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Date : 20170504


Dossier : T-1093-15

Référence : 2017 CF 446

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 4 mai 2017

En présence de madame la juge McVeigh

ENTRE :

OURANIA GEORGOULAS

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET L’ASSOCIATION CANADIENNE DES EMPLOYÉS PROFESSIONNELS

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  La demanderesse, Ourania Georgoulas, saisit notre Cour d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision datée du 20 mai 2015 par laquelle la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) a rejeté sa plainte à l’étape de l’examen préalable. La Commission a décidé de ne pas donner suite au dossier 20140564 pour deux raisons : la demanderesse n’a pas fondé sa plainte en matière de relations de travail sur la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, LC 2003, c 22, art. 2 (LRTFP), et elle n’avait manifestement aucune chance d’être accueillie (alinéas 41b) et d) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H-6 (LCDP)).

II.  Contexte

[2]  La demanderesse est diplômée en droit civil et en common law, et elle a toujours été membre en règle depuis qu’elle a été admise au Barreau du Québec et au Barreau du Haut-Canada. Elle a décidé de se représenter elle-même dans la présente affaire.

[3]  Comme la demanderesse est partie à diverses instances devant la Commission, la Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale, il est très difficile pour elle et pour les défendeurs de faire avancer les dossiers. Le procureur général n’a pas participé à l’audience ni déposé de documents à l’égard du présent dossier. Je peux comprendre que la vie de la demanderesse tourne autour des litiges en cours et que leur règlement lui permettrait de passer à autre chose.

[4]  La présente demande est accueillie uniquement parce qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale et pour aucune autre des nombreuses considérations touchant au bien-fondé et au caractère raisonnable de la décision. Pour cette raison, mon examen des questions qui n’ont pas de lien avec l’équité procédurale sera bref.

[5]  À partir de novembre 2007 et jusqu’en 2016, la demanderesse a occupé un poste d’analyste des politiques à la Direction générale de la sûreté aérienne de Transports Canada (l’employeur ou TC). Elle a été en congé d’invalidité de longue durée de décembre 2011 à septembre 2014, et elle est ensuite retournée au travail pour une période de 18 mois. Pendant toute la période pertinente, l’Association canadienne des employés professionnels (ACEP) a agi à titre d’agent négociateur agréé de la demanderesse.

[6]  Tout au long de 2013 et pendant une bonne partie de 2014, de nombreuses discussions ont eu lieu entre TC, l’ACEP et la demanderesse concernant les aménagements requis en vue de son retour progressif au travail. Pour être en mesure d’apporter les adaptations requises en vue d’un retour au travail, TC a enjoint à la demanderesse de se soumettre à une évaluation des limitations fonctionnelles de Santé Canada. La demanderesse s’est opposée à cette évaluation au motif qu’elle avait déjà présenté un rapport de son médecin et le plan d’adaptation qu’il proposait. L’ACEP a conseillé à la demanderesse de se soumettre à l’évaluation par Santé Canada.

[7]  La demanderesse a saisi la Commission d’une première plainte contre TC et l’ACEP (dossier 20140234). La Commission a par la suite scindé le dossier de plainte : le dossier 20140234 a été conservé pour la plainte contre TC, et le dossier 20140564 a été créé pour la plainte contre l’ACEP. Le dossier dont le numéro se termine par 234 fait actuellement l’objet d’un contrôle judiciaire (dossier de la Cour no T-1094-15), de même qu’un dossier de plainte antérieur contre TC (20111316). Le présent contrôle judiciaire porte sur le dossier dont le numéro se termine par 564 (plainte contre l’ACEP).

[8]  Le 21 février 2014, la demanderesse a entrepris des démarches pour déposer des plaintes contre TC et l’ACEP à la Commission. Un conseiller en règlement anticipé de la Commission l’a informée qu’elle ne pouvait pas déposer de plainte contre l’ACEP et lui a suggéré de s’adresser aux autorités provinciales. La demanderesse a plutôt demandé et obtenu une prorogation du délai pour déposer sa plainte. Le 11 avril 2014, elle a ajouté sa plainte contre l’ACEP dans la trousse du plaignant utilisée pour déposer sa plainte contre son employeur, TC.

[9]  La demanderesse était mécontente d’être obligée de déposer une seule plainte contre son employeur et l’ACEP alors qu’elle voulait formuler deux plaintes en violation des droits de la personne contre deux parties distinctes, et exposer deux incidents distincts à l’appui. Elle était d’autant plus mécontente que la trousse du plaignant la limitait à trois pages pour exposer les incidents reprochés aux deux parties. Aux yeux de la demanderesse, trois pages étaient loin de suffire pour bien formuler ses plaintes contre deux parties. Elle ajoute que si on l’avait autorisée à soumettre deux trousses comportant chacune trois pages, elle aurait pu faire un compte rendu plus complet des incidents imputés à chaque partie.

[10]  Quelque temps après le dépôt, la Commission a pris l’initiative de créer des dossiers distincts pour la plainte contre TC et la plainte contre l’ACEP. Le numéro de dossier 20140564 figure sur la lettre du 12 juin 2014 que la Commission a envoyée à l’ACEP. La lettre était accompagnée d’une copie du formulaire de plainte, sur lequel les 3 derniers chiffres sont biffés et remplacés par les chiffres « 564 » écrits à la main. Toutefois, même si le dossier de plainte a été scindé en deux, la demanderesse est restée limitée aux trois pages prévues dans la trousse du plaignant originale. Sa requête en modification de sa plainte pour qu’elle reflète ses réclamations contre chaque partie a été refusée.

[11]  Le 4 juillet 2014, la Commission a notifié les parties qu’elle préparait un rapport sur la recevabilité de la plainte de la demanderesse en application des articles 40 et 41. Dans une lettre datée du 14 juillet 2014, la Commission invitait les parties à lui soumettre leurs observations sur l’applicabilité de l’article 41 de la LCDP. La demanderesse a déposé son énoncé de position le 19 septembre 2014.

[12]  Le rapport fondé sur les articles 40 et 41 a été terminé le 30 janvier 2015. Il concluait que le délai de prescription prévu par la LRTFP était expiré et que la Commission devait donc donner suite à la plainte, mais aussi qu’il était [traduction] « évident et manifeste que la plainte ne serait pas accueillie ». Considérant que la plainte de la demanderesse avait été jugée frivole au sens de l’alinéa 41(1)d) de la LCDP, il était recommandé à la Commission de la rejeter.

[13]  Les 26 mars et 23 avril 2015, la demanderesse a présenté des observations supplémentaires à la Commission relativement au rapport fondé sur les articles 40 et 41 et aux observations de l’ACEP. Dans une lettre datée du 20 mai 2015, la Commission annonçait qu’elle avait rejeté la plainte de la demanderesse contre l’ACEP.

[14]  Dans sa décision, la Commission indiquait que son refus de statuer sur la plainte était fondé sur les alinéas 41(1)b) et d) de la LCDP. La Commission ajoutait qu’elle avait fait siens les motifs du rapport fondé sur les articles 40 et 41 comme quoi les allégations étaient frivoles au sens de la LCDP. Toutefois, elle n’était pas d’accord avec la conclusion du rapport concernant l’autre voie de recours adéquate, privilégiant à cet égard les observations de l’ACEP. La Commission était d’accord que la Commission des relations de travail dans la fonction publique (CRTFP) était l’instance compétente pour entendre la plainte de la demanderesse. La Commission était d’avis également, contrairement à la conclusion du rapport, que l’expiration du délai de prescription ne l’empêchait pas d’exercer sa compétence.

III.  Questions en litige

[15]  La demanderesse soulève les questions suivantes dans la présente demande :

  1. La Commission a-t-elle commis une erreur en rejetant sa plainte?
  2. La Commission a-t-elle commis une erreur en omettant de faire preuve de neutralité et d’impartialité?
  3. La Commission a-t-elle commis une erreur en fondant son refus d’exercer sa compétence sur l’alinéa 41(1)d) de la LCDP?
  4. La Commission a-t-elle commis une erreur en refusant de modifier la plainte de la demanderesse en incluant des mesures de représailles interdites par l’article 14.1 de la LCDP?

[16]  Les questions en litige seraient plus justement formulées comme suit :

  1. La demanderesse a-t-elle été privée de la possibilité équitable de plaider sa cause devant la Commission?
  2. La décision de la Commission était-elle raisonnable?

IV.  Norme de contrôle

[17]  La norme de contrôle qu’il convient d’appliquer à une erreur de fait ou à une erreur de fait et de droit est celle de la décision raisonnable (Kwon c Federal Express Canada Ltée, 2014 CF 268, au paragraphe 12; Ayangma c Canada (Procureur général), 2012 CAF 213, au paragraphe 56). Une décision de la Commission de ne pas statuer sur une plainte pour l’un des motifs énoncés au paragraphe 41(1) de la LCDP est de nature discrétionnaire et commande la déférence : Zulkoskey c Canada (Emploi et Développement social), 2015 CF 1196, aux paragraphes 24 à 27 [Zulkoskey]). La fonction d’examen préalable de la Commission justifie que l’on fasse preuve de déférence à l’égard de son refus de statuer sur le bien-fondé d’une plainte (O’Grady c Bell Canada, 2012 CF 1448, au paragraphe 37 [O’Grady]).

[18]  Les questions d’équité procédurale sont assujetties à la norme de contrôle de la décision correcte (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 43; Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 50 [Dunsmuir]).

V.  Discussion

A.  Preuve par affidavit

[19]  La défenderesse (l’ACEP) a demandé que soient radiés les affidavits suivants de la demanderesse parce qu’ils énoncent des arguments et des avis juridiques : les affidavits des 30 juin et 5 août 2015 (ou le 4 août selon la demanderesse), ainsi que l’affidavit du 31 mars 2016. La défenderesse fait valoir également que ces affidavits contiennent de [traduction] « nouveaux renseignements » qui n’étaient pas à la disposition du décideur, y compris la mention d’événements survenus après la décision.

[20]  La demanderesse estime quant à elle que les affidavits font la démonstration d’un manquement à l’équité procédurale lors de ses interactions avec le personnel de la Commission et font jouer les exceptions à l’article 81 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles). Elle n’est pas d’accord que les affidavits énoncent des arguments, des avis ou des conclusions juridiques. Selon elle, [traduction] « ils contiennent des renseignements qui ont été fournis à la Commission tout au long du processus ». Les défendeurs répliquent que les interactions avec le personnel étaient de nature administrative et ne mettaient pas en cause le décideur.

[21]  Au début de l’audience, j’ai confirmé que je fonderais ma décision sur les documents qui étaient à la disposition du décideur et que je procéderais au contrôle judiciaire uniquement de la décision du 20 mai 2015. Les affidavits qui sont susceptibles d’enfreindre l’équité procédurale doivent être examinés au cas par cas (Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22, aux paragraphes 16 et 17).

[22]  Tel qu’il est prévu à l’article 81 des Règles, j’accorderai peu de poids aux avis et arguments exprimés dans les affidavits susmentionnés. Cependant, l’instance suivra son cours sans qu’aucun affidavit ne soit radié.

B.  Dispositions législatives applicables

[23]  L’ACEP souligne que tout rapport fondé sur les articles 40 et 41 dont les conclusions ont été adoptées par la Commission devient partie intégrante de ses motifs (Carroll c Canada (Procureur général), 2015 CF 287, au paragraphe 28). Le critère à appliquer pour apprécier le caractère frivole d’une plainte au sens de la LCDP est le suivant : « compte tenu de la preuve, apparaît-il manifeste et évident que la plainte est vouée à l’échec » (Hérold c Canada (Agence du revenu), 2011 CF 544, au paragraphe 35). Bien que la norme de preuve soit peu exigeante, « il appartient à un plaignant de donner une version des faits qui soit propre à persuader la Commission qu’il existe un lien entre les actes reprochés et un motif de distinction illicite » (Hartjes c Canada (Procureur général), 2008 CF 830, au paragraphe 23).

C.  Équité procédurale

[24]  Je dois ici examiner la question de savoir si la demanderesse a été privée d’une possibilité équitable de plaider sa cause devant la Commission.

[25]  La demanderesse soutient que la limite de trois pages qui lui a été imposée pour présenter ses arguments contre les deux parties l’a empêchée de livrer un exposé détaillé des faits de chaque plainte. À l’audience, elle a déploré son incapacité à prouver la légitimité de ses réclamations parce qu’elle avait dû se limiter à huit paragraphes pour exposer sa plainte contre l’ACEP. Même si elle en avait beaucoup plus à dire, elle a fait de son mieux pour fournir le plus d’information possible à la Commission. Elle estime que ses droits ont été brimés parce qu’elle n’a pas été en mesure de présenter tous les faits et tous ses arguments dans chaque dossier.

[26]  De toute évidence, la Commission décide de sa propre procédure et il est raisonnable de sa part d’imposer une limite de trois pages par trousse déposée. Il existe une certaine tension inhérente entre, d’une part, le principe du recours à la norme de la décision correcte pour examiner le caractère équitable de la procédure d’un organisme et, d’autre part, celui du pouvoir discrétionnaire des décideurs à l’égard de leur propre procédure (Ré:Sonne c Conseil du secteur du conditionnement physique du Canada, 2014 CAF 48, au paragraphe 39 [Ré:Sonne]).

[27]  Sa fonction d’examen préalable confère à la Commission un rôle de gardienne des règles de recevabilité des dossiers. Pour cette raison, la Commission n’entend pas les plaintes dans leur intégralité, pour éviter de faire double emploi. À titre d’organisme d’examen préalable, la Commission a fixé une limite de trois pages par trousse déposée. Cette limite s’applique à tous les plaignants, apparemment sans exception.

[28]  Les règles de la Commission quant à la façon dont la trousse du plaignant doit être remplie, y compris la limite de pages et autres exigences de présentation, ne sont pas déraisonnables ou inéquitables du point de vue procédural. L’obligation d’équité procédurale de la Commission a été examinée récemment dans la décision Zulkoskey, précitée, dans laquelle le juge Manson applique les facteurs énoncés dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1992] 2 RCS 817. Au paragraphe 41, il rappelle que le gouverneur en conseil n’a pas fixé par règlement la procédure à suivre à l’étape de l’examen préalable et que « [l]es choix de procédure que [la Commission] fait à ce stade commandent donc une certaine déférence, dans la mesure où ils sont conformes à l’obligation d’équité ». Le juge parvient à la conclusion que l’obligation d’équité procédurale à l’égard de l’alinéa 41(1)d) se situe à l’extrémité inférieure du continuum. Néanmoins, comme nous le verrons ultérieurement, même si cette obligation se situe à la limite inférieure du continuum, elle ne cautionne pas une décision qui, au vu du contexte factuel, n’est pas fondamentalement équitable.

[29]  La Cour d’appel fédérale énonce les principes généraux s’appliquant à la nature de l’obligation d’équité au paragraphe 54 de l’arrêt Ré:Sonne, précité :

En définitive, le juge saisi de l’affaire doit rechercher dans chaque cas si, compte tenu de toutes les circonstances (y compris le respect des choix procéduraux), la procédure adoptée par le tribunal administratif pour rendre la décision était fondamentalement équitable, ce qui appelle un examen du contexte ainsi que des faits d’espèce.

[30]  À mon avis, la Commission a manqué à son obligation d’équité procédurale dans la présente espèce. La demanderesse voulait déposer des plaintes distinctes et avait demandé deux trousses, mais elle a été obligée de soumettre ses plaintes contre l’ACEP et TC dans une trousse unique. Dans d’autres cas, ce n’aurait pas été déraisonnable, surtout si les allégations contre les parties avaient été les mêmes. Ici toutefois, les allégations de la demanderesse n’étaient pas identiques et elle n’a pas été en mesure de bien exprimer celles qui concernaient son employeur et celles qui concernaient son syndicat dans la même trousse du plaignant. La Commission a fini pas accéder à la demande de la demanderesse et elle a scindé les dossiers de plainte, mais elle n’a pas été autorisée à formuler ses plaintes concernant chaque partie défenderesse dans des trousses distinctes.

[31]  La demanderesse soutient que sa plainte contre l’ACEP a été rejetée exactement pour les motifs qu’elle n’a pas pu faire valoir à la Commission. Pour étayer cette thèse, elle a saisi notre Cour d’éléments de preuve qu’elle aurait joints à une trousse du plaignant si on lui en avait donné la possibilité équitable. Je m’abstiendrai de commentaires sur l’incidence ou non de ces renseignements sur la décision de la Commission. J’y fais allusion seulement parce qu’elle me permet d’aborder la question de la possibilité équitable pour la demanderesse de présenter une plainte distincte concernant l’ACEP.

[32]  Je me suis demandé si, d’un point de vue objectif, trois pages suffisent pour formuler des plaintes distinctes contre deux parties. La réponse est oui et, je le répète, rien n’interdit à la Commission d’imposer une limite de trois pages par trousse déposée. En l’espèce toutefois, d’un point de vue subjectif, il semble que la demanderesse aurait eu besoin de trois pages pour chacune de ses plaintes.

[33]  Selon un principe fondamental, il faut non seulement que justice soit rendue, mais il doit être manifeste qu’elle l’a été (R. c Sheppard, 2002 CSC 26, au paragraphe 15; Société des Acadiens c Association of Parents, [1986] 1 RCS 549, au paragraphe 153). La demanderesse avait déjà fait savoir qu’elle n’était pas satisfaite et elle a demandé d’emblée une seconde trousse du plaignant, mais on lui a répondu qu’elle ne pouvait pas déposer des plaintes distinctes. Dans cette circonstance particulière, après avoir décidé de son propre chef de scinder sa plainte en deux dossiers distincts, la Commission a manqué à son obligation d’équité procédurale en ne donnant pas la possibilité à la demanderesse de faire un exposé complet de ses arguments pour chaque plainte.

D.  Interactions administratives – courrier électronique

[34]  La demanderesse a aussi évoqué des écarts à l’équité procédurale au cours de ses interactions administratives avec le personnel de la Commission. Toutefois, aucune de ces interactions n’a eu lieu avec le décideur chargé de sa plainte. Comme il a été mentionné précédemment, l’obligation d’équité procédurale accordée dans cette circonstance se situait à l’extrémité inférieure du continuum. Plus précisément, le rapport fondé sur les articles 40 et 41 devait être neutre et complet, et la demanderesse devait en recevoir une copie et avoir amplement l’occasion de présenter ses arguments (Zulkoskey, aux paragraphes 42 à 45). En l’espèce, tout a été fait dans les règles de l’art, et la demanderesse a même bénéficié de plusieurs prorogations de délai pour présenter ses arguments.

[35]  Je n’excuse d’aucune manière les comportements grossiers qui semble-t-il ont plombé les échanges entre la demanderesse et certains membres du personnel de la Commission, mais je ne vois rien dans les documents dont je dispose qui laisse croire que des membres du personnel de la Commission ont manqué de courtoisie envers la demanderesse. Cela dit, je reconnais que je n’ai pas eu accès aux transcriptions de ces échanges. Malgré les allégations de comportements répréhensibles de son personnel, la Commission a tout de même accordé plusieurs prorogations de délai à la demanderesse et elle a fait preuve de professionnalisme et de coopération relativement à tous les documents au dossier. Certains des échanges entre les parties peuvent avoir entraîné de la confusion et des malentendus. Il m’apparaît toutefois que les deux parties ont agi de manière à favoriser le bon déroulement de la présente affaire.

[36]  Comme l’affaire sera déférée à un autre décideur pour nouvel examen, je trouve très important de rappeler aux deux parties de veiller à ce que leurs échanges restent courtois.

E.  Caractère raisonnable

[37]  J’accueille la demande pour cause de manquement à l’équité procédurale, mais je tiens à souligner que le décideur a rendu une décision raisonnable compte tenu des documents à sa disposition. La demanderesse fait valoir une litanie d’arguments sur le caractère déraisonnable de la décision. Elle énonce ces arguments aux pages 12 à 29 de son mémoire des faits et du droit. En voici un résumé :

  • a) Elle reproche à la Commission et à l’ACEP des actes de harcèlement, de discrimination et de représailles eu égard à leur obligation d’aménager les lieux de travail en vue du retour au travail d’une employée ayant une déficience. Plus précisément, la demanderesse reproche à l’ACEP d’avoir contribué à la conduite de son employeur en la tolérant. Malgré ses nombreuses demandes, la Commission a refusé de traiter sa plainte contre l’ACEP, enfreignant ainsi la LCDP et son manuel de procédures internes.

  • b) La demanderesse soutient qu’elle a fourni suffisamment de renseignements pour établir la discrimination, mais que la Commission n’a pas fait un examen en règle de ses allégations. Les responsabilités de l’ACEP, selon l’arrêt Central Okanagan School District No 23 c Renaud, [1992] 2 RCS 970 [Renaud], ne cessent pas lorsque le processus d’adaptation est amorcé ou que des mesures sont prises, mais doivent comprendre le fait d’assurer un contrôle continu, ce qui n’a pas été fait.

  • c) La demanderesse soutient que l’ACEP s’est opposée à sa plainte tout d’abord en invoquant les alinéas 41(1)a), c) et d), et qu’elle a ensuite fondé son opposition sur les alinéas 41(1)b) et d) sans l’en aviser.

  • d) Quand la demanderesse a voulu ajouter le motif de représailles à sa plainte, son objectif n’était pas seulement d’apporter une modification, mais plutôt d’amener la Commission à mener un examen adéquat. Selon la demanderesse, l’article 14.1 doit être interprété de façon large, et l’approche de l’ACEP est trop restrictive. Elle allègue de plus que la Commission a commis une erreur en refusant d’examiner sa plainte eu égard aux représailles. Elle craignait de subir d’autres préjudices, mais TC et l’ACEP ont persisté.

  • e) Le 18 février 2015, dans un message vocal dont le ton était discriminatoire, menaçant et vengeur, un employé informait la demanderesse qu’il lui était interdit dorénavant de communiquer avec la Commission par courrier électronique. La Commission est devenue ensuite une partie intéressée dans le cadre de la présente instance et elle a par conséquent manqué à son devoir de neutralité et d’impartialité.

  • f) La demanderesse soutient que la Commission a repoussé l’argument de l’ACEP selon lequel l’affaire relevait de la Commission des relations de travail dans la fonction publique. Malgré ses demandes, l’ACEP n’a pas remplacé son représentant syndical et ne l’a jamais informée des recours que lui offrait la CRTFP. La conclusion de la Commission selon laquelle elle avait compétence aux termes de l’alinéa 41(1)b) aurait dû être maintenue puisqu’elle n’a jamais reconnu que la plainte relevait de la LRTFP. À ce jour, l’ACEP a refusé de demander quelque réparation ou d’exercer quelque recours que ce soit pour le compte de la demanderesse. La Commission a fait siens les arguments de l’ACEP dans sa décision, manquant ainsi à son devoir de représentation équitable et agissant de manière discriminatoire. L’ACEP n’a pas dûment informé la demanderesse relativement aux réparations, au dépôt de documents ou aux renseignements disponibles. Selon le « Protocole 1 : La représentation dans les recours de l’ACEP », elle ne représente pas ses membres dans les affaires liées aux droits de la personne (ce qui est le cas en l’espèce), de sorte qu’elle faillit aux obligations que lui confère l’article 16 de la convention collective, qui traite de discrimination.

[38]  Dans sa réponse, l’ACEP a rappelé que l’obligation de prendre des mesures d’adaptation relève d’un processus tripartite qui suppose de la collaboration de l’employeur, de l’employé et du syndicat. Malgré les reproches concernant la représentation offerte par le syndicat, il n’a pas agi de manière discriminatoire et la Commission pouvait raisonnablement rejeter la plainte de la demanderesse à cet égard. Aux yeux de l’ACEP, la demanderesse lui reproche en réalité de lui avoir offert une représentation arbitraire, discriminatoire ou entachée de mauvaise foi. Cette allégation se fonde sur l’article 187 de la LRTFP, et elle englobe notamment le mécontentent et le désaccord à l’égard des conseils et de la représentation du syndicat. Même si elle impose un délai de 90 jours, la procédure appropriée découle de la LRTFP.

[39]  La Commission ne s’est pas conformée au rapport fondé sur les articles 40 et 41, qui lui recommandait d’accueillir la plainte en raison de l’expiration du délai prévu dans la LRTFP. La conclusion était que l’alinéa 41(1)b) de la LCDP ne comporte pas d’aspect temporel.

[40]  À ce sujet, au paragraphe 45 de l’arrêt Bergeron c Canada (Procureur général), 2015 CAF 160, le juge Stratas observe que « les cours de révision [doivent] accorder à la Commission une “grande marge de manœuvre” lors du contrôle de décisions de cette nature ». Il poursuit comme suit au paragraphe 47 : « La question du caractère adéquat est dans une large mesure affaire de jugement et de faits, et doit notamment être examinée au regard du principe selon lequel la Commission doit se garder de consacrer les rares ressources disponibles à des affaires qui ont été examinées au fond par une autre instance, ou qui auraient pu l’être. Sur ce dernier point, précisons que l’alinéa 41(1)d) permet d’invoquer le cas où le plaignant a omis d’exercer un autre recours adéquat ou ne l’a pas exercé jusqu’au bout. »

[41]  À mon avis, il était loisible à la Commission d’adopter ou de rejeter des parties du rapport fondé sur les articles 40 et 41 selon ce qu’elle jugeait indiqué. De plus, étant donné que l’énoncé de position de la demanderesse a été pris en compte dans le rapport, il n’était pas demandé à la Commission d’en faire un examen distinct. L’énoncé de position portait sur le bien-fondé de la plainte et n’était d’aucune pertinence pour déterminer s’il existait une procédure de rechange. Même s’il s’avérait que la Commission a déraisonnablement omis de tenir compte de l’énoncé de position pour déterminer si la plainte était frivole, sa décision quant à l’existence d’une procédure de rechange adéquate pourrait quand même être confirmée.

[42]  De plus, la Commission a, comme il se devait, appliqué l’analyse décrite dans l’arrêt Renaud, précité : « un syndicat peut être responsable pour ne pas avoir [pris des mesures d’adaptation], même s’il n’a pas participé à la formulation ou à l’application d’une règle ou pratique discriminatoire ». La Commission a conclu que l’ACEP, loin d’interférer dans l’aménagement du lieu de travail, a [traduction] « plutôt coopéré avec l’employeur pour qu’il puisse mettre en place des mesures d’adaptation raisonnables en vue du retour au travail de la plaignante ».

[43]  Le législateur a conféré un important rôle de gardienne à la Commission. Je conviens l’ACEP que la Commission a exercé sa fonction d’examen préalable et rendu une décision raisonnable puisqu’il ne lui était pas demandé de statuer sur le bien-fondé de la plainte (O’Grady, précitée).

[44]  Dans d’autres circonstances, la demande aurait pu être rejetée puisque le manquement à l’équité procédurale n’a pas d’incidence sur la décision. À mon humble avis, ce n’est pas le cas en l’espèce. La demanderesse se représente elle-même et, bien qu’elle possède une formation juridique, elle a donné l’impression soit de manquer de concision, soit d’avoir beaucoup de renseignements à communiquer. Quoi qu’il en soit, le manquement à l’équité procédurale a privé la demanderesse de la possibilité de faire valoir sa cause devant la Commission et j’accueillerai donc la demande. L’affaire doit être déférée à un autre décideur, qui procédera au réexamen de la plainte, que la demanderesse sera autorisée à formuler sur trois pages et conformément aux directives de la trousse du plaignant.

F.  Dépens

[45]  La demanderesse et les défendeurs demandent que les dépens leur soient adjugés. Je n’adjugerai aucuns dépens dans le cadre de la présente demande. Même si la demanderesse a obtenu gain de cause, elle s’est représentée elle-même et l’accueil de sa demande est fondé sur un point très précis sur lequel l’ACEP n’avait manifestement aucun pouvoir.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-1093-15

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La demande est accueillie, et il sera permis à la demanderesse de déposer, dans le dossier 20140564, une trousse du plaignant remplie conformément aux directives qui y figurent.

  2. L’affaire sera déférée à un autre décideur pour réexamen.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés. Chaque partie devra assumer ses propres dépens.

« Glennys L. McVeigh »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 29e jour de novembre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1093-15

 

INTITULÉ :

Georgoulas c LE Procureur général du Canada et al.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 26 janvier 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MCVEIGH

 

DATE DES MOTIFS :

Le 4 mai 2017

 

COMPARUTIONS :

Ourania Georgoulas

 

POUR LA DEMANDERESSE,

POUR SON PROPRE COMPTE

Peter Engelmann

 

Pour la défenderesse,

L’ASSOCIATION CANADIENNE DES EMPLOYÉS PROFESSIONNELS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

GOLDBLATT PARTNERS LLP

Ottawa (Ontario)

 

Pour la défenderesse,

L’ASSOCIATION CANADIENNE DES EMPLOYÉS PROFESSIONNELS

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LA DÉFENDERESSE,

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

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