renforcer cette règle de common law, le législateur a précisé au paragraphe 43(3) de la Loi que la décision doit être fondée « sur la foi de la preuve présentée ». Ici, la preuve requise n’a pas été présentée à l’audience. Le décideur s’est fondé sur un élément d’information qui n’avait pas été préalablement divulgué.

[22]  Le défendeur soutient que le demandeur a eu pleinement l’occasion de donner sa version des faits, tel qu’il est prévu par la loi. Selon le défendeur, cette exigence a été remplie puisque le demandeur a appris que le décideur disposait d’information sur ses [traduction] « antécédents de possession d’arme » quand il en a parlé à brûle-pourpoint durant les représentations. Apparemment, le demandeur aurait eu la possibilité de répondre aux allégations du décideur à ce moment. Le procureur général soutient que le demandeur aurait en quelque sorte décliné la possibilité de soulever une objection à la première occasion offerte, c’est-à-dire quand le décideur a mentionné les [traduction] « antécédents de possession d’arme » parce qu’il avait mal compris les représentations. En toute déférence, il s’agit d’un argument spécieux et incompatible avec le principe énoncé dans l’arrêt Ayotte. Le décideur a réagi aux représentations qu’a faites Mme Woodward au nom du demandeur. Je ne vois pas comment cela pourrait constituer la preuve et la nature de la preuve contre lui, et comment on pourrait en déduire qu’on lui a donné l’occasion de donner sa version des faits. En réalité, ce qui s’est passé dans la présente affaire est aux antipodes de ce que l’on entend par donner à une personne l’occasion de répliquer, et encore moins une occasion raisonnable.

[23]  Quand il a prononcé sa décision, le décideur s’est arrogé le privilège d’utiliser les antécédents du demandeur comme guides et de faire intervenir dans sa décision tout élément de preuve qu’il a jugé crédible ou fiable. Il n’est pas demandé à la Cour de déterminer si le décideur avait effectivement cette latitude ni quelle utilisation de l’élément d’information en cause pourrait être considérée comme raisonnable. Sans vouloir transformer les audiences disciplinaires en procès pénaux complets, je pense qu’il serait à tout le moins souhaitable que les parties et les décideurs prennent le temps de réfléchir à la fonction exacte et à la valeur des éléments de preuve de cette nature compte tenu des circonstances de chaque affaire. Le juge Doherty de la Cour d’appel de l’Ontario a servi une mise en garde analogue concernant l’admission de déclarations antérieures compatibles (R v Khan, 2017 ONCA 114, au paragraphe 59) dans le cadre d’un procès pénal. Les inférences raisonnables peuvent entrer en ligne de compte aux fins de l’appréciation du caractère raisonnable de la décision d’un tribunal disciplinaire à l’égard d’une infraction.

[24]  En revanche, si la norme applicable est celle de la décision correcte, la Cour doit déterminer si le demandeur était suffisamment au fait de la preuve présentée et de sa nature pour être en mesure de participer pleinement à l’audience. En l’espèce, l’« élément de preuve » en cause a été évoqué durant le prononcé de la décision. À mon sens, c’est loin d’une présentation d’un élément de preuve lors de l’audience, et le demandeur n’a pas eu l’occasion de replacer les faits dans leur contexte afin que la solution soit appropriée. Il y a eu manquement à l’obligation d’agir équitablement lorsque le demandeur s’est vu rappeler à brûle-pourpoint qu’il avait des antécédents de possession d’arme durant les représentations, ce qui donne à penser que le décideur connaissait un élément d’information qu’il n’a pas révélé au cours de l’audience. Or, il occupe une place centrale dans la décision, dans laquelle le décideur évoque le détail d’une accusation portée contre le demandeur au sujet d’une arme artisanale et va même jusqu’à suggérer qu’elle était de nature similaire. Cet élément d’information, s’il était admissible, aurait dû être divulgué au demandeur dans les allégations formulées contre lui et non au moment du prononcé de la décision. C’était le seul moyen à sa disposition pour livrer ses observations sur la preuve et plaider des arguments mieux étoffés concernant son inadmissibilité ou son application limitée, par exemple. Le demandeur n’a pas eu cette possibilité.

[25]  Il s’agit d’un motif suffisant pour trancher la demande de contrôle judiciaire en sa faveur. Toutefois, comme j’ai conclu que l’affaire doit être renvoyée à un autre président indépendant, je trouve important d’ajouter ce qui suit.

B.  Distinction entre connaissance, ignorance volontaire et insouciance

[26]  Dans sa décision, le décideur a indiqué que M. Charles n’aurait pas dû accepter le ventilateur d’un autre détenu. Suit un commentaire vague comme quoi [traduction] « c’est exactement le genre de situation qui mène au résultat que nous avons sous les yeux ». Il poursuit comme suit : [traduction] « Si je crois sur parole le demandeur quand il me dit que le ventilateur lui a été donné, ce serait le chaos puisqu’il faudrait disculper tous les détenus dès lors qu’ils affirment qu’un objet ne leur appartient pas, que quelqu’un d’autre le leur a donné et qu’ils ne savaient rien à son sujet. » Ces propos laissent perplexe puisqu’ils sous-entendent que le droit de la propriété ne s’applique pas dans un établissement pénitentiaire. Il est clairement établi en droit qu’il faut prouver hors de tout doute raisonnable qu’une personne accusée d’une infraction de possession connaissait l’existence de l’objet en cause et qu’elle en avait le contrôle. Sans cette preuve, cette personne doit être acquittée. En l’espèce, le décideur laisse entendre que le demandeur s’est jeté dans la gueule du loup en acceptant le ventilateur d’un autre détenu. Le décideur n’explique pas en quoi c’est pertinent pour établir la connaissance de la possession.

[27]  Pour établir l’élément de connaissance, il faut montrer hors de tout doute raisonnable que la personne accusée de l’infraction a fait preuve d’ignorance volontaire (R. c Jorgensen, [1995] 4 RCS 55 [Jorgensen], au paragraphe 102). La Cour suprême cite le professeur Glanville Williams, auteur de l’ouvrage Criminal Law: The General Part, (2e éd. 1961) :

[traduction]

[.. .] Un tribunal ne peut à bon droit conclure qu’il y a ignorance volontaire que si l’on peut presque dire que le défendeur était réellement au courant. Il soupçonnait l’existence du fait; il était conscient qu’il pouvait se produire, mais il s’est abstenu d’obtenir la confirmation finale parce qu’il voulait, le cas échéant, pouvoir dire qu’il n’était pas au courant. Seule cette situation constitue de l’ignorance volontaire.

(p. 158)

Comme l’indique la Cour au paragraphe 103 de l’arrêt Jorgensen :

Pour conclure à l’ignorance volontaire, il faut répondre par l’affirmative à la question suivante : L’accusé a-t-il fermé les yeux parce qu’il savait ou soupçonnait fortement que s’il regardait, il saurait?

[28]  Il existe toutefois un risque de confusion entre l’ignorance volontaire, qui est équivalente à la connaissance, et l’insouciance, qui fait intervenir une dimension de risque. Dans l’arrêt Sansregret c La Reine, [1985] 1 RCS 570 [Sansregret], la Cour suprême explique clairement la différence entre l’ignorance volontaire et l’insouciance :

L’ignorance volontaire diffère de l’insouciance parce que, alors que l’insouciance comporte la connaissance d’un danger ou d’un risque et la persistance dans une conduite qui engendre le risque que le résultat prohibé se produise, l’ignorance volontaire se produit lorsqu’une personne qui a ressenti le besoin de se renseigner refuse de le faire parce qu’elle ne veut pas connaître la vérité. Elle préfère rester dans l’ignorance. [...] La culpabilité dans le cas d’insouciance se justifie par la prise de conscience du risque et par le fait d’agir malgré celui‑ci, alors que dans le cas de l’ignorance volontaire elle se justifie par la faute que commet l’accusé en omettant délibérément de se renseigner lorsqu’il sait qu’il y a des motifs de le faire.

(p. 584)

[29]  En l’espèce, le décideur n’explique pas clairement en quoi le fait de se procurer un ventilateur auprès d’un autre détenu était risqué. Il semble toutefois que cette remarque concerne davantage l’insouciance que l’ignorance volontaire. Le décideur fait allusion à un risque et au fait que le demandeur a agi malgré l’existence de ce risque. Ce choix ne dénote rien de plus que de l’insouciance. Les arrêts Sansregret et Jorgensen citent tous les deux le passage de l’ouvrage du professeur Williams reproduit au paragraphe 27 des présents motifs. Il ne suffit pas de montrer qu’un accusé avait des doutes pour établir la connaissance : il faut prouver qu’il aurait dû être au courant d’un fait, mais qu’il a délibérément choisi de ne pas le savoir. Le simple fait de constater que le demandeur courait un risque en acceptant le ventilateur d’un autre détenu ne permet pas d’établir sa connaissance, et certainement pas son ignorance volontaire.

[30]  Je considère encore plus dérangeant que le décideur parle de chaos si jamais la version du demandeur était retenue. Il affirme ni plus ni moins que, par principe, il ne faut pas croire la parole d’un détenu. C’est comme dire que l’examen au cas par cas est inutile puisque la connaissance doit être présumée par principe, et non établie hors de tout doute raisonnable.

[31]  La connaissance fait partie des éléments constitutifs de l’infraction de « possession ». Selon toute vraisemblance, le décideur juge inutile d’établir la connaissance hors de tout doute raisonnable si un détenu affirme qu’il a reçu à son insu un objet interdit d’une autre personne. Le décideur semble plutôt suggérer qu’il faut présumer qu’un détenu connaissait l’existence de l’objet, sans quoi ce serait chaos.

[32]  Je crois déceler les mêmes questionnements au sujet des considérations de principe entourant l’établissement de la connaissance dans l’arrêt Jorgensen (aux paragraphes 98 et 99), qui porte sur une infraction de vente délibérée de matériel obscène. Hormis la possibilité d’invoquer l’ignorance volontaire lorsqu’il existe des preuves, la Cour a indiqué dans son analyse des considérations de principe que la connaissance peut être déduite de la preuve (par exemple, de signes d’un comportement clandestin). Quoi qu’il en soit, on ne peut faire l’économie de prouver la connaissance au motif que c’est difficile. Ici, aucun des arguments avancés ne justifie d’ignorer l’obligation d’établir la connaissance dans le contexte d’un établissement pénitentiaire. Je ne vois rien dans l’économie de la Loi qui justifierait un tel assouplissement de l’exigence d’établir hors de tout doute raisonnable les éléments essentiels de l’infraction.

C.  Réparation

[33]  En l’espèce, il s’agit de déterminer si la possession exclusive d’un ventilateur pendant deux à trois semaines et les égratignures autour du capuchon derrière lequel un objet interdit a été trouvé suffisent pour établir hors de tout doute raisonnable les éléments de connaissance et de contrôle constituant l’infraction de possession.

[34]  Dans le cadre d’un contrôle judiciaire, la Cour peut annuler une décision et renvoyer l’affaire pour réexamen conformément aux directives (au paragraphe 18.1(3) de la Loi sur les Cours fédérales). Cela pourrait comprendre une solution s’apparentant à un verdict d’acquittement imposé en droit pénal.

[35]  Le demandeur a déposé une demande de contrôle judiciaire en vue d’être acquitté. J’ai cependant statué qu’il ne serait pas approprié que notre Cour tente de se substituer au décideur. Une cour de révision pourrait rendre la décision qui aurait dû être rendue. Il s’agit toutefois d’un pouvoir réservé aux circonstances exceptionnelles, notamment lorsque l’issue est d’une telle évidence que les retards et les coûts attribuables au renvoi d’une affaire ne seraient compensés par aucun avantage.

[36]  Tout comme le juge Mactavish de la Cour fédérale dans la décision Freeman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1065 [Freeman], j’estime que la cour de révision doit avoir des motifs très clairs d’agir ainsi. Mon collègue s’est appuyé sur les décisions du juge Rothstein, qui siégeait alors à la Cour fédérale. Voici un extrait de la décision Freeman :

[78]  Selon l’alinéa 18.1(3)b) de la Loi sur les Cours fédérales, la Cour peut renvoyer une affaire à un décideur pour qu’il rende une décision conforme aux instructions qu’elle estime appropriées. Bien que les instructions données peuvent comprendre des instructions de la nature d’un verdict imposé, « il s’agit d’un pouvoir exceptionnel ne devant être exercé que dans les cas les plus clairs » : Rafuse c. Canada (Commission d’appel des pensions), [2002] A.C.F. no 91, au paragraphe 14, citant Xie c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1994), 75 F.T.R. 125, [1994] A.C.F. no 286, au paragraphe 18.

[79]  Dans Xie, au paragraphe 18, le juge Rothstein a déclaré que « la Cour ne devrait donner à un tribunal des directives de la nature d’un verdict commandé que lorsque l’affaire est simple et que la décision de la Cour relativement au contrôle judiciaire réglerait l’affaire dont le tribunal est saisi ».

[80]  Ce « pouvoir doit rarement être exercé dans les cas où la question en litige est de nature essentiellement factuelle » : Rafuse, précité, au paragraphe 14, citant Ali c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 3 C.F. 73, 76 F.T.R. 182 (1re inst.).

[81]  En l’espèce, les questions en litige sont en grande partie factuelles, et la preuve, tant publique que confidentielle, doit être appréciée dans son ensemble par les agents à qui le Parlement a confié la responsabilité de faire de telles évaluations.

[37]  En l’espèce, l’unique question à résoudre est celle de savoir si la preuve présentée au décideur – si l’on omet la déclaration de culpabilité antérieure non produite en preuve et les commentaires au sujet des risques et du chaos – permettait d’établir la connaissance hors de tout doute raisonnable. Le législateur a confié cette décision à un tribunal administratif.

[38]  Je ne permettrai pas à l’établissement de compléter son argumentation ou de reprendre à zéro. La preuve a été présentée et les arguments ont été entendus. Seule la décision pose problème. Par conséquent, le réexamen visera à rendre une nouvelle décision concernant l’élément de connaissance de l’infraction reprochée.

[39]  Enfin, compte tenu des opinions exprimées par le président indépendant, l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour qu’il statue sur cette question restreinte. J’autorise par ailleurs les parties à soumettre au nouveau décideur toute autre observation jugée nécessaire compte tenu de la preuve produite lors du procès. Il appartiendra au nouveau président indépendant de déterminer si les observations devront être présentées par écrit ou de vive voix.

VI.  Dépens

[40]  Les deux parties ont réclamé des dépens en cas de décision en leur faveur. Le demandeur a eu gain de cause puisque la décision a été annulée. Même s’il ne s’est pas vu accorder l’acquittement à titre de réparation s’apparentant à un verdict imposé, il a gagné sa cause en grande partie. À l’audience, les avocats du demandeur ont indiqué que des dépens de 1 000 $ couvriraient les frais engagés. Les dépens indiqués dans le projet de mémoire de la Couronne sont beaucoup plus élevés que ceux que réclame le demandeur et qui m’apparaissent tout à fait raisonnables. En application de l’article 400 des Règles des Cours fédérales, les dépens en faveur du demandeur sont fixés à un montant global de 1 000 $.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-1881-16

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie. L’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué, qui devra statuer sur la question restreinte de la culpabilité hors de tout doute raisonnable compte tenu du dossier tel qu’il est constitué, abstraction faite de la déclaration de culpabilité antérieure et des commentaires au sujet du « risque » inhérent au fait de se procurer un bien auprès d’un autre détenu ainsi que du « chaos » qui s’ensuivrait dans les affaires disciplinaires au sein des pénitenciers si l’absence de connaissance plaidée en l’espèce était retenue comme moyen de défense.

Les dépens en faveur du demandeur sont fixés à un montant global de 1 000 $.

« Yvan Roy »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 17e jour de janvier 2020

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1881-16

 

INTITULÉ :

MARCUS CHARLES c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Kingston (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 25 avril 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS

LE JUGE ROY

 

DATE DES MOTIFS :

Le 2 mai 2017

 

COMPARUTIONS :

Paul Quick

Sean Ellacott

 

Pour le demandeur

 

Amy Smeltzer

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Queen’s Prison Law Clinic

Kingston (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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