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Date : 20170227

Dossier : IMM-2073-16

Référence : 2017 CF 241

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 27 février 2017

En présence de madame la juge McVeigh

ENTRE :

PIRATHEEP JEYAKUMAR

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  Le demandeur, Piratheep Jeyakumar, attaque la décision (la décision ou les motifs) rendue le 25 avril 2016 par la Section d’appel des réfugiés. La Section d’appel des réfugiés confirme la décision de la Section de la protection des réfugiés selon laquelle le demandeur n’est ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger au sens de l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi).

II.  Résumé des faits

[2]  Le demandeur est un jeune Tamoul et il est citoyen du Sri Lanka. Dès son arrivée au Canada le 24 juin 2015, il a revendiqué la qualité de réfugié en raison de son identité, de sa nationalité, de sa race, de son origine ethnique, de ses opinions politiques et de son appartenance à un groupe social particulier. Il est originaire de la ville de Vavuniya.

[3]  Le 7 juillet 2015, il a présenté un premier formulaire Fondement de la demande d’asile (FDA 1) dans lequel il a indiqué que lui et sa famille vivaient dans la crainte des forces armées du Sri Lanka et des groupes paramilitaires suivants : le Sri Lanka Freedom Party (SLFP); l’Eelam People’s Revolutionary Liberation Front; l’Eelam National Democratic Liberation Front et le People’s Liberation Organisation of Tamil Eelam (PLOTE]. Plus précisément, le demandeur y allègue i) que lui et sa famille ont subi des menaces, du harcèlement et de la torture; ii) qu’on a extorqué de l’argent à lui et à son père à la pointe d’une arme à feu; iii) qu’il a été enlevé puis relâché. Le demandeur a rempli le formulaire FDA 1 sans l’aide d’un interprète, d’un traducteur ou d’un avocat.

[4]  Le 3 août 2015, il a présenté un second formulaire Fondement de la demande d’asile (FDA 2), rempli celui-là avec l’assistance d’un avocat et d’un interprète ou d’un traducteur. Il y affirme que les autorités srilankaises, y compris l’armée, le croyaient membre des Tigres de libération de l’Eelam tamoul (TLET) en grande partie parce que le frère de sa grand-mère était le père du journaliste Sugirthan Amirthalingam (Sugirthan), qui a jadis appuyé clandestinement les TLET et rédigé des articles dénonçant les violations des droits de la personne perpétrées par l’État et les groupes paramilitaires. Selon le demandeur, c’est à cause de ce lien de parenté qu’il a été arrêté, séquestré et battu par l’armée et le PLOTE au début de 2013.

[5]  En 2014 et 2015, lui et son père auraient été victimes d’intimidation, de menaces et de violence aux mains de l’armée et des groupes paramilitaires. Il s’est ensuite enfui au Canada.

[6]  Avec l’aide d’un avocat, le demandeur a déposé une demande d’asile à la Section de la protection des réfugiés. Le 13 janvier 2016, la Section de la protection des réfugiés a rendu une décision défavorable en raison du manque de crédibilité et de l’insuffisance des éléments de preuve. Le demandeur a interjeté appel de cette décision auprès de la Section d’appel des réfugiés.

[7]  Au début de sa décision, la Section d’appel des réfugiés se prononce sur trois questions préliminaires. Premièrement, elle définit son rôle à titre d’instance d’appel, puis elle précise qu’elle examinera la décision de la Section de la protection des réfugiés selon la norme de la décision correcte et qu’elle exposera son avis divergent de celui de la Section de la protection des réfugiés sur les questions de crédibilité. Deuxièmement, elle admet deux nouveaux éléments de preuve documentaire conformément au paragraphe 110(4) de la Loi, mais elle rejette la lettre du père du demandeur parce qu’elle concerne des événements survenus avant la publication de la décision de la Section de la protection des réfugiés. Troisièmement, la Section d’appel des réfugiés indique qu’elle n’accordera pas d’audience conformément au paragraphe 110(6) de la Loi.

[8]  Elle procède ensuite à l’examen de la décision de la Section de la protection des réfugiés et la confirme en souscrivant à sa conclusion quant au manque de crédibilité du demandeur et à l’insuffisance d’éléments de preuve objectifs corroborant ses allégations. Après avoir pris connaissance des formulaires FDA 1 et 2, des notes d’interrogatoire au point d’entrée et des témoignages devant la Section de la protection des réfugiés, la Section d’appel des réfugiés a conclu que le demandeur a fait des déclarations contradictoires et incohérentes concernant les agents de l’État qui l’auraient enlevé pour obtenir une rançon et qui auraient menacé sa famille. Le demandeur a attribué ces incohérences au fait qu’il n’avait pas reçu l’aide d’un interprète ou d’un traducteur à son arrivée au Canada, et notamment pour remplir le premier formulaire FDA. La Section d’appel des réfugiés n’a pas prêté foi à cette explication puisque, à son avis, le demandeur a une bonne connaissance de l’anglais.

[9]  Elle a conclu également que les explications contradictoires du demandeur concernant son passeport ne sont pas crédibles. La Section d’appel des réfugiés souligne entre autres que le demandeur a déclaré à la Section de la protection des réfugiés qu’il n’avait pas de passeport, ce qui est faux. Son explication est qu’il pensait que la Section de la protection des réfugiés lui avait demandé s’il avait son passeport sur lui, et non s’il était titulaire d’un passeport. La Section d’appel des réfugiés a rejeté cet argument et tiré une conclusion défavorable relativement à sa crédibilité. Le demandeur a par ailleurs déclaré qu’il avait renouvelé son passeport en avril 2014. Comme il a allégué avoir été arrêté et détenu par l’armée et le PLOTE en 2013, la Section d’appel des réfugiés a estimé peu probable que l’État srilankais fût disposé à lui délivrer un nouveau passeport.

[10]  La Section d’appel des réfugiés a ensuite examiné les éléments de preuve documentaire fournis à l’appui des allégations du demandeur, y compris ceux qui ont trait au travail de journalisme de Sugirthan. Elle a jugé que ces éléments de preuve ne suffisaient pas à infirmer les constatations défavorables quant à sa crédibilité. La Section d’appel des réfugiés a aussi conclu que les éléments de preuve étaient insuffisants pour confirmer que le lien entre Sugirthan et le demandeur a pu lui valoir d’être associé aux TLET par des groupes paramilitaires.

[11]  En dernier lieu, la Section d’appel des réfugiés s’est demandée si la Section de la protection des réfugiés avait commis une erreur dans son appréciation du risque de persécution auquel était exposé le demandeur en tant que Tamoul du Nord. Elle a conclu qu’il n’existait aucun élément de preuve que les autorités srilankaises considéraient le demandeur comme un sympathisant des TLET. La Section d’appel des réfugiés a également voulu savoir si, à son retour au Sri Lanka après le rejet de sa demande d’asile, le demandeur risquait davantage d’être surveillé ou maltraité. Ayant considéré les éléments de preuve et les Principes directeurs du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) 2012, la Section d’appel des réfugiés a conclu que le demandeur pourrait effectivement se retrouver dans la mire des autorités parce qu’il s’était servi d’un faux passeport pour sortir du pays, mais que le rejet de sa demande d’asile ne l’exposait pas à un risque de persécution.

[12]  Pour ces motifs, la Section d’appel des réfugiés a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés conformément à l’alinéa 111(1)a) de la Loi.

III.  Questions en litige

[13]  Le demandeur pose les questions suivantes à l’égard de la Section d’appel des réfugiés :

  1. A-t-elle manqué à son obligation de faire un examen indépendant, de sorte que sa décision découlerait davantage d’un contrôle judiciaire que d’un appel hybride?
  2. A-t-elle commis une erreur en écartant la lettre du père du demandeur?
  3. A-t-elle commis une erreur en soulevant la question de la crédibilité générale du demandeur, en faisant une mauvaise interprétation des nouveaux éléments de preuve documentaire et en ne tenant pas d’audience?

IV.  Norme de contrôle

[14]  Conformément à l’arrêt récent Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93 [Huruglica], à notre Cour doit examiner les décisions de la Section d’appel des réfugiés selon la norme du caractère raisonnable.

V.  Discussion

[15]  J’estime que la Section d’appel des réfugiés n’a pas commis d’erreur en appliquant le critère énoncé dans l’arrêt Huruglica, précité. Par conséquent, je ne puis retenir la thèse formulée par le demandeur dans sa première question. Toutefois, pour les motifs exposés ci-après, j’accueillerai la présente demande en raison des erreurs commises par la Section d’appel des réfugiés dans d’autres parties de la décision.

[16]  Le demandeur estime qu’il n’était pas raisonnable de la part de la Section d’appel des réfugiés de rejeter la lettre de son père datée du 12 février 2016. Il y est question des problèmes vécus par la famille à compter de Noël 2015 et, surtout, de l’incident du [traduction] « cinq », au cours duquel deux garçons tamouls auraient admonesté le père, lancé des menaces au demandeur et endommagé des biens de la famille. La lettre ne précise pas si l’incident en question a eu lieu le 5 février ou le 5 janvier (le père se borne à faire allusion à l’incident du [traduction] « cinq »). Le demandeur n’a pas communiqué d’autre élément de preuve dans lequel le père aurait précisé la date de l’incident. La Section d’appel des réfugiés a considéré que l’incident rapporté dans la lettre s’était produit avant la décision de la Section de la protection des réfugiés datée du 13 janvier 2016 et que, par conséquent, elle n’était pas admissible au titre du paragraphe 110(4) de la Loi.

[17]  De l’avis du demandeur, il était déraisonnable pour la Section d’appel des réfugiés de présumer que l’incident relaté dans la lettre avait eu lieu avant la décision rendue en janvier par la Section de la protection des réfugiés plutôt qu’en février.

[18]  Le défendeur se range également à la conclusion de la Section d’appel des réfugiés en faisant observer qu’elle pouvait avec raison, selon ce qui est écrit dans la lettre, présumer que le père faisait référence à un incident probablement survenu le 5 janvier. Le père y explique que la famille n’avait pas eu de problèmes durant deux semaines après Noël, puis il raconte que le cinq, des garçons tamouls armés sont venus l’ennuyer chez lui. En l’absence d’autres éléments de preuve au dossier, je suis d’accord avec le défendeur que l’incident a pu avoir lieu le 5 janvier.

[19]  Suivant le paragraphe 110(4) de la Loi et l’arrêt de la Cour fédérale dans l’affaire Canada (Citoyenneté et Immigration) c Singh, 2016 CAF 96 [Singh], au paragraphe 34, la Section d’appel des réfugiés doit admettre les nouveaux éléments de preuve a) survenus depuis le rejet de la demande d’asile; b) qui n’étaient pas normalement accessibles, ou c) qui étaient normalement accessibles, mais que la personne en cause n’aurait pas normalement présentés dans les circonstances au moment du rejet.

[20]  Cependant, j’ai conclu que le rejet par la Section d’appel des réfugiés desdits éléments de preuve était déraisonnable pour des motifs différents. Dans l’arrêt Singh, la Cour d’appel fait observer que le paragraphe 110(4) doit être appliqué de manière stricte et que la Section d’appel des réfugiés doit admettre des éléments de preuve qui remplissent les critères, mais elle ajoute qu’elle a « toujours le loisir d’appliquer les exigences du paragraphe 110(4) avec plus ou moins de souplesse selon les circonstances propres à chaque affaire » (Singh, au paragraphe 64). Dans la présente affaire, la Section d’appel des réfugiés a admis un nouvel élément de preuve – un communiqué de presse – daté du 6 janvier 2016 (et qui est donc manifestement antérieur à la décision du 13 janvier de la Section de la protection des réfugiés) parce que [traduction] « le demandeur n’aurait pu raisonnablement obtenir ce document et le déposer avant le 13 janvier 2016 ». De toute évidence, il était loisible à la Section d’appel des réfugiés d’admettre cet élément de preuve.

[21]  Elle a cependant agi de manière déraisonnable en s’octroyant la latitude d’admettre le communiqué de presse du 6 janvier, mais en s’en privant à l’égard de la lettre dans laquelle le père décrit la rencontre du 5 janvier avec les individus armés. Si l’incident relaté par le père s’est effectivement produit le 5 janvier, comme le prétend le défendeur, il est difficile de comprendre comment la Section d’appel des réfugiés pouvait raisonnablement s’attendre à ce que la lettre fût écrite, reçue, présentée puis examinée avant le 13 janvier 2016. Si l’incident a eu lieu en février, alors le traitement différent des deux éléments de preuve laisse encore plus perplexe.

[22]  Les choix de la Section d’appel des réfugiés prêtent d’autant plus à controverse qu’il y a confusion entre la date à laquelle la lettre a été présentée et la date de la décision de la Section de la protection des réfugiés. Au paragraphe 23 de sa décision, la Section d’appel des réfugiés indique que [traduction] « l’appelant a demandé à recevoir la lettre, dont la date indique qu’elle a été présentée un jour avant la décision de la Section de la protection des réfugiés ». Cette affirmation est inexacte quant aux faits. Comme il a été souligné auparavant, la Section de la protection des réfugiés a rendu sa décision le 13 janvier et la lettre a été présentée le 12 février, soit un mois plus tard, et non un jour avant. Les audiences de la Section de la protection des réfugiés ont été tenues le 18 novembre et le 29 décembre 2015, bien avant la date présumée de l’incident et seulement quelques jours avant la date de la décision (s’il est tenu pour acquis qu’il a eu lieu le 5 janvier). Il était déraisonnable de s’attendre à ce que le demandeur puisse présenter à la Section d’appel des réfugiés une lettre rédigée et transmise par son père, qui se trouvait au Sri Lanka, en moins de huit jours.

[23]  Le défendeur réplique que même si la Section d’appel des réfugiés avait admis cet élément de preuve, sa décision aurait été la même parce que la lettre est vague et ne dissipe pas les doutes de la Section d’appel des réfugiés relativement à la crédibilité. Toutefois, la Section d’appel des réfugiés n’a pas rejeté cet élément de preuve au motif de son imprécision, de son importance ou de sa crédibilité. Elle l’a rejeté au nom des critères énoncés au paragraphe 110(4).

[24]  À mon avis, il était déraisonnable pour la Section d’appel des réfugiés d’admettre le communiqué de presse du 6 janvier parce que le demandeur n’aurait pu raisonnablement le présenter à la Section de la protection des réfugiés avant le 13 janvier, mais qu’elle écarte la lettre parce qu’elle fait référence à un événement ayant eu lieu le 5 janvier, soit un jour avant la publication du communiqué de presse, sans fournir d’autre motif. La Section d’appel des réfugiés n’évoque à aucun moment les facteurs formulés dans l’arrêt Raza c Canada (Citoyenneté et Immigration) (2007), 2007 CAF 385 (CanLII). S’il y avait confusion quant à l’admissibilité de l’élément de preuve, la Section d’appel des réfugiés aurait dû tenir compte des exigences exposées dans l’arrêt Raza, comme le suggère la Cour d’appel fédérale au paragraphe 49 de l’arrêt Singh.

[25]  Dans les circonstances, il était déraisonnable de la part de la Section d’appel des réfugiés d’écarter la lettre en se fondant sur le paragraphe 110(4) de la Loi. Cette seule erreur justifie que la décision soit examinée à nouveau par un autre décideur (Ogundipe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 771, au paragraphe 29). Le manque de justification et de transparence exclut la décision des issues possibles acceptables : Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47.

[26]  Pour les motifs ci-dessus, je n’aborderai pas les autres questions proposées et je renvoie l’affaire à un tribunal différemment constitué pour réexamen.

[27]  Le demandeur a proposé une question opposée à certifier : [traduction] « La Section d’appel des réfugiés doit-elle accorder un degré quelconque de déférence à la conclusion de la Section de la protection des réfugiés sur la crédibilité? Le cas échéant, quel est le degré de déférence attendu? » Comme la demande est accueillie, je ne certifierai pas la question proposée (Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CAF 168).


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La demande est accueillie, la décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Section d’appel des réfugiés pour réexamen.

  2. Aucune question n’est certifiée.

« Glennys L. McVeigh »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 3e jour d’octobre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2073-16

 

INTITULÉ :

PIRATHEEP JEYAKUMAR c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 17 novembre 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MCVEIGH

 

DATE DES MOTIFS :

Le 27 février 2017

 

COMPARUTIONS :

Robert Isreal Blanshay

Pour le demandeur

Lucan Gregory

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Robert Israel Blanshay

Société professionnelle

Avocats

Toronto (Ontario)

Pour le demandeur

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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