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Date : 20170320


Dossier : IMM-343-16

Référence : 2017 CF 294

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 20 mars 2017

En présence de madame la juge McVeigh

ENTRE :

AYODEJI AKANMU ALABI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  Le demandeur, Ayodeji Akanmu Alabi (M. Alabi), conteste la décision du 16 janvier 2016 par laquelle Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) a rejeté sa demande de permis de séjour temporaire (PST). M. Alabi a été renvoyé au Nigéria le 5 juin 2015, malgré ses démêlés de longue date avec notre système d’immigration et le fait qu’il vivait ici depuis le 17 janvier 1998.

[2]  M. Alabi souhaite qu’une ordonnance de mandamus lui soit accordée pour forcer les agents du défendeur à émettre un permis de séjour temporaire nunc pro tunc à la date du refus initial. Le demandeur sollicite une ordonnance enjoignant le défendeur à faciliter son retour au Canada au plus tard 30 jours après la date de la décision. M. Alabi ne demande plus à obtenir les dépens.

[3]  J’accueillerai la demande de contrôle judiciaire, mais je n’accorderai pas la réparation demandée par M. Alabi. L’affaire devra être renvoyée pour réexamen par un autre agent, qui tiendra compte des motifs qui suivent.

II.  Résumé des faits

[4]  M. Alabi est citoyen du Nigéria. Il vit en union de fait avec une citoyenne canadienne depuis 16 ans, a cinq enfants, exploite une entreprise fructueuse à Toronto et est très actif au sein de sa communauté.

[5]  Le 11 mai 1993, M. Alabi a plaidé coupable et a été déclaré coupable aux États-Unis de complot dans le but de distribuer de l’héroïne. Les documents soumis par le demandeur contiennent des renseignements contradictoires concernant la date de la condamnation, puisqu’on retrouve également la date du 11 mai 1995. Comme aucun élément de la présente demande ne repose sur cette divergence, j’utiliserai l’année 1993. On lui a infligé une peine de 24 mois d’emprisonnement.

[6]  Après avoir été déporté des États-Unis, M. Alabi est venu en Canada en 1998 et a présenté une demande d’asile. Sa demande d’asile a été rejetée en avril 1999. La demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire qu’il a ensuite déposée a également été refusée. Le 17 avril 2007, M. Alabi a été déclaré interdit de territoire au Canada par la Section de l’immigration pour cause de grande criminalité et fausses déclarations. Une mesure de renvoi et une mesure d’expulsion concurrente ont été prises contre lui. Une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de ces deux décisions a été rejetée par la Cour fédérale.

[7]  M. Alabi a ensuite soumis à Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) une demande d’approbation de la réadaptation, qui a été refusée le 4 mai 2012. Une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de cette décision a également été rejetée. Une deuxième demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire a été soumise le 20 avril 2009. Huit ans plus tard, cette demande est encore à l’étude par CIC.

[8]  Une deuxième demande d’approbation de la réadaptation a été soumise par M. Alabi le 2 octobre 2012. La deuxième demande d’approbation de la réadaptation a été refusée le 24 octobre 2013, tout comme la demande d’autorisation de contrôle judiciaire. Le 21 janvier 2014, une troisième demande d’approbation de la réadaptation a été soumise; en 2016, elle a été transférée au Haut-Commissariat du Canada de Lagos, au Nigéria. Cette troisième demande d’approbation de la réadaptation est toujours sous étude également.

[9]  Un double de la deuxième demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire soumise par M. Alabi a été déposé le 2 octobre 2012. Contrairement à ce que semble croire M. Alabi, CIC n’a pas reçu de demande de parrainage conjugal. Toutefois, CIC détient la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire et la demande d’approbation de la réadaptation en instance.

[10]  Le 5 février 2015, M. Alabi a soumis une demande de permis de séjour temporaire, qui a été refusée; toutefois, lors du contrôle judiciaire, les parties ont convenu d’un nouvel examen aux termes d’un jugement sur consentement. M. Alabi a ensuite présenté une requête pour faire reconnaître le ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration coupable d’outrage au tribunal pour le dossier fermé; cette requête a été rejetée. M. Alabi a été officiellement renvoyé du Canada 5 juin 2015. Le 13 janvier 2016, la demande de permis de séjour temporaire de M. Alabi a été réexaminée et refusée. La demande dont je suis saisie est un contrôle judiciaire de cette demande de permis de séjour temporaire réexaminée.

[11]  Les motifs de CIC pour refuser la demande de permis de séjour temporaire de M. Alabi sont très brefs et présentés en plusieurs points. Les motifs fournis sont notamment que M. Alabi indique que la raison de sa demande de permis de séjour temporaire est qu’il désire assister à la collation des diplômes de sa fille aux États-Unis. Il soutient que pour ce faire, il doit détenir « un statut d’immigrant longue durée valide au Canada, (à défaut de quoi) le consulat américain ne consentira pas à lui émettre un visa de visiteur ». Les filles et la belle-fille de M. Alabi ont soumis des lettres pour soutenir cette demande de permis de séjour temporaire. Une de ses filles a indiqué que sa collation des diplômes à la Howard Law School serait en mai 2016. Aucune preuve de sa faculté de droit n’a été présentée pour confirmer ces faits. Une lettre de la belle-fille de M. Alabi (qu’il compte également visiter aux États-Unis) est adressée d’une faculté de médecine à St Kitts, dans les Caraïbes. Après un examen plus approfondi, il semble que cette faculté de médecine est basée à New York, bien que cette université n’ait pas fourni non plus de confirmation. M. Alabi n’a pas fourni de documents du consulat américain ou des autorités américaines de l’immigration pour convaincre l’agent d’immigration de la véracité de son affirmation.

[12]  M. Alabi a indiqué qu’il possède et exploite une entreprise au Canada, mais n’a pas convaincu l’agent quant aux répercussions de son absence du Canada sur son entreprise L’agent n’a pas été convaincu non plus des répercussions de son absence sur les organisations communautaires dont il est membre ou qu’il soutient. Dans l’ensemble, l’agent n’a pas été convaincu qu’il y avait des motifs suffisants pour justifier la délivrance d’un permis de séjour temporaire et la demande de M. Alabi a donc été refusée.

III.  Norme de contrôle

[13]  La norme de contrôle applicable à la question en litige est la norme de la décision raisonnable et la Cour doit déterminer son « appartenance [...] aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47 [Dunsmuir]).

[14]  M. Alabi soutient que l’agent a manqué à son obligation de fournir des motifs, puisqu’il n’a pas mentionné des facteurs importants qui figuraient clairement à son dossier d’immigration (Turner c. Canada (Procureur général), 2012 CAF 159, aux paragraphes 40 à 42; Via Rail Canada Inc c. Office national des transports, [2001] 2 CF 25, au paragraphe 22). Toutefois, le défendeur réplique que la délivrance d’un permis de séjour temporaire est une mesure exceptionnelle et que les motifs, bien qu’ils soient brefs, permettent à M. Alabi de comprendre pourquoi le permis de séjour temporaire a été refusé et répondent directement à ses observations et éléments de preuve « insuffisants ».

[15]  Dans l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 [Newfoundland Nurses], la Cour suprême du Canada a déclaré que l’insuffisance des motifs ne permettait pas à elle seule de casser une décision. Ce point doit plutôt être examiné dans le contexte de la question de savoir si le résultat de la décision est raisonnable. Pour être considérés comme raisonnables et valides, il n’est pas obligatoire que les motifs comprennent chaque argument, disposition ou cas. En termes simples, la Cour doit être en mesure de comprendre les motifs de la décision et de déterminer si les résultats satisfont aux critères de l’arrêt Dunsmuir, précité.

IV.  Question en litige

[16]  La question à trancher consiste à déterminer si la décision est raisonnable.

V.  Analyse

[17]  La préoccupation en l’espèce est que l’agent n’a pas tenu compte de tous les facteurs importants en jeu, comme la volonté du demandeur de vivre avec son épouse des 16 dernières années et de voir ses enfants. En outre, aucune valeur n’a été accordée aux documents contenus dans la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire et la demande d’approbation de la réadaptation en instance de M. Alabi. L’agent en est venu à cette conclusion dans un très court délai, en se basant uniquement sur les observations très limitées présentées par M. Alabi, qui se représentait lui-même. Comme la demande de permis de séjour temporaire dont la Cour est saisie en l’espèce résulte du réexamen après le renvoi de la Cour fédérale, je m’attendrais à ce que les motifs indiquent, cette fois, que la situation factuelle complète de M. Alabi a été prise en compte.

[18]  Comme il a été mentionné par le défendeur, il incombe à M. Alabi de présenter des éléments de preuve convaincants pour justifier pourquoi le permis de séjour temporaire devrait être accordé, même s’il est inadmissible. Le défendeur soutient que l’agent doit déterminer s’il existe des « motifs convaincants » pour permettre à M. Alabi d’entrer au Canada; si l’agent détermine que ce n’est pas le cas, il n’est pas tenu de poursuivre l’évaluation (Farhat c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1275, au paragraphe 22).

[19]  M. Alabi a conclu de manière très raisonnable qu’il n’avait pas à soumettre à nouveau tous les renseignements qui figurent dans ses deux demandes concernant ses raisons de vouloir revenir au Canada. Toutes les décisions en matière d’immigration ne concernent que lui, et il n’a jamais envisagé la possibilité qu’un ministère ne partage pas tous ces renseignements avec l’agent responsable de la décision au sein d’un autre ministère. Je reconnais que l’analyse de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, de la demande d’approbation de la réadaptation et de la demande de permis de séjour temporaire peut être effectuée par des ministères et des agents différents. Toutefois, compte tenu du fait que la demande de séjour temporaire a été renvoyée pour réexamen, je me demande pourquoi seule une partie des renseignements concernant les procédures d’immigration entreprises par M. Alabi dans le système de CIC, comme les dates et les antécédents en matière d’immigration, ont été utilisées par l’agent et pourquoi le reste a été ignoré.

[20]  Le défendeur a déposé un affidavit du Centre de traitement des demandes d’immigration de CIC, qui fournissait une description détaillée des longs antécédents de M. Alabi en matière d’immigration. L’agent qui évalue la demande de permis de séjour temporaire n’a pas à énumérer chaque antécédent dans ses motifs, mais je juge qu’il était déraisonnable de la part de l’agent d’ignorer complètement cette information. Je m’attendrais, à tout le moins, à ce que la relation de 16 ans avec sa femme et la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire en instance depuis 8 ans soient des facteurs importants à prendre en compte.

[21]  L’agent n’a pris en compte que le contenu de la brève demande soumise par M. Alabi, qui ne faisait mention que des nouveaux éléments prévus dans le futur. Je conviens avec le défendeur qu’il incombe à M. Alabi de présenter des motifs convaincants; toutefois, compte tenu de ces faits uniques, il est déraisonnable de penser que M. Alabi aurait eu la présence d’esprit d’envoyer une copie de sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire et de sa demande d’approbation de la réadaptation avec sa demande de permis de séjour temporaire. L’agent a pris sa décision de façon complètement isolée de la situation factuelle de M. Alabi, après que la Cour fédérale lui ait demandé de réexaminer l’affaire.

[22]  M. Alabi affirme que l’agent a été sélectif dans son choix des éléments de preuve utilisés et de ceux rejetés, ce dont je conviens également. Le juge Lemieux, dans une affaire concernant une demande d’approbation de la réadaptation rejetée, s’est exprimé on ne peut plus clairement dans l’affaire Rudder c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 689, au paragraphe 33 [Rudder] : « Autrement dit, l’agent a commis une erreur en ne tenant pas compte de facteurs pertinents dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. »

[23]  Normalement, l’invocation d’autres demandes ne constituerait pas un motif de réexamen, quoiqu’en raison de la relation continue entre M. Alabi et CIC, du fait qu’il se représentait lui-même et du fait que la décision a été renvoyée pour réexamen par la Cour fédérale, CIC aurait dû inclure un examen de chacun des principaux facteurs qui jouent en faveur et en défaveur de M. Alabi. Il s’agit de faits particuliers à la présente affaire, et je ne suggère évidemment pas qu’ils s’appliquent à toutes les demandes de permis de séjour temporaire.

[24]  M. Alabi tient une part de blâme dans ce découpage administratif puisque ses observations et éléments de preuve étaient peu détaillés. Toutefois, dans son ensemble, sa demande n’était pas insuffisante compte tenu de ses antécédents de longue date avec CIC, qui ont tous précédé les événements constatés par le décideur. Il s’agit de circonstances exceptionnelles et ces constatations se démarqueront en raison du caractère distinctif de la situation.

[25]  Je note que l’une des raisons pour lesquelles M. Alabi a soumis une demande de permis de séjour temporaire était la collation des diplômes de sa fille, en mai 2016. Cette date est passée. Par conséquent, si je renvoie cette affaire pour réexamen, M. Alabi devrait avoir la possibilité de formuler de nouvelles observations.

[26]  Je désire établir clairement que je ne cherche d’aucune manière à indiquer qu’un permis de séjour temporaire devrait être accordé puisqu’il revient au décideur d’en décider une fois que le demandeur aura eu la possibilité de soumettre d’autres éléments de preuve ou, à tout le moins, de mettre à jour la demande.

[27]  Comme dernier point, M. Alabi fait valoir que je devrais rendre un verdict imposé en enjoignant CIC à délivrer un permis de séjour temporaire. Il s’appuie sur l’affaire Rudder, précitée, dans laquelle le juge Lemieux a rendu un tel jugement, et sur l’affaire Singh c. Canada (Citoyenneté et immigration), 2010 CF 757 [Singh]. Dans l’affaire Rudder, le juge Lemieux a déterminé que la seule conclusion raisonnable à laquelle l’agent pourrait en arriver lors du réexamen serait d’accorder un permis de séjour temporaire. La présente affaire se distingue en ce sens qu’un autre agent pourra refuser la demande de permis de séjour temporaire une fois que le bien-fondé de la demande aura été dûment pris en compte. La présente affaire se distingue également de l’affaire Singh, précitée, en ce sens que la décision n’a pas été rendue avant 14 ans parce que CIC avait perdu le passeport du demandeur. En l’espèce, le délai a été de huit ans, ce qui est long, mais ne se compare pas au délai de 14 ans dans l’affaire Rudder; de plus, ce délai n’est pas le résultat d’une erreur de CIC. La présente affaire ne se prête pas à un verdict imposé ou une ordonnance de mandamus. J’estime qu’une ordonnance de nouvelle décision, qui offre à M. Alabi la possibilité de soumettre d’autres éléments de preuve, constitue un recours suffisant.

[28]  Le caractère raisonnable d’une décision tient à sa justification, à sa transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles et acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, précité; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12) et pour les motifs précités, je conclus que la décision de l’agent était déraisonnable. Par conséquent, je renvoie l’affaire pour nouvel examen et je permets à M. Alabi de soumettre d’autres éléments de preuve et observation (en espérant qu’il se fera aider par un avocat).


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée pour nouvel examen devant un autre agent.

  2. Le défendeur peut déposer des éléments de preuve et des observations écrites. Les frais associés à ce nouvel examen seront abandonnés.

  3. Aucune question n’est certifiée.

  4. Aucuns dépens ne sont accordés.

« Glennys L. McVeigh »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-343-16

 

INTITULÉ :

AYODEJI AKANMU ALABI c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 15 novembre 2016

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MCVEIGH

 

DATE DES MOTIFS :

Le 20 mars 2017

 

COMPARUTIONS :

Rocco Galati

 

Pour le demandeur

Melissa Mathieu

 

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

ROCCO GALATI LAW FIRM

SOCIÉTÉ PROFESSIONNELLE

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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