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Date : 20170209


Dossier : T-688-15

Référence : 2017 CF 159

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 9 février 2017

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

demandeur

et

FALLAN DAVIS et LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

défenderesses

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Le procureur général du Canada demande le contrôle judiciaire d’une décision du Tribunal canadien des droits de la personne (le Tribunal) datée du 9 décembre 2014 (2014 TCDP 34). Le Tribunal a accueilli, en partie seulement, une plainte déposée par Teiohantathe Fallan Davis. Aux dires de Mme Davis, des agents de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) auraient fait preuve à son égard de discrimination du fait de sa race, de son âge et de son sexe, en contravention de l’article 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H-6 (LCDP).

[2]  Mme Davis est membre de la Première Nation d’Akwesasne. Les événements à l’origine de sa plainte sont survenus le 18 novembre 2005, c’est-à-dire il y a plus d’une dizaine d’années, au poste frontalier de l’île de Cornwall, entre l’État de New York et l’Ontario. À l’époque, le poste frontalier était situé dans la réserve d’Akwesasne, dont le territoire s’étend de part et d’autre de la frontière canado-américaine.

[3]  La plainte de Mme Davis a donné lieu à plusieurs recours en justice. Le procureur général a demandé le contrôle judiciaire de la décision de la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) de renvoyer la plainte de Mme Davis au Tribunal. Le juge Harrington a rejeté la demande, et un appel à la Cour d’appel fédérale a connu le même sort (Canada (Procureur général) c Davis, 2009 CF 1104, conf. par 2010 CAF 134). Le procureur général a ensuite demandé au Tribunal de rejeter la plainte de Mme Davis en faisant valoir que les inspections menées par l’ASFC aux postes frontaliers ne constituent pas un service public et que la plainte n’est donc pas visée par l’article 5 de la LCDP. Le Tribunal n’était pas de cet avis, et le procureur général a demandé un contrôle judiciaire de sa décision. La demande a été rejetée par la juge Mactavish le 16 janvier 2013 (Canada (Procureur général) c Davis, 2013 CF 40).

[4]  Le 13 novembre 2012, le Tribunal a ouvert une enquête sur la plainte de Mme Davis, et la procédure s’est poursuivie sur 49 jours. Le tribunal a accueilli un seul élément de la plainte, par ailleurs très vaste. Il a conclu que l’attitude générale de l’agent de l’ASFC, Denis Demers, de même que ses interventions auprès de Mme Davis suffisaient pour établir qu’elle avait subi des effets préjudiciables attribuables à la prestation d’un service par l’ASFC. Il a conclu en outre que les agissements de l’agent Demers avaient été motivés, peut-être inconsciemment, par des stéréotypes fondés sur la race.

[5]  Les conclusions de fait du Tribunal relèvent directement de sa compétence spécialisée et commandent une grande retenue. Notre Cour doit intervenir seulement si le Tribunal a tiré une conclusion de discrimination qui n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[6]  Pour les motifs qui suivent, j’ai jugé que la décision du Tribunal d’accueillir un seul élément de la plainte de Mme Davis en matière de droits de la personne appartenait aux issues possibles et acceptables. Cependant, deux des remèdes ordonnés par le Tribunal n’ont aucun lien logique avec l’unique élément de la plainte qui a été retenu. L’un des remèdes a été accordé sans préavis suffisant au procureur général et sans possibilité raisonnable pour lui d’y répondre. La demande de contrôle judiciaire est donc accueillie en partie, et deux des remèdes ordonnés par le Tribunal sont annulés.

II.  Contexte

[7]  Le poste frontalier de l’île de Cornwall, aujourd’hui fermé, a longtemps été source de contentieux entre le gouvernement du Canada et la Première Nation d’Akwesasne. Dans une tentative d’apaiser les tensions, l’ASFC avait réservé une voie spéciale aux membres de la Première Nation et modifié ses procédures d’inspection conformément au Décret de remise visant les résidents d’Akwesasne, DORS/91-412.

[8]  Le matin du 18 novembre 2005, Mme Davis s’est présentée au poste frontalier de l’île de Cornwall à bord d’un véhicule utilitaire sport. Elle a emprunté la voie réservée aux membres de la Première Nation d’Akwesasne. Un agent de l’ASFC lui a demandé si elle transportait des marchandises de contrebande, puis l’a dirigée vers l’équipe du Système d’inspection des véhicules et du fret (VACIS), à proximité.

[9]  L’unité mobile du VACIS de l’ASFC est chargée de vérifier si certains véhicules, et notamment des camions et des fourgonnettes, sont munis de compartiments secrets servant au transport de drogues, d’armes ou d’autres marchandises de contrebande. Un deuxième agent de l’ASFC a demandé à Mme Davis de se diriger vers l’unité VACIS et de sortir de son véhicule. Après qu’elle eut obtempéré, un troisième agent, Denis Demers, lui a indiqué d’attendre dans une zone désignée. À ce moment, Mme Davis et l’agent Demers ont eu une discussion animée. Un quatrième agent de l’ASFC a ensuite informé Mme Davis qu’elle devait payer des taxes sur les produits qu’elle importait des États-Unis.

III.  Décision faisant l’objet du contrôle

[10]  Le Tribunal a émis des réserves quant à la crédibilité de Mme Davis, soulignant au passage qu’elle avait passablement manipulé les faits à l’origine de sa plainte. Il a conclu qu’elle avait eu, à l’endroit des agents de l’ASFC, « nettement et définitivement une attitude agressive, irrespectueuse, provocatrice et finalement, revendicatrice de ses droits à titre d’autochtone résidant sur l’île de Cornwall ». Mme Davis était connue des agents de l’ASFC, qui l’avaient « qualifiée d’arrogante et contestataire en ce qui a trait à la présence du poste frontalier sur l’île de Cornwall ». Lors d’un autre incident survenu le 6 août 2005, elle avait exprimé son opposition à l’existence du poste frontalier et avait même menacé de le faire exploser.

[11]  Au cours de son échange avec l’agent Demers, elle a proféré des injures grossières. Celui-ci a déclaré sous serment que jamais, dans toute sa carrière au sein de l’ASFC, il n’avait été confronté à une telle violence verbale. Malgré tout, le Tribunal a rappelé que les agents de l’ASFC auraient dû se comporter de manière à éviter que la situation dégénère, en particulier l’agent Demers. Le Tribunal est parvenu à la conclusion que l’agent Demers n’a pas assumé cette responsabilité, et qu’il a échoué à garder le contrôle du dialogue et à apaiser Mme Davis.

[12]  Le Tribunal a fait droit en partie à la plainte de Mme Davis. Il a considéré qu’un « examen du comportement de l’agent Demers, eu égard à son attitude en général, ainsi que ses réponses qu’il a fournies à [Mme Davis] suffisent afin de reconnaître que l’agent Demers a agi, même inconsciemment, en faisant état de stéréotypes raciaux ». Le Tribunal a tiré les conclusions de fait suivantes :

a)  Préalablement aux faits du 18 novembre 2005, l’agent Demers a admis que c’était une connaissance générale, qu’il y avait une dispute entre le gouvernement canadien et les autorités mohawks en ce qui concerne le territoire sur lequel était situé le poste frontalier de l’île de Cornwall;

b)  Dans son témoignage également, l’agent Demers a admis qu’il n’avait eu aucune formation spécifique en ce qui concerne des connaissances acquises eu égard à la culture ainsi qu’aux mœurs de communautés autochtones;

c)  L’agent Demers a utilisé un ton de voix élevé au regard du comportement de [Mme Davis], et cela, dans une tentative d’affirmation de son autorité et de ce qu’il a appelé « recours progressif à la force »;

d)  Dans le cours des discussions qui a [sic] eu lieu avec [Mme Davis], l’agent Demers a pointé son insigne afin de s’identifier auprès de [Mme Davis] qui le questionnait à cet égard;

e)  L’agent Demers a questionné [Mme Davis] en ce qui a trait à un emploi qu’elle pouvait occuper, sans raison apparente;

f)  En réponse en ce qui a trait à une affirmation directe de la part de [Mme Davis] en ce qui a trait à l’aspect territorial des lieux occupés par le poste frontalier de l’intimée sur l’île de Cornwall, la preuve a établi de façon claire qu’il a répondu à la plaignante en disant qu’il se trouvait sur la [Traduction] « propriété de Douanes Canada »;

g)  Également, devant l’attitude agressive et provocatrice de [Mme Davis], l’agent Demers a affirmé que le comportement de [Mme Davis] pouvait être une affirmation qu’elle avait fait quelque chose de mal selon son expérience.

[13]  Le Tribunal a accordé à Mme Davis une indemnité de 5 000 $ aux termes de l’alinéa 53(2)e) de la LCDP, ainsi que les intérêts sur ce montant. Il a aussi ordonné tous les remèdes recommandés par la Commission, et il en a ajouté un, tel que l’y autorise l’alinéa 53(2)a) de la LCDP.

IV.  Questions en litige

[14]  La présente demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :

  1. La conclusion du Tribunal selon laquelle l’agent Demers a fait preuve de discrimination à l’égard de Mme Davis était-elle raisonnable?

  2. Les remèdes ordonnés par le Tribunal étaient-ils raisonnables et équitables sur le plan de la procédure?

V.  Discussion

[15]  Dans des motifs dissidents, subséquemment confirmés par la Cour suprême du Canada, le juge Evans de la Cour d’appel fédérale a établi que les conclusions de fait du Tribunal relèvent directement de sa compétence spécialisée et commandent une grande déférence (Alliance de la fonction publique du Canada c Société canadienne des postes, 2010 CAF 56, au paragraphe 207 [Alliance de la fonction publique]; Alliance de la fonction publique du Canada c Société canadienne des postes, 2011 CSC 57; voir aussi Cooper c Canada (Commission des droits de la personne), [1996] 3 RCS 854, au paragraphe 64). La norme de la décision raisonnable s’applique lorsque notre Cour doit examiner une conclusion du Tribunal portant qu’il y a eu discrimination (Turner c Canada (Procureur général), 2017 CAF 2, au paragraphe 51), et elle doit intervenir uniquement si la décision n’appartient pas aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47).

[16]  Les questions d’équité procédurale s’examinent quant à elles selon la norme de la décision correcte (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 43).

A.  La conclusion du Tribunal selon laquelle l’agent Demers a fait preuve de discrimination à l’égard de Mme Davis était-elle raisonnable?

[17]  Le procureur général ne conteste pas le cadre législatif appliqué par le Tribunal pour évaluer la plainte en matière de droits de la personne de Mme Davis. Le Tribunal s’est appuyé sur les principes fondamentaux énoncés au paragraphe 33 de l’arrêt Moore c Colombie-Britannique (Éducation), 2012 CSC 61 [Moore] :

[...] plaignants doivent démontrer qu’ils possèdent une caractéristique protégée par le Code contre la discrimination, qu’ils ont subi un effet préjudiciable relativement au service concerné et que la caractéristique protégée a constitué un facteur dans la manifestation de l’effet préjudiciable. Une fois la discrimination établie à première vue, l’intimé a alors le fardeau de justifier la conduite ou la pratique suivant le régime d’exemptions prévu par les lois sur les droits de la personne. Si la conduite ou pratique ne peut être justifiée, le tribunal conclura à l’existence de la discrimination.

[18]  Le Tribunal s’est également fondé sur l’arrêt Commission ontarienne des droits de la personne c Simpsons-Sears, [1985] 2 RCS 536, à la page 558, pour faire valoir que « [d]ans ce contexte, la preuve suffisante jusqu’à preuve contraire est celle qui porte sur les allégations qui ont été faites et qui, si on leur ajoute foi, est complète et suffisante pour justifier un verdict en faveur de la plaignante, en l’absence de réplique de l’employeur intimé ». Le Tribunal a en outre cité un passage du paragraphe 46 de l’arrêt F.H. c McDougall, 2008 CSC 53, de la Cour suprême du Canada :

En outre, la preuve doit toujours être claire et convaincante pour satisfaire au critère de la prépondérance des probabilités. Dans le cas d’une allégation grave comme celle considérée en l’espèce, lorsque la preuve consiste essentiellement dans les témoignages du demandeur et du défendeur, et que les faits allégués se sont produits longtemps auparavant, aussi difficile que puisse être sa tâche, le juge doit trancher. Lorsqu’un juge consciencieux ajoute foi à la thèse du demandeur, la cour d’appel doit tenir pour acquis que la preuve était suffisamment claire et convaincante pour qu’il conclue au respect du critère de la prépondérance des probabilités.

[19]  Le Tribunal a observé qu’il n’est pas toujours possible d’obtenir une preuve directe de discrimination, et qu’« une preuve circonstancielle peut amener le tribunal à conclure à une forme de discrimination » (citant l’arrêt Basi c Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, [1988] CHRR no 2). Dans un contexte de discrimination, a rappelé le Tribunal, « [t]oute l’attention de l’enquête doit porter sur les actions de l’intimée envers le plaignant » (citant la décision Peel Law Association v Pieters, [2013] OJ No 2695).

[20]  Le Tribunal a adhéré aux principes suivants, énoncés dans les arrêts Radek v Henderson Development (Canada) Ltd., 2005 BCHRT 302, et Phipps v Totonto Police Services Board, 2009 HRTO 877 :

[traduction]

1)  il n’est pas nécessaire qu’un motif de distinction illicite soit le seul ou le principal facteur menant à la conduite discriminatoire; il suffit qu’il soit un facteur;

2)  il n’est pas nécessaire d’établir qu’une intention ou une motivation a mené à la discrimination; l’enquête doit porter sur l’effet des actions de l’intimé sur le plaignant;

3)  il n’est pas nécessaire qu’un motif illicite soit la cause de la conduite discriminatoire de l’intimé; il suffit qu’il soit un facteur ou un élément déterminant;

4)  il n’est pas nécessaire qu’il y ait une preuve directe de discrimination; la discrimination est plus souvent étayée par des éléments de preuve circonstanciels et des inférences;

5)  l’application de stéréotypes raciaux est généralement le résultat de croyances, de partis pris et de préjugés subtils inconscients.

[21]  Appliquant le critère énoncé dans l’arrêt Moore, le Tribunal a conclu que le statut d’autochtone de Mme Davis lui conférait une caractéristique protégée contre la discrimination et que le premier volet était donc rempli.

[22]  Pour ce qui est du deuxième volet du critère, le Tribunal a tranché que Mme Davis avait subi des effets préjudiciables relativement au service visé de l’ASFC. Plus précisément, le Tribunal a vu dans le comportement de l’agent Demers et ses réponses à Mme Davis « autant de facteurs que [l’on peut considérer] comme une forme de traitement différentiel à [son] endroit ». De plus, les commentaires formulés par l’agent Demers sont apparus au Tribunal « injustifiés, voir [sic] agressifs, et provocateurs ».

[23]  Quant au troisième volet du critère, le Tribunal a conclu qu’il n’y avait « pas de doute » que son statut d’autochtone avait constitué un facteur dans la manifestation de l’effet préjudiciable dont Mme Davis a été victime. « De fait, toutes les réponses » fournies par l’agent Demers « ont été faites en réponse aux provocations formulées par [Mme Davis] et qui avaient trait à sa condition d’autochtone de même qu’aux affirmations territoriales qu’elle a fait valoir ». Le Tribunal a affirmé aussi que « l’agent Demers a eu des réactions excessives ainsi que des réponses qui ont dénoté un comportement empreint de stéréotypes racistes ». Pour toutes ces considérations, le Tribunal a conclu que l’existence de discrimination avait été établie à première vue.

[24]  Il a ensuite examiné la pertinence d’appliquer un test comparatif en vue de déterminer si l’agent Demers aurait eu les mêmes réactions devant une personne de race blanche qui l’aurait confronté de la même manière. Il a conclu qu’une telle analyse n’était pas nécessaire puisque « [l]e simple examen du comportement de l’agent Demers, eu égard à son attitude en général, ainsi que [les réponses fournies à Mme Davis] suffisent afin de reconnaître que l’agent Demers a agi, même inconsciemment, en faisant état de stéréotypes raciaux ».

[25]  Le procureur général soutient que la décision du Tribunal est déraisonnable pour trois raisons : i) le Tribunal relève des aspects du comportement de l’agent Demers qui ne dénotent pas l’existence de discrimination raciale, qui n’ont aucun lien avec des stéréotypes raciaux et dont la description ne correspond pas aux éléments de preuve au dossier; ii) la conclusion du Tribunal comme quoi l’agent Demers a fait preuve de discrimination parce qu’il a « eu des réactions excessives » et n’a pas réussi à « garder le contrôle » de Mme Davis était déraisonnable; iii) le Tribunal n’a pas cherché à savoir si les stéréotypes ou les préjugés fondés sur la race constituaient l’explication la plus plausible de la réaction de l’agent Demers aux provocations de Mme Davis.

[26]  Selon la Commission, [traduction] « la véritable question ici est celle du degré de déférence à accorder aux conclusions de fait ou aux conclusions mixtes de fait et de droit formulées par le [Tribunal] après une longue audience ». L’audience du Tribunal a duré 49 jours. Il a entendu 22 témoins. À l’inverse de notre Cour, le Tribunal a eu l’avantage d’entendre l’agent Demers et il a pu apprécier son comportement de première main. Je suis donc d’accord avec la Commission que la question de la déférence est centrale dans la présente demande de contrôle judiciaire. Voici ce qu’observe à ce propos la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Delios c Canada (Procureur général), 2015 CAF 117, au paragraphe 28 :

Lorsqu’il applique la norme de la décision raisonnable, le juge n’élabore pas sa propre opinion sur la question pour la substituer ensuite à la décision de l’administrateur, en déclarant déraisonnable tout ce qui est incompatible avec cette opinion. [...] Ce faire équivaudrait, de la part du juge, à élaborer, affirmer et imposer son propre point de vue sur la question, soit un contrôle fondé sur la norme de la décision correcte.

[27]  En revanche, je conviens avec le procureur général que rien au dossier ne corrobore l’affirmation du Tribunal selon laquelle l’agent Demers aurait questionné Mme Davis au sujet de l’emploi qu’elle pourrait occuper et insinué qu’elle était soit incompétente, soit paresseuse. Selon la version donnée par l’agent Demers dans son témoignage, il aurait simplement demandé à Mme Davis où elle travaillait. Il s’agit d’une question de routine aux postes frontaliers. Le Tribunal ne semble pas avoir tenu compte du témoignage de l’agent Demers et il n’a pas justifié sa décision de rejeter ses explications.

[28]  Le procureur général estime que le seul aspect du comportement de l’agent Demers qui pourrait peut-être dénoter un stéréotype négatif au sujet des Autochtones est l’interrogation de Mme Davis au sujet de l’emploi qu’elle pourrait occuper, qui du reste n’est étayée par aucune preuve. Je ne suis pas d’accord.

[29]  À mon avis, l’interaction de l’agent Demers avec Mme Davis doit être envisagée dans le contexte très particulier du poste frontalier de l’île de Cornwall. L’agent Demers savait que Mme Davis était membre de la Première Nation d’Akwesasne, et il était au courant du contentieux entre la Première Nation et le gouvernement du Canada concernant le terrain où se trouvait le poste frontalier. Il n’avait reçu aucune formation sur la culture et les traditions des communautés autochtones. Il a admis avoir élevé la voix et invoqué l’autorité de son insigne dans une tentative de reprendre le contrôle sur Mme Davis. Quand Mme Davis lui a fait remarquer qu’il se trouvait sans autorisation sur le territoire de la Première Nation d’Akwesasne, l’agent Demers a rétorqué qu’ils étaient sur « la propriété de Douanes Canada ». Il est clair que ces propos en particulier faisaient référence au statut d’autochtone de Mme Davis.

[30]  De façon plus générale, le Tribunal pouvait à bon droit conclure à l’existence de discrimination au vu de la preuve circonstancielle. À cet égard, il a observé que les stéréotypes peuvent « exister, consciemment ou inconsciemment, de façon volontaire ou même involontaire et c’est à travers une analyse minutieuse de la preuve que le décideur doit être en mesure de déceler si oui ou non il y a des odeurs subtiles de discrimination » (décision du Tribunal, paragraphe 203).

[31]  Certes, le Tribunal a jugé la conduite de l’agent Demers à l’aune de normes très strictes. Il a été confronté aux injures graves et à la violence verbale de Mme Davis, ce que le Tribunal a reconnu. Celui-ci a néanmoins souligné la réaction « exemplaire » d’un autre agent de l’ASFC qui a aussi fait les frais de la violence verbale de Mme Davis.

[32]  Le 18 novembre 2005, Mme Davis a mis sur le qui-vive tous les agents de l’ASFC qu’elle a rencontrés au poste frontalier de l’île de Cornwall. Le code de déontologie de l’ASFC reconnaît que les agents des douanes, et notamment ceux qui sont chargés de l’application de la loi, devront parfois composer avec une [traduction] « absence totale de coopération, auquel cas ils doivent conserver une attitude ferme, patiente et en tout point professionnelle ». La conclusion du Tribunal selon laquelle l’agent Demers a dérogé à cette norme et ses agissements perpétuaient, inconsciemment peut-être, des stéréotypes racistes appartient à un éventail d’issues possibles et acceptables.

B.  Les remèdes ordonnés par le Tribunal étaient-ils raisonnables et équitables sur le plan de la procédure?

[33]  Le Tribunal a ordonné à l’ASFC :

a)  d’ajouter à son code de déontologie une déclaration précise selon laquelle la LCDP interdit aux agents des services frontaliers (ASF) de faire preuve de discrimination sur la base de motifs de distinction illicites lorsqu’ils procèdent au traitement des voyageurs qui cherchent à entrer au Canada;

b)  de donner aux ASF du poste frontalier de Cornwall du matériel de formation concernant la gamme de perspectives différentes au sein de la communauté d’Akwesasne, ainsi qu’au sein de l’ASFC, concernant la Société des guerriers et les autres personnes de la communauté d’Akwesasne pouvant être reconnues comme des gardiens de la paix;

c)  d’élaborer et de mettre en œuvre une politique ou une directive qui interdit expressément toute forme de discrimination fondée sur la race aux termes de la LCDP, y compris le profilage racial;

d)  de préparer une formation, distincte du module en ligne sur la diversité et les relations interraciales, portant notamment sur la nouvelle politique ou directive sur la discrimination fondée sur la race, ainsi que sur la jurisprudence actuelle concernant le phénomène du profilage racial;

e)  d’avoir recours aux services de consultants indépendants, ayant les compétences voulues dans les matières susmentionnées, pour aider à préparer le matériel, les politiques ou les directives nécessaires;

f)  dans un délai raisonnable, de s’assurer i) que tous les ASF reçoivent la formation susmentionnée, ii) que des mesures appropriées sont mises en place pour que la formation soit donnée à toutes les nouvelles recrues et qu’elle soit mise à jour périodiquement, selon les besoins, iii) de confirmer à Mme Davis et à la Commission que ces mesures ont été prises.

[34]  Tous ces remèdes avaient été recommandés par la Commission, et le Tribunal y a souscrit sans aucune analyse indépendante. Il a également ordonné un autre remède :

[…] aucune opération du même type que celle qui a été conduite en date du 18 novembre 2005 ou similaire à cette dernière ne pourra être conduite sans la participation directe du Service de police Mohawk d’Akwesasne ou tout autre corps policier autochtone ailleurs au pays.

[35]  Le procureur général n’a pas été notifié qu’un remède supplémentaire avait été ordonné et il n’a pas eu l’occasion de débattre de son lien logique avec la conclusion du Tribunal concernant l’existence de discrimination ou de ses conséquences concrètes pour l’ASFC.

[36]  La Commission a choisi de ne pas s’opposer au remède ordonné concernant la prestation de formation sur les perspectives différentes concernant la Société des guerriers ou les autres personnes de la communauté d’Akwesasne pouvant être reconnues comme des gardiens de la paix. Elle ne s’est pas opposée non plus à l’ajout d’un remède concernant la participation directe du Service de police Mohawk d’Akwesasne ou de tout autre corps policier autochtone dans des opérations similaires à l’échelle du pays.

[37]  L’alinéa 53(2)a) de la LCDP autorise le Tribunal à prendre, en consultation avec la Commission, des mesures de redressement destinées à mettre fin à un acte discriminatoire ou à prévenir des actes semblables. Le juge Evans s’exprime en ces termes au paragraphe 301 de l’arrêt Alliance de la fonction publique : « [l]es tribunaux spécialisés ont droit à un degré particulièrement élevé de déférence en ce qui concerne l’exercice qu’ils font du vaste pouvoir discrétionnaire que leur confère la loi de concevoir la réparation appropriée ». Cependant, les remèdes accordés doivent avoir un lien logique, ou un « lien de causalité » avec la plainte (Canada (Procureur général) c Johnstone, 2014 CAF 110, au paragraphe 113).

[38]  Même si le Tribunal n’a pas fait d’analyse indépendante, je suis convaincu que les remèdes a), c), d), e) et f) ont un lien logique avec l’unique élément qui a été retenu dans la plainte de Mme Davis. L’ASFC a d’abord plaidé que la LCDP ne s’appliquait pas aux inspections douanières aux postes frontaliers, mais notre Cour et la Cour d’appel fédérale ont depuis confirmé son application à ces activités. Le Tribunal a relevé qu’une formation déficiente pouvait avoir contribué au comportement discriminatoire en litige.

[39]  Quand la Commission a recommandé le remède b), tous les éléments de la vaste plainte de Mme Davis étaient encore en litige. Il n’est pas nécessaire dans les présents motifs de traiter du rôle qu’ont pu avoir « la Société des guerriers et/ou les autres personnes de la communauté d’Akwesasne qui peuvent être reconnues comme des gardiens de la paix » dans les événements survenus au poste frontalier de l’île de Cornwall le 18 novembre 2005. Le Tribunal a en effet écarté cet élément de la plainte de Mme Davis, et il n’existe aucun lien logique entre le remède b) et l’unique élément de la plainte qui a finalement été retenu. Par conséquent, ce remède est annulé.

[40]  Nul ne conteste que le Tribunal a ordonné le dernier remède – la participation directe du Service de police Mohawk d’Akwesasne et d’autres corps policiers autochtones dans des opérations similaires à l’échelle du pays – sans en avoir notifié le procureur général. Or, de toute évidence, ce remède pourrait avoir des répercussions très importantes. Le procureur général n’a pas eu l’occasion de présenter des éléments de preuve ou des observations au sujet de ce remède, ce qui constitue un déni de son droit à l’équité procédurale (Knight c Indian Head School Division No 19, [1990] 1 RCS 653, au paragraphe 24). Qui plus est, je ne suis pas convaincu qu’il existe un lien de causalité entre le remède supplémentaire ordonné par le Tribunal et l’unique élément de la plainte qui a été retenu. Ce remède est donc également annulé.

VI.  Conclusion

[41]  La demande de contrôle judiciaire est accueillie en partie. Parmi les remèdes ordonnés par le Tribunal, les suivants sont annulés :

  • a) donner aux ASF du poste frontalier de Cornwall du matériel de formation concernant la gamme de perspectives différentes au sein de la communauté d’Akwesasne, ainsi qu’au sein de l’ASFC, concernant la Société des guerriers et les autres personnes de la communauté d’Akwesasne pouvant être reconnues comme des gardiens de la paix;

  • b) aucune opération du même type que celle qui a été conduite en date du 18 novembre 2005 ou similaire à cette dernière ne pourra être conduite sans la participation directe du Service de police Mohawk d’Akwesasne ou tout autre corps policier autochtone ailleurs au pays.

[42]  Comme chacune des parties a partiellement obtenu gain de cause à l’égard de la demande de contrôle judiciaire, aucuns dépens ne sont payables.


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie en partie. Parmi les remèdes ordonnés par le Tribunal, les suivants sont annulés :

  • a) donner aux agents des services frontaliers travaillant au poste frontalier de Cornwall du matériel de formation concernant la gamme de perspectives différentes au sein de la communauté d’Akwesasne, ainsi qu’au sein de l’ASFC, concernant la Société des guerriers et/ou les autres personnes de la communauté d’Akwesasne qui peuvent être reconnues comme des gardiens de la paix;

  • b) aucune opération du même type que celle qui a été conduite en date du 18 novembre 2005 ou similaire à cette dernière ne pourra être conduite sans la participation directe du Service de police Mohawk d’Akwesasne ou tout autre corps policier autochtone ailleurs au pays.

  1. Aucuns dépens ne sont payables à aucune des parties.

« Simon Fothergill »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 5e jour de décembre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-688-15

 

INTITULÉ :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c FALLAN DAVIS et LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 2 novembre 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DES MOTIFS :

Le 9 février 2017

 

COMPARUTIONS :

Sean Gaudet

Laura Tausky

 

Pour le demandeur

 

Brian Smith

 

Pour les défenderesses

 

Teiohantathe Fallan Davis

POUR SON PROPRE COMPTE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Commission canadienne des droits de la personne

Direction générale des services juridiques

Toronto (Ontario)

Pour les défenderesses

 

 

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