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Date : 20170224


Dossier : IMM-2175-16

Référence : 2017 CF 236

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 24 février 2017

En présence de madame la juge McVeigh

ENTRE :

JATHURSAN PARAMANANTHALINGAM

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENTS ET MOTIFS

I.                    Introduction

[1]               Le demandeur, Jathursan Paramananthalingam, conteste la décision de la Section de la protection des réfugiés (SPR) du 3 mai 2016 lui refusant le statut de réfugié au Canada. La SPR a conclu que le demandeur n’était ni un réfugié au sens de la Convention, ni une personne à protéger en vertu des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi). Pour les motifs suivants, j’accueille la présente demande.

II.                 Contexte

[2]               Le demandeur est un citoyen de la République démocratique socialiste du Sri Lanka (le Sri Lanka). Il est un Tamoul originaire de Mulliyawalai, dans le nord du Sri Lanka. Le Mulliyawalai était auparavant contrôlé par les Tigres de libération de l’Eelam tamoul (TLET). Le père du demandeur faisait partie du comité local des TLET, qui observait et dénonçait la population locale.

[3]               En avril 2009, le père du demandeur, soupçonné d’être partisan des TLET, a été détenu alors que le reste de la famille a été détenue dans un camp. Le demandeur a été battu par les autorités lorsqu’il a nié être impliqué dans les TLET. La famille a été libérée en octobre 2010, à l’exception du père, qui a pu rejoindre sa famille en avril 2011. En mai 2011, l’oncle du demandeur, qui réside au Royaume-Uni, a rendu visite à sa famille.

[4]               Le demandeur soutient que trois incidents ont eu lieu en 2013 : 1) en février, l’armée l’a arrêté, la questionné à propos des activités de son père et de la visite de son oncle, puis la libéré; 2) en mai, l’armée l’a arrêté, battu et questionné à propos des liens entre sa famille et les TLET; 3) en juillet, le groupe Karuna l’a enlevé. Ce groupe est un groupe paramilitaire opposé aux TLET. Il a été libéré après avoir promis de joindre le groupe s’il lui permettait de terminer son examen de niveau avancé du certificat général en éducation.

[5]               Le demandeur a tenté de réussir son examen de niveau avancé en août 2013, mais l’a échoué. En septembre 2013, il s’est caché du groupe Karuna et des autorités sri lankaises à Jaffna. Il a passé son examen de nouveau en août 2014 et l’a réussi.

[6]               En décembre 2014, l’ami du demandeur a été arrêté pour avoir organisé une manifestation étudiante. Le demandeur s’est ensuite rendu à Colombo, où il est demeuré caché. Il a quitté le Sri Lanka le 5 mars 2015, avec l’aide d’un passeur. Il s’est rendu au Canada en passant par les États-Unis et a demandé l’asile à un point d’entrée terrestre en décembre 2015, en vertu d’une exception à l’Entente des tiers pays sûrs.

[7]               La SPR a effectué un examen approfondi de la demande d’asile du demandeur et a conclu qu’il n’était pas un réfugié au sens de la Convention en vertu des articles 96 et 97 de la Loi. La SPR a passé un temps considérable à confirmer son identité, concluant qu’il est un citoyen Tamoul du Nord du Sri Lanka. La SPR a également tiré un certain nombre d’inférences négatives quant à la crédibilité du demandeur. Elle n’a pas jugé crédible la prétention du demandeur selon laquelle il aurait été enlevé en 2013. Elle a conclu que le fait qu’il allègue avoir été en sécurité à son université locale était incompatible avec son allégation selon laquelle il était persécuté et a tiré une autre conclusion défavorable sur la crédibilité du demandeur.

[8]               La SPR a conclu que le demandeur n’avait pas de raison de craindre d’être persécuté en raison de son appartenance au groupe Tamoul ou comme demandeur d’asile débouté compte tenu de son rôle effacé. Puisqu’il ne satisfaisait pas à la norme de preuve la moins contraignante prévue par l’article 96, qui demande qu’il s’agisse de plus qu’une simple possibilité, la SPR a conclu que le demandeur serait incapable de satisfaire au critère plus élevé de l’article 97, soit la prépondérance des probabilités, comme personne ayant besoin de protection. Sa demande d’asile a été rejetée. Un sursis de l’instance a été accordé le 24 août 2016.

III.               Question en litige

[9]               La question déterminante de cette décision est de savoir s’il était nécessaire de rendre une décision distincte sur le paragraphe 97(1).

IV.              Norme de contrôle

[10]           Il a été établi que la norme applicable à la question de savoir si la SPR doit effectuer une analyse distincte en vertu de l’article 97 est la norme de la décision raisonnable (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir]; Ismaili c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 84, aux paragraphes 19 et 61).

[11]           Le demandeur allègue que la SPR devait effectuer une analyse distincte des alinéas 97(1)a) et 97(1)b) en raison de sa crainte des autorités et de la preuve documentaire démontrant les pratiques de torture systémique par l’armée sri lankaise. Il affirme que même si la SPR conclut qu’il n’est pas crédible en application de l’article 96, les risques qu’il court peuvent malgré tout constituer un motif suffisant pour que sa demande soit accueillie en vertu de l’article 97.

[12]           Le défendeur a convenu lors de l’audience que les motifs portant sur l’article 97 sont limités, mais plaide que le critère a été correctement formulé et appliqué. Le défendeur défend la conclusion de la SPR selon laquelle il n’y avait pas suffisamment de preuve pour démontrer que le profil du demandeur le mettait en danger. Il allègue que la SPR n’avait pas à effectuer une analyse distincte en vertu de l’article 97 en raison de sa conclusion défavorable sur la crédibilité du demandeur et de son examen des dangers généraux auxquels font face les personnes ayant un profil semblable au sien.

[13]           Selon le juge Rothstein dans l’arrêt Li c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 1 [Li], la norme de preuve applicable aux demandes faisant intervenir le paragraphe 97(1) est celle de la prépondérance des probabilités. Il affirme à l’égard du critère juridique établi par l’alinéa 97(1)a) qu’il « devient immédiatement apparent que les termes utilisés pour décrire la norme de preuve – la probabilité la plus forte – sont équivalents à ceux qui sont utilisés pour décrire le critère objectif auquel il doit être satisfait afin d’avoir qualité de personne à protéger en vertu de l’alinéa 97(1)a), à savoir, plus probable que le contraire » (Li, précité, au paragraphe 29). Il poursuit en soulignant que le législateur n’a pas choisi d’utiliser le même libellé qu’à l’article 96, mais plutôt d’utiliser des termes qui « (...) reflètent ceux de l’article 3 de la Convention contre la torture » (Li, au paragraphe 32). Il conclut donc que la SPR peut être appelée « à se demander si l’individu est un réfugié au sens de la Convention et s’il est une personne à protéger. Certaines preuves peuvent s’appliquer aux deux décisions.

[14]           Toutefois, l’article 96 et l’alinéa 97(1)a) sont différents » (Li, au paragraphe 33). Le juge Rothstein illustre ensuite certaines de ces différences, comme le fait que l’article 96 prévoit des éléments objectifs et subjectifs, alors que les demandes présentées en vertu de l’alinéa 97(1)a) ne comportent aucun élément subjectif. Il affirme en conclusion que la norme de contrôle pour le risque de torture est que le risque doit être plus probable que le contraire et que cette norme n’est pas la même que celle relative au danger pour la vie ou au traitement cruel et inusité.

[15]           Selon les faits de l’espèce, la SPR va à l’encontre de l’objet de la Loi et de l’article 97 en supposant qu’il n’est pas possible de satisfaire au critère de l’article 97 si la demande n’est pas retenue en vertu de l’article 96. Au paragraphe 64 de sa décision, la SPR résume son analyse sur l’article 97 en déclarant ce qui suit : [traduction] « Puisqu’il n’y a pas d’autres éléments de preuve démontrant que le demandeur pourrait démontrer l’existence du danger décrit au paragraphe 97(1) de la LIPR, qui exige une plus haute norme de preuve que celle prévue à l’article 96, la SPR conclut que le demandeur n’est pas une personne à protéger. »

[16]           L’objectif de l’article 97 est de protéger les demandeurs d’asile légitimes qui pourraient ne pas satisfaire aux critères stricts de la crainte bien fondée d’être persécuté. Malgré le seuil de preuve moins élevé prévu par l’article 96, il est très difficile de prouver à la fois une peur objective et subjective. Le législateur a créé l’article 97 afin qu’il agisse comme un filet de sécurité pour protéger les personnes qui, malgré une conclusion d’absence de crédibilité, font face à un risque de préjudice personnalisé. Il est important de rappeler ici que l’analyse de la crainte d’être persécutée et celle du risque de préjudice personnalisé se doivent d’être différentes.

[17]           En fonction des faits qui précèdent, la SPR a déraisonnablement supposé que si le critère prévu par l’article 96 ne pouvait être satisfait, il n’était pas possible que celui prévu à l’article 97 le soit. Selon la SPR, cette conclusion découle de la norme de preuve plus exigeante demandée à l’article 97 (la prépondérance des probabilités) par rapport à celle prévue à l’article 96 (une possibilité réelle). La SPR n’a pas saisi qu’en vertu de l’article 96, le demandeur doit prouver l’existence de la possibilité réelle d’une crainte de persécution bien fondée, alors que l’article 97 exige de démontrer l’existence d’un risque de préjudice personnalisé en fonction de la prépondérance des probabilités. Le fait de confondre un critère avec un autre est une erreur susceptible de révision rendant la décision déraisonnable.

[18]           Le décideur aurait dû, même brièvement, analyser si le demandeur faisait face à un risque de préjudice personnalisé en retournant au Sri Lanka. N’ayant aucun élément d’analyse, la Cour se retrouve à devoir deviner pourquoi le demandeur ne satisfait pas au critère établi à l’article 97. Par conséquent, cette décision ne satisfait pas à la norme de la décision raisonnable décrite dans l’arrêt Dunsmuir.

[19]           Il n’est pas toujours nécessaire d’effectuer une analyse en fonction de l’article 97. Dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Sellan, 2008 CAF 381, au paragraphe 3, la Cour d’appel fédérale a déclaré :

(...) Lorsque la Commission tire une conclusion générale selon laquelle le demandeur manque de crédibilité, cette conclusion suffit pour rejeter la demande, à moins que le dossier ne comporte une preuve documentaire indépendante et crédible permettant d’étayer une décision favorable au demandeur. C’est au demandeur qu’il incombe de démontrer que cette preuve existe.

[20]           Le demandeur a souligné qu’une preuve documentaire indépendante qui a été présentée à la SPR. La SPR mentionne d’ailleurs une partie de cette preuve documentaire au paragraphe 58 de sa décision : [traduction]

(...) Un rapport de la Commission des droits de la personne de l’Asie, citée dans les Principes directeurs du HCR, affirme que la torture est endémique au Sri Lanka et qu’elle est pratiquée dans tous les postes de police et établissements de détention. Ce rapport ajoute que l’armée et autres autorités en matière de sécurité soumettent les détenus du Nord et de l’Est du pays à des interrogatoires comprenant souvent de la torture. Les détenus sont apparemment des civils soupçonnés d’être affiliés aux TLET.

[21]           La citation précédente fait manifestement intervenir l’alinéa 97(1)b). Même si les liens du demandeur, de son père ou de son oncle aux TLET ne sont peut-être pas suffisants pour établir la crainte d’être persécuté en vertu de l’article 96, il est possible que ces liens exposent le demandeur à un risque personnalisé en application de l’article 97.

[22]           Le défendeur convient que la SPR a conclu que le père du demandeur était un milicien des TLET, mais soutient qu’elle a examiné comme le risque général comme il se doit dans son analyse de l’article 96. Considérant la preuve documentaire, le profil du demandeur et l’arrestation de son père pour son rôle auprès des TLET, la SPR aurait dû examiner l’alinéa 97(1)b) de façon distincte. Il est possible que la requête du demandeur ne soit pas accueillie en vertu de l’article 97, mais elle aurait dû néanmoins être analysée sous cet angle.

[23]           La Section n’a pas évalué adéquatement le risque personnalisé du demandeur, comme l’exige l’article 97. L’application erronée par la SPR du critère établi et le manque d’attention portée à l’article 97 rendent cette décision déraisonnable.

[24]           Considérant mes motifs précités et le fait que les analyses de la SPR portant sur l’identité, la crédibilité et l’article 96 étaient exhaustives et raisonnables, je n’examinerai pas les autres arguments du demandeur.

[25]           Le demandeur a présenté la question certifiée suivante :

Si la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié rejette une demande en vertu du paragraphe 96(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, est-il nécessaire pour la Section d’analyser la demande sous l’angle des alinéas 97(1)a) ou 97(1)b)?

Le fardeau de la preuve prévu au paragraphe 96(1) de la LIPR est-il moins grand que celui prévu à l’alinéa 97(1)a) ou 97(1)b) appliqué par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié?

[26]           Le défendeur plaide la Cour d’appel fédérale a déjà répondu à cette question certifiée.

[27]           Puisque je renvoie la présente demande pour nouvelle détermination, je n’accueillerai pas les questions certifiées.


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1.                  La demande est accueillie et l’affaire est renvoyée pour être entendue de nouveau par un autre décideur.

2.                  Il n’y a pas de question certifiée.

« Glennys L. McVeigh »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2175-16

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :

JATHURSAN PARAMANANTHALINGAM c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 16 novembre 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MCVEIGH

 

DATE DU JUGEMENT :

Le 24 février 2017

 

COMPARUTIONS :

Micheal Crane

Pour le demandeur

Rachel Hepburn Craig

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Micheal Crane

Avocat

Toronto (Ontario)

Pour le demandeur

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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