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Date : 20170227

Dossier : T-201-17

Référence : 2017 CF 240

[TRADUCTION FRANÇAISE]

ENTRE :

MONSIEUR LE JUGE ROBIN CAMP

demandeur

et

LA PROCUREURE GÉNÉRALE DU CANADA

défenderesse

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

LE JUGE SUPPLÉANT ROBERTSON

[1]               Peu après la tenue d’une audience par vidéoconférence, le 23 février 2017, j’ai rendu une ordonnance rejetant la requête présentée par le demandeur en vue de suspendre les délibérations et la prise de décision du Conseil canadien de la magistrature [le Conseil] en attendant qu’une décision définitive soit rendue au sujet de sa demande de contrôle judiciaire. J’ai indiqué dans l’ordonnance que j’exposerais ultérieurement mes motifs. Les voici.

[2]               En bref, la requête en suspension découle du refus du Conseil de convoquer une audience permettant au juge de présenter des observations orales avant que le Conseil ne décide s’il convient de recommander à la ministre de la Justice de révoquer le juge. On peut aisément démontrer que le manquement à l’obligation d’équité procédurale soulève une question sérieuse. Toutefois, il est tout aussi manifeste qu’on ne peut écarter aisément le principe de non‑intervention judiciaire dans les instances administratives en cours [la question du caractère prématuré d’une demande]. À cette étape, il convient de mettre en relief une réalité concrète et évidente : la présente affaire tire à sa fin. Le processus administratif est terminé, hormis la présentation des conclusions finales et la décision du Conseil.

[3]               Quant au préjudice irréparable allégué, la suspension a été qualifiée de nécessaire pour empêcher toute [traduction] « atteinte à la réputation » qu’entraînerait une éventuelle décision défavorable du Conseil. On a aussi soutenu que le droit de solliciter le contrôle judiciaire de la décision définitive du Conseil, si elle s’avérait défavorable au juge, ne constituait pas un recours valable. Le quorum initial du Conseil était [traduction] « entaché » et le recours à des « juges suppléants » pour réunir un second quorum n’était « pas la meilleure façon de trancher une question d’intérêt public ». On a soutenu en parallèle qu’en raison de ce préjudice irréparable, la prépondérance des inconvénients penchait en faveur du juge plutôt qu’en faveur de l’intérêt du public à ce qu’une procédure de plainte soit rapidement menée à terme. Je conclus, compte tenu des éléments essentiels ainsi esquissés, que la requête devrait être rejetée.

[4]               Le 2 mai 2016, le demandeur a été avisé qu’en application des dispositions de la Loi sur les juges, LRC 1985, ch. J-1 [la Loi], un comité d’enquête avait été réuni pour examiner si sa conduite, durant le procès pour agression sexuelle d’Alexander Wagar, constituait un manquement à l’honneur et à la dignité et justifiait sa révocation. M. Wagar a été acquitté de l’infraction portée contre lui. Comme on le sait, au moment du procès, le demandeur était juge à la Cour provinciale de l’Alberta. Il a par la suite été nommé à la Cour fédérale.

[5]               Le 29 novembre 2016, le comité d’enquête a présenté son rapport au Conseil. Le comité a conclu qu’il y avait eu manquement à l’honneur et à la dignité et a jugé à l’unanimité que le Conseil devait recommander à la ministre de la Justice de révoquer le juge. L’article 9 du Règlement administratif du Conseil canadien de la magistrature sur les enquêtes, DORS‑2002‑371 [le Règlement], prévoit qu’un juge peut présenter des observations écrites au Conseil au sujet du rapport du comité d’enquête. Rien dans le Règlement n’indique si le juge ou son avocat, ou les deux, peuvent présenter des observations orales au Conseil.

[6]               Les 11 et 13 décembre, l’avocat du demandeur a demandé par écrit au directeur exécutif du Conseil s’il pouvait présenter des observations orales. Le 19 décembre 2016, le directeur exécutif a répondu au demandeur que le Conseil ne tiendrait pas d’audience pour entendre des observations orales, mais qu’il lui était loisible d’aborder la question dans ses observations écrites. C’est ce qu’a fait le demandeur.

[7]               Le 31 janvier 2017, M. Wagar a été acquitté une seconde fois. Le 6 février 2017, le demandeur a demandé au Conseil d’examiner à nouveau sa demande de présentation d’observations orales, au regard de l’importance de ce second acquittement. Le 8 février 2017, le Conseil a rejeté à la majorité la demande présentée par le demandeur le 6 février 2017, en concluant plus précisément : (1) que le dossier dont le Conseil disposait n’était [traduction] « pas altéré » par rapport à celui du comité d’enquête; (2) que le demandeur avait été pleinement et équitablement entendu par le comité d’enquête et par le Conseil; (3) que [traduction] « l’obligation d’agir équitablement ne confère pas le droit de s’exprimer de vive voix devant le Conseil, après avoir pu s’exprimer de vive voix dans le cadre de la procédure publique d’enquête ». Les membres dissidents ont conclu, dans de longs motifs, qu’une audience était [traduction] « justifiée » et pourrait « faire une différence ». On a cité, tant du côté de la majorité que de la minorité, l’arrêt Moreau-Bérubé c Nouveau‑Brunswick (Conseil de la magistrature), 2002 CSC 11 [Moreau-Bérubé], de la Cour suprême du Canada, en particulier le paragraphe suivant :

L’obligation de se conformer aux règles de justice naturelle et à celles de l’équité procédurale s’étend à tous les organismes administratifs qui agissent en vertu de la loi. Ces règles comportent l’obligation d’agir équitablement, notamment d’accorder aux parties le droit d’être entendu (la règle audi alteram partem). Cette obligation a une nature et une étendue « éminemment variable et son contenu est tributaire du contexte particulier de chaque cas ». En l’espèce, il faut interpréter généreusement la portée du droit d’être entendu puisque le processus administratif du Conseil de la magistrature ressemble au processus judiciaire habituel; la décision du Conseil est sans appel; et les enjeux de l’audience sont très graves pour l’intimée [paragraphe 75] [renvois à la jurisprudence et à la doctrine omis].

[8]               Le 14 février 2017, le demandeur a présenté une demande de contrôle judiciaire de la décision du Conseil de lui refuser, ainsi qu’à son avocat, l’occasion de présenter des observations orales, de manière générale, et, plus particulièrement, au sujet du second acquittement de M. Wagar. Dans cette demande, le demandeur sollicite diverses mesures de réparation, notamment une ordonnance annulant la décision de rejeter sa demande de présentation d’observations orales, ainsi qu’une ordonnance enjoignant au Conseil d’entendre ses observations orales. À la même date, l’avocat du demandeur a demandé au Conseil de suspendre ses délibérations en attendant l’issue de la demande de contrôle judiciaire.

[9]               Le 20 février 2017, le Conseil a informé le demandeur qu’il ne suspendrait pas ses délibérations, qu’il comptait mener à bien sans entendre d’observations orales. Le Conseil a aussi fixé un délai, le 23 février 2017, pour la présentation d’observations écrites. Le 21 février 2017, le demandeur a déposé un avis de requête sous mode « accéléré » en vue d’obtenir une ordonnance suspendant les délibérations et la prise de décision du Conseil en attendant qu’une décision [traduction] « complète et définitive » soit rendue sur sa demande de contrôle judiciaire. Le 23 février 2017, la requête a été instruite par vidéoconférence.

[10]           La question que toute requête en suspension appelle à trancher est celle de savoir si la Cour devrait y faire droit, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, en fonction du critère tripartite énoncé dans l’arrêt RJR-MacDonald c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311. Il s’agit d’établir si : (1) la demande de contrôle judiciaire soulève une question sérieuse à juger; (2) le demandeur subira un préjudice irréparable si la suspension n’est pas accordée; (3) la prépondérance des inconvénients penche en faveur du demandeur.

[11]           Bien que le demandeur ait formulé la question sérieuse de plusieurs manières, elles sont toutes inextricablement liées au refus du Conseil de convoquer une audience lui permettant de présenter des observations orales. Compte tenu de la nature controversée du sujet et des directives données par la Cour suprême dans l’arrêt Moreau-Bérubé, on aurait pu penser que la défenderesse concéderait aisément ce point au demandeur. Ce n’est toutefois pas le cas. La défenderesse a plutôt fait valoir que, même si la question liée à l’équité procédurale n’était ni futile ni vexatoire, elle s’avérait prématurée et, ainsi, la demande de contrôle judiciaire ne soulevait pas de question sérieuse.

[12]           Avec égards, j’estime que l’argumentation de la défenderesse est déficiente. Premièrement, la question de l’équité procédurale est et demeure sérieuse, qu’elle soit prête ou non à être tranchée. Deuxièmement, l’argument avancé fait abstraction de l’exception des « circonstances exceptionnelles » au principe de non‑intervention judiciaire dans les instances administratives en cours. Enfin, l’argument fait aussi abstraction de la jurisprudence pertinente de la Cour fédérale portant sur le caractère prématuré de la question dans le contexte d’une requête en suspension. 

[13]           Bien sûr, on aurait pu recourir à d’autres voies procédurales pour faire valoir la question du caractère prématuré. Dans la décision Boulos c Canada (Procureur général), 2012 CF 292, on a fait droit à la requête du défendeur en vue de radier la demande de contrôle judiciaire du demandeur au motif qu’il était « clair et évident » que la demande contestant la décision de ne pas accorder d’audience était prématurée et ne devait être examinée qu’une fois la procédure menée à terme. De même, dans les décisions Garrick c Amnesty International Canada, 2011 CF 1099 [Garrick], et Première Nation d’Esgenoôpetit (Burnt Church) c Canada (Ressources humaines et Développement des compétences), 2010 CF 1195, on a conclu qu’il valait mieux attendre l’instruction de la demande de contrôle judiciaire pour examiner la question du caractère prématuré. Dans ces décisions, la Cour a confirmé ce qu’on considère désormais comme bien établi en droit : les décisions interlocutoires des décideurs administratifs ne peuvent pas faire l’objet d’un contrôle judiciaire avant qu’une décision définitive ne soit rendue. 

[14]           Lors de l’instruction de la requête par procédure accélérée, aucune des parties n’avait prévu que je concentrerais mon analyse sur la question du caractère prématuré. Je l’ai fait parce que les deux parties avaient invoqué une partie de la jurisprudence pertinente dans leurs observations et que la défenderesse avait soulevé cette question sans que le demandeur ne dise quoi que ce soit. J’ai approfondi la question parce qu’il y a au moins trois façons d’en disposer.

[15]           Les deux premières sont relativement simples. Dans la décision Torres c Canada (Public Safety and Emergency Preparedness), 2007 FC 1115 [Torres], la juge a conclu que la prépondérance des inconvénients était défavorable à la demanderesse puisque la demande de contrôle judiciaire était prématurée et qu’un vice de procédure pouvait être soulevé dans le cadre de l’examen de la décision définitive du tribunal. Dans l’arrêt Groupe Archambault c CMRRA/SODRAC Inc., 2005 CAF 330, la Cour d’appel a conclu que, si le contrôle judiciaire de décisions interlocutoires était rarement justifié, l’octroi d’un sursis à leur égard devait être encore plus rarement accordé. S’appuyant sur un seul précédent concernant un juge des requêtes, elle a déclaré qu’à moins que l’existence de circonstances exceptionnelles n’ait été établie, le recours au critère tripartite de l’arrêt RJR-MacDonald n’était pas nécessaire. Le juge des requêtes avait néanmoins déclaré que le refus d’accorder la suspension n’occasionnerait aucun préjudice irréparable. Quant au précédent, voir l’arrêt Szczecka c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 116 DLR (4th) 333 (CAF).

[16]           La troisième façon d’aborder la question du caractère prématuré dans le contexte d’une requête en suspension est exposée dans deux jugements relativement récents de la Cour. On y abordait la règle ordinaire selon laquelle, à défaut de circonstances exceptionnelles, les cours ne peuvent pas intervenir dans un processus administratif tant que celui‑ci n’a pas été mené à terme ou tant que les recours efficaces qui sont ouverts ne sont pas épuisés : voir CB Powell Ltd c Canada (Agence des services frontaliers), 2010 CAF 61 [CB Powell], au paragraphe 31, autorisation de pourvoi devant la CSC refusée, 2011 CSCR n° 267, cité et approuvé dans Halifax (Regional Municipality c Nouvelle‑Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10, aux paragraphes 35 à 37 [Halifax].

[17]           Dans l’arrêt CB Powell, précité, la Cour d’appel fédérale a souligné l’étroite portée de la catégorie des circonstances exceptionnelles. L’observation suivante de la Cour d’appel nous est particulièrement utile : « Les préoccupations soulevées au sujet de l’équité procédurale ou de l’existence d’un parti pris, de l’existence d’une question juridique ou constitutionnelle importante ou du fait que les toutes les parties ont accepté un recours anticipé aux tribunaux ne constituent pas des circonstances exceptionnelles permettant aux parties de contourner le processus administratif dès lors que ce processus permet de soulever des questions et prévoit des réparations efficaces » [paragraphe 33]. 

[18]           L’interprétation selon laquelle la catégorie des circonstances exceptionnelles est de portée extrêmement étroite et ne couvre pas les questions liées à l’équité procédurale est, à tout le moins, problématique. Cela dit, la portée étroite de l’exception a été précédemment confirmée dans la décision Garrick, précitée, au paragraphe 51.

[19]           Dans ce contexte, j’examinerai maintenant deux décisions complémentaires de la Cour fédérale, relativement récentes, se rapportant à la question du caractère prématuré. Les deux affaires mettaient en cause un comité d’enquête constitué pour étudier la conduite de la juge Lori Douglas. Dans les deux cas, le critère préliminaire de la « question sérieuse » a été appliqué à la question sous‑tendant la demande de contrôle judiciaire, ainsi qu’à l’existence d’éventuelles circonstances exceptionnelles qui justifieraient le recours anticipé aux tribunaux. Le sursis a été accordé dans les deux cas, au motif que la question du caractère prématuré, de même que la question sérieuse soulevée dans la demande sous-jacente, serait tranchée dans le cadre du contrôle judiciaire.

[20]           Dans la décision Douglas c Canada (Procureur général), 2013 CF 776 [Douglas no 1], le juge des requêtes devait examiner une allégation de partialité de la part du (premier) comité d’enquête. La question du caractère prématuré a été réexaminée dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire. Le juge saisi de la demande a conclu que l’affaire relevait de l’exception des « circonstances exceptionnelles », puis a tranché la question de la partialité : voir Douglas c Procureur général (Canada), 2014 CF 299.

[21]           Dans la décision Douglas c Canada (Procureur général) 2014 CF 1115 [Douglas no 2], le juge des requêtes, les membres du premier comité d’enquête ayant démissionné, s’est penché sur la décision du deuxième comité d’examen d’admettre en preuve certaines photographies intimes. Comme dans l’affaire Douglas no 1, le juge des requêtes dans l’affaire Douglas no 2 a conclu que la demanderesse avait soulevé une « question sérieuse » quant à l’application de l’exception fondée sur des circonstances exceptionnelles. La juge des requêtes a formulé les commentaires importants suivants :

[La juge Douglas] n’a pas présenté sa demande pour éviter qu’elle fasse l’objet d’une décision défavorable au fond. Les demandes de ce genre sont manifestement prématurées parce qu’elles deviennent sans objet si le tribunal administratif donne finalement raison au demandeur. La juge Douglas conteste une décision interlocutoire pour éviter de subir un préjudice irréparable qui se produirait en raison de cette décision interlocutoire, quelle que soit la décision finale du Comité [par. 39].

[22]           Comme on peut le constater, la requête en suspension en l’espèce vise expressément à empêcher le Conseil de rendre une décision qui soit contraire à l’intérêt du demandeur. Le raisonnement tenu dans la décision Douglas no 2 appuie donc la conclusion selon laquelle il n’y a pas de « question sérieuse » quant à la présence de circonstances exceptionnelles qui paveraient la voie à un recours anticipé aux tribunaux judiciaires en raison d’un manquement à l’obligation d’équité.

[23]           Jusque-là, j’ai conclu que le manquement à l’obligation d’équité constitue une « question sérieuse » selon le premier volet du cadre exposé dans l’arrêt RJR-MacDonald. S’agissant de la question du caractère prématuré, la jurisprudence de la Cour fédérale confirme la proposition selon laquelle le refus d’accorder une audience orale ne constitue pas une circonstance exceptionnelle justifiant un recours anticipé aux tribunaux judiciaires et, parallèlement, n’est pas une « question sérieuse » qui doive être examinée dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire. L’analyse est toutefois incomplète, car on n’a pas examiné si le contrôle judiciaire de la décision portant recommandation du Conseil constituerait une réparation adéquate s’il était conclu que le Conseil a manqué à l’obligation d’équité. Bien que le demandeur n’ait pas soulevé cette question directement, il a en effet soutenu que le contrôle judiciaire ne constituait pas une réparation efficace, mais sur le fondement du préjudice irréparable. Dans les circonstances, je suis disposé à examiner la question du caractère prématuré comme composante de l’analyse du préjudice irréparable et de la prépondérance des inconvénients. Bref, je reprends l’approche énoncée dans la décision Torres, précitée, pour statuer sur la requête en suspension en l’espèce.

[24]           Le demandeur allègue qu’il subirait un préjudice irréparable si le Conseil poursuit ses délibérations et décide de recommander sa révocation alors que sa demande de contrôle judiciaire est en instance. En outre, le demandeur soutient qu’une suspension s’impose pour éviter l’atteinte à sa réputation qui découlerait d’une décision défavorable du Conseil.

[25]           Le demandeur invoque la décision Adriaanse c Malmo-Levine, [1998] ACF no 1912 (QL) (C.F. 1re inst.) [Adriaanse] à l’appui de son argument. Dans cette affaire, une suspension a été accordée pour empêcher la tenue d’une procédure disciplinaire de longue haleine (125 témoins) après que les demandeurs (39 agents de la GRC) ont demandé un contrôle judiciaire. La demande a été déposée après l’obtention d’éléments de preuve qui étayaient les allégations de crainte raisonnable de partialité de la part du président, qui a par la suite nié l’allégation. L’audience a commencé le 5 octobre 1998, le président a nié l’allégation le 23 octobre et la demande de contrôle judiciaire a été déposée le 24 novembre 1998. La requête en suspension a été instruite le 25 novembre 1998.

[26]           Lorsqu’il a accordé la suspension, le juge des requêtes dans l’affaire Adriaanse était convaincu que l’allégation de partialité soulevait une question sérieuse et que les demandeurs subiraient un préjudice irréparable si le tribunal disciplinaire établissait en fin de compte un rapport défavorable. Le juge des requêtes a invoqué une affaire antérieure de crainte de partialité à l’appui de sa décision : Bennett c British Columbia (Superintendent of Brokers) (1993), 77 BCLR (2d) 145 (CA) [Bennett]. La Cour a conclu que, dans les deux cas, l’intérêt public    n’exigeait pas qu’on « cause un grave préjudice » aux demandeurs dans des circonstances où une audience pourrait en fin de compte s’avérer nulle en raison d’une crainte raisonnable de partialité de la part d’un membre du tribunal en cause.

[27]           Bref, les affaires Adriaanse et Bennett confirment la proposition selon laquelle le préjudice potentiel à la réputation judiciaire du demandeur pourrait constituer un préjudice irréparable. Il s’agissait toutefois d’affaires en début de parcours où il y aurait eu gaspillage considérable de temps et d’argent si les audiences du tribunal avaient été menées à terme et si la demande de contrôle judiciaire avait été accueillie. On peut manifestement soutenir que ces affaires auraient fait partie de la catégorie des « circonstances exceptionnelles » et auraient donc justifié un recours anticipé aux tribunaux judiciaires.

[28]           En s’appuyant sur le principe que les faits font une différence, nous pouvons établir une distinction nette en l’espèce. Nous sommes en fin de parcours. Le comité d’enquête avait terminé son travail et présenté une recommandation au Conseil qui, lui, avait reçu des observations écrites et se penchait sur la question de savoir s’il devait recommander une révocation au ministre de la Justice. S’il y a eu atteinte à la réputation du demandeur, elle est attribuable aux événements qui ont déjà eu lieu en raison de la publicité entourant la procédure disciplinaire qui a mené à la présente requête. Cette proposition est conforme à celle exposée dans la décision Canada (Immigration and Refugee Board) c Canada (Attorney General), 2010 FC 1064.

[29]           L’argument du demandeur concernant une atteinte future à sa réputation repose sur des facteurs inconnus. S’il est destitué et s’il réintègre ses fonctions à la suite d’un contrôle judiciaire favorable et d’une nouvelle audience du Conseil, la révocation initiale crée un risque que le public doute de son autorité et de sa capacité d’instruire d’autres causes à l’avenir. Il s’agit là de l’argument du demandeur. La défenderesse offre une réplique convaincante.

[30]           Dans la décision Canada (Procureur général) c Amnesty International Canada, 2009 CF 426, la Cour a statué que conclure à l’existence d’un préjudice irréparable en se fondant sur les « craintes » du demandeur au sujet de ce qui pourrait se produire à l’avenir amènerait la Cour à se lancer dans un exercice de « conjecture ». Dans la décision Douglas no 2, la Cour a conclu que « le préjudice irréparable ne peut reposer sur des hypothèses concernant l’issue ou l’effet éventuel d’une décision administrative » [paragraphe 25]. Ces deux décisions sont conformes à l’arrêt Canada (Procureur général) c United States Steel Corp, 2010 CAF 200, de la Cour d’appel fédérale :

Selon la jurisprudence de notre Cour, la partie qui cherche à obtenir la suspension de l’instance doit présenter une preuve claire qui ne repose pas sur des conjectures démontrant qu’un préjudice irréparable sera subi si la requête en suspension n’est pas accordée. Il ne suffit pas de démontrer qu’un préjudice irréparable « pourrait » se produire. Le préjudice irréparable invoqué ne peut se fonder sur de simples affirmations : Syntex Inc. c. Novopharm Ltd., no A‑399‑89, 8 mai 1991 (C.A.F.), autorisation d’appel refusée [1991] 3 R.C.S. xi, Centre Ice Ltd. c. Ligue nationale de Hockey, no A‑696‑93, 24 janvier 1994 (C.A.F.), Procureur général du Canada c. Commissaire à l’information du Canada, 2001 CAF 25 (CanLII).

[31]           Le demandeur invoque un autre argument pour conclure à l’existence d’un préjudice irréparable. Cet argument repose sur le principe que le contrôle judiciaire de la décision définitive du Conseil, dans l’hypothèse où elle est contraire à l’intérêt du demandeur, ne constitue pas une réparation adéquate.

[32]           Dans ses observations écrites, et lors de l’instruction de la requête, le demandeur a affirmé que si la suspension n’était pas accordée et si le Conseil recommandait sa révocation, un contrôle judiciaire favorable de cette décision et le droit alors accordé de présenter des observations orales ne lui permettraient pas de bénéficier d’une audition impartiale conformément à la Loi sur les juges. Inversement, le demandeur soutient qu’une suspension lui permettrait de [traduction] « ne pas être privé du décideur non entaché auquel il a droit en vertu de la loi ». Le Conseil serait en mesure de reconstituer le quorum initial, d’entendre des plaidoyers et d’étudier la même question à la lumière des mêmes éléments de preuve.

[33]           À mon avis, l’argument du demandeur concernant un [traduction] « tribunal entaché » n’est pas fondé. Les tribunaux administratifs doivent fréquemment réexaminer des questions à la lumière de directives transmises par une cour de révision. L’idée qu’un décideur soit automatiquement empêché d’instruire une affaire de nouveau en raison d’une crainte possible de partialité n’est aucunement fondée en droit et, en l’espèce, va à l’encontre du serment des juges de faire respecter la primauté du droit.

[34]           En outre, l’argument du demandeur concernant un « tribunal entaché » ouvre aussi la voie au renvoi de l’affaire à un quorum différemment constitué du Conseil. Son opposition à cet égard découle de la constatation qu’il n’y aurait pas assez de juges en chef pour satisfaire à la règle du quorum (17 à l’heure actuelle). Dans de telles circonstances, le Conseil aurait à appliquer le paragraphe 59(4) de la Loi sur les juges. Cette disposition précise que chaque juge en chef peut nommer un « suppléant » choisi parmi les juges du tribunal dont il fait partie. Selon le demandeur, il ne s’agit pas de [traduction] « la meilleure façon de trancher une question d’intérêt public, puisqu’elle va directement à l’encontre de l’esprit de la Loi ».

[35]           En toute déférence, je ne suis pas d’accord. Les juges en chef sont premiers parmi des pairs. La nomination de suppléants est manifestement compatible avec l’esprit de la Loi et ne va pas à son encontre. Il ne fait aucun doute que l’affirmation du demandeur selon laquelle des remplaçants désignés seraient [traduction] « sous le contrôle administratif des membres dûment admissibles » n’est pas fondée. Pour conclure, je considère comme mal fondée la prétention selon laquelle le refus d’accorder une suspension priverait le demandeur d’une réparation adéquate s’il était conclu que le Conseil a manqué à son obligation d’équité.

[36]           Bien que je ne sois pas convaincu que le demandeur subirait un préjudice irréparable si la suspension n’est pas accordée, j’examine volontiers le volet de la prépondérance des inconvénients exposé dans l’arrêt RJR-MacDonald. À ce titre, je dois établir laquelle des deux parties subira le plus grand préjudice à la suite du refus dans l’attente de la décision sur le fond dans l’instance sous‑jacente. Je dois donc soupeser l’intérêt du demandeur à la lumière de l’intérêt public.

[37]           Le demandeur prétend qu’il est nettement dans l’intérêt public de s’assurer que [traduction] « cette affaire hautement médiatisée puisse être tranchée de façon définitive par le quorum du CCM non entaché envisagé par la loi actuellement en délibération ». La défenderesse a répliqué que l’intérêt public favorise le règlement rapide de procédures disciplinaires et la non‑intervention dans le processus décisionnel des tribunaux administratifs. Comme la Cour l’a affirmé dans la décision Douglas no 2 : « Il est dans l’intérêt du public de savoir si les personnes faisant l’objet d’une enquête peuvent continuer à exercer leurs fonctions judiciaires malgré les allégations portées contre elles » [paragraphe 49].

[38]           De plus, la défenderesse a signalé l’absence d’une considération opposée d’intérêt public qui l’emporterait largement sur l’intérêt du public à ce que l’affaire soit tranchée. La référence à cette considération découle de l’affaire Douglas no 2, où le juge chargé des requêtes a fait état du consensus social selon lequel des images intimes ne devraient pas être diffusées contre la volonté des personnes qu’elles représentent à moins que cette diffusion ne soit « absolument nécessaire » [paragraphe 50]. Je suis d’accord, il n’y a pas d’intérêt public opposé en l’espèce.

[39]           À mon avis, l’argument de la défenderesse l’emporte. Comme je l’ai indiqué d’entrée de jeu et tout au long des motifs, je suis chargé d’une affaire qui tire à sa fin où le décideur délibère actuellement sur la question de savoir s’il convient de recommander la révocation d’un juge. Il faut évidemment reconnaître qu’il existe une question sérieuse de savoir si le Conseil a manqué à son obligation d’équité. Cependant, les nombreuses observations écrites soumises au Conseil soulèvent d’autres questions découlant du rapport du comité d’enquête. La possibilité d’un contrôle judiciaire à ce stade introduit l’éventualité d’un fractionnement.

[40]           L’octroi d’une suspension ouvrirait la porte au fractionnement des procédures. Lors de l’instruction de la demande de contrôle judiciaire, la Cour devra traiter du caractère prématuré et, si elle se prononce en faveur du demandeur, devra trancher la question de savoir si le Conseil a manqué à son obligation d’équité. Quoi qu’il en soit, cette décision pourrait être portée en appel. Dans l’hypothèse où le juge chargé de la demande établit qu’il y a eu manquement à l’obligation d’équité, le Conseil serait obligé de tenir une audience pour entendre des observations orales. Si le Conseil recommande, en fin de compte, la révocation, une deuxième demande de contrôle judiciaire pourrait être présentée pour des raisons qui n’ont jamais été soulevées dans le cadre de la première demande. Les possibilités sont infinies. Le problème qui se pose est que le Conseil pourrait ne pas recommander la révocation malgré l’allégation de manquement à l’obligation d’équité.

[41]           Il importe aussi de signaler la mise en garde formulée par la Cour suprême dans l’arrêt Halifax, précité, contre le fractionnement : « Une intervention judiciaire hâtive risque de priver le tribunal de révision d’un dossier complet sur la question en litige, elle ouvre la porte à l’assujettissement à la norme de la « décision correcte » de questions de droit qui, si elles avaient été tranchées par le tribunal administratif, auraient pu commander la déférence judiciaire, elle nuit à l’efficacité des recours par la multiplication des procédures administratives et judiciaires et elle risque de compromettre un régime législatif complet que le législateur a soigneusement conçu » [paragraphe 36].

[42]           À mon avis, il est primordial pour l’intérêt public de régler rapidement les procédures disciplinaires. D’autant plus à la lumière des objectifs qui sous-tendent le principe du non‑fractionnement du processus. Il est moins coûteux et plus efficace d’attendre que le Conseil rende une décision définitive à l’égard de toutes les questions de fond qui ont été soulevées et, s’il y a lieu, qu’en une seule instance ces questions soient tranchées en fonction d’un seul dossier. L’octroi de la suspension aurait tout simplement favorisé la « multiplication des procédures » : voir Halifax, précité, au paragraphe 36 et CB Powell, précité, au paragraphe 32.

[43]           Pour ces motifs, je rejette la requête en suspension des délibérations et de la prise de décision du Conseil canadien de la magistrature.

« Joseph T. Robertson »

Juge suppléant

Fredericton (Nouveau-Brunswick)

Le 27 février 2017

Traduction certifiée conforme

Mylène Boudreau, B.A. en trad.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DoSSIER :

T-201-17

 

 

INTITULÉ :

MONSIEUR LE JUGE ROBIN CAMP c LA PROCUREURE GÉNÉRALE DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

FRÉDÉRICTON (NOUVEAU‑BRUNSWICK)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 23 FÉVRIER 2017

 

MOTIFS DE l’ORDONNANCE :

LE JUGE JOSEPH T. ROBERTSON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 27 FÉVRIER 2017

 

COMPARUTIONS :

Frank Addario et Megan Savard

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Falguni Debnath

 

POUR La défenderesse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

ADDARIO LAW GROUP LLP

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Ministère de la Justice

Toronto (Ontario)

POUR La défenderesse

 

 

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