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Date : 20170320


Dossier : IMM-3748-16

Référence : 2017 CF 290

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 20 mars 2017

En présence de monsieur le juge Gleeson

ENTRE :

FRANÇOISE MIREILLE ODY ESQUIVEL

SERGIO RODOLFO MEDINA SALAZAR

ALEJANDRA MEDINA ODY

 

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Les demandeurs, Mme Francoise Mireille Ody Esquivel, son mari, M. Sergio Rodolfo Medina Salazar et leur fille Alejandra Medina Ody, âgée de 15 ans, sont citoyens du Pérou. La famille est arrivée au Canada en provenance des États-Unis. Ils ont présenté une demande d’asile au motif qu’ils avaient été agressés et menacés par un ancien policier au Pérou. 

[2]  La Section de la protection des réfugiés a rejeté la demande présentée par les demandeurs, en concluant qu’ils n’étaient pas crédibles et que Mme Ody et Alejandra ont le droit d’acquérir la citoyenneté argentine.

[3]  Les demandeurs font valoir dans leur demande de contrôle judiciaire que la Section de la protection des réfugiés a fait fi de tous leurs éléments de preuve en s’appuyant déraisonnablement sur une seule contradiction liée à un élément de leur exposé des faits. Ils soutiennent aussi que la Section de la protection des réfugiés a commis une erreur en 1) concluant que Mme Ody et Alejandra pouvaient obtenir la citoyenneté argentine; et 2) en n’évaluant pas de façon indépendante la situation d’Alejandra et de M. Salazar à cet égard.

[4]  Je suis d’avis qu’il n’était pas raisonnable pour la Section de la protection des réfugiés de conclure que la totalité de la preuve produite par les demandeurs en appui à la demande devait être rejetée en raison d’une seule contradiction. Il était toutefois raisonnable pour la Section de la protection des réfugiés de conclure que Mme Ody et Alejandra avaient le droit d’acquérir la citoyenneté argentine en respectant quelques formalités. Cette conclusion a joué un rôle déterminant dans la demande de Mme Ody et d’Alejandra. Par les motifs qui suivent, l’affaire sera renvoyée aux fins de nouvel examen, mais seulement pour la demande d’asile de M. Salazar.

II.  Norme de contrôle

[5]  Les questions soulevées en l’espèce sont liées aux conclusions de faits tirées par la Section de la protection des réfugiés et à l’application du droit à ces faits. Ces questions sont susceptibles de contrôle judiciaire selon la norme de contrôle de la décision raisonnable (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 51 [Dunsmuir] et Sangmo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 17, au paragraphe 15 [Sangmo]).

III.  Analyse

A.  Était-il raisonnable pour la Section de la protection des réfugiés de conclure que Mme Ody et Alejandra avaient le droit d’acquérir la citoyenneté argentine?

[6]  La Section de la protection des réfugiés a conclu que le père de Mme Ody, maintenant décédé, était citoyen argentin et que les enfants dont un parent est citoyen peuvent demander à obtenir la citoyenneté en application de la loi sur la citoyenneté de l’Argentine. C’est ce qui a porté la Section de la protection des réfugiés à conclure que Mme Ody et Alejandra avaient le droit d’acquérir la citoyenneté argentine et qu’elles n’avaient pas établi qu’il existait un risque de persécution ou un besoin de protection au sens des articles 96 ou 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR). La Section de la protection des réfugiés, en s’appuyant sur la décision Williams c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] 3 RCF 429 [Williams], a souligné que la demande d’asile est refusée dans les cas où un demandeur a le droit, par de simples formalités, d’acquérir la citoyenneté dans un pays où aucune crainte de persécution fondée n’existe.

[7]  Les demandeurs ne contestent pas le critère adopté par la Section de la protection des réfugiés; mais font valoir qu’elle s’est méprise sur les éléments de preuve et qu’elle s’est déraisonnablement fondée sur un article tiré de Wikipédia au sujet des lois argentines en matière de citoyenneté. Les demandeurs soutiennent également que la Section de la protection des réfugiés a commis une erreur en ne menant pas une évaluation indépendante du droit d’Alejandra d’obtenir la citoyenneté argentine puisque sa mère n’est pas née dans ce pays. Dans leurs observations écrites, les demandeurs déclarent également que la Section de la protection des réfugiés a commis une erreur en ne menant pas une évaluation indépendante du droit de M. Salazar d’obtenir la citoyenneté argentine. La Section de la protection des réfugiés n’a tiré aucune conclusion sur le cas de M. Salazar, et les demandeurs n’ont pas abordé cet argument dans leurs observations orales.

[8]  La décision de la Section de la protection des réfugiés n’était pas déraisonnable. Dans la décision Santamaria Crast c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 146 [Crast], le juge Roger Hughes a résumé les principes établis par la jurisprudence dans les cas où une demande d’asile pourrait impliquer plusieurs États (Canada (procureur général) c Ward, [1990] 2 ACF no 209, Williams et Katkova c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1997] ACF no 549). Au paragraphe 20 de la décision Crast, le juge Hughes indique ce qui suit :

[20]  Les principes de droit qui ressortent de ces décisions sont les suivants :

1.  La Commission doit se demander si le demandeur ne veut se réclamer de la protection de chaque pays dont il a la nationalité (Ward).

2.    Toute protection de l’État d’origine est la seule solution qui s’offre à un demandeur lorsqu’il est possible de l’obtenir (Ward).

3.  Lorsque la citoyenneté d’un autre pays peut être réclamée, le demandeur est censé entreprendre des démarches pour l’obtenir   (Williams).

4.  On ne s’attend pas à ce qu’un demandeur tente d’obtenir la citoyenneté dans un État avec lequel il n’existe pas de véritable connexion et de lien physique (Katkova).

5.  On ne s’attend pas à ce qu’un demandeur fasse des tentatives s’il ne veut pas le faire en raison de la crainte même de persécution (Williams).

6.  Le demandeur se verra refuser la qualité de réfugié s’il est démontré qu’il était en son pouvoir d’acquérir cette autre citoyenneté (Williams).

[9]  Dans le cas qui nous occupe, la Section de la protection des réfugiés a cerné la question de la citoyenneté argentine avant l’audience et a présenté des documents à cet égard. Ces documents comprenaient effectivement un extrait de Wikipédia. La Section de la protection des réfugiés disposait aussi d’autres éléments de preuve documentaire, dont des extraits d’une page Web du consulat général d’Argentine à Sydney (Australie) et du consulat général d’Argentine à Montréal (Canada).

[10]  Notre Cour a conclu que le fait de s’appuyer sur Wikipédia en tant qu’élément de preuve soulève des préoccupations. Dans le cas présent, toutefois, aucune erreur commise n’a de conséquence puisque la Section de la protection des réfugiés disposait d’autres sources de preuve documentaire pour établir le processus d’obtention de la citoyenneté. Ces autres sources ont permis au tribunal de raisonnablement conclure que la citoyenneté est accordée, sur présentation de documents qui : 1) prouvent que le parent est un citoyen argentin; et 2) prouvent l’identité de la personne qui obtiendra la citoyenneté. Il n’était pas déraisonnable que la Section de la protection des réfugiés conclue que Mme Ody et Alejandra pouvaient obtenir la citoyenneté par la simple présentation de documents aux autorités argentines.

[11]  La Section de la protection des réfugiés a pris note du témoignage des demandeurs et de leurs observations sur les obstacles à l’obtention de la citoyenneté. Ce faisant, la Section de la protection des réfugiés a conclu que les demandeurs amalgamaient d’une part la citoyenneté par filiation constituant le fondement à leur droit à la citoyenneté en Argentine, et, d’autre part, la citoyenneté par naturalisation. Cette conclusion ne va pas à l’encontre des éléments de preuve documentaire, et il était raisonnablement loisible à la Section de la protection des réfugiés de la formuler. 

[12]  La Section de la protection des réfugiés a aussi souligné que Mme Ody avait à peine tenté d’obtenir les documents de demande de citoyenneté et que le processus de demande en soi n’avait pas été mené à bien. Dans cette situation, il n’était donc pas déraisonnable pour l’agent de conclure que Mme Ody n’avait pas déployé les efforts nécessaires pour démontrer qu’elle ne pouvait pas obtenir la citoyenneté en Argentine.

[13]  Les demandeurs soutiennent maintenant que la situation d’Alejandra est différente de celle de sa mère. Ils s’appuient sur la décision rendue par la juge Glennys Mcveigh dans la décision Murrizi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 802 [Murrizi] pour faire valoir que dans les cas où des demandes distinctes sont présentées dans une même procédure, chacune doit être traitée de manière individuelle. Même si je ne conteste pas cet énoncé de droit, les demandeurs n’ont en l’espèce pas présenté une demande distincte au nom d’Alejandra, contrairement à ce qui a été fait dans la décision Murrizi. La preuve produite indique que, pour obtenir la citoyenneté, il fallait présenter un certificat de naissance du « parent argentin ». Il était raisonnable pour la Section de la protection des réfugiés de conclure que, dans le cas d’Alejandra, Mme Ody répondrait à cette exigence au moment où elle obtiendrait la citoyenneté.

[14]  Il était raisonnable pour la Section de la protection des réfugiés de conclure que Mme Ody et Alejandra avaient le droit de demander la citoyenneté argentine.

B.  Était-il raisonnable pour la Section de la protection des réfugiés de rejeter la totalité des éléments de preuve produits par les demandeurs?

[15]  Les demandeurs allèguent qu’ils ont été victimes d’agressions sexuelles et physiques graves et de menaces d’un policier à la retraite qui était aussi leur associé en affaires. Ils allèguent que ces incidents avaient été signalés au service de police, mais qu’aucune mesure n’avait été prise parce que l’agent de persécution était un policier à la retraite. Le 25 mars 2016, ils ont allégué avoir été attaqués dans le stationnement d’un supermarché par des individus armés, et menacés de mort parce qu’ils avaient cherché à obtenir l’aide de la police. Ils ont fui et se sont cachés à la suite de cette attaque. C’est à ce moment qu’ils ont choisi de quitter le pays, ce qu’ils ont fait le 29 mars 2016.

[16]  La Section de la protection des réfugiés a retenu le fait que l’itinéraire de voyage des demandeurs portait la date du 23 mars 2016, soit deux jours avant l’attaque qui a déclenché leur décision de fuir le Pérou. Les demandeurs n’ont pas réussi à expliquer cette incohérence. L’avocat des demandeurs sous-entend qu’il peut tout simplement s’agir d’une erreur de transcription. La Section de la protection des réfugiés a rejeté cette explication.

[17]  La Section de la protection des réfugiés a conclu que l’incohérence était fatale à la crédibilité des demandeurs puisque le moment de la décision de s’enfuir du Pérou constituait un élément crucial de la demande. La Section de la protection des réfugiés a évoqué des explications possibles à cette incohérence, tout en indiquant qu’aucune explication n’avait été présentée. La Section de la protection des réfugiés a retenu l’existence d’éléments de preuve corroborant les allégations d’agressions et de menaces antérieures. Elle a toutefois conclu que ces éléments de preuve avaient une force probante limitée, à la lumière de la conclusion quant à la crédibilité, attribuable à l’incohérence inexpliquée du moment où la décision de fuir le Pérou a été prise. La Section de la protection des réfugiés a aussi souligné que les demandeurs étaient généralement crédibles et cohérents dans tous les autres aspects de leur exposé des faits.

[18]  Le défendeur soutient que l’attaque perpétrée le 25 mars a constitué un élément central de la demande présentée par les demandeurs. L’élément de preuve indiquant une décision de quitter le Pérou antérieur à cette date minait la crainte fondée de persécution des demandeurs. Le défendeur soutient qu’en l’absence d’une explication à cette incohérence, il était raisonnable pour la Section de la protection des réfugiés de rejeter la demande sans examiner les autres éléments de preuve produits par les demandeurs. Je ne suis pas d’accord.

[19]  La Section de la protection des réfugiés a souligné que le témoignage des demandeurs ne comportait aucune autre incohérence ou omission. La Section de la protection des réfugiés a reconnu plusieurs documents qui corroboraient l’allégation d’agression sexuelle, l’existence d’un agent de persécution et le signalement à la police des incidents allégués.

[20]  Il n’était pas raisonnable pour la Section de la protection des réfugiés de s’appuyer sur l’incohérence touchant le moment où la décision de quitter le Pérou a été prise pour rejeter le reste de l’exposé des faits, même si elle était libre de tirer une conclusion défavorable quant à la crédibilité. C’est particulièrement le cas pour d’autres aspects de la demande qui étaient étayés pas des éléments de preuve corroborants. Comme le juge Russel Zinn l’a indiqué dans la décision Guney c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1134, au paragraphe 17 : « Le fait qu’un témoin a été pris à commettre un mensonge ne suffit pas en soi à récuser la totalité de son témoignage, lorsque, comme c’est le cas ici, le témoignage est par ailleurs vraisemblable et cohérent ».

[21]  Vu ce qui précède, il était déraisonnable pour la Section de la protection des réfugiés de ne pas évaluer le reste de l’exposé des faits des demandeurs.

IV.  Conclusion

[22]  Après avoir conclu que la question de la citoyenneté argentine joue un rôle déterminant dans la demande présentée par Mme Ody et Alejandra et qu’il n’est pas justifié que la Cour intervienne dans les conclusions de la Section de la protection des réfugiés à cet égard, la demande est rejetée en ce qui a trait aux demandeurs de sexe féminin.

[23]  Après avoir conclu que la décision rendue par la Section de la protection des réfugiés quant à la crédibilité était déraisonnable, la demande est accueillie et l’affaire est renvoyée uniquement aux fins de nouvel examen de la demande de M. Salazar.

[24]  Les parties n’ont pas relevé de question de portée générale et aucune question n’a été soulevée.


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La décision rendue par la Section de la protection des réfugiés à l’égard de la demande présentée par M. Salazar est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvel examen.

  2. La décision rendue par la Section de la protection des réfugiés à l’égard des demandes présentées par Mme Ody et la mineure Alejandra est maintenue.

  3. Aucune question n’est certifiée.

« Patrick Gleeson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 4e jour de septembre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3748-16

 

INTITULÉ :

FRANÇOISE MIREILLE ODY ESQUIVEL, SERGIO RODOLFO MEDINA SALAZAR, ALEJANDRA MEDINA ODY c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 1er mars 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GLEESON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 20 MARS 2017

 

COMPARUTIONS :

Aisling Bondy

 

Pour les demandeurs

 

Laura Christodoulides

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Aisling Bondy

Avocat

Toronto (Ontario)

 

Pour les demandeurs

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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