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Date : 20170327


Dossier : IMM-3564-16

Référence : 2017 CF 313

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 24 mars 2017

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

JAMES CHAKANYUKA

AGNES CHAKANYUKA

KUDAKWASHE MAVIS CHAKANYUKA

SIMBARASHE CHAKANYUKA

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision du 10 août 2016 d’un agent d’immigration principal qui a rejeté la demande dans laquelle les demandeurs sollicitaient la qualité de résidents permanents au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire. Les demandeurs forment une famille composée de James Chakanyuka, le demandeur principal, d’Agnes Chakanyuka, son épouse, de Kudakwashe Mavis Chakanyuka, leur fille mineure, et de Simbarashe Chakanyuka, leur fils adulte.

[2]  Tel qu’il sera exposé en détail ci-dessous, la présente demande est accueillie parce que l’agent a rendu une décision qui ne repose sur aucune analyse valable de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire de Simbarashe ou de l’intérêt supérieur de la demanderesse mineure, Kudakwashe.

II.  Résumé des faits

[3]  Les demandeurs, des citoyens du Zimbabwe, sont arrivés au Canada le 14 décembre 2015 et ont présenté une demande d’asile le 28 janvier 2016. Leur demande a été refusée le 1er avril 2016.

[4]  Le 10 juin 2016, les demandeurs ont présenté une demande de résidence permanente au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire. Ils ont alors fait valoir l’établissement de la famille au Canada et l’intérêt supérieur de leur fille, de même que d’autres facteurs liés à leur pays de résidence. Leurs demandes ont été refusées le 10 août 2016 dans la décision visée par le présent contrôle judiciaire.

III.  Questions en litige et norme de contrôle

[5]  Les demandeurs soumettent les questions suivantes à la Cour :

  1. L’agent a-t-il commis une erreur dans son examen de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire du fils adulte?

  2. L’agent a-t-il commis une erreur dans son examen de l’intérêt supérieur de la fille mineure?

  3. L’agent a-t-il commis une erreur en concluant que les demandeurs ne seraient pas exposés à des difficultés excessives s’ils retournent au Zimbabwe?

[6]  La norme de contrôle applicable aux conclusions de fait que tire un agent d’un examen d'une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire est celle de la décision raisonnable (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, au paragraphe 45; Taylor c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 21, aux paragraphes 16 à 18). J’estime que cette norme s’applique aux questions soulevées par les demandeurs.

IV.  Discussion

A.  L’agent a-t-il commis une erreur dans son examen de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire du fils adulte?

[7]  La décision de l’agent est accompagnée d’exposés des motifs distincts selon qu’elle concerne la demande de Simbarashe, le fils adulte, qui fait valoir son établissement au Canada, ou les demandes des trois autres demandeurs. Les demandeurs sollicitent l’annulation de la décision en exposant qu’après avoir considéré favorablement l’établissement de Simbarashe, l’agent conclut vaguement qu’il ne peut accéder à sa demande parce que les motifs d’ordre humanitaire sont insuffisants, mais il omet de fournir les motifs de sa conclusion.

[8]  Les demandeurs se fondent sur la jurisprudence de notre Cour établissant que l’absence de motifs peut justifier un contrôle judiciaire : Jasim c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1017, aux paragraphes 18 et 19; Bajraktarevic c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 123, au paragraphe 18; Cobham c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 585, au paragraphe 26; Webb c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1060, au paragraphe 31), et surtout Adu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 565 [Adu], dans laquelle la juge Mactavish se prononce comme suit au paragraphe 14 :

[14]  À mon avis, ces « motifs » n’en sont pas du tout. Il s’agit plutôt essentiellement d’un résumé des faits et de l’énoncé d’une conclusion, sans aucune analyse étayant celle-ci. L’agente a simplement examiné les facteurs favorables pour lesquels la demande pourrait être accueillie, concluant que, à son avis, ces facteurs n’étaient pas suffisants pour justifier l’octroi d’une dispense. Elle n’a cependant pas expliqué pour quelles raisons. Or, cela n’est pas suffisant puisque les demandeurs se trouvent ainsi dans une position peu enviable où ils ignorent pourquoi leur demande a été rejetée.

[9]  Je suis conscient que l’insuffisance des motifs ne peut à elle seule justifier l’annulation d’une décision. Il est important d’établir une corrélation entre le résultat et les motifs, lesquels doivent nous permettre d’établir que le résultat fait partie des issues possibles (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 14 [Newfoundland Nurses]). Cela dit, ces principes ne changent rien au raisonnement suivi dans la décision Adu concernant la nécessité d’inclure une analyse dans la décision pour expliquer comment le décideur est parvenu à sa conclusion. Autrement, aucun motif ne serait donné au demandeur.

[10]  Je suis d’accord avec les demandeurs que pour ce qui est de la demande de Simbarashe, la décision de l’agent présente toutes les lacunes dont parle la juge Mactavish dans la décision Adu. L’agent a estimé que les documents scolaires et une lettre de recommandation présentés à l’appui de la demande constituaient des éléments positifs, et il leur a reconnu un certain poids. Toutefois, il a d’emblée conclu, après avoir considéré le profil personnel de Simbarashe, sa situation personnelle, son établissement au Canada et ses attaches avec la société canadienne, que les motifs d’ordre humanitaire étaient insuffisants pour accéder à sa demande. La décision est dénuée de toute analyse qui expliquerait en quoi les facteurs favorables sont insuffisants pour justifier l’octroi d’une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire.

[11]  Le défendeur a jugé que l’établissement de Simbarashe au Canada est tout au plus banal pour une personne arrivée ici avec sa famille, qui a été déboutée d’une demande d’asile et qui a ensuite présenté une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, tout en poursuivant ses études et en maintenant un dossier civil sans taches. De plus, malgré la situation économique et les taux de chômage élevés au Zimbabwe, les éléments de preuve au dossier établissent que Simbarashe y a tout de même été scolarisé et qu’il y travaillait durant l’année qui a suivi la fin de ses études secondaires. Le défendeur fait valoir que, dans ces circonstances, il était raisonnable que l’agent parvienne à la conclusion qu’il n’y avait pas suffisamment de motifs humanitaires pour accéder à la demande de Simbarashe.

[12]  Je ne formulerai aucune conclusion sur la question de savoir s’il était raisonnable de la part de l’agent de conclure, d’après son analyse des faits, qu’il n’existait pas suffisamment de motifs d’ordre humanitaire pour accéder à la demande. Cette question n’a aucun intérêt ici puisque la faille dans les arguments du défendeur vient de ce que l’analyse qui selon lui étaye la décision de l’agent est totalement inexistante. La Cour pourrait examiner le dossier dont disposait l’agent pour déterminer si sa décision était raisonnable (Newfoundland Nurses, au paragraphe 15), mais il ne relève pas d’elle d’apprécier les éléments de preuve ou d’extrapoler un raisonnement à partir d’éléments de preuve et de conclusions (Webb c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1060, au paragraphe 31).

[13]  Je conclus donc que la décision de l’agent, telle qu’elle a été communiquée à Simbarashe, était déraisonnable et doit être renvoyée à un autre agent pour qu’il fasse un nouvel examen.

B.  L’agent a-t-il commis une erreur lorsqu’il a examiné l’intérêt supérieur d’un enfant?

[14]  Ma conclusion sur cette question est semblable. Dans la partie de la décision portant sur l’intérêt supérieur de Kudakwashe, la demanderesse mineure, l’agent indique qu’il ne faut pas présupposer que ce principe l’emporte sur tous les autres facteurs dans l’analyse d’un dossier. L’agent mentionne que les demandeurs allèguent que le retour de sa famille au Zimbabwe ne serait pas dans l’intérêt de Kudakwashe, et qu’ils ont présenté une lettre attestant qu’elle fréquente l’école. Sans autre forme d’analyse, il conclut ensuite que les demandeurs n’ont pas déposé suffisamment d’éléments de preuve établissant que les conséquences générales de l’obligation de présenter une demande de résidence permanente de l’extérieur du Canada seraient particulièrement néfastes pour Kudakwashe.

[15]  Là encore, la décision est exempte de toute analyse qui expliquerait comment l’agent est parvenu à cette conclusion. Les demandeurs ont fourni peu d’éléments de preuve ou d’observations pour étayer la thèse de l’atteinte à l’intérêt de la demanderesse mineure. Toutefois, même pour ce qui concerne l’argument expressément soulevé de la fréquentation scolaire de Kudakwashe au Canada, l’agent se contente de mentionner l’argument. Il n’a pas fait d’analyse, à partir des documents sur la situation au Zimbabwe ou d’une autre nature, pour déterminer comment la scolarisation de Kudakwashe serait touchée si jamais sa famille devait retourner dans son pays d’origine pour présenter une demande de résidence permanente au Canada.

[16]  Je souscris à l’argument du défendeur comme quoi l’intérêt d’un enfant et l’avantage pour lui de rester au Canada ne sont pas déterminants dans une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire (Kisana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 189, au paragraphe 37). L’intérêt de l’enfant est un facteur parmi d’autres que l’agent doit examiner avec beaucoup d’attention. C’est à lui que revient la tâche d’attribuer à ce facteur le poids approprié compte tenu des circonstances de l’espèce, et il n'est pas demandé aux tribunaux de revoir son évaluation (Legault c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125, au paragraphe 11). Cependant, ma conclusion quant au caractère déraisonnable de cette partie de la décision de l’agent n’a rien à voir avec la question de savoir si les répercussions pour Kudakwashe d’un éventuel retour au Zimbabwe justifient à elles seules d’accueillir la demande. J’ai tiré cette conclusion en raison de l’absence d’analyse rigoureuse de la nature de ces répercussions et de la valeur à leur accorder.

[17]  Ayant tiré cette conclusion, je juge que la décision de l’agent est déraisonnable à l’égard de Kudakwashe et de ses parents. La décision doit être annulée et leur demande doit être renvoyée à un autre agent pour qu’il procède à un nouvel examen. Il est donc inutile pour la Cour d’examiner les arguments des demandeurs selon lesquels l’agent a également commis une erreur en concluant qu’un retour au Zimbabwe ne les exposerait pas à des difficultés excessives.

[18]  Aucune des parties n’a proposé de question aux fins de certification, et aucune question n’est mentionnée.


JUGEMENT

LA COUR accueille la demande de contrôle judiciaire, et l'affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen. Aucune question n’est certifiée aux fins d’un appel.

« Richard F. Southcott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 12e jour de septembre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3564-16

INTITULÉ :

JAMES CHAKANYUKA ET AL. c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 1er mars 2017

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SOUTHCOTT

DATE DES MOTIFS :

Le 27 mars 2017

COMPARUTIONS :

Jack Davis

POUR LES DEMANDEURS

Tessa Cheer

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jack Davis

Davis & Grice

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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