Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20170502


Dossier : T-1130-16

Référence : 2017 CF 436

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 2 mai 2017

En présence de madame la juge Kane

ENTRE :

LA COMPAGNIE D’ASSURANCE-VIE MANUFACTURERS

demanderesse

et

BRITISH AMERICAN TOBACCO (BRANDS) LIMITED

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La demanderesse, la Compagnie d’Assurance-Vie Manufacturers [Manuvie], sollicite le contrôle judiciaire d’une décision interlocutoire par laquelle la registraire des marques de commerce (la registraire) a ordonné la radiation d’un passage de sa déclaration d’opposition modifiée à la demande d’enregistrement d’une marque de commerce au Canada déposée par British American Tobacco (Brands) Limited (BAT). La registraire a conclu que la division 10a)(ii)(B) de la déclaration révisée de Manuvie ne soulevait pas un motif valable d’opposition au sens de l’alinéa 30d) de la Loi sur les marques de commerce, LRC 1985, c T-13 (la Loi).

I.  Contexte

[2]  Le 25 juin 2013, BAT a déposé une demande d’enregistrement de la marque « on and Design » au Canada. Dans sa demande, BAT invoquait l’emploi de la marque au Royaume-Uni et son enregistrement dans l’Union européenne (no 1011959 de l’Office de l’Harmonisation dans le Marché Intérieur (OHMI)) le 7 juillet 2009.

[3]  Le 1er décembre 2014, BAT a modifié sa demande afin d’y invoquer l’emploi de la marque au Royaume-Uni sous le numéro d’enregistrement international 1011959, également délivré le 7 juillet 2009 par l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI).

[4]  Le 8 janvier 2016, Manuvie a déposé une déclaration d’opposition dans laquelle elle invoquait plusieurs motifs fondés sur la non-conformité de BAT à l’alinéa 30d) de la Loi.

[5]  Les motifs d’opposition comprenaient notamment l’allégation formulée dans la division 10a)(ii)(B) comme quoi [traduction] « [l]a requérante [BAT] a omis de produire une copie certifiée conforme de l’enregistrement no 1011959 de l’OHMI et n’a donc pas établi son droit d’enregistrer la marque de commerce en application de l’alinéa 30d) de la Loi ».

[6]  BAT a sollicité une décision interlocutoire afin d’obtenir la radiation de la division 10a)(ii)(B) pour absence de motif valable d’opposition.

[7]  Manuvie a subséquemment présenté deux demandes d’autorisation de déposer une déclaration d’opposition modifiée.

[8]  BAT a maintenu sa requête en décision interlocutoire en dépit des deux déclarations d’opposition modifiées. Selon elle, même dans sa version modifiée, la division 10a)(ii)(B) de la déclaration ne révélait aucun motif valable d’opposition.

II.  Décision de la registraire

[9]  Le 9 juin 2016, la registraire a autorisé Manuvie à déposer une seconde déclaration d’opposition modifiée.

[10]  Elle a proposé la modification suivante :

[traduction]
10a)(ii) La demande ne satisfait pas aux exigences de l’alinéa 30d) de la Loi pour les raisons suivantes :

(B) la demande déposée le 25 juin 2013 n’énonce pas les détails de l’enregistrement à l’étranger qui, selon la requérante, lui donne le droit d’enregistrer la marque au Canada. Dans la demande déposée le 25 juin 2013, la requérante déclare que l’enregistrement no 1011959 de l’OHMI (Union européenne), délivré le 7 juillet 2009, lui confère un droit d’enregistrement au Canada. Toutefois, la requérante n’a pas fondé son droit d’enregistrer une marque au Canada sur cet enregistrement à l’étranger. De fait, au lieu de présenter une copie certifiée conforme de l’enregistrement énonçant ces détails, elle a modifié sa demande le 1er décembre 2014 afin de fonder son droit d’enregistrer une marque au Canada sur l’enregistrement no 1011959 délivré le 7 juillet 2009 par l’OMPI (la validité de la modification a été mise en cause).

[Le soulignement est ajouté pour indiquer les modifications.]

[11]  Le registraire a conclu que la version modifiée de la division 10a)(ii)(B) n’exposait pas un motif d’opposition valable au sens de l’article 30 de la Loi et il en a ordonné la radiation.

[12]  Elle a observé que l’article 30 exige une allégation comme quoi la demande ne contient pas les énoncés prévus à l’alinéa 30d), ou contient des énoncés inexacts, citant Joseph E Seagram & Sons Ltd. v Seagram Real Estate Ltd. (1984), 3 CPR (3d) 325 (COMC).

[13]  La registraire a conclu que la division 10a)(ii)(B) ne contenait aucune allégation relative à l’inexactitude des détails de l’emploi de la marque par BAT au Royaume-Uni ou de l’enregistrement international par BAT auprès de l’OMPI (no 1011959).

[14]  Elle a déclaré en outre qu’à la division 10a)(ii)(B) de sa déclaration, Manuvie alléguait que BAT avait apporté une modification irrégulière aux détails de l’enregistrement à l’étranger. Comme cette allégation ne touche pas la conformité de la marque de commerce de la requérante (BAT) à l’alinéa 30d), elle ne peut servir de motif valable d’opposition au sens du paragraphe 38(2).

[15]  De plus, selon la registraire, les articles 30 à 32 du Règlement sur les marques de commerce, DORS/96-195 (le Règlement), n’interdisent pas à une requérante de modifier les détails de l’enregistrement à l’étranger sur lequel repose sa demande d’enregistrement d’une marque de commerce.

[16]  Elle cite la décision antérieure d’un autre registraire selon laquelle il est possible de modifier une demande fondée uniquement sur l’emploi d’une marque de commerce et son enregistrement à l’étranger, et qu’une telle modification ne rend pas la demande non conforme à l’alinéa 30d) et ne peut constituer un motif d’opposition (citant Molson Companies Limited v Schlossbrauerei Kaltenberg Irmingard Prinzessin Von Bayern KG, [1991] COMC no 451, 40 CPR (3d) 543, aux pages 545 et 546 [Molson]).

[17]  La registraire ajoute qu’il a été établi dans la décision Ipex Inc v Royal Group, Inc, [2009] TMOB no 110, 77 CPR (4th) 297 [Ipex], qu’une allégation de modification non conforme ayant donné lieu à une annonce non conforme d’une demande ne constitue pas un motif valable d’opposition.

III.  Questions en litige

[18]  La présente demande de contrôle judiciaire soulève les questions de savoir si des circonstances spéciales justifient de revenir sur la décision interlocutoire de la registraire des marques de commerce et, dans l’affirmative, si cette décision était raisonnable.

[19]  À titre préliminaire, Manuvie a sollicité l’autorisation de déposer un dossier de requête supplémentaire.

IV.  Norme de contrôle applicable

[20]  Il n’est pas contesté entre les parties que la décision de la registraire soulève une question mixte de fait et de droit assujettie à la norme de contrôle de la décision raisonnable.

[21]  Pour déterminer si une décision est raisonnable, la Cour doit établir « l’existence d’une justification, la transparence et l’intelligibilité du processus décisionnel », et elle doit ensuite se demander « si la décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47, [2008] 1 RCS 190).

V.  Question préliminaire : Rejet par la Cour de la demande de Manuvie de déposer un dossier de requête supplémentaire

[22]  Manuvie sollicite l’autorisation de produire devant la Cour un dossier de requête supplémentaire contenant une copie de la demande modifiée d’enregistrement d’une marque de commerce présentée par BAT déposée le 16 décembre 2016. La demande modifiée vise à ajouter l’emploi projeté au Canada comme nouveau fondement à la demande d’enregistrement de la marque.

[23]  Manuvie fait valoir que la tentative de BAT d’ajouter un fondement à l’appui de sa demande d’enregistrement est pertinente pour établir si la registraire a commis une erreur en radiant la division 10a)(ii)(B) de sa déclaration d’opposition modifiée.

[24]  Dans l’arrêt Connolly c Canada (Procureur général du Canada), 2014 CAF 294, la Cour d’appel fédérale examine les principes établis par la jurisprudence concernant l’examen d’une requête en ordonnance autorisant le dépôt d’un dossier supplémentaire conformément à l’article 312 des Règles des Cours fédérales. La Cour d’appel donne des orientations aux tribunaux relativement à l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire et énonce les exceptions pouvant justifier une dérogation aux principes généraux (aux paragraphes 6 et 7). La Cour d’appel se prononce ainsi au paragraphe 6 :

[25]  À l’occasion de l’affaire Forest Ethics Advocacy Assn. c Canada (Office national de l’énergie), 2014 CAF 88, [2014] A.C.F. no 356, le juge Stratas a recensé les conditions à remplir pour obtenir une ordonnance en application de l’article 312 des Règles :

4  D’entrée de jeu, afin d’obtenir une ordonnance fondée sur l’article 312 des Règles, les demanderesses doivent satisfaire à deux exigences préliminaires :

(1) La preuve doit être admissible dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire. Comme il est bien établi en droit, le dossier dont est saisie la cour de révision est habituellement composé des documents dont était saisi le décideur. Il y a cependant des exceptions à ce principe. Voir les décisions Gitxsan Treaty Society c. Hospital Employees’ Union, [2000] 1 C.F. 135, aux pages 144-145 (C.A.); Association des universités et collèges du Canada c. Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22.

(2) L’élément de preuve doit être pertinent à une question que la cour de révision est appelée à trancher. Par exemple, certaines questions ne peuvent pas être soulevées pour la première fois dans le cadre d’un contrôle judiciaire : Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61 (CanLII), [2011] 3 R.C.S. 654.

[26]  En l’espèce, Manuvie reconnaît que la demande modifiée n’existait pas quand la registraire a rendu sa décision et qu’elle ne faisait donc pas partie du dossier dont elle a été saisie. La registraire a prononcé sa décision en juin 2016, et la demande modifiée a été présentée en décembre 2016, soit six mois après. L’ajout d’un nouveau fondement à l’appui de la demande d’enregistrement de BAT n’a aucune pertinence pour déterminer si la registraire a commis une erreur en radiant une partie de la déclaration d’opposition modifiée de Manuvie. Les conditions de l’article 312 des Règles ne sont pas remplies. Aucun motif ne justifie de déroger aux principes établis par la jurisprudence relativement au dépôt d’un dossier de requête supplémentaire. En fait, aucune exception n’a été invoquée et il n’en existe aucune.

[27]  La requête de Manuvie pour obtenir l’autorisation de déposer un dossier de requête supplémentaire est rejetée.

VI.  Pertinence pour la Cour de se prononcer sur la présente demande de contrôle judiciaire de la décision interlocutoire

A.  Thèse de Manuvie

[28]  Manuvie soutient qu’il existe des circonstances spéciales obligeant la Cour à exercer son pouvoir discrétionnaire de procéder au contrôle judiciaire de la décision interlocutoire de la registraire. Les circonstances spéciales invoquées sont les suivantes : la registraire a fondé sa décision sur des conclusions de fait et de droit erronées; BAT ne subira aucun préjudice parce que l’opposition a été formulée rapidement; Manuvie ne disposera d’aucun autre recours si sa demande de contrôle judiciaire n’est pas examinée.

[29]  Selon Manuvie, la question de l’existence de circonstances spéciales justifiant que la Cour se saisisse de sa demande de contrôle judiciaire est indissociable de celle du bien-fondé de la demande. Elle allègue que s’il est fait droit au motif d’opposition exposé à la division 10a)(ii)(B), la demande de BAT sera rejetée, et qu’il faut donc que la présente demande suive son cours.

[30]  Le rejet possible de ses autres motifs d’opposition fait dire à Manuvie que celui qui est invoqué à la division 10a)(ii)(B) doit impérativement faire l’objet d’un examen distinct. Se fondant sur la jurisprudence, Manuvie rappelle à la Cour qu’elle doit vérifier si d’autres voies de recours lui sont offertes (Parmalat Canada Inc. c Sysco Corporation, 2008 CF 1104 [Parmalat]; Indigo Books & Music IncC. & J. Clark International Limited, 2010 CF 859 [Indigo]).

[31]  Elle insiste sur le fait que la radiation de la division 10a)(ii)(B) la laisserait sans moyen de faire valoir ce motif d’opposition. Elle ne pourrait pas l’invoquer en appel puisque l’article 56 exige que la Cour s’en tienne aux questions visées par la déclaration d’opposition dans le cadre d’un appel. La procédure de radiation prévue à l’article 57 de la Loi n’est pas non plus envisageable puisque la non-conformité à l’alinéa 30d) ne peut servir de motif pour radier l’enregistrement de marque de commerce.

B.  Thèse de BAT

[32]  Selon BAT, aucune circonstance spéciale ne justifie que la Cour exerce son pouvoir discrétionnaire de procéder à un contrôle judiciaire.

[33]  BAT reconnaît que l’article 56 de la Loi interdit de porter en appel toute question absente de la déclaration d’opposition. Toutefois, Manuvie invoque plusieurs autres motifs d’opposition fondés sur la non-conformité à l’alinéa 30d), y compris l’inexactitude de l’énoncé lié à l’enregistrement à l’étranger. Du point de vue de BAT, la radiation de la division 10a)(ii)(B) de la déclaration d’opposition n’empêcherait pas Manuvie de soulever le même argument dans ses autres allégations et motifs d’opposition.

[34]  Par surcroît, si des circonstances spéciales pouvaient être invoquées chaque fois qu’une allégation est radiée parce qu’elle ne constitue pas un motif d’opposition valable, tous les dossiers seraient susceptibles de contrôle judiciaire. L’obligation d’établir l’existence de circonstances spéciales perdrait alors tout intérêt.

C.  Examen de la demande de contrôle judiciaire par la Cour

[35]  Dans la décision Parmalat, le juge Lemieux fait observer ce qui suit au paragraphe 21 :

[21] Il est bien établi en droit que, en règle générale, les jugements interlocutoires ne puissent, sauf circonstances spéciales, être réformés par procédure d’appel ou procédure de contrôle judiciaire. Le juge Létourneau écrivait ce qui suit dans l’arrêt Szczecka c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 116 D.L.R. (4th) 333 (C.A.F.) :

[...] il ne doit pas, sauf circonstances spéciales, y avoir d’appel ou de révision judiciaire immédiate d’un jugement interlocutoire. De même, il ne doit pas y avoir ouverture au contrôle judiciaire, particulièrement un contrôle immédiat, lorsqu’il existe, au terme des procédures, un autre recours approprié. Plusieurs décisions de justice sanctionnent ces deux principes, précisément pour éviter une fragmentation des procédures ainsi que les retards et les frais inutiles qui en résultent, qui portent atteinte à une administration efficace de la justice et qui finissent par la discréditer.

[Souligné dans l’original.]

[36]  Le juge Lemieux a conclu, au vu des faits qui lui ont été présentés, que l’existence de circonstances spéciales avait été établie et justifiait le contrôle judiciaire de la décision refusant l’ajout d’un nouveau motif d’opposition. Il écrit ce qui suit aux paragraphes 24 et 25 :

[24]  La raison que j’ai de penser ainsi, c’est que, à la fin d’une procédure d’opposition, dont appel peut être interjeté devant la Cour en vertu de l’article 56 de la Loi, au premier niveau d’appel, il n’existe aucun recours approprié autre que la ligne de conduite adoptée ici par Parmalat.

[25]  Selon la jurisprudence de la Cour fédérale relative aux oppositions en matière de marques de commerce selon la Loi, la Cour fédérale n’a pas compétence pour décider un point qui ne figure pas dans la déclaration d’opposition. Aux paragraphes 16 et 17 de la décision McDonald’s Corp. c. Coffee Hut Stores Ltd., [1994] A.C.F. no 638, le juge McKeown, s’appuyant sur la jurisprudence antérieure de la Cour, écrivait ce qui suit :

16  En guise de réponse, l’avocat de Coffee Hut Stores plaide que cette Cour a déjà jugé que la Commission d’opposition des marques de commerce n’a pas compétence pour trancher une question qui ne se trouve pas dans la déclaration d’opposition. Dans l’affaire Imperial Developments Ltd. c. Imperial Oil Ltd. (1984), 79 C.P.R. (2D) 12 (C.F. 1re inst.), à la p. 21, l’agent d’audience avait rejeté la demande d’enregistrement pour chacun des motifs soulevés dans la déclaration d’opposition. Cependant, il est allé plus loin et a abordé des questions qui ne se trouvaient pas dans les actes de procédure, mais qui avaient été soulevées pendant le débat oral. Le juge Muldoon a estimé que l’agent d’audience avait outrepassé sa compétence et qu’une fois qu’il avait statué sur les motifs soulevés dans la déclaration d’opposition, il avait rempli sa fonction légale.

17  On a ensuite prétendu que cette Cour n’avait pas compétence pour statuer sur des questions qui n’avaient pas été soulevées devant le registraire. Dans l’affaire S.C. Johnson & Son Inc. c. Esprit de Corp. (1986), 13 C.P.R. (3D) 235 (C.F. 1re inst.), le juge Cullen a fait remarquer que, bien qu’il soit loisible aux parties d’introduire une nouvelle preuve, il ne leur est pas loisible d’aborder de nouvelles questions : bien que l’appel soit traité comme une nouvelle instruction, il s’agit quand même d’un appel, et la Cour est limitée aux questions soulevées devant le registraire. Je souscris à ces remarques.

[Souligné dans l’original.]

[37]  Le juge O’Keefe adhère également à ces principes dans la décision Indigo, mais sa conclusion est différente. Au paragraphe 33, le juge expose les raisons pour lesquelles il faut établir l’existence de circonstances spéciales pour autoriser le contrôle judiciaire d’un jugement interlocutoire :

[33] L’exercice du pouvoir de contrôle de la Cour est discrétionnaire. Les tribunaux refusent souvent d’instruire des demandes de contrôle judiciaire de décisions provisoires ou interlocutoires parce que de telles procédures ont pour effet de fragmenter et de prolonger les procédures administratives. Le refus est également justifié pour le motif qu’il est possible que l’achèvement du processus administratif rende l’affaire théorique (voir Canadien Pacifique Ltée c. Bande indienne de Matsqui, [1995] 1 R.C.S. 3, [1995] A.C.S. no 1 (QL), paragraphes 34 à 36, Brown, D. J. M., et J. M. Evans, Judicial Review of Administrative Action in Canada, 1998 (édition en feuillets mobiles, mis à jour en septembre 2009), à la page 3:4300).

[38]  Le juge O’Keefe reconnaît qu’Indigo ne pouvait pas obtenir le contrôle d’un motif d’opposition faisant l’objet d’un appel fondé sur l’article 56 si ce motif ne se trouvait pas dans la déclaration d’opposition. Il conclut néanmoins, au paragraphe 44, que les articles 22 et 57 lui offraient deux autres voies de recours judiciaire appropriées et réalistes compte tenu des faits de l’espèce.

[39]  La déclaration d’opposition est au cœur de la présente demande de contrôle judiciaire. Comme l’a reconnu BAT, si la décision de la registraire est maintenue, la déclaration d’opposition de Manuvie ne contiendra pas le motif en cause. Par conséquent, l’argument que Manuvie cherche à faire valoir n’ouvre pas droit à un appel fondé sur l’article 56. Manuvie ne peut pas non plus invoquer l’article 57.

[40]  Elle a soulevé d’autres motifs d’opposition portant sur l’exactitude des énoncés, mais ceux-ci ne lui offrent pas ouverture au contrôle de la décision de la registraire concernant les allégations de la division 10a)(ii)(B).

[41]  Par conséquent, après avoir apprécié le bien-fondé de la demande de contrôle judiciaire, la Cour a conclu, tel qu’il est expliqué ci-dessous, que la décision de la registraire de radier la division était raisonnable.

VII.  Caractère raisonnable de la décision de la registraire de radier la division 10a)(ii)(B) de la déclaration d’opposition modifiée de Manuvie

A.  Thèse de Manuvie

[42]  Manuvie estime que la radiation d’un motif d’opposition ou d’un acte de procédure participe du même principe. Autrement dit, la radiation d’un motif d’opposition se justifie seulement s’il est « évident et manifeste » que l’acte de procédure ne révèle aucune cause raisonnable d’action ou chance raisonnable de succès, et s’il s’impose de recevoir un argument inédit (citant Hunt c Carey Canada Inc., [1990] 2 RCS 959, à la page 980 [Hunt]; R. c Imperial Tobacco Canada Ltée, 2011 CSC 42, au paragraphe 21 [Imperial Tobacco]).

[43]  Manuvie estime avoir soulevé un argument inédit qui n’est pas voué à l’échec et qui devrait par conséquent être accueilli par la registraire à l’audience sur l’opposition.

[44]  Manuvie fonde cet argument sur la décision Thymes, LLC c Reitmans (Canada) Limitée, 2013 CF 127 [Thymes], dans laquelle la Cour a décrété que la date pertinente pour apprécier la conformité à l’article 30 est la date de production de la demande.

[45]  Or, BAT a présenté sa demande d’enregistrement d’une marque de commerce le 25 juin 2013 et la fondait uniquement sur l’enregistrement du 7 juillet 2009 auprès de l’OHMI. BAT a modifié sa demande le 1er décembre 2014 afin de faire valoir l’enregistrement auprès de l’OMPI. Manuvie estime que BAT a ce faisant renoncé au fondement de la demande produite le 25 juin 2013.

[46]  Dans la division 10a)(ii)(B) de sa déclaration d’opposition modifiée, Manuvie plaide que la première demande d’enregistrement de la marque de commerce de BAT ne donnait pas les détails de l’enregistrement à l’étranger qui, selon elle, lui confère le droit d’enregistrer la marque au Canada. Manuvie plaide que BAT n’a pas rempli les exigences législatives. Le 25 juin 2013 est la date pertinente pour établir la conformité de BAT, mais celle-ci a échoué puisqu’elle n’avait pas [traduction] « produit sa demande définitive » à cette date.

[47]  En substance, Manuvie fait valoir que BAT a modifié sa demande pour la fonder sur un autre enregistrement à l’étranger que celui qu’elle revendiquait dans la première demande. L’objectif de BAT était de tirer avantage d’une date antérieure de jouissance de son droit. Aux yeux de Manuvie, il serait injuste d’accorder cet avantage en raison des conséquences pour les tiers qui auraient voulu enregistrer une marque de commerce pendant cette période. Elle ajoute qu’en modifiant sa demande, BAT a renoncé à la date de production antérieure et ne peut fonder sa demande modifiée sur l’emploi de la marque à l’étranger.

[48]  Manuvie reproche à la registraire d’avoir commis une erreur en concluant que ce motif d’opposition n’avait aucune chance raisonnable d’être accueilli. Il s’agit selon elle d’un motif inédit qui devrait être pris en considération à l’audience de la Commission des oppositions des marques de commerce (COMC).

[49]  Manuvie affirme en outre que la division 10a)(ii)(B) devrait être examinée à la lumière des autres motifs invoqués dans sa déclaration d’opposition concernant expressément l’insuffisance de détails. Autrement dit, l’irrégularité des énoncés constitue un motif valable d’opposition.

[50]  Manuvie estime par ailleurs que la registraire a cité à tort les décisions Molson et Ipex. À son avis, ces décisions ne mettent pas en cause une requête en radiation d’un acte de procédure et elles n’établissent aucunement que des modifications irrégulières aux détails d’un enregistrement à l’étranger ne constituent jamais un motif d’opposition valable.

B.  Thèse de BAT

[51]  Selon BAT, la conformité d’une déclaration d’opposition est régie par l’article 38 de la Loi. Il est loisible au registraire de radier toute partie d’une déclaration d’opposition jugée non conforme à l’article 38.

[52]  BAT soutient que pour apprécier l’exactitude de la division attaquée, en supposant que les faits allégués sont vrais, il faut établir si « la réclamation de l’opposante est soutenue » (1772887 Ontario Limited c Registraire des marques de commerce, 2010 CF 645, au paragraphe 9 [Where Canada]).

[53]  Parmi les motifs d’opposition mentionnés au paragraphe 38(2) se trouve la non-conformité d’une demande aux exigences de l’article 30. BAT affirme que pour établir si le contenu d’une demande remplit les exigences de l’article 30, il faut tout d’abord vérifier si elle comprend les énoncés requis et, le cas échéant, si ces énoncés sont exacts (The Black Dog Tavern Company v 533737 Alberta Ltd, [2000] (COMC no 163).

[54]  Or, fait valoir BAT, la division 10a)(ii)(B) ne contient pas d’allégation de faits mettant en cause la conformité à l’alinéa 30d) de la Loi, ni aucune allégation concernant l’exactitude des faits.

[55]  La registraire fonde à juste titre sa décision sur les articles 30 à 32. Les modifications des détails d’un enregistrement à l’étranger ne sont pas interdites et ne peuvent pas constituer un motif valable d’opposition. BAT estime qu’elle a apporté une modification valide à sa demande, et que celle-ci ne peut être considérée comme un motif valable d’opposition.

[56]  Qui plus est, elle reproche à Manuvie d’avoir mal interprété la décision Thymes. par laquelle la Cour a rejeté l’appel interjeté contre le refus d’un registraire d’accueillir une demande d’enregistrement d’une marque de commerce parce que le demandeur (Thymes) ne l’avait pas employée aux États-Unis à la date de production de la demande. Aux paragraphes 18 à 20, la Cour explique pourquoi l’emploi à l’étranger est requis à la date de production de la demande. Selon BAT, la décision Thymes ne met pas en cause une modification apportée aux détails d’un enregistrement à l’étranger et ne peut donc être considérée comme s’apparentant à l’espèce.

C.  Caractère raisonnable de la décision de la registraire

[57]  L’issue de l’espèce n’est aucunement tributaire du critère appliqué, qu’il s’agisse de l’argument valable normalement invoqué dans l’examen des demandes d’enregistrement d’une marque de commerce et des déclarations d’opposition, selon BAT, ou de la chance raisonnable de succès, qui d’après Manuvie s’applique normalement dans d’autres causes civiles visant la radiation d’un acte de procédure.

[58]  Voici ce que fait observer le juge Martineau à cet égard au paragraphe 9 de la décision Where Canada :

[9]  Lorsqu’il s’agit de décider s’il existe une question sérieuse à trancher, la jurisprudence est claire : le registraire ne doit pas considérer les chances ou les probabilités qu’a l’opposant d’avoir gain de cause. Le registraire doit plutôt se demander si, « en supposant que tous les faits allégués dans la déclaration d’opposition sont vrais, la réclamation de l’opposante est soutenue ». Aucune preuve ne doit être examinée pour trancher cette question; le registraire doit limiter son examen à la demande proprement dite et aux allégations contenues dans la déclaration d’opposition. Voir Koffler Stores Ltd. c. Canada (Registraire des marques de commerce), [1976] 2 C.F. 685, au paragraphe 3; Canadian Tampax Corp. c. Canada (Registraire des marques de commerce) (1975), 24 C.P.R. (2d) 178, [1975] A.C.F. no 1110, au paragraphe 20 (C.F.1re instance) (QL), qui cite Pepsico Inc. c. Canada (Registraire des marques de commerce), [1976] 1 C.F. 202 au paragraphe 12 (C.F.1re instance).

[59]  À la page 980 de l’arrêt Hunt, la Cour suprême expose le critère qui régit les requêtes en radiation d’un acte de procédure dans les affaires civiles : « en supposant que les faits exposés dans la déclaration peuvent être prouvés, est-il [traduction] “évident et manifeste” que la déclaration du demandeur ne révèle aucune cause d’action raisonnable? » La Cour suprême ajoute que « [s]’il est évident et manifeste que l’action est vouée à l’échec parce qu’elle contient un [...] vice fondamental, il convient alors de radier les parties pertinentes de la déclaration ».

[60]  Dans l’arrêt Imperial Tobacco, la Cour suprême réitère que la prudence s’impose avant de radier un acte de procédure et que le droit continue d’évoluer. Plus précisément, elle observe au paragraphe 21 que l’approche de la Cour devrait être « généreuse et permettre, dans la mesure du possible, l’instruction de toute demande inédite, mais soutenable ». La Cour ajoute toutefois, au paragraphe 25, qu’il faut tenir compte du contexte pour établir s’il existe une possibilité raisonnable qu’une demande soit accueillie. Plus précisément, « [i]l s’agit de savoir si, dans le contexte du droit et du processus judiciaire, la demande n’a aucune possibilité raisonnable d’être accueillie ». [En italique dans l’original.]

[61]  Plus récemment, dans l’arrêt Teva c Gilead, 2016 CAF 176, la Cour d’appel fédérale a fait sienne la conclusion de l’arrêt Imperial Tobacco, au sujet de laquelle elle donne les précisions suivantes au paragraphe 30 :

[30]  Le critère de la « possibilité raisonnable de succès » est plus qu’une simple évaluation des chances mathématiques. Pour décider si une modification présente une possibilité raisonnable de succès, il faut examiner ses chances de succès dans le contexte du droit et du processus judiciaire et adopter un point de vue réaliste (Imperial Tobacco, précité, au paragraphe 25).

[62]  Manuvie affirme que son motif d’opposition modifié soulève un argument inédit qui devrait être examiné par la COMC.

[63]  À l’inverse, BAT soutient que les seuls motifs d’opposition valables sont ceux qui figurent au paragraphe 38(2) de la Loi et que le motif invoqué par Manuvie n’a aucune chance d’être accueilli.

[64]  À mon avis, même si l’argument de Manuvie est inédit, il ne présente aucune chance raisonnable de succès dans le contexte réaliste de l’application de la Loi. Pareillement, selon l’approche préconisée dans la décision Where Canada, l’opposante (Manuvie) n’a pas de cause défendable.

[65]  La registraire a établi les motifs de sa décision (exposés précédemment) conformément à la Loi et a cité à bon droit la décision Molson.

[66]  Qui met en cause un requérant ayant fondé sa demande d’enregistrement d’une marque de commerce sur un enregistrement fait en Allemagne et sur l’emploi de la marque aux États-Unis. Le requérant a ensuite modifié sa demande en changeant le numéro d’enregistrement obtenu en Allemagne et en invoquant l’emploi de la marque en Allemagne. L’opposante a fait valoir que la demande n’était pas conforme à l’article 29 (devenu l’article 30) parce que la marque n’était pas employée et enregistrée en Allemagne en association avec la bière en cause, contrairement aux déclarations du requérant. L’opposante a également soulevé des motifs additionnels d’opposition.

[67]  Relativement au motif de non-conformité à l’article 30, la COMC a fait remarquer à l’opposante qu’elle avait allégué que le requérant n’avait pas produit d’affidavit pour expliquer le changement apporté au numéro d’enregistrement. La COMC a conclu que ni la Loi ni le Règlement ne l’exigent. De plus, les règles (énoncées dans le Règlement) n’interdisent pas à un requérant de modifier l’enregistrement à l’étranger sur lequel il fonde une demande d’enregistrement d’une marque de commerce. La COMC a conclu que le motif d’opposition n’était pas soutenable.

[68]  Bien que la décision Molson remonte à 1991, aucune des parties n’a cité de jurisprudence qui me permettrait de douter de son applicabilité. La COMC a clairement examiné un motif très similaire d’opposition dans la décision Molson, même si elle l’a fait après l’audience. La décision Molson corrobore la conclusion de la registraire voulant que le motif d’opposition énoncé à la division 10a)(ii)(B) n’ait pas de chance raisonnable de succès parce qu’il est absent de la liste des motifs d’opposition prévus par la Loi, et que ni la Loi ni le Règlement n’interdisent à un requérant d’apporter une modification du genre de celle dont il est question en l’espèce.

[69]  Dans la décision Thymes, le juge Manson a conclu que le registraire n’avait pas commis d’erreur en concluant que la marque de commerce du requérant devait être employée aux États‑Unis à la date de production de la demande au Canada pour qu’elle soit recevable ici. Le juge Manson stipule au paragraphe 18 :

[18]  [...] Il ne fait aucun doute que l’interprétation correcte du paragraphe 16(2) de la Loi requiert incontestablement que, à la date de production de la demande d’enregistrement, si le requérant invoque un enregistrement ou une demande d’enregistrement et un emploi de la marque à l’étranger conformément à cette disposition, il faut qu’il y ait eu emploi de la marque en date de la demande pour que puisse être invoquée cette disposition comme fondement valide à l’obtention d’un enregistrement au Canada.

[70]  La question soulevée par Manuvie concernant la modification apportée à la demande de BAT n’est pas abordée dans la décision Thymes. Je vois mal comment cette décision pourrait mettre en cause la décision Molson ou toute autre jurisprudence applicable, comme le prétend Manuvie. Dans la décision Molson, le registraire a conclu que l’allégation de modification irrégulière à la marque de commerce ne révélait pas un motif d’opposition valable. La registraire tire une conclusion analogue en l’espèce.

[71]  Son interprétation et son application des dispositions législatives ne comportent aucune erreur susceptible de révision dans la manière, et sa décision portant radiation de la division 10a)(ii)(B) de la déclaration d’opposition de Manuvie est raisonnable.

 


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE ce qui suit :

  1. La requête de la demanderesse visant à obtenir l’autorisation d’introduire un dossier de requête supplémentaire est rejetée.
  2. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.
  3. Conformément à l’entente intervenue entre les parties, des dépens de 4 000 $ sont adjugés à la défenderesse.

« Catherine M. Kane »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 22e jour de janvier 2020

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1130-16

 

INTITULÉ :

LA COMPAGNIE D’ASSURANCE-VIE MANUFACTURERS c BRITISH AMERICAN TOBACCO (BRANDS) LIMITED

 

LIEU DE L’AUDITION :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 13 février 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE KANE

 

DATE DES MOTIFS :

Le 2 mai 2017

 

COMPARUTIONS :

Christine Pallotta

 

Pour la demanderesse

 

Kevin K. Graham et Andrea C. Kroetch

 

Pour la défenderesse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Borden Ladner Gervais S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

Smart & Biggar

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

Pour la défenderesse

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.