Décisions de la Cour fédérale

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Date : 20170331


Dossier : T-655-16

Référence : 2017 CF 336

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 31 mars 2017

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

FRANÇOIS BOSSÉ

demandeur

et

CANADA (PROCUREUR GÉNÉRAL)

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Contexte

[1]  Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, à l’encontre d’une décision datée du 18 avril 2016 [décision de 2016] rendue par le directeur exécutif de la Commission canadienne des droits de la personne [la Commission]. La décision de 2016 rejette la demande de nouvel examen de la plainte du demandeur par la Commission. La plainte a été rejetée lorsque la Commission a refusé de la renvoyer au Tribunal canadien des droits de la personne [le Tribunal], le 9 juillet 2014, pour le motif que le demandeur avait omis d’épuiser tous les recours possibles en vertu du paragraphe 42(2) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6 [la Loi]. La présente demande de contrôle judiciaire visant un nouvel examen de la décision de la Commission est rejetée pour les motifs qui suivent.

[2]  Le demandeur, maintenant un membre à la retraite des Forces armées canadiennes, a servi pendant près d’une décennie jusqu’à ce qu’il soit libéré de ses fonctions en 2013 en raison d’une blessure au genou liée au travail. Le demandeur déclare qu’il a fait l’objet d’un processus disciplinaire malhonnête entrepris par son commandant, qui, après avoir découvert que le demandeur avait joué au squash, a cru qu’il avait menti au sujet de sa blessure au genou pour obtenir une libération et des prestations pour raisons médicales.

[3]  Le 28 août 2013, après sa libération pour raisons médicales, le demandeur a déposé une plainte à la Commission, alléguant qu’en vertu de l’article 3 de la Loi, il a subi un processus disciplinaire discriminatoire dont l’unique objectif consistait à l’empêcher de recevoir des prestations. Il a allégué avoir subi un traitement différentiel préjudiciable fondé sur l’invalidité et la langue dans l’exercice d’un emploi.

[4]  Le 27 mars 2014, la Commission a produit son rapport sur les articles 40 et 41, recommandant que la plainte soit rejetée en vertu du paragraphe 42(2) de la Loi étant donné que le demandeur a omis d’épuiser ses recours administratifs (grief). La Commission a adopté cette recommandation le 9 juillet 2014 [décision de 2014].

[5]  Le 25 janvier 2016, étant donné que le processus de grief avait été entièrement épuisé, le demandeur a demandé que sa plainte du 28 août 2013 (qui a mené à la décision de 2014) soit [traduction] « réactivée ». Le 3 février 2016 (par téléphone), puis le 8 février 2016 (par lettre), la Commission a avisé l’avocat du demandeur que le dossier n’avait jamais été [traduction] « réactivé », mais plutôt rejeté et fermé définitivement en vertu du paragraphe 42(2) de la Loi, comme il lui a été communiqué dans une lettre de refus.

[6]  Le demandeur a répondu en affirmant que la Commission devrait examiner de nouveau la question à la lumière de la décision de la Cour fédérale dans Bossé c. Canada (Procureur général), 2015 CF 1143 (juge Roussel) [Bossé]. L’affaire Bossé traitait d’un grief distinct déposé par le demandeur le 25 mars 2013. Dans l’affaire Bossé, la Cour a renvoyé le grief de mars 2013 pour un nouvel examen, car une question n’y était pas traitée, à savoir le dépôt d’accusations qui pourraient empêcher l’accès à des prestations financières.

[7]  L’affaire Bossé est à la base de la demande de nouvel examen du demandeur, pour des motifs de « nouvelle preuve »; le demandeur a fait valoir que la Cour fédérale a clairement établi que la question des accusations possibles portées contre le demandeur n’était pas réglée, et qu’il s’agissait de la première fois que des actes de discrimination sont reconnus comme faisant partie de ce grief.

[8]  Après une série d’échanges avec la Commission, son directeur exécutif, dans sa décision de 2016 (qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire) a avisé le demandeur que la Commission n’allait pas rouvrir ou examiner de nouveau la décision de 2014 pour les motifs suivants : i) la Loi ne comprend pas de disposition sur le pouvoir de la Commission concernant le nouvel examen de dossiers fermés; et ii) bien que la jurisprudence ait reconnu le pouvoir discrétionnaire de la Commission pour examiner de nouveau une question dans certaines situations, ces situations sont particulières et ne s’appliquent pas en l’espèce.

II.  Analyse

[9]  Le demandeur soutient que la décision de 2016 est erronée pour des motifs A) de nouvelle preuve et B) de justice naturelle. Les parties sont d’accord, comme moi, pour dire que la décision est susceptible de contrôle selon la norme de la raisonnabilité (Merham c. Banque Royale, 2009 CF 1127, aux paragraphes 32 à 34 [Merham]). Je passerai brièvement la loi en revue avant de procéder à l’examen des deux questions soulevées.

Droit applicable

[10]  Bien que la Loi ne traite pas de la compétence de la Commission pour ce qui est d’examiner de nouveau des décisions antérieures de ne pas renvoyer une affaire au Tribunal, la Commission, comme elle « décide de sa propre procédure », a le pouvoir discrétionnaire d’examiner de nouveau des décisions : Kleysen Transport Ltd c. Hunter, 2004 CF 1413, aux paragraphes 8 et 13. Contre la capacité de la Commission à examiner de nouveau une décision antérieure s’applique le principe de dessaisissement, qui favorise le caractère définitif des décisions et soutient qu’en général, les tribunaux ne devraient pas examiner de nouveau des décisions antérieures (Chandler c. Association of Architects (Alberta), [1989] 2 RCS 848, aux paragraphes 861 à 863 [Chandler]). Dans Chandler, le juge Sopinka soutient que le principe de dessaisissement s’applique aux tribunaux administratifs, qui offrent un peu plus de souplesse que dans un contexte judiciaire.

[11]  Dans Merham, aux paragraphes 23 à 25, le juge Mainville, après avoir examiné la décision du juge Sopinka dans Chandler ainsi que dans d’autres instances, a expressément exclu le pouvoir discrétionnaire de la Commission pour ce qui est d’examiner de nouveau ses décisions. Il a conclu que le pouvoir discrétionnaire doit être exercé uniquement avec modération et dans des cas exceptionnels.

[12]  Plus récemment, le juge Scott a résumé quatre exceptions établies dans le cadre de l’affaire Chandler quant au principe de dessaisissement, qui est limité aux motifs de 1) nouvelle preuve, 2) justice naturelle, 3) erreur de compétence ou 4) négligence d’une question ouverte : Chopra c. Canada (Procureur général), 2013 CF 644, aux paragraphes 64 et 65 [Chopra]. Dans le cas en l’espèce, le demandeur a présenté des motifs de A) nouvelle preuve et de B) justice naturelle.

Motif A : Nouvelle preuve

[13]  Le demandeur soutient que le directeur exécutif aurait dû accepter sa demande de nouvel examen puisque la décision de 2015 du juge Roussel dans l’affaire Bossé constitue une nouvelle preuve. Le défendeur réplique que la jurisprudence ne constitue pas une nouvelle preuve et que, même si elle était considérée comme telle, l’affaire Bossé traite de faits survenus avant mars 2013. Le défendeur soutient que la nouvelle preuve porte uniquement sur des faits devenus accessibles après la décision de 2014 et que, par conséquent, la décision du juge Roussel ne contient aucune nouvelle preuve.

[14]  Tout d’abord, je suis d’accord avec le défendeur pour dire que les décisions ne constituent pas une nouvelle preuve. Elles représentent plutôt une analyse des éléments de preuve présentés au décideur (Pathmanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 885, au paragraphe 43 [Pathmanathan]). Bien que la décision dans Pathmanathan ait été rendue dans un contexte d’immigration, ses principes s’appliquent au-delà de ce contexte : une Cour ou un tribunal reçoit des éléments de preuve et parvient à des conclusions de fait et de droit selon la norme de preuve applicable.

[15]   Dans Sopinka, Lederman & Bryant – The Law of Evidence in Canada, 4e édition (Markham (Ontario) : LexisNexis Canada Inc, 2014) à la page 3, Alan W. Bryant, Sydney N. Lederman et Michelle K. Fuerst, auteurs, déclarent que [traduction] « [l]es règles en matière de preuve régissent la présentation des faits devant la Cour […]. Les faits logiquement pertinents dans toute affaire en particulier, qu’elle soit civile ou criminelle, sont établis en vertu des règles de droits qui encadrent la cause d’action ou l’infraction décrites dans les actes de procédure ou les accusations, selon la nature du cas. Ces questions peuvent exercer une incidence tangible sur les principes de preuve dans toute affaire, mais ils ne font pas partie de la loi en matière de preuve ». À la page 37, les auteurs poursuivent en expliquant que la preuve admissible peut être divisée en cinq catégories, dont aucune ne comprend la jurisprudence : déclarations sous serment, déclarations non solennelles, objets (p. ex. un enregistrement vidéo), expériences et documents (p. ex. un testament).

[16]  En résumé, les décisions en elles-mêmes ne constituent pas des éléments de preuve, mais font plutôt partie du droit commun du pays jusqu’au moment où elles sont modifiées ou infirmées. Selon la position du demandeur, une conclusion de fait tirée par une Cour dans une affaire pourrait être utilisée comme motif de demande de nouvel examen en fonction de nouveaux éléments de preuve dans une affaire subséquente. Voilà qui porterait atteinte au principe de dessaisissement et au caractère définitif des instances.

[17]  En définitive, si le demandeur estimait que la Commission avait commis une erreur dans sa décision de 2014, que ce soit au regard des faits ou de la loi, il était libre de présenter une demande de contrôle judiciaire. Une telle demande n’a jamais été présentée. Le demandeur conteste maintenant cette décision de manière incidente en évoquant une jurisprudence dans laquelle sont émises des conclusions au sujet d’une décision arbitraire déposée avant la décision de la Commission. Autrement dit, les faits sous-jacents remis en question étaient à la disposition du demandeur dès la première instance et ne sont pas nouveaux dans le sens d’une « nouvelle preuve ». Je ne vois rien de déraisonnable dans la décision de 2016 en ce qui concerne la première question soulevée.

Motif B : justice naturelle

[18]  Le demandeur soutient que la Commission a commis un manquement à son droit d’être entendu en vertu de la règle audi alteram partem en refusant d’examiner de nouveau l’affaire. Il prétend que le directeur exécutif n’a pas mentionné si un nouvel examen devait être envisagé, de sorte que la Commission fait passer les préoccupations procédurales avant les droits de la personne. Il soutient qu’un nouvel examen ne causerait aucun préjudice. Le défendeur réplique que le répondant a eu l’occasion de se faire entendre devant la Commission en 2014, à la fois avant et après le rapport sur les articles 40 et 41, puis, tel qu’il est susmentionné, après la décision de 2014 par voie de contrôle judiciaire.

[19]  Je commence par noter qu’il n’est pas mon rôle d’émettre des commentaires sur la décision rendue par la Commission en 2014, outre de noter que la remise en question de la décision sous le couvert de la décision de 2016 rendue par le directeur exécutif représente une contestation incidente inappropriée d’une décision définitive qui aurait pu être l’objet d’un contrôle judiciaire il y a environ deux ans, mais qui ne l’a jamais été.

[20]  En outre, bien que je compatisse quant à la situation difficile du client, la présente demande de contrôle judiciaire remet en question la décision du directeur exécutif de 2016 (nouvel examen), et non la décision sous-jacente de 2014, par l’intermédiaire de laquelle la Commission a refusé de transmettre la plainte au Tribunal. Le dossier indique que le droit du demandeur à être entendu a été respecté dans la décision de 2016. Comme il a été discuté ci-dessus dans l’examen de la loi, le pouvoir discrétionnaire de la Commission d’examiner de nouveau ses décisions antérieures est très limité. En l’espèce, je conclus qu’aucun manquement à la justice naturelle n’a été commis dans la décision de 2016 et que ses conclusions appartiennent aux issues acceptables et ont été rendues d’une manière intelligible, transparente et justifiée (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47).

III.  Conclusion

[21]  Pour les motifs précités, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

IV.  Dépens

[22]  Outre leur comportement admirable et la représentation adéquate de leurs clients, les avocats des deux parties ont été en mesure de s’entendre sur les dépens avant l’audience, apportant leur aide à la Cour quant à cette question résiduelle. Par conséquent, le demandeur doit verser au défendeur des dépens de 2 500 $.


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. Des dépens de 2 500 $ sont ordonnés au demandeur.

« Alan S. Diner »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-655-16

INTITULÉ :

FRANÇOIS BOSSÉ c. CANADA (PROCUREUR GÉNÉRAL)

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 20 mars 2017

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

DATE DES MOTIFS :

Le 31 mars 2017

COMPARUTIONS :

Joshua Juneau

Michel Drapeau

Pour le demandeur

Philippe Lacasse

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Cabinet juridique Michel Drapeau

Avocat

Ottawa (Ontario)

Pour le demandeur

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

Pour le défendeur

 

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