Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20170209

Dossier : T-615-16

Référence : 2017 CF 163

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 9 février 2017

En présence de madame la juge McVeigh

ENTRE :

DARWIN HAMELIN, KEVIN HAMELIN ET WILMA GOODSWIMMER

demandeurs

et

LA NATION DES CRIS DU LAC STURGEON

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Darwin Hamelin, Kevin Hamelin et Wilma Goodswimmer (les demandeurs) contestent les décisions rendues par le comité d’appel en matière d’élections (le comité d’appel) de la Nation des Cris du lac Sturgeon (NCLS). Chacun des demandeurs a interjeté appel, sans succès, au comité d’appel à l’encontre des résultats de l’élection générale du 23 mars 2016 (l’élection).

[2]  La Nation des Cris du lac Sturgeon est une « bande » au sens de la Loi sur les Indiens, LRC 1985 c I-5 (la Loi sur les Indiens). La Nation des Cris du lac Sturgeon est une nation visée par le Traité no 8 et située dans le nord-ouest de l’Alberta, à environ 350 km d’Edmonton. Les élections de la bande sont régies par un règlement intitulé Customary Election Regulations of Sturgeon Lake Cree Nation (le règlement électoral).

[3]   Le 2 février 2016, le chef et le conseil de la NCLS ont nommé Robert Hall, qui n’est pas membre de la bande, à titre de directeur des élections. Le 9 mars 2016, Robert Hall a tenu une assemblée de mise en candidature au centre communautaire de la NCLS pour les postes de chef et de conseiller. Aux termes du règlement électoral, les mises en candidature peuvent seulement être acceptées lors d’une assemblée de mise en candidature désignée (alinéa 6.6a)).

[4]  L’alinéa 6.4a) du règlement électoral définit les critères d’admissibilité que doivent remplir les candidats au poste de chef ou de conseiller, les voici :

i)   le ou la candidat(e) doit être âgé(e) d’au moins 18 ans le jour de l’élection;

ii)  le ou la candidat(e) doit avoir résidé dans la réserve du lac Sturgeon pendant au moins 12 mois avant la date de la mise en candidature; et

iii)  le cas échéant, le ou la candidat(e) qui doit des sommes d’argent à la bande, y compris de loyer, doit avoir pris une entente de remboursement aux trois mois avant le jour de l’élection; les paiements prévus doivent avoir toujours été à jour.

[5]  Robert Hall a refusé deux candidatures, parmi 18 candidatures déposées lors de l’assemblée, au motif qu’elles enfreignaient le règlement électoral. La candidature de Kevin Hamelin a été refusée, car Robert Hall croyait qu’il devait des sommes à la NCLS à toutes les périodes visées. Kevin Hamelin, ainsi que Darwin Hamelin, a déjà été membre du conseil.

[6]  Le 10 mars 2016, Kevin Hamelin a adressé une lettre à Robert Hall, exprimant son désir d’interjeter appel de sa décision de refuser sa candidature. Robert Hall lui a répondu par courriel : [traduction] « après avoir réfléchi à vos déclarations, ma décision d’écarter et de refuser votre mise en candidature demeure inchangée ». Robert Hall a ensuite informé Kevin Hamelin que l’appel devait lui être acheminé, par écrit, dans les 14 jours suivant l’élection, conformément à l’alinéa 12.2b) du règlement électoral.

[7]  Le comité d’appel a été formé le 10 mars 2016 par le chef et le conseil, conformément à l’article 12.4 du règlement électoral.

[8]  L’élection de la NCLS s’est tenue le 23 mars 2016. Jeannine Calliou et Susan Wale ont été élues au conseil, ainsi que quatre autres candidats. Darwin Hamelin a reçu quatre votes de moins que le dernier candidat élu. Robert Hall a décidé qu’il n’y aurait aucun nouveau dépouillement.

[9]  Kevin Hamelin a déposé son appel, daté du 30 mars 2016, le 5 avril 2016. Il a interjeté appel de son inadmissibilité ainsi que du défaut des autres parties de satisfaire aux exigences de résidence, entre autres.

[10]  Darwin Hamelin et Wilma Goodswimmer ont également interjeté appel, ainsi qu’une autre personne non pertinente à la présente instance. Darwin Hamelin et Wilma Goodswimmer ont interjeté appel à l’encontre des résultats de l’élection, au motif que le scrutin comportait de nombreuses irrégularités. Ils ont également allégué que Jeannine Calliou et Susan Wale n’étaient pas des candidates admissibles, car elles n’avaient pas habité dans la réserve du lac Sturgeon pendant au moins 12 mois avant la date de leur mise en candidature. Chaque candidat était accompagné de scrutateurs à l’élection, l’un de ceux-ci (Denise Chalifoux) a soulevé des objections le jour suivant l’élection dans une lettre adressée à Robert Hall.

[11]  Le jour même du dépôt de son appel (le 5 avril 2016), Kevin Hamelin a été informé que Robert Hall avait décidé que son appel ne serait pas entendu par le comité d’appel. Il a communiqué avec Robert Hall pour connaître les motifs de cette décision; s’en est suivi un débat houleux. Robert Hall a mentionné avoir reçu plusieurs appels téléphoniques et courriels de Kevin Hamelin avant l’audition de l’appel. À la suite d’un appel téléphonique particulièrement litigieux, Robert Hall a porté plainte à la GRC.

[12]  Kevin Hamelin a ensuite téléphoné à Robert Hall et l’a informé que l’appel se déroulait en mode haut-parleur et qu’il était accompagné de témoins, comme à chacune de leurs conversations antérieures. Kevin Hamelin soutient, dans son affidavit, que le ton de l’appel a changé après qu’il eut mentionné que l’appel était entendu d’autres personnes. Robert Hall a même invité Kevin Hamelin à assister à l’audition de son appel, mais à titre d’observateur seulement.

[13]  Les membres du comité d’appel, sous la direction de Robert Hall, se sont réunis lors d’une conférence téléphonique le 8 avril 2016 afin d’examiner les avis d’appel reçus. À l’issue de cette réunion, le comité a décidé que seuls les appels interjetés quant à l’admissibilité de Jeannine Calliou et de Susan Wale seraient entendus. Robert Hall a informé le comité que ni l’appel de Kevin Hamelin ni aucune des questions qu’il a soumises ne seraient entendus, à l’instar des dossiers des autres appelants.

[14]  L’audition a été fixée au 12 avril 2016 à Edmonton et s’est dûment tenue à cette date. Environ 20 membres de la bande ainsi que les membres du comité et un avocat ont assisté à l’audition. Un ordre du jour a été remis au public avant le début de l’audition expliquant la procédure de celle-ci. Robert Hall a assuré le rôle de président. Il a indiqué qu’aucune objection n’a été soulevée quant à l’ordre du jour tel qu’il a été distribué. Aucune déclaration n’a été déposée.

[15]  Darwin Hamelin, Wilma Goodswimmer et un tiers ont chacun pu s’adresser au comité pendant 15 minutes. Susan Wale et Jeannine Calliou ont chacune eu droit à 15 minutes pour répondre. Deux autres parties intéressées ont communiqué leur intention de s’adresser au comité; mais ont omis de se présenter bien que du temps leur ait été réservé. La preuve par affidavit de Robert Hall indique que le comité d’appel a tenu un vote secret séparément quant à chaque appel, après en avoir discuté. Chacun des appels a été rejeté à la suite d’un vote majoritaire; les résultats ont été publiés au bureau de la bande le 15 avril 2016, puis acheminés aux appelants.

I.  Questions en litige

[16]  Les appelants ont soulevé des questions liées à des allégations de manquement à l’équité procédurale devant le comité d’appel, y compris une allégation selon laquelle Robert Hall a fait preuve de partialité ou a suscité une crainte de partialité.

[17]  De nombreux faits et questions ont été soulevés en l’espèce; ceux-ci sont importants pour le tissu social des membres de la bande, mais ne sont pas au cœur des questions à trancher. J’aborderai seulement l’allégation voulant que les appels n’aient pas été entendus par le comité d’appel, la question de l’équité procédurale dans la tenue de l’audition des appels à Edmonton, et la partialité alléguée entourant l’appel interjeté par Kevin Hamelin.

II.  Dispositions législatives applicables

[18]  Aux termes de la partie 5 du règlement électoral de la NCLS, un directeur électoral doit être nommé par le chef et le conseil à la suite d’une résolution du conseil de bande (RCB). Les compétences du directeur électoral, la durée de son mandat ainsi que sa rémunération sont prévues aux articles 5.1 à 5.4 du règlement électoral. L’annexe A du règlement électoral comprend les grandes lignes de ses obligations (joint aux présentes). Le directeur électoral peut être membre de la bande, mais ce n’est pas obligatoire. Dans le cadre de l’élection visée par l’espèce, la bande a embauché Robert Hall, qui n’est pas membre de la bande, ainsi que son équipe afin qu’il administre l’élection d’un chef et d’un conseil conformément au règlement électoral. Le directeur électoral ne participe pas à la sélection du comité d’appel, mais il préside les réunions de celui-ci et dispose d’un droit de vote.

[19]  L’article 12 du règlement électoral porte sur les appels en matière électorale. L’article 12.1, reproduit ci-dessous, définit les motifs d’appel, tandis que les articles 12.2 et 12.3 définissent les exigences relatives aux avis d’appel. Le comité d’appel lui-même est régi par l’article 12.4 (reproduit ci-dessous), tandis que les articles 12.5, 12.6 et 12.7 régissent respectivement les réunions dudit comité, les avis de réunion d’appel et les présentations audit comité. Les deux derniers articles (12.8 et 12.9) portent sur les décisions du comité et les avis de décision.

[20]  L’article 12 du règlement électoral, sous la rubrique « Appels en matière électorale », dispose de ce qui suit :

12.1  Motifs d’appel en matière d’élection

Dans un délai de quatorze (14) jours consécutifs à compter du jour du scrutin, ou au cas où un conseiller ou le chef est élu par acclamation, dans un délai de quatorze (14) jours consécutifs à la suite du jour de l’assemblée de mise en candidature, tout candidat peut en appeler des résultats d’une élection, d’une élection complémentaire ou d’un scrutin de ballottage si, pour des motifs raisonnables et probables, il croit :

a)   qu’une erreur a été commise dans l’interprétation ou l’application du règlement qui touche directement et de façon importante le déroulement et le résultat d’une élection, d’une élection complémentaire ou d’un scrutin de ballottage;

b)  qu’un candidat ne respectait pas les conditions de participation énoncées aux articles 6.4 et 6.6 du règlement;

c)  qu’un candidat a encouragé ou facilité des manœuvres frauduleuses, notamment en offrant des pots-de-vin ou en menaçant ou intimidant des candidats, des électeurs, le président d’élection ou les greffiers du scrutin;

d)  qu’une personne qui n’a pas le droit de vote a voté; ou

e)  qu’il existe une circonstance ou qu’il s’est produit un événement influant d’une façon essentielle et directe sur la tenue et le résultat de l’élection, de l’élection partielle ou du scrutin de ballottage.

[...]

12.4  Comité d’appel en matière d’élections (le « comité d’appel »)

Le comité d’appel en matière d’élections :

a)  sera composé de :

i)  deux (2) aînés de la Première Nation;

ii)  deux (2) électeurs âgés de trente (30) ans ou plus, mais âgés de moins de cinquante-cinq (55) ans; et

iii)  deux (2) électeurs âgés de dix-huit (18) ans ou plus, mais âgés de moins de trente (30) ans.

b)  Un membre de la famille immédiate du candidat en question ou la personne qui interjette appel ne peut être membre du comité d’appel ou quiconque est en conflit d’intérêts, conformément à la décision des autres membres du comité;

c)  Les membres qui n’ont pas été disqualifiés aux termes de l’alinéa 12.4b) devront remplacer les membres disqualifiés en application de l’alinéa 12.4b);

III.  Discussion

[21]  La norme de contrôle des questions liées à l’équité procédurale est celle de la décision correcte, tandis que l’application du règlement électoral de la Nation des Cris du lac Sturgeon est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Gladwa c Kehewin First Nation, 2016 CF 597, au paragraphe 17; Orr c Première Nation de Peerless Trout, 2015 CF 1053, au paragraphe 44; Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, aux paragraphes 47, 57 et 62).

Argument des demandeurs

[22]  Les demandeurs allèguent que Robert Hall était partial et n’a pas agi d’une façon juste et équitable. Plus particulièrement, les demandeurs soutiennent ce qui suit :

  • a) Robert Hall était partial, car il a tranché l’appel de sa propre décision;

  • b) Robert Hall a pris des décisions seul et sans discussion avec les membres du comité d’appel. Il a également intimidé des membres du comité et dicté leur conduite en décrivant les répercussions financières découlant d’une décision de procéder autrement que selon ses désirs.

  • c) Robert Hall a outrepassé les pouvoirs qui lui sont conférés par le règlement électoral en tranchant unilatéralement des appels qui seraient entendus par le comité d’appel;

  • d) La décision quant à l’appel interjeté par Kevin Hamelin est devenue une question personnelle; il n’a pas bénéficié de la même équité procédurale que les autres appelants.

  • e) La décision de tenir l’audition du comité d’appel à Edmonton, à quelque 350 km de la Nation des Cris du lac Sturgeon, était injuste, car de nombreux membres n’ont pu y assister ou y participer.

[23]  Robert Hall a déposé un affidavit imposant dans le cadre de ces procédures. Il n’a subi aucun contre-interrogatoire. Une part de sa preuve porte sur les arguments liés à l’équité procédurale et à la partialité avancés par les demandeurs. Dans son affidavit, Robert Hall a indiqué avoir reçu deux certificats d’Affaires indiennes et Développement du Nord Canada en 2015 à la suite de deux formations en tant que président d’élection aux termes de la Loi sur les Indiens et du Règlement sur les élections au sein de premières nations, CRC, c 952. Il a été reconnu en qualité de président d’élection en application de la Loi sur les Indiens tous les deux ans depuis 2002. Il aurait été, selon son témoignage, président d’élection ou président d’élection adjoint à deux ou trois élections en moyenne par année de 2002 à 2010. Il dit avoir été reconnu président d’élection principal au cours d’une récente formation. Il a été nommé par la Nation des Cris du lac Sturgeon par voie de RCB le 2 février 2016; il a reçu une rémunération de 29 600 $ pour ce poste. Son équipe de greffiers du scrutin est formée de résidents de la Saskatchewan : Diane Ahenakew-Boyer; Donna Ahenakew; Lester Lafond et Brian Clark (Colombie-Britannique).

[24]  Robert Hall a indiqué dans son témoignage que son équipe a reçu 18 mises en candidatures le 9 mars 2016, y compris deux candidatures au poste de chef. Il a exclu deux candidats, dont Kevin Hamelin, au motif qu’ils devaient des sommes à la bande contrairement au sous-alinéa 6.4a)(iii) (voir le paragraphe 4 ci-dessus). Robert Hall a tiré cette conclusion étant donné qu’il a reçu une liste du directeur des finances de la bande de la NCLS le jour de dépôt des mises en candidature comprenant les noms de tous les membres devant des sommes à la bande. Kevin Hamelin figurait sur cette liste.

[25]  Le 5 avril 2016, Robert Hall a communiqué avec le comité d’appel pour informer ses membres qu’il avait reçu quatre avis d’appel. Il a convoqué une conférence téléphonique le 8 avril 2016 avec les membres du comité d’appel après leur avoir remis des copies des avis d’appels.

[26]  Trois des avis d’appel provenaient des demandeurs. Kevin Hamelin a interjeté appel de la décision de Robert Hall de refuser sa mise en candidature ainsi que la mise en candidature de personnes qui ne répondaient pas à l’exigence de résidence du règlement électoral. Darwin Hamelin a interjeté appel de la mise en candidature de Susan Wale au motif qu’elle ne répondait pas aux exigences de résidence énoncées au sous-alinéa 6.4a)(ii) (voir le paragraphe 4 ci-dessus). Il a également interjeté appel de la façon dont les élections ont été effectuées en application des articles suivants du règlement électoral : 8.5, scrutin secret; 8.7, mode de scrutin; 8.8, refus de permission de voter; 8.9, renvoi de personnes des bureaux de scrutin; 9, dépouillement des votes; et 9.2, annulation de bulletins de vote. Wilma Goodswimmer a interjeté appel à l’encontre des mises en candidature de Susan Wale et de Jeannine Calliou au motif que ni l’une ni l’autre ne répondait aux exigences de résidence, ainsi que de la façon dont les votes ont été comptabilisés.

[27]  Les demandeurs avancent que Robert Hall les a privés de leur droit à l’équité procédurale. Ils font valoir que Robert Hall a unilatéralement écarté l’appel de Kevin Hamelin sans en examiner le fond. Les demandeurs soutiennent que le règlement électoral prévoit que c’est le comité d’appel, et non le président d’élection, qui tranche les appels. De même, les demandeurs soutiennent que Robert Hall a restreint les appels interjetés par Darwin Hamelin et par Wilma Goodswimmer à l’encontre de la question du respect du critère de résidence de Jeannine Calliou et de Susan Wale. Ils avancent que c’est plutôt le comité d’appel qui aurait dû se prononcer sur les motifs des avis d’appel.

[28]  La défenderesse soutient que Robert Hall a l’obligation de connaître et d’appliquer le règlement électoral. Le président d’élection doit agir en qualité de gardien de la loi et empêcher les dossiers dénués de motifs raisonnables ou probables d’aller de l’avant, conformément à l’article 12.1 (reproduit au paragraphe 20 ci-dessus) du règlement électoral. Au surplus, Robert Hall a rendu une décision aux termes de l’article 6.4 selon des renseignements obtenus du directeur des finances de la bande. Kevin Hamelin n’a pas nié devoir des sommes d’argent à la bande; or, il conteste néanmoins la décision quant à son inadmissibilité. Robert Hall ayant conclu que l’appel interjeté par Kevin Hamelin ne reposait pas sur des motifs raisonnables ou probables, il a dûment écarté celui-ci.

[29]  Les demandeurs sont d’accord que le document remis à Robert Hall par la bande mentionne la dette au nom de Kevin Hamelin envers celle-ci. Cependant, ils soutiennent que la dette ne repose sur aucun fondement légal. Kevin Hamelin soutient, dans son témoignage, que la dette découle d’un conflit lié au logement, lequel n’a pas encore été réglé. Il a tenté de remettre une lettre à Robert Hall indiquant qu’il ne devait aucune somme, mais Robert Hall le lui a retournée. Mais plus important encore, Kevin Hamelin n’a pas eu la possibilité de produire sa preuve devant le comité d’appel, Robert Hall ayant sommairement écarté sa mise en candidature. Dans la présente demande, je ne me prononcerai pas sur l’existence, ou non, d’une dette au nom de Kevin Hamelin.

[30]  La défenderesse affirme que le comité d’appel devait refuser d’entendre l’appel de Kevin Hamelin, dès les étapes préliminaires, en raison de la mention expresse de la nécessité d’avoir des « motifs raisonnables et probables ». Je n’ai pas pu obtenir de réponse lorsque j’ai demandé à la défenderesse quelle disposition du règlement électoral conférait au président d’élection le pouvoir de prendre des décisions unilatérales à ce chapitre. La défenderesse a plutôt avancé qu’un président d’élection devait seulement déceler l’existence de motifs raisonnables et probables de croire qu’un appel ne serait pas accueilli pour décider si celui-ci devrait être présenté au comité d’appel.

[31]  Dans son affidavit, Robert Hall a indiqué qu’il avait pour rôle de simplifier les appels et d’éviter de gaspiller temps et argent à entendre des dossiers qui ne reposaient pas sur des motifs raisonnables et probables. Il a également affirmé avoir discuté des appels avec le comité d’appel au cours de la conférence téléphonique du 8 avril 2016. Le comité d’appel a décidé quels motifs seraient entendus à Edmonton.

[32]  Robert Hall indique dans son témoignage que les membres du comité d’appel ont reçu les avis d’appel avant la conférence téléphonique et que les décisions quant à l’audition ou non d’un appel ont été rendues à la suite d’un vote à l’unanimité. Robert Hall soutient que c’est le comité d’appel qui a décidé que les seuls appels fondés sur des motifs répondant aux exigences énoncées à l’article 12.1 du règlement électoral étaient ceux contestant l’admissibilité de Jeannine Calliou et de Susan Wale. Il a été décidé que l’appel de Kevin Hamelin ne serait pas entendu, y compris le volet de l’appel sur le non-respect de l’exigence de résidence des candidatures.

[33]  Victoria Sunshine, membre du comité d’appel, a affirmé dans son témoignage que c’est Robert Hall qui a décidé seul des appels qui seraient entendus, contrairement à ce qu’il a décrit dans son témoignage. Mme Sunshine a indiqué dans son affidavit les commentaires formulés par Robert Hall quant aux motifs valides pour interjeter appel. Elle a affirmé dans son affidavit : [traduction] « Robert Hall a décidé seul qu’aucun des appels interjetés par Kevin Hamelin ne serait entendu par le comité d’appel en matière d’élections, car il s’est entendu avec Kevin ».

[34]  Elle poursuit en décrivant la façon dont Robert Hall a prévenu le comité d’appel des répercussions pour la bande si elle devait payer les frais d’un appel inutile. Elle a été amenée à croire qu’elle serait personnellement responsable des frais inutiles engagés par la bande si les membres votaient en faveur de l’audition des appels. Elle soutient que le comité d’appel n’a pas discuté davantage des dossiers à Edmonton, car Robert Hall était pressé de retourner en Saskatchewan. Robert Hall a dit au comité d’appel que selon son expérience, les appels ne menaient jamais à rien et étaient une perte de temps. Mme Sunshine a estimé qu’il s’agissait d’une tactique d’intimidation et d’une tentative d’influencer l’issue des appels en matière électorale. Je conclus que Victoria Sunshine est crédible; elle n’avait rien à gagner en acceptant de divulguer son souvenir de l’appel téléphonique du 8 avril ou de l’audition des appels. Je m’en remettrai donc au témoignage de Victoria Sunshine plutôt qu’à celui de Robert Hall.

[35]  Je conclus que c’est Robert Hall qui a décidé seul des appels à être entendus, et non le comité d’appel. Les lettres de Robert Hall adressées à Kevin Hamelin abondent dans le même sens. En outre, Robert Hall, dans sa lettre du 17 mars 2016 adressée à Kevin Hamelin, a indiqué qu’il avait décidé lui-même de refuser sa mise en candidature. Le 5 avril 2016, le jour même du dépôt de son appel, Kevin Hamelin a reçu un [traduction] « avis de réponse à l’avis d’appel de Kevin Hamelin » de Robert Hall. Dans cet avis, Robert Hall affirme que l’article 12.1 [traduction] « exige la présence de motifs raisonnables et probables pour justifier l’audition de l’appel; l’avis d’appel ne répond pas aux exigences pour la tenue d’une audition ». Puis, le 8 avril 2016, après la conférence téléphonique avec le comité d’appel, Kevin Hamelin a reçu une lettre identique au courriel du 5 avril 2016, exception faite de la première phrase. Le fait que ces réponses soient identiques me porte à conclure que Robert Hall avait déjà pris une décision, avant que la question soit soumise au comité d’appel. Par conséquent, il ne s’agit pas d’une décision du comité d’appel.

[36]  Le règlement électoral adopté par la bande définit la composition du comité d’appel. Tous les membres du comité d’appel sont membres de la bande sauf en l’espèce, le président d’élection qui a présidé le comité. L’importance du comité d’appel pour la gouvernance de la bande ne peut être surestimée. Il est logique que le comité d’appel soit composé de membres de la bande, puisqu’ils connaissent leur bande et savent ce qui est le mieux pour leur communauté. Néanmoins, ils n’ont pas nécessairement les connaissances ou l’expérience du président d’élection; c’est pour cette raison qu’il accompagne les membres en présidant le comité. Or, la décision quant aux appels revient à la majorité des membres, qui sont tous membres de la bande. Tentant d’être efficace, Robert Hall semble avoir oublié que le règlement ne lui donne pas le droit de prendre des décisions unilatérales quant aux appels.

[37]  Je partage l’avis de la défenderesse quant à la nécessité de protéger les membres du comité d’appel des tentatives d’intimidation. Cependant, le président d’élection n’a pas pour rôle, selon le règlement électoral de la NCLS, de déterminer quels appels seront soumis au comité d’appel et lesquels ne le seront pas. L’article 12.1 ne prévoit nullement qu’un appelant puisse être écarté pour absence de motifs raisonnables et probables. Par contre, le règlement dispose que c’est l’appelant qui doit croire qu’il a des motifs raisonnables et probables. Ce sont les membres du comité d’appel qui déterminent si un appel va être entendu ou pas; ils établissent également la procédure à suivre au cours de l’audition (Therrien (Re), 2001 CSC 35, au paragraphe 88; Knight c Indian Head School Division No 19, [1990] 1 R.C.S. 653, à la page 685).

[38]  Je conclus que l’équité procédurale n’a pas été respectée, car le comité d’appel n’a pas décidé de l’audition ou pas de tous les appels.

Impartialité

[39]  Les demandeurs avancent que Robert Hall a suscité une crainte raisonnable de partialité, car il a tranché un appel interjeté à l’encontre de sa propre décision.

[40]  Le critère concernant la crainte raisonnable de partialité est énoncé dans l’arrêt Committee for Justice and Liberty c L’Office national de l’énergie, [1978] 1 RCS 369, aux paragraphes 40 et 41 de la façon suivante :

[...] à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique?

[41]  Les demandeurs avancent que le refus de Robert Hall de même présenter l’appel de Kevin Hamelin au comité d’appel témoigne de la partialité de celui-ci. Plus particulièrement, ils estiment que la partialité de Robert Hall est démontrée par le fait que les autres candidats ont pu se présenter à l’élection, malgré le fait qu’ils ne répondaient pas aux exigences minimales d’admissibilité, comme la résidence, tandis que Kevin Hamelin a vu sa candidature rejetée de façon unilatérale.

[42]  La juge Kane dans Felix c Sturgeon Lake First Nation, 2014 CF 911, a tranché une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue par un tribunal d’appel portant sur la disqualification d’un candidat à l’élection au poste de chef, car celui-ci devait rembourser une somme à la bande des suites d’une ordonnance d’adjudication des dépens antérieure. La juge Kane a conclu qu’il y avait eu manquement à l’équité procédurale au motif qu’il y avait une crainte raisonnable de partialité, car le tribunal d’appel avait participé à la disqualification du demandeur à l’élection, puis avait entendu l’appel de celui-ci quant à la disqualification. La présente instance est très semblable à ce dossier en ce que Robert Hall a décidé de disqualifier Kevin Hamelin, puis que son appel ne serait pas entendu.

[43]  Puisque j’ai déjà conclu que la présente instance serait renvoyée pour réexamen en raison d’un manquement à l’équité procédurale, je ne commenterai pas davantage la question de la partialité. Par contre, j’estime qu’il serait évident à tout observateur qu’un décideur ne devrait pas entendre un appel interjeté à l’encontre de sa propre décision. Peut-être que cette bande devrait examiner son règlement électoral, car il permet au président d’élection de voter sur un appel, ce qui pourrait ouvrir la porte à des allégations de partialité éventuelles.

Lieu de l’audition

[44]  Finalement, les demandeurs ont avancé que le choix de tenir l’audition des appels à Edmonton (soit à environ 350 km de la Première nation) a empêché les membres de la bande et les témoins d’y assister, rendant ainsi le processus d’appel inéquitable sur le plan procédural.

[45]  La défenderesse affirme que la décision de tenir l’audition à Edmonton, plutôt que dans la réserve, visait à prévenir l’intimidation et à s’assurer de l’indépendance du comité d’appel. La défenderesse soutient que cette décision est le fruit d’un vote majoritaire. Selon Robert Hall, [traduction] « le comité d’appel espérait éviter toute tentative d’intimidation ou autre qui aurait une incidence sur le résultat de la rencontre et s’assurer de son indépendance ». Dans son affidavit, il indique avoir été informé par le conseil que la moitié des membres de la bande ne résidaient pas dans la réserve; il n’a pas indiqué en quoi ceci venait appuyer sa position. Il affirme que le comité d’appel ne s’était pas réuni en 2013 lorsque l’audition a eu lieu dans la réserve de la Nation des Cris du lac Sturgeon, car les membres [traduction] « se sentaient intimidés et ne voulaient pas prendre parti ».

[46]  Les personnes suivantes étaient présentes à l’audition des appels à Edmonton : les membres du comité, leur avocat, les appelants, les deux nouvelles conseillères dont l’admissibilité était remise en question, ainsi que 20 membres de la bande de la NCLS. Certains témoins avaient la possibilité d’être entendus, mais étaient absents. Il n’y a eu aucune preuve expliquant leur absence.

[47]  Le comité d’appel peut établir ses propres règles et procédures. Il est du pouvoir du comité d’appel de choisir le lieu et l’endroit, ainsi que la structure de l’audition. Les principes fondamentaux de la justice naturelle et de l’équité sous-tendent ce pouvoir. Notre Cour n’a pas à décider des détails entourant l’audition, à la condition qu’elle demeure à l’intérieur des paramètres de l’équité.

[48]  Bien que je ne sois pas d’avis que le comité d’appel doive tenir son audition à près de 350 km de la Première nation, ce n’est pas mon rôle d’en décider autrement, et cette décision était raisonnable en l’espèce.

[49]  Par ailleurs, je ne vois aucun manquement à l’équité procédurale dans la façon dont l’audition s’est tenue, car la procédure a été décidée par le comité d’appel et publiée dans son ordre du jour. Je ne sais pas pourquoi les témoins ont choisi de ne pas se présenter; néanmoins, leur absence ne permet pas en soi de conclure à un manquement à l’équité procédurale dans le déroulement de l’audition.

Audition quant à la résidence

[50]  Les demandeurs font valoir que l’audition quant à l’exigence de résidence était inéquitable sur le plan procédural et que les décisions étaient déraisonnables.

[51]  Comme il a été mentionné précédemment dans les présents motifs, notre Cour a conclu que le fait pour le président d’élection de décider unilatéralement de l’existence, ou non, de motifs raisonnables et probables à un appel ne respectait pas l’équité procédurale. Par conséquent, je ne me prononcerai pas sur le caractère raisonnable des décisions rendues par le comité d’appel quant au respect de l’exigence de résidence, car les appels devront être tranchés à nouveau.

IV.  Conclusion

[52]  La demande de contrôle judiciaire est accueillie et les décisions quant aux appels devront être réexaminées. Notre Cour est consciente qu’il ne s’agit pas d’un processus facile ou peu onéreux pour la bande, car le chef et le conseil élu sont en poste depuis le 23 mars 2016.

[53]  La présente décision est rendue en pleine connaissance de cause des répercussions sur la Nation des Cris du lac Sturgeon. Néanmoins, il est nécessaire de rendre cette ordonnance par respect pour les membres qui ont voté à cette élection et dans l’espoir que les élections futures se dérouleront de la manière prévue par le règlement électoral.

[54]  Pour ces motifs, y compris par équité pour toutes les parties, le comité d’appel doit rendre une nouvelle décision aussi rapidement que possible.

[55]  Le comité d’appel devrait être constitué des mêmes membres, autrement, il faudrait demander au chef et au conseil actuels de former un comité pour entendre des appels interjetés à l’encontre du scrutin qui les a mis en poste. Les membres de ce comité qui ne sont plus en mesure d’y siéger devront être remplacés. Bien qu’il ne s’agisse pas d’une situation idéale pour les motifs précités, le chef et le conseil devront, si nécessaire, nommer des membres remplaçants au comité d’appel d’une façon juste et transparente conformément au règlement électoral.

[56]  Il incombe au comité d’appel de décider du processus à suivre pour trancher les appels. Robert Hall ne devrait pas être le président d’élection qui préside le comité d’appel et qui vote au sein de celui-ci, car il se retrouverait à siéger en appel de ses propres décisions. Le chef et le conseil peuvent nommer un nouveau président électoral, ou pas. S’ils décident de nommer un nouveau président électoral, celui-ci pourra participer aux décisions du comité d’appel conformément au règlement.

[57]  Si aucun des appels n’obtient gain de cause, alors les résultats de l’élection seront confirmés. Si Kevin Hamelin obtient gain de cause dans son appel devant le comité d’appel, alors il devra être ajouté au scrutin et une nouvelle élection devra être organisée. Il en va de même pour tout autre appel interjeté à l’encontre de l’admissibilité des candidates pour motif de non-respect de l’exigence de résidence ou pour tout autre motif.

V.  Dépens

[58]  La défenderesse a réclamé des dépens importants en raison de la faiblesse de la preuve qu’elle estime [traduction] « frivole ». La présente demande n’est pas frivole et aucuns dépens ne seront adjugés pour ce motif. Les demandeurs ont réclamé des dépens sur une base avocat-client au motif que la demande de contrôle judiciaire est une question d’intérêt public pour la bande. La présente instance ne justifie pas l’attribution de dépens sur une base avocat-client aux demandeurs, car la défenderesse s’est montrée pleinement coopérative et professionnelle. Néanmoins, les demandeurs ayant eu gain de cause, ils recevront des dépens de 200 $ chacun (soit un total de 600 $) devant être versés par la défenderesse.


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie; les quatre appels déposés doivent être tranchés par le comité d’appel. Les appels devront être entendus sans la participation du président d’élection, Robert Hall.

  2. Le chef et le conseil actuels demeureront en poste jusqu’à ce que le comité d’appel entende les appels et rendent sa décision quant à ceux-ci. Selon l’issue des appels, le comité d’appel décidera ensuite de la tenue d’une nouvelle élection, ou non.

  3. Les demandeurs recevront des dépens de 200 $ chacun devant être versés par la défenderesse.

« Glennys L. McVeigh »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 6e jour de février 2020

Lionbridge


Annexe A

Règlement électoral intitulé « Customary Election Regulations of Sturgeon Lake Cree Nation »

PRÉSIDENT D’ÉLECTION

5.1 Nomination

a) Le président d’élection devra être nommé par résolution du Conseil de bande au moins 36 jours avant la date prévue de l’élection.

b) La résolution du Conseil de bande doit également prévoir la nomination d’un président d’élection remplaçant.

5.2 Qualités requises

Le président d’élection devra :

a) être âgé de 30 ans ou plus;

b) ne pas être à l’emploi de la Nation des Cris du lac Sturgeon, de sociétés appartenant à la Première Nation ou du Conseil tribal des Cris de l’Ouest;

c) ne pas être membre de la Nation des Cris du lac Sturgeon ou de toute autre Première nation;

d) fournir les résultats de la vérification du casier judiciaire et des antécédents auprès des enfants;

e) signer une entente de confidentialité; et

f) comprendre le présent règlement et être en mesure de l’administrer.

5.3 Mandat

a) Le mandat du président d’élection commencera à la date prévue dans la résolution du Conseil de bande jusqu’à six (6) mois après l’expiration de la période d’appel en matière électorale prévue à l’article 12 du présent règlement;

b) Sauf décision contraire par résolution du Conseil de bande, le président d’élection agira à ce même titre dans le cadre de tout scrutin de ballottage découlant de l’élection des conseillers ou du chef.

5.4 Rémunération

a) La résolution du Conseil de bande nommant le président d’élection devra mentionner la rémunération à verser au président d’élection décidée par le Conseil, conformément à l’alinéa 5.4b) du présent règlement.

b) La rémunération devra être juste et raisonnable.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-615-16

INTITULÉ :

DARWIN HAMELIN ET AL c NATION DES CRIS DU LAC STURGEON

LIEU DE L’AUDIENCE :

Edmonton (Alberta)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 22 septembre 2016

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MCVEIGH

DATE DES MOTIFS :

Le 9 février 2017

COMPARUTIONS :

Priscilla Kennedy

Pour les demandeurs

Mark Freeman

Paul Reid

Pour la défenderesse

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

DLA PIPER (CANADA) LLP

Avocats

Edmonton (Alberta)

Pour les demandeurs

RATH & COMPANY

Avocats

Priddis (Alberta)

Pour la défenderesse

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.