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Date : 20170413


Dossier : IMM-309-16

Référence : 2017 CF 367

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 13 avril 2017

En présence de madame la juge Simpson

ENTRE :

GURMEET SINGH BRAH

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                    Instance

[1]               Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire d’une décision datée du 6 septembre 2015, par laquelle le représentant du ministre déférait l’affaire pour enquête (la décision de renvoi) à la Section de l’immigration (SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission), conformément au paragraphe 44(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR). La décision de renvoi se fonde sur une revue de la jurisprudence et d’une recommandation de renvoi datée du 13 août 2015 (la recommandation). La présente demande a été présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la LIPR. Le demandeur sollicite une ordonnance portant annulation de la décision de renvoi.

II.                 Contexte

[2]               Le demandeur, âgé de 40 ans, est un citoyen de l’Inde ayant acquis sa résidence permanente au Canada le 28 juillet 2003. La femme du demandeur est née en Inde, mais elle vit au Canada depuis son adolescence. Elle est devenue citoyenne canadienne en 1997. Elle est aveugle au sens de la loi. Le demandeur est le seul gagne-pain de la famille. Les 3 enfants du couple, âgés de 13, 10 et 3 ans, sont nés au Canada.

[3]               Le 19 septembre 2008, le demandeur a commencé à avoir des conversations explicites en ligne avec Natasha, une jeune fille de 14 ans de London, en Ontario. Le 22 septembre 2008, il s’est rendu à London en voiture en vue d’obtenir des faveurs sexuelles contre rétribution de Natasha, qui était en fait une agente d’infiltration. Le demandeur a été arrêté. Il a plaidé coupable et a été déclaré coupable le 25 octobre 2011 pour des chefs de leurre d’enfant de moins de 16 ans et de communication à des fins de bénéficier de services de prostitution d’une personne de moins de 18 ans, des infractions à l’alinéa 172.1(1)b) et au paragraphe 212(4) du Code criminel. Les deux infractions sont punissables d’un emprisonnement maximal de 10 ans. Le demandeur a été condamné à des peines de 15 mois d’emprisonnement pour chaque infraction, à purger concurremment. Après 10 mois, il a été remis en liberté pour bonne conduite.

[4]               Le demandeur a suivi jusqu’au bout divers programmes correctifs pendant son incarcération. Lui et sa femme ont pris part à des séances de consultation matrimoniale. Elle l’appuie dans sa démarche pour rester au Canada.

[5]               Le 16 février 2012, le demandeur a été déclaré interdit de territoire pour cause de grande criminalité en vertu du paragraphe 44(1) de la LIPR. Le 3 décembre 2012, son dossier a été déféré à la SI pour enquête, en application du paragraphe 44(2) de la LIPR; la date de l’audience a alors été fixée au 15 janvier 2013.

[6]               Cependant, comme le demandeur n’était pas disponible à cette date, l’audience a été reportée au 11 février 2013. À cette date, l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) a dû retirer sa requête parce que le représentant du ministre n’avait pas signé le formulaire du 3 décembre 2012 qui confirmait officiellement que l’affaire avait été déférée pour enquête. L’ASFC a fait valoir que dans ces circonstances, il n’était pas possible de savoir si le représentant du ministre avait pris connaissance du dossier du demandeur.

[7]               Dans une lettre du 22 février 2013, le demandeur était invité à soumettre des observations expliquant pourquoi il ne devait pas faire l’objet d’une mesure de renvoi. Il avait jusqu’au 18 mars 2013 pour formuler ses observations, mais il a choisi de s’en abstenir. Pendant les deux années qui ont suivi, le défendeur n’a fait aucune autre démarche en vue du renvoi du demandeur. Entre-temps, soit le 19 juin 2013, la Loi a été modifiée.

[8]               Avant cette date, l’article 64 de la LIPR autorisait les résidents permanents que la SI avait déclarés interdits de territoire pour cause de grande criminalité à interjeter appel de la décision devant la Section d’appel de l’immigration (la SAI) pour des motifs d’ordre humanitaire si leur peine était inférieure à deux ans. C’était le cas du demandeur puisqu’il avait reçu une peine de 15 mois d’emprisonnement. Toutefois, depuis le 19 juin 2013, seuls ceux dont la peine est inférieure à six mois ont le droit de s’adresser à la SAI. Sous ce nouveau régime, le demandeur n’a plus le droit d’interjeter appel devant la SAI pour des motifs d’ordre humanitaire.

[9]               Un Bulletin opérationnel publié par Citoyenneté et Immigration Canada le 10 septembre 2013 énonce clairement que pour les « personnes dont l’affaire est déférée à la SI pour motif de grande criminalité après le 19 juin 2013, la nouvelle définition de grande criminalité […] s’appliquera et [elles] n’ont aucun droit d’appel ». Étant donné que le représentant du ministre n’a pas signé la décision de renvoi avant le 19 juin 2013, le demandeur a perdu son droit d’en appeler à la SAI.

[10]           Un fonctionnaire de l’ASFC a réactivé le dossier et a appelé au domicile du demandeur le 13 février 2015. Le fonctionnaire a informé la femme du demandeur que celui-ci pouvait de nouveau présenter ses observations en vue d’expliquer pourquoi il ne devrait pas faire l’objet d’une mesure de renvoi. Celle-ci a été prise par surprise, car elle pensait que les procédures en matière d’immigration contre son mari avaient été abandonnées. Le demandeur a saisi cette seconde occasion et soumis des observations le 25 avril 2015, dans lesquelles il admet être interdit de territoire en vertu de l’alinéa 36(1)a) de la LIPR. Il a toutefois demandé que son dossier ne soit pas déféré à la SI en raison de [TRADUCTION] « l’ensemble des circonstances de l’affaire ». Il expose lesdites circonstances en détail dans ses observations.

[11]           Un fonctionnaire a examiné le dossier du demandeur le 13 août 2015 et, en dépit de la requête formulée dans les observations, il a recommandé qu’il soit déféré pour enquête. Le représentant du ministre chargé de superviser le dossier a acquiescé et signé la décision de renvoi le 6 septembre 2015. Le demandeur a été informé par une lettre datée du 28 septembre 2015 que son dossier avait été déféré à la SI pour enquête.

[12]           Le 2 février 2016, madame la juge Heneghan a rejeté la requête déposée par le demandeur de surseoir à l’enquête en attendant l’issue de la présente demande de contrôle judiciaire. L’enquête a eu lieu le 15 mars 2016. Le demandeur a été déclaré interdit de territoire et une mesure d’expulsion a été prise contre lui.

[13]           Le demandeur a demandé l’autorisation de solliciter un contrôle judiciaire de la mesure d’expulsion, mais il a été débouté par madame la juge Heneghan le 2 février 2016. De plus, le 31 mars 2017, elle a rejeté une requête en réexamen de sa décision de ne pas autoriser un contrôle judiciaire.

III.               Les questions en litige

1.                  Abus de procédure

[14]           Le demandeur demande l’annulation de la décision de renvoi au motif qu’elle est le fruit d’un abus de procédure. Selon lui, le défendeur a fait preuve de négligence en omettant de signer le formulaire attestant que son dossier était déféré le 3 décembre 2012. Par suite de cette négligence, le défendeur a été obligé de précipiter la procédure visant à déférer son dossier après la date limite fixée pour le dépôt de ses observations, le 18 mars 2013. Le demandeur fait valoir que, pour être raisonnable, le renvoi à la SI aurait dû avoir lieu avant l’entrée en vigueur de la Loi modifiée, le 19 juin 2013, puisqu’une recommandation en ce sens avait déjà été formulée et qu’aucune nouvelle observation n’avait été soumise pour examen.

2.                  Conclusion déraisonnable

[15]           Le demandeur prétend en outre que la décision de renvoi n’est pas raisonnable parce que le fonctionnaire a décrété que sa femme aurait dû fournir une preuve plus étoffée de son incapacité de travailler.

IV.              Analyse et conclusions

1.                  Abus de procédure

[16]           Le demandeur affirme que le représentant du ministre a fait preuve de négligence en omettant de signer le formulaire du 3 décembre 2012 déférant son affaire pour enquête. À mon avis, il est impossible de savoir si le représentant du ministre a vu le formulaire. Il ne fait aucun doute que le défendeur pensait que la recommandation de déférer l’affaire avait été acceptée puisque la date de l’audience avait été fixée, mais aucun élément de preuve n’explique pourquoi le représentant du ministre n’a pas signé le formulaire. Dans ces circonstances, même s’il est clair que des erreurs ont été commises, je ne puis conclure qu’il y a eu négligence.

[17]           À mon avis, pour déterminer si l’allégation d’emploi abusif des procédures tient la route, le délai pertinent correspond à la période de trois mois qui s’est écoulée entre le 18 mars 2013, soit la date limite donnée au demandeur pour présenter ses observations, et le 19 juin 2013, date à laquelle la Loi modifiée est entrée en vigueur. Le temps écoulé entre le 19 juin 2013 et la date de réactivation du dossier par l’ASFC en 2015 ne doit pas entrer en ligne de compte puisque le demandeur a pu en profiter pour rester au Canada avec sa famille.

[18]           Selon moi, un délai de trois mois n’est pas suffisant pour étayer une allégation d’abus de procédure qui ne repose sur aucune preuve de mauvaise foi ou de volonté délibérée de retarder une procédure de la part des fonctionnaires de l’ASFC. En l’absence de délai déraisonnable, rien ne justifie une analyse visant à déterminer si un délai a porté préjudice au demandeur.

2.                  Conclusion déraisonnable

[19]           La recommandation est la suivante :

[TRADUCTION] Ayant reconnu que l’épouse de [sic] Brah est aveugle au sens de la loi, je constate que la preuve est insuffisante pour attester que Mme Raj ne peut pas trouver un emploi. Comme le souligne l’avocate dans sa plaidoirie, Mme Raj a réussi un programme travail-études dans une clinique dentaire, et elle est titulaire d’un diplôme en ressources humaines d’entreprise du Collège Sheridan.

[Non souligné dans l’original.]

[20]           Le fonctionnaire omet de mentionner que la lettre du Halton Dental Group, datée du 16 janvier 1997, atteste que Harpreet a réussi un programme travail-études à la clinique pendant ses études secondaires. Qui plus est, son diplôme (ce n’est pas un certificat) du Collège Sheridan remonte à 15 ans. Elle l’a obtenu en 2000. En 2001, elle s’est mariée et elle a eu trois enfants ensuite. Elle n’a jamais travaillé.

[21]           Comme elle n’a pas de diplôme, de formation et d’expérience de travail, et comme elle est aveugle au sens de la loi, je conclus que la suggestion du fonctionnaire comme quoi elle aurait dû produire plus d’éléments de preuve de son incapacité de travailler n’est pas raisonnable.

V.                 Les questions à certifier

[22]           L’avocat du demandeur a déclaré à la fin de l’audience qu’il n’avait pas de question à faire certifier, et il n’a pas demandé de temps pour examiner une question. Il a néanmoins posé la question suivante après l’audience, par la voie d’une lettre datée du 7 avril 2017 :

[TRADUCTION] Le ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration a-t-il commis un abus de procédure en retardant la convocation d’un demandeur à une enquête au point où celle-ci tombe après l’entrée en vigueur d’une modification législative qui lui est défavorable?

[23]           Je souscris à l’argument formulé par le défendeur le 7 avril 2017, selon lequel il faut traiter cette question en fonction des faits propres à chaque espèce. Par conséquent, il ne s’agit pas d’une question de portée générale.

[24]           Le 7 avril 2017, l’avocat du demandeur a soumis une autre question que j’ai refusé d’examiner.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire dans le cadre du dossier IMM-309-16 soit accueillie et qu’un autre fonctionnaire examine à nouveau la question de savoir s’il y a lieu de recommander que le dossier soit déféré à la SI pour enquête.

« Sandra J. Simpson »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-309-16

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :

GURMEET SINGH BRAH c. LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 5 avril 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE SIMPSON

 

DATE DES MOTIFS :

Le 13 avril 2017

 

COMPARUTIONS :

Max Berger

 

Pour le demandeur

 

Rachel Hepburn Craig

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Max Berger Professional Law Corporation

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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