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Date : 20170222


Dossier : IMM-3081-16

Référence : 2017 CF 215

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 22 février 2017

En présence de madame la juge Strickland

ENTRE :

TARAS NAGORNYAK

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire de la décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la CISR), en date du 17 juin 2016, ayant conclu que le demandeur n’est ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger selon les articles 96 ou 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR) et que sa demande d’asile est manifestement infondée en vertu de l’article 107.1 de la LIPR.

Contexte

[2]  Le demandeur est un citoyen ukrainien âgé de 21 ans qui affirme craindre d’être persécuté en raison de son orientation sexuelle en tant que bisexuel. En mars 2014, il a rencontré Andriy Gritsenko (Andriy) et tous deux ont noué une relation intime. En septembre 2014, le demandeur et Andriy ont été confrontés, menacés et battus par quatre voisins à l’extérieur de l’appartement d’Andriy. En conséquence, ils ont tous deux reçu, dans une polyclinique, une aide médicale afin de soigner des blessures mineures. Après cet incident, les parents du demandeur ont été informés de sa relation homosexuelle. Ils étaient sous le choc; son père était particulièrement bouleversé. Sa famille ne savait pas quoi faire avec lui jusqu’à ce que sa tante maternelle, qui est Canadienne, convainque ses parents d’envoyer le demandeur au Canada pour qu’il y étudie. En janvier 2015, le demandeur est arrivé au Canada.

[3]  Le demandeur affirme qu’il est retourné en Ukraine en mars 2015, sans en informer ses parents, et qu’il a emménagé avec Andriy. Sa tante était toutefois au courant de son projet de retourner en Ukraine et elle en a informé sa mère. Au début de juin 2015, le père du demandeur s’est présenté à l’appartement d’Andriy; il a d’abord tenté de le raisonner afin qu’il retourne au Canada avant de se mettre en colère. Les voisins ont entendu la diatribe de son père, ce qui a déclenché une autre attaque homophobe le lendemain. Des hommes ont attaqué Andriy à son retour à la maison et, lorsque le demandeur est sorti pour chercher de l’aide, il a aussi été battu. Le demandeur a appelé sa mère, qui les a conduits à l’hôpital. Il est resté hospitalisé trois jours et a reçu un diagnostic de blessures corporelles et de commotion cérébrale.

[4]  Le demandeur est retourné au Canada à la fin du mois de juin 2015 et il a présenté sa demande d’asile en janvier 2016.

Décision faisant l’objet du contrôle

[5]  La Section de la protection des réfugiés a admis que les documents sur les conditions du pays indiquaient que les minorités sexuelles en Ukraine s’exposent à plus qu’une simple possibilité de persécution. Elle a indiqué que la question déterminante était celle de la crédibilité et a conclu que l’allégation du demandeur selon laquelle il est bisexuel n’était pas crédible. La Section de la protection des réfugiés a aussi conclu, en tenant compte du témoignage du demandeur et des documents présentés, que l’allégation du demandeur avait été inventée pour pouvoir accéder au Canada et qu’elle était manifestement infondée conformément à l’article 107.1 de la LIPR.

[6]  La Section de la protection des réfugiés a structuré sa décision en abordant divers éléments de preuve. Elle n’a accordé aucun poids à la preuve présentée par le demandeur relativement à son rôle au centre communautaire 519 et a conclu qu’il était plus probable que ce rôle visait principalement à créer un élément de preuve à présenter dans sa demande d’asile. Elle n’a accordé que peu de poids à l’affidavit présenté par la tante du demandeur et a indiqué que cette dernière aurait pu expliquer, en témoignant en personne ou par téléphone, une incohérence entre son affidavit et d’autres sources de preuve, mais qu’aucune disposition n’a été prise à cet égard.

[7]  En ce qui concerne une lettre envoyée par la mère du demandeur, la Section de la protection des réfugiés a mentionné qu’elle était courte, qu’elle renvoyait à l’agression du mois de juin et qu’elle indiquait [traduction] « le genre d’orientation que tu as »; par conséquent, elle n’ajoutait rien à l’évaluation de la crédibilité. La Section de la protection des réfugiés a aussi tiré une conclusion défavorable du fait que le demandeur n’arrivait pas à se souvenir de détails sur la longue conversation qu’il avait eue avec ses parents lorsqu’il leur a parlé de son orientation sexuelle pour la toute première fois.

[8]  En ce qui concerne la relation du demandeur avec Andriy, la Section de la protection des réfugiés a indiqué que, vu l’incohérence dans la preuve présentée par le demandeur sur le début de sa relation avec Andriy, les renseignements limités contenus dans un courriel d’Andriy et l’importance tout aussi limitée y étant accordée, ainsi que la valeur limitée d’un registre des appels Skype, le demandeur n’a pas réussi à prouver qu’il entretenait une relation homosexuelle avec Andriy.

[9]  En ce qui concerne le fait de se réclamer de nouveau de la protection du pays d’origine et l’incident survenu en juin 2015, la Section de la protection des réfugiés a indiqué que le demandeur, lorsqu’on lui a demandé pourquoi il était retourné en Ukraine en mars 2015 après avoir suivi son cours d’anglais au Canada, a répondu qu’Andriy lui manquait. Toutefois, étant donné que la Section de la protection des réfugiés avait conclu que la relation entre le demandeur et Andriy n’était pas ce qu’il prétendait, cette explication n’était pas raisonnable. Qui plus est, le fait de se réclamer de nouveau de la protection du pays d’origine ne correspondait pas à une crainte de persécution.

[10]  La Section de la protection des réfugiés a ensuite mentionné l’argument avancé par l’avocat selon lequel l’indicent de juin 2015 avait donné lieu à un nouveau fondement de demande, même si elle avait conclu que le fait de se réclamer de nouveau de la protection du pays d’origine n’était pas raisonnable. La Section de la protection des réfugiés n’a cependant pas cru que l’incident de 2015 était survenu; elle a en effet conclu que l’extrait médical de 2015 (« extrait médical ») présenté était frauduleux et qu’il avait été fabriqué aux fins de la demande d’asile. Cette conclusion se fondait sur le fait que le demandeur avait indiqué, dans son témoignage, que l’extrait médical avait été envoyé au Canada à la suite d’autres documents à l’appui. La Section de la protection des réfugiés a tiré une conclusion défavorable de ce retard inexpliqué. La Section de la protection des réfugiés a aussi tiré une conclusion défavorable du fait que le demandeur ne possédait pas un extrait médical semblable pour l’incident survenu en septembre 2014 alors que, selon la preuve présentée par le demandeur, ces documents sont communiqués automatiquement. La Section de la protection des réfugiés a tiré une autre conclusion défavorable de la modification apportée au formulaire de fondement de la demande (FFD) du demandeur, selon laquelle il avait perdu connaissance après l’incident de juin 2015, un détail qui était indiqué dans l’extrait médical reçu plus tard. La Section de la protection des réfugiés a rejeté l’explication fournie par le demandeur, selon laquelle il l’a fait suivant le conseil de son avocat; elle a conclu qu’il était plus probable qu’il ait été ajouté pour rendre l’exposé des faits conforme au document médical nouvellement reçu. La Section de la protection des réfugiés a précisé que, vu l’absence d’explication quant à l’arrivée tardive du document, à la raison pour laquelle il avait été délivré, qui allait à l’encontre du document présenté pour corroborer l’incident survenu au cours de l’année précédente et compte tenu des documents sur les conditions du pays (qui indiquent qu’il est facile d’obtenir des documents frauduleux en Ukraine), elle a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que le document était frauduleux et qu’il avait été fabriqué aux fins de la demande. Elle a également conclu que l’incident de 2015 indiqué à l’appui n’avait jamais eu lieu.

Questions en litige et norme de contrôle

[11]  Même si le demandeur présente de longues observations sur l’équité procédurale et le caractère raisonnable de la décision, je suis d’avis que la question déterminante réside dans la conclusion de la Section de la protection des réfugiés selon laquelle la demande d’asile est manifestement infondée conformément à l’article 107.1 de la LIPR. La norme de contrôle qui s’applique à ces conclusions est celle du caractère raisonnable (Brindar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1216, aux paragraphes 7 et 8 (Brindar); Warsame c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 596, au paragraphe 25 (Warsame)).

Analyse

[12]  L’article 107.1 de la LIPR prévoit ce qui suit :

107.1 La Section de la protection des réfugiés fait état dans sa décision du fait que la demande est manifestement infondée si elle estime que celle-ci est clairement frauduleuse.

107.1 If the Refugee Protection Division rejects a claim for refugee protection, it must state in its reasons for the decision that the claim is manifestly unfounded if it is of the opinion that the claim is clearly fraudulent.

[13]  Une conclusion selon laquelle une demande d’asile est manifestement infondée a des conséquences graves pour le demandeur, parce que, conformément à l’alinéa 110(2)c) de la LIPR, il est impossible d’interjeter appel à la Section d’appel des réfugiés une fois cette conclusion tirée. Qui plus est, le demandeur ne profite pas d’un sursis à une mesure de renvoi par l’effet de la loi en cas de contestation de la décision rendue par la Section de la protection des réfugiés (Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, au paragraphe 231(1); LIPR, à l’alinéa 49(2)c)).

[14]  Comme le juge Roy l’a indiqué dans Warsame :

[27]  Le législateur a décidé d’exiger que la demande d’asile soit « clairement frauduleuse » pour qu’il s’ensuive des conséquences déterminées. Il faut en déduire que c’est la demande d’asile elle‑même qui doit être jugée frauduleuse, et non par exemple le fait que le demandeur aurait utilisé de faux documents pour sortir du pays d’origine ou entrer au Canada. Une fois qu’il a présenté sa demande d’asile, le demandeur doit se conduire de manière irréprochable, et les déclarations qu’il fait à l’appui de cette demande doivent être exactes, sinon elles pourraient être retenues contre lui. En d’autres termes, les mensonges par lesquels une personne essaierait d’obtenir l’asile pourraient rendre sa demande d’asile frauduleuse. C’est la demande d’asile en soi qui doit être frauduleuse.

[...]

[30]  Pour qu’une demande d’asile soit dite frauduleuse, il faut que le demandeur ait déclaré qu’une situation est d’une certaine nature alors qu’en réalité elle ne l’est pas. Mais ce n’est pas n’importe quel mensonge ou rapport inexact qui revêt la demande d’asile d’un caractère frauduleux. Il faut pour cela que les déclarations malhonnêtes, les supercheries, les mensonges touchent à un aspect important de cette demande, de sorte à influer substantiellement sur la décision dont elle fera l’objet. À mon sens, une demande d’asile ne peut être dite frauduleuse si la malhonnêteté n’a pas d’effet substantiel sur la décision à laquelle elle donne lieu.

[31]  Si le terme « frauduleuse » dénote la nécessité d’assertions inexactes ou de la dissimulation d’un fait important dans le but d’induire une autre personne à agir à son détriment, j’aurais tendance à penser que le terme « clairement » (clearly) concerne le degré de fermeté de la conclusion. Par exemple, le Black’s Law Dictionary, West Group, 7e éd., définit la [traduction] « norme de la décision manifestement (clearly) erronée » comme la norme suivant laquelle [traduction] « un jugement peut être infirmé si la cour d’appel a la ferme conviction qu’il est entaché d’une erreur ». De même, pour qu’une demande d’asile soit clairement frauduleuse, il faut à mon avis que le décideur ait la ferme conviction que l’intéressé cherche à obtenir l’asile par des moyens frauduleux, par exemple des mensonges ou une conduite malhonnête, qui influent sur le point de savoir si sa demande d’asile sera ou non accueillie. Les mensonges d’importance secondaire ou antérieurs à la présentation de la demande d’asile ne semblent pas remplir cette condition.

[Souligné dans l’original.]

[15]  La Cour a également conclu qu’une conclusion défavorable sur la crédibilité n’est pas synonyme de revendication frauduleuse (Brindar, au paragraphe 11).

[16]  Je suis d’avis qu’en l’espèce, il y a au moins trois conclusions de la Section de la protection des réfugiés qui, ensemble, remettent en question la conclusion de la Section de la protection des réfugiés selon laquelle la demande d’asile était manifestement infondée au motif qu’elle était « clairement frauduleuse ».

[17]  La première de ces conclusions réside dans le traitement accordé par la Section de la protection des réfugiés au registre d’appels Skype. Dans sa décision, la Section de la protection des réfugiés a indiqué que, même si l’imprimé Skype confirme bel et bien un contact avec Andriy :

[traduction]

[…] chacune des pages du registre montre la même séquence d’appels faits aux mêmes personnes, dans le même ordre, mais à des dates différentes. Ce fait a uniquement été porté à l’attention du tribunal après l’audience; on n’a donc pas demandé au demandeur d’asile de commenter ce fait. Il pourrait y avoir une explication raisonnable. Il est toutefois évident, en supposant que le registre soit authentique, qu’il indique que le demandeur d’asile avait le même contact fréquent avec plusieurs personnes; le tribunal ne peut donc accorder que peu de poids à ce registre en tant qu’indication que la relation entre le demandeur et Andrii [sic] était telle qu’il l’affirmait.

[18]  Dans l’affidavit qu’il a présenté à l’appui de la présente demande de contrôle judiciaire, le demandeur a indiqué que si on lui avait demandé de commenter la conclusion de la Section de la protection des réfugiés selon laquelle chacune des pages du registre indiquait la même séquence d’appels faits aux mêmes personnes, dans le même ordre, mais à des dates différentes, il aurait expliqué que les noms indiqués à gauche du registre d’appels Skype sont ses contacts Skype et qu’il a imprimé des captures d’écran de tous les appels faits à Andriy en même temps, le 17 avril 2016. Qui plus est, l’expression « appel terminé » sous le nom de Viktor Lupul apparaît sur chacune des pages parce que le demandeur l’avait appelé le même jour où il avait récupéré le registre d’appels Skype avec Andriy.

[19]  Ainsi, le demandeur fait valoir que la Section de la protection des réfugiés n’a accordé que peu de poids au registre d’appels Skype parce qu’elle a interprété, à tort, cet élément de preuve, qui, selon ce qu’elle croyait, indiquait que le demandeur avait les mêmes contacts fréquents avec plusieurs personnes. Le demandeur reconnaît que le simple fait qu’il téléphonait souvent à Andriy ne peut pas à lui seul prouver qu’ils entretenaient une relation homosexuelle; il soutient toutefois que la conclusion tirée par la Section de la protection des réfugiés selon laquelle il n’entretenait pas de relation était cumulative et se fondait en partie sur cette interprétation erronée de la preuve. En outre, il n’aurait pas pu prévoir que la Section de la protection des réfugiés allait tirer cette conclusion de la preuve. Son avocat l’a interrogé à propos du registre d’appels Skype et la Section de la protection des réfugiés a indiqué que les questions posées avaient couvert ce qu’elle voulait savoir. La Section de la protection des réfugiés aurait donc dû porter cette question à son attention, en lui demandant de formuler des observations après l’audience, ou d’une autre manière, avant de tirer cette conclusion.

[20]  Je mentionnerais d’abord qu’il est évident que la Section de la protection des réfugiés s’est fondée sur le registre d’appels Skype pour conclure que le demandeur ne s’était pas acquitté de son fardeau de prouver qu’il entretenait une relation homosexuelle avec Andriy. La Section de la protection des réfugiés a indiqué ce qui suit :

[traduction]

Vu l’incohérence de la preuve présentée par le demandeur sur le début de la relation; les renseignements limités contenus dans un courriel d’Andrii et l’importance tout aussi limitée y étant accordée; et la valeur limitée du registre d’appels, le tribunal conclut, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur ne s’est pas acquitté de son fardeau de prouver qu’il entretenait une relation homosexuelle avec Andrii, comme il le prétendait dans sa demande.

[Non souligné dans l’original.]

[21]  En outre, il ne faut pas oublier que la Section de la protection des réfugiés a indiqué que la seule question à l’étude résidait dans la crédibilité de l’allégation de la bisexualité du demandeur. Même si, dans l’extrait susmentionné, la Section de la protection des réfugiés formule sa conclusion concernant le registre d’appels Skype en ce sens qu’il ne répond pas au niveau de la preuve qui est requis, lorsqu’on l’examine dans son contexte, la Section de la protection des réfugiés concluait en fait que la preuve soutenait l’orientation sexuelle du demandeur. La Section de la protection des réfugiés ne croyait fondamentalement pas le demandeur (Warsame, au paragraphe 13). La Section de la protection des réfugiés a tiré une conclusion cumulative à cet égard, qui comprenait la conclusion défavorable relative au registre d’appels Skype (Gomez Florez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 659, aux paragraphes 28 et 31). Je réfute donc l’argument du défendeur selon lequel la Section de la protection des réfugiés ne tirait pas une conclusion sur la crédibilité en fonction de cet élément de preuve.

[22]  Qui plus est, pendant l’audience devant la Section de la protection des réfugiés, l’avocat du demandeur lui a posé des questions sur le registre d’appels Skype. En particulier, l’avocat a demandé au demandeur de désigner [traduction] « […] à qui parlez-vous sur Skype dans toutes ces captures d’écran? ». Le demandeur a répondu qu’il s’agissait de conversations qu’il avait eues avec Andriy. L’avocat lui a aussi posé des questions sur le format du registre d’appels Skype, auxquelles le demandeur a répondu, y compris en identifiant une photo d’Andriy affichée en haut de chacune des pages. La transcription indique que l’avocat a ensuite demandé à la Section de la protection des réfugiés si elle souhaitait aborder d’autres aspects liés au registre d’appels Skype; cette dernière a répondu qu’elle était satisfaite de l’interrogatoire mené par l’avocat.

[23]  Par conséquent, je ne suis pas non plus d’accord avec le défendeur quand il indique que c’était au demandeur qu’il incombait de préciser cet élément de preuve au motif qu’il n’était pas explicite. Le demandeur a effectivement expliqué le registre d’appels Skype et on a demandé à la Section de la protection des réfugiés si elle désirait obtenir d’autres précisions, ce à quoi elle a répondu par la négative. Étant donné que l’élément de preuve présenté par le demandeur indiquait que tous les appels indiqués dans le registre d’appels Skype avaient été faits à Andriy, il semble évident que la Section de la protection des réfugiés a mal interprété cet élément de preuve. En outre, vu que cette interprétation erronée n’a été faite qu’après l’audience, la Section de la protection des réfugiés n’a pas fait part de cette préoccupation au demandeur. Le registre d’appels Skype pourrait comprendre des éléments de preuve crédibles de la relation homosexuelle avec Andriy. Par conséquent, même si elle n’avait pu être concluante à elle seule, l’interprétation erronée de cet élément de preuve par la Section de la protection des réfugiés suffit à rendre déraisonnable sa conclusion selon laquelle la revendication était manifestement infondée.

[24]  La Section de la protection des réfugiés a aussi contesté l’extrait médical tiré de la carte médicale no 7699. Il y était question de l’agression survenue en juin 2015 et de l’hospitalisation de trois jours qui en a découlé. La Section de la protection des réfugiés était aussi préoccupée par le fait que l’extrait médical ne faisait pas partie de l’ensemble de documents soumis au départ (qu’elle avait toutefois reçu par voie électronique avant l’audience) et elle a réfuté l’explication du demandeur selon laquelle il ignorait pourquoi sa mère lui avait envoyé l’extrait médical après les autres documents, auquel elle fait référence sous le nom de note médicale (« note médicale »), qui, comme l’a expliqué le demandeur, est un extrait de son carnet médical, un registre continu à vie de tous ses traitements médicaux. La Section de la protection des réfugiés avait aussi des doutes sur la preuve présentée par le demandeur selon laquelle un extrait médical était automatiquement délivré à la suite d’une blessure ou d’une maladie, mais aucun n’avait été délivré à la suite de l’incident de septembre 2014. Enfin, la Section de la protection des réfugiés était préoccupée par le fait que le demandeur avait modifié sa FFD afin d’ajouter qu’il avait brièvement perdu connaissance à la suite de l’attaque survenue en juin 2015. La Section de la protection des réfugiés a conclu que l’explication fournie par le demandeur selon laquelle il l’avait fait suivant les conseils de son avocat était déraisonnable. Vu le manque d’explications sur l’arrivée tardive de l’extrait médical, l’incohérence de la raison pour laquelle il avait été délivré alors qu’aucun document semblable ne l’avait été à la suite de l’agression de septembre 2014 et compte tenu des documents sur les conditions du pays (qui indiquent qu’il est facile d’obtenir des documents frauduleux en Ukraine), la Section de la protection des réfugiés a conclu que l’extrait médical était frauduleux.

[25]  La Section de la protection des réfugiés n’a cependant tiré aucune conclusion sur l’authenticité de la note médicale. Ce fait est important parce que la note médicale indique aussi que le demandeur a été hospitalisé du 5 au 8 juin 2015 et qu’on lui avait diagnostiqué une commotion cérébrale et des blessures corporelles, ce qui corrobore les renseignements contenus dans l’extrait médical. Qui plus est, je suis d’avis que la conclusion de la Section de la protection des réfugiés sur l’explication fournie par le demandeur afin de justifier la modification apportée à son FFD n’était pas raisonnable. Selon la transcription, il est évident que le demandeur, qui venait à peine d’avoir 21 ans, a expliqué qu’il n’avait que peu d’expérience dans ce genre d’affaires et qu’il avait apporté cette modification parce que son avocat lui avait conseillé de le faire. Son avocat lui a dit qu’il s’agissait d’un détail important, ce qui explique pourquoi il a apporté la modification. Les demandeurs sont en droit de modifier leur FFD et, s’il ne l’avait pas fait, il aurait pu être confronté à une conclusion selon laquelle il avait omis un détail important.

[26]  En conséquence, l’interprétation erronée du registre d’appels Skype; le défaut d’aborder la note médicale tout en concluant que l’extrait médical était frauduleux; et la conclusion déraisonnable sur l’explication du demandeur pour justifier la modification apportée à son FFD, ensemble, ne soutiennent pas l’opinion de la Section de la protection des réfugiés selon laquelle la demande d’asile est manifestement frauduleuse; ainsi, sa conclusion selon laquelle la demande d’asile était manifestement infondée est déraisonnable.

[27]  Cela étant dit, une certaine incertitude entoure la réparation adéquate dans ce genre de circonstance, où il est déterminé que la conclusion de la Section de la protection des réfugiés selon laquelle la demande d’asile était manifestement infondée est déraisonnable.

[28]  Même si l’on ne recense pas de nombreuses décisions à cet égard en ce qui concerne l’article 107.1, la Cour s’est penchée sur des situations où la Section de la protection des réfugiés avait conclu à une absence de fondement crédible conformément au paragraphe 107(2) de la LIPR, dont les conséquences ressemblent à l’interdiction d’interjeter appel devant la Section d’appel des réfugiés conformément à l’alinéa 110(2)c) de la LIPR.

[29]  Dans Mahdi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 218, qui portait sur une conclusion d’absence de fondement crédible, le juge Phelan a ordonné la suspension de l’exécution de la décision de la Section de la protection des réfugiés pendant 30 jours afin de permettre au demandeur d’amorcer des procédures d’appel devant la Section d’appel des réfugiés (voir aussi les motifs du nouvel examen, 2016 CF 422).

[30]  Dans Qiu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 740, le juge Hughes était convaincu qu’il fallait annuler la décision faisant l’objet du contrôle dont il était saisi, du moins dans la mesure où elle concluait que les demandes « n’avaient pas de fondement crédible ». Sa décision était fondée sur le fait que si l’on avait accordé aux documents l’attention qu’ils méritaient, ils « auraient » pu constituer un élément à l’appui d’une conclusion positive en faveur des demandeurs. Il a affirmé que s’il n’y avait pas eu de conclusion « d’absence de fondement crédible », la décision visée par le contrôle aurait pu être portée en appel devant la Section d’appel des réfugiés, ce qui aurait joué en faveur des demandeurs d’un sursis d’origine législative. Il n’a délibérément tiré aucune conclusion sur les autres conclusions tirées par la Section de la protection des réfugiés selon lesquelles les demandeurs d’asile n’étaient ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger, en préférant laisser la question ouverte afin que la Section d’appel des réfugiés la tranche. Il a renvoyé l’affaire à la Section de la protection des réfugiés en émettant les instructions suivantes, à savoir que la partie de la décision dans laquelle il est déclaré que la demande n’a aucun fondement crédible soit annulée et qu’une décision modifiée à cet égard soit rendue en y inscrivant la date de la modification. Pour ce motif, la Section de la protection des réfugiés n’aurait pas besoin de tenir une autre audience, et il serait possible d’interjeter appel auprès de la Section d’appel des réfugiés.

[31]  Le juge Hughes a ensuite certifié ce qui suit dans Qiu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 875 :

La Cour fédérale a-t-elle compétence, sous le régime de l’alinéa 18.1(3)b) de la Loi sur les Cours fédérales, pour ordonner à la Section de la protection des réfugiés de retrancher de sa décision une conclusion selon laquelle la demande d’asile est dépourvue d’un minimum de fondement, conférant ainsi un droit d’appel devant la Section d’appel des réfugiés qu’exclurait autrement l’alinéa 110(2)c) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés?

[32]  Plus récemment, dans Omar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 20, et encore une fois en tenant compte du paragraphe 107(2) de la LIPR, le juge Fothergill a conclu qu’en l’attente d’une précision par la Cour d’appel fédérale, il était prudent d’ordonner la réparation habituelle lorsqu’une demande de contrôle judiciaire est accueillie en partie. Il a ensuite renvoyé uniquement la question de savoir si la demande d’asile du demandeur n’avait aucun fondement crédible à un tribunal différemment constitué de la Section de la protection des réfugiés aux fins de nouvel examen.

[33]  Je suis d’avis que les considérations et les questions entourant la réparation appropriée concernant le paragraphe 107(2) s’appliquent tout autant aux conclusions de la Section de la protection des réfugiés selon lesquelles une affaire est manifestement infondée en vertu de l’article 107.1. Dans l’espèce, même s’il était possible de ne renvoyer que la question de savoir si la demande présentée par le demandeur est manifestement infondée à la Section de la protection des réfugiés (puisque les conclusions liées au registre d’appels Skype, à la note médicale, à l’explication du demandeur pour justifier la modification de son FFD et d’autres erreurs de fait commises par la Section de la protection des réfugiés, toutes sont également liées au caractère raisonnable de la décision globale), j’ai décidé qu’il est approprié d’annuler la décision dans son ensemble et de la renvoyer à la Section de la protection des réfugiés aux fins de nouvel examen par un tribunal différemment constitué, en tenant compte des motifs exposés dans la présente décision.

[34]  Quoiqu’il en soit, si la Cour devait conclure, selon la décision rendue par la Section de la protection des réfugiés, que le demandeur n’est ni un réfugié au sens de la Convention si une personne à protéger et ne renvoyer que la conclusion liée à l’article 107.1 à la Section de la protection des réfugiés et, même au cours du nouvel examen, si la Section de la protection des réfugiés concluait que la demande n’était pas manifestement infondée (ce qui donnerait le droit d’interjeter appel devant la Section d’appel des réfugiés), la Section d’appel des réfugiés devrait ensuite prendre une décision concernant l’appel de la décision rendue par la Section de la protection des réfugiés en sachant que la Cour a déjà statué à cet égard. Je suis d’avis qu’il faut éviter ce genre de situation; c’est pourquoi je n’ai tiré aucune conclusion à cet égard.

 


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision de la Section de la protection des réfugiés est annulée et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvel examen.

  2. Aucune question de portée générale n’est proposée par les parties et l’affaire n’en soulève aucune.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Cecily Y. Strickland »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 29e jour de novembre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3081-16

 

INTITULÉ :

TARAS NAGORNYAK c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 31 janvier 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE STRICKLAND

 

DATE DES MOTIFS :

Le 22 février 2017

 

COMPARUTIONS :

Jack C. Martin

 

Pour le demandeur

 

Maria Burgos

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jack C. Martin

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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