Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20170224


Dossier : IMM-3761-16

Référence : 2017 CF 239

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 24 février 2017

En présence de madame la juge Strickland

ENTRE :

JULIO ALBERTO PINEDA CABRERA

KAREN MELISSA LANZA ZAMORA DE PINEDA

SEBASTIAN ALBERTO PINEDA LANZA

NATALIA ISABEL PINEDA LANZA

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire de la décision rendue le 4 août 2016 par la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada concluant que les demandeurs n’avaient ni qualité de réfugiés au sens de la Convention ni qualité de personnes à protéger en vertu des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi).

Contexte

[2]  Julio Alberto Pineda Cabrera (« demandeur principal »), son épouse et leurs deux enfants (collectivement, les « demandeurs ») sont des citoyens du Honduras. Ils affirment que le 3 juillet 2015, le demandeur principal a été victime d’un vol à main armée et que l’agresseur a pris le portefeuille du demandeur principal, son téléphone cellulaire et des documents personnels tels que son permis de conduire, ses cartes de débit, de même que son ordinateur personnel et son planificateur. Le demandeur principal a signalé l’incident à la police. Le 22 juillet 2015, le demandeur principal a trouvé une note le nommant par son nom sur le pare-brise de sa voiture et lui demandant un versement hebdomadaire de 3 000 lempiras. La note indiquait que ses auteurs savaient que le demandeur principal était un commerçant, et connaissaient l’endroit où sa femme travaillait et où ses enfants étudiaient. La note indiquait encore que si le demandeur principal refusait de payer, les membres de sa famille paieraient de leur vie. On lui demandait d’attendre une autre note avec les détails sur la façon d’effectuer le paiement et on l’avertissait de se tenir tranquille. Le demandeur principal a essayé de signaler ce deuxième incident à la police, mais on lui a dit que ce qui lui était arrivé n’était pas grave.

[3]  Le 27 juillet 2015, le demandeur a trouvé une autre note sur le pare-brise de sa voiture. Cette note indiquait que ses auteurs pouvaient reconnaître sa voiture, connaissaient sa routine quotidienne, et que s’ils ne les payaient pas, ils tueraient sa famille. Cette fois, la note était signée comme étant écrite par « Mara 18 », un gang sévissant au Honduras et en Amérique centrale. Le demandeur principal n’a pas signalé cet incident à la police. Il a conduit sa voiture jusqu’à la résidence de sa belle-famille, dans une autre partie de la ville où sa femme et ses enfants se trouvaient, et ils sont restés cachés à cet endroit.

[4]  Après ce dernier incident, il fut poursuivi quotidiennement par des gens sur des motos. Le ou vers le 1er août 2015, une personne à moto a frappé la fenêtre de la voiture du demandeur principal avec une arme à feu. Le demandeur principal a tourné abruptement le volant vers le motocycliste qui a dévié dans un fossé. Le demandeur principal et son épouse ont pu fuir, mais ont entendu deux coups de feu.

[5]  Ils sont allés à la police qui a à contrecœur rédigé un rapport sur cet incident. Deux jours après la rédaction du rapport, un agent de police a envoyé un message par WhatsApp pour informer le demandeur principal qu’il était affecté à l’affaire. Le demandeur principal n’a pas eu d’autres nouvelles. Craignant pour leur sécurité, les demandeurs se sont enfuis aux États-Unis le 8 août 2015, où ils sont restés pendant quatre mois et huit jours, mais n’y ont pas demandé l’asile. Ils affirment que, pendant cette période, ils ont découvert que les taux d’acceptation des réfugiés étaient très faibles aux États-Unis et ont commencé à explorer la façon d’immigrer au Canada. À cet égard, ils ont communiqué avec l’organisation Freedom House, un organisme de Detroit qui aide les réfugiés. Finalement, le 16 décembre 2015, ils ont rencontré les agents des services d’immigration à la frontière et ont présenté une demande d’asile.

[6]  Les demandeurs affirment qu’ils risquent de subir un préjudice aux mains des Maras 18 partout au Honduras, que l’État ne peut assurer leur protection et que, depuis qu’ils ont quitté le Honduras, les membres de leur famille encore au pays ont été choisis comme cibles d’extorsion.

Décision visée par le contrôle

[7]  La SPR a conclu que le comportement des demandeurs, soit de retarder leur demande d’asile et ensuite de ne pas demander l’asile aux États-Unis était incompatible avec la crainte subjective de personnes qui fuient la persécution et, en conséquence, a tiré une conclusion défavorable. La SPR a de plus conclu que la présomption de véracité des allégations sous serment d’un demandeur (Maldonado c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1980] 2 C.F. 302 (CA) a été réfutée, parce que les demandeurs n’ont pas demandé l’asile aux États-Unis et n’avaient pas d’explication raisonnable. En outre, le fait que les demandeurs n’ont pas cherché à obtenir des conseils en matière d’immigration lors de leur séjour aux États-Unis a miné leur crédibilité en général. La SPR a souligné que le demandeur principal a reconnu qu’il n’avait pas été pris pour cible en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques.

[8]  La SPR s’est ensuite demandée si les demandeurs avaient la qualité de personnes à protéger au sens de l’article 97 de la LIPR. La SPR a déclaré qu’elle acceptait que le demandeur principal et son épouse fussent personnellement exposés à un risque pour leur vie et menacés par un groupe criminel s’ils ne se conformaient pas à ses demandes d’extorsion. La SPR a toutefois conclu que la preuve documentaire établissait que le risque auquel les demandeurs étaient exposés en tant que cibles d’extorsion était le même pour tous les individus au Honduras. Le fait que les demandeurs aient été personnellement pris pour cible ne signifiait pas nécessairement que le risque auquel ils sont exposés n’est pas généralisé, puisque la nature du risque en question est telle que d’autres personnes de ce pays y sont généralement exposées.

[9]  La SPR a conclu que les faits de Correa c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 252 [Correa] différaient de ceux de l’affaire qu’elle avait à trancher et a fait référence à l’analyse en deux étapes pour l’interprétation de l’alinéa 97(1)b) (Mejia c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 434, au paragraphe 37 [Mejia]). Elle a conclu que le degré de risque n’était pas si élevé pour les demandeurs puisque les menaces étaient vagues et imprécises. Rien ne démontre que les demandeurs ont été espionnés, et le nom du demandeur principal, de l’épouse et des enfants ou le lieu de leur travail et de l’école n’étaient pas précisés dans les notes, bien que de graves conséquences, la mort de la famille, étaient précisées. Ainsi, il n’y avait aucun élément de preuve crédible suggérant que le risque auquel les demandeurs étaient exposés était autre qu’un risque généralisé auquel est exposée une forte proportion de la population hondurienne. La SPR a donc conclu qu’ils n’étaient pas des personnes à protéger.

Questions en litige et norme de contrôle

[10]  Dans leurs observations écrites, les demandeurs ont soulevé la question de savoir si la SPR a ignoré ou mal interprété les éléments de preuve pertinents en rapport avec le retard à déposer leur demande d’asile. Ce point n’a pas été soulevé lorsque les demandeurs ont comparu devant moi et, de toute façon, à mon avis, la question déterminante dans cette affaire est de savoir si la SPR a commis une erreur en concluant que les demandeurs font face à un « risque généralisé » au Honduras, et n’ont pas la qualité de personnes à protéger au sens de l’article 97 de la LIPR.

[11]  La SPR a conclu que la norme pour établir si un demandeur est exposé à un risque généralisé est celle de la décision raisonnable, puisqu’il s’agit d’une question mixte de droit et de fait : Gomez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 504, au paragraphe 13 [Gomez]; Flores c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 201, au paragraphe 7 [Flores]; Arevalo Pineda c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 493, au paragraphe 5; Balcorta Olvera c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1048, au paragraphe 28 [Olvera].

La Commission a-t-elle commis une erreur en concluant que les demandeurs étaient exposés à un « risque généralisé »?

Position des demandeurs

[12]  Les demandeurs soutiennent que puisque la preuve a démontré que leurs agents de persécution ont volé les documents personnels du demandeur principal et ont été en mesure de le localiser à trois reprises différentes, la conclusion de la SPR voulant que le risque auquel ils sont exposés ne constitue pas un risque personnalisé va à l’encontre de la preuve. Cela est d’autant plus vrai que la SPR a explicitement déclaré qu’elle acceptait que le demandeur principal et son épouse ont été personnellement soumis à un risque pour leur vie. Cette affirmation ne laissait pas à la SPR la possibilité de conclure que le risque auquel ils étaient exposés au Honduras est généralisé (Portillo c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 678, au paragraphe 36 [Portillo]).

[13]  De plus, en concluant que le risque auquel les demandeurs étaient exposés n’était pas différent de celui auquel font face de nombreuses autres personnes victimes d’extorsion au Honduras, la SPR a omis de reconnaître que la nature du risque auquel étaient exposés les demandeurs maintenant n’est pas le même que le risque qu’ils ont dû affronter avant que leurs agents de persécution volent leurs renseignements personnels et commencent une campagne d’extorsion contre eux. Il y avait auparavant une forte probabilité qu’ils soient ciblés aux fins d’extorsion ou de violence, comme beaucoup d’autres personnes au Honduras, mais ils sont maintenant expressément et individuellement ciblés, contrairement à la population en général (Portillo; Olvera, aux paragraphes 40 et 41; Correa, au paragraphe 46). Il n’est pas permis d’écarter le cas où le demandeur a été pris personnellement pour cible au motif qu’il s’agit du « simple prolongement » d’un risque généralisé (Correa, au paragraphe 46).

[14]  En réponse, les demandeurs soutiennent par ailleurs qu’en citant Guifarro c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 182 [Guifarro], le défendeur ne tient pas compte de la jurisprudence ultérieure qui a fait évoluer l’interprétation du sous-alinéa 97(1)b)(ii) de la LIPR, et interprète de façon erronée cette affaire. Notre Cour a constamment affirmé que dans l’interprétation de l’article 97 de la LIPR, lorsque l’individu est soumis à un risque personnel pour sa vie, alors ce risque ne peut plus être considéré comme un risque généralisé (Guerrero c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1210 [Guerrero]; Vaquerano Lovato c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 143 [Lovato]; Olvera; Correa; Banegas c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 45 [Banegas]; Gomez). En outre, Guifarro ne dit pas que le risque personnalisé auquel le demandeur serait exposé est partagé par un sous-groupe de personnes suffisamment important pour que le risque puisse être raisonnablement qualifié de répandu ou de courant dans le pays en cause. Au contraire, le passage pertinent (paragraphe 32) indique qu’un risque auquel est exposé un individu peut aussi être partagé par un sous-groupe de la population pour que le risque soit considéré comme généralisé. Dans l’affaire dont notre Cour est saisie, les demandeurs ne craignent pas la criminalité de droit commun, ils craignent la mort s’ils ne se conforment pas aux demandes d’extorsion.

[15]  Les demandeurs soutiennent également que la SPR n’a pas saisi le niveau particulier de risque accru auquel les demandeurs étaient personnellement exposés, un niveau qui n’est pas commun à un grand nombre de personnes au Honduras. La preuve dont disposait la SPR démontrait que de nombreuses personnes au Honduras sont susceptibles d’être victimes de vols et d’autres crimes; cependant, la preuve ne démontre pas qu’une grande partie de la population est clairement ciblée, suivie et menacée de mort à plusieurs reprises par des organisations criminelles (Lovato, aux paragraphes 9 et 14).

[16]  Par conséquent, la conclusion de la SPR selon laquelle les demandeurs sont exposés à un risque généralisé est déraisonnable

Position du défendeur

[17]  Le défendeur soutient que la SPR a accepté que les demandeurs aient été personnellement ciblés sur la foi des éléments de preuve présentés par le demandeur principal démontrant qu’un vol avait été commis et suivi de menaces, mais la SPR a estimé que la preuve ne révélait pas un risque différent du type de risque et de criminalité auquel tout le monde est exposé au Honduras, et le défendeur soutient que cette conclusion était raisonnable. La SPR a fondé sa décision sur le fait que les demandeurs n’ont qu’été l’objet d’un vol qualifié et par la suite de menaces vagues et imprécises (Johnson c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 868). La SPR est un tribunal disposant d’une expertise sur la situation qui règne dans les pays visés et est la mieux placée pour apprécier le risque avancé par les demandeurs et déterminer s’il se distingue des types de risques rencontrés par la population en général d’un pays en particulier.

[18]  Le défendeur fait également valoir qu’il y a reconnaissance tacite des demandeurs que la situation qu’ils ont vécue au Honduras est commune. Par exemple, le propre récit du demandeur principal de son expérience avec la police décrit les longues files d’attente au poste de police et l’attitude du policier qui reflétait le peu d’importance qu’il accordait à l’affaire. Le défendeur fait valoir que les demandeurs sont [traduction] « simplement des victimes aléatoires de la criminalité hondurienne ». Il soutient en outre que les demandeurs, même s’ils ont été personnellement ciblés par les menaces, ont été exposés à des risques auxquels la population en général est exposée au Honduras et que la SPR s’est appuyée sur la jurisprudence qui confirme qu’un risque généralisé n’a pas à toucher tout le monde de la même façon (Maija c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 12; Guifarro).

[19]  Le défendeur soutient que la SPR a raisonnablement conclu que les demandeurs n’ont pas réussi à démontrer qu’ils seraient plus susceptibles d’être personnellement exposés à un risque pour leur vie, à leur retour au Honduras, auquel d’autres personnes au Honduras ne sont pas généralement exposées. La crainte des demandeurs de vivre dans un pays où le taux de criminalité est élevé n’est pas différente de la crainte ressentie par la population générale (Li c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et Immigration), 2005 CAF 1).

[20]  L’argument du défendeur est que la position des demandeurs, selon laquelle un risque ne peut pas leur être à la fois personnel et généralement rencontré par les personnes au Honduras, est en contradiction avec le libellé du sous-alinéa 97(1)b)(ii) de la LIPR. Une simple lecture de la disposition indique clairement que les demandeurs peuvent être personnellement exposés à un risque pour leur vie, et en même temps exposés à un risque général au Honduras. C’est précisément ce que la SPR a conclu. La SPR a suivi Guifarro qui prévoit que la SPR ne commet pas d’erreur en rejetant une allégation de risque lorsque le risque personnalisé auquel un demandeur est exposé est un risque partagé par un sous-groupe suffisamment important d’une population donnée.

[21]  Le défendeur fait valoir que l’allégation des demandeurs, selon laquelle le risque auxquels ils ont été exposés après le vol et les menaces n’était pas le même que le risque auquel ils étaient exposés avant ces événements, est une tentative de noyer le poisson. Bien qu’ils puissent faire face à un autre risque que le jour précédant le vol et les menaces, [traduction] « ce fait n’a pas d’importance au plan juridique ». Ils ne peuvent pas établir leurs allégations de risque au titre de l’article 97 en montrant que le risque s’est accru au cours des semaines et mois précédant leur départ du Honduras; ils peuvent seulement les établir s’ils peuvent démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que le risque auquel ils sont aujourd’hui exposés n’est pas un risque auquel est généralement confronté l’ensemble de la population du Honduras.

Analyse

[22]  L’article 97 de la LIPR dispose :

97 (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

97 (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

[23]  Ainsi, un demandeur qui présente une demande en vertu de l’alinéa 97(1)b) de la LIPR doit établir, selon la prépondérance des probabilités, que son renvoi dans son pays d’origine l’exposerait personnellement à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas (Catalans c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 31, au paragraphe 3 [Prophète]). Pour décider si un demandeur d’asile a qualité de personne à protéger au sens du paragraphe 97(1) de la Loi, il faut procéder à un examen personnalisé en se fondant sur les preuves présentées par le demandeur d’asile dans le contexte des risques actuels ou prospectifs auxquels il serait exposé (Prophète, au paragraphe 7 citant Correa, au paragraphe 49).

[24]  La jurisprudence a établi une analyse en deux étapes à suivre lors de l’examen de l’article 97. Dans Portillo la juge Gleason a déclaré que la SPR doit d’abord définir correctement la nature du risque auquel le demandeur est exposé. Pour ce faire, il faut déterminer si le demandeur est exposé à un risque persistant ou à venir, quel est le risque en question et s’il consiste à être exposé à des traitements ou à des peines cruels et inusités et, enfin, le fondement de ce risque. L’étape suivante consiste à comparer le risque qui a été correctement décrit et auquel le demandeur d’asile est exposé, avec celui auquel est exposée une partie importante de la population de son pays pour déterminer si ces risques sont similaires de par leur nature et leur gravité (Portillo, aux paragraphes 40 et 41; Flores, au paragraphes 13; Mejia, au paragraphe 37).

[25]  Dans un raisonnement similaire à celui appliqué par la SPR dans l’affaire dont notre Cour est saisie, dans Portillo la SPR a jugé que les menaces de mort dont faisait l’objet le demandeur constituait un risque unique et personnalisé, mais que ce risque était généralisé au sens du sous‑alinéa 97(1)b)(ii) de la LIPR étant donné que des gangs criminels sévissaient partout au Salvador. La SPR a explicitement déclaré qu’elle a admis que le demandeur avait été personnellement exposé à une menace à sa vie et a ensuite conclu que le fait que le demandeur d’asile avait été personnellement pris pour cible ne l’exclut pas nécessairement de la catégorie des personnes exposées à un risque généralisé puisque les crimes dont il avait été victime étaient répandus et ne le visaient pas personnellement. Ce raisonnement a été rejeté par le juge Gleason, qui a déclaré :

[36]  Comme je l’ai déjà fait observer, j’estime que l’interprétation que la SPR a faite de l’article 97 de la LIPR dans sa décision est à la fois incorrecte et déraisonnable. Les deux affirmations de la Commission sont tout simplement incompatibles : si une personne est exposée à un risque personnel à sa vie ou au risque de subir des peines ou traitements cruels et inusités, ce risque n’est plus un risque général. Si le raisonnement de la Commission est juste, il est peu probable qu’il existe des situations dans lesquelles cet article permettrait à quiconque d’être protégé des risques liés à la criminalité. D’ailleurs, l’avocat du défendeur n’a pas été en mesure de donner d’exemples de situations de cette nature, qui seraient sensiblement différentes des circonstances de la présente espèce. L’interprétation de la SPR dépouillerait donc l’article 97 de la Loi de tout contenu ou signification.

(Olvera, au paragraphe 40; Mejia, aux paragraphes 41, 42 et 44)

[26]  La juge Gleason a reconnu un autre courant dans la jurisprudence en confirmant les décisions de la SPR dans les situations où les gangs avaient fait des menaces de préjudice futur aux demandeurs, mais où les menaces avaient été jugées insuffisantes pour placer les demandeurs à un plus grand risque que d’autres dans le pays. Elle a toutefois noté que dans bon nombre de ces cas, la SPR n’a pas tiré de conclusion portant que le demandeur avait été personnellement ciblé et faisait l’objet de menaces de mort (Portillo, au paragraphe 39).

[27]  Elle a également examiné l’affaire Lovato où le juge Rennie a annulé la décision de la SPR au motif qu’elle était déraisonnable étant donné que la SPR avait mal qualifié le risque auquel le demandeur était exposé en concluant que le demandeur était exposé à la violence des gangs. Il a déclaré ce qui suit au paragraphe 14 :

[…] l’article 97 ne doit pas être interprété d’une manière qui le vide de son sens. Si un risque créé par une « activité criminelle » est toujours considéré comme un risque général, il est difficile de voir comment les exigences prévues à l’article 97 pourraient être satisfaites. Au lieu de mettre l’accent sur la question de savoir si le risque est créé par une activité criminelle, la Commission doit concentrer son attention sur la question dont elle est saisie : le demandeur serait-il exposé à une menace à sa vie ou au risque de subir des traitements et peines cruels et inusités à laquelle ou auquel les autres personnes qui vivent dans le pays ou qui sont originaires du pays ne sont pas exposées? Comme en l’espèce, la Commission ne s’est pas bien penchée sur cette question, la décision doit être annulée.

[28]  Plus récemment, dans Correa, le juge Russell a abordé en détail la divergence dans la jurisprudence sur la question de savoir si, ou dans quelles circonstances, les personnes ciblées par des bandes criminelles pour extorsion ont qualité de personnes à protéger en vertu de l’alinéa 97(1)b) :

[45]  À mon avis, les différences entre ces deux courants jurisprudentiels s’expliquent par des faits différents et le recours à des méthodes différentes pour interpréter et appliquer le libellé du sous‑alinéa 97(1)b)(ii). Je suis d’accord avec la juge Gleason que si l’on estime que le ciblage personnel a été un facteur important et même décisif dans de nombreux cas, il y a également eu des cas où un rejet de la demande a été confirmé malgré une conclusion de ciblage personnel ou de circonstances qui le démontraient hors de tout doute. Le défendeur cite en l’espèce plusieurs exemples, y compris : Rodriguez, Paz Guifarro; Ventura; De Munguia; Perez (2009), tous précités.

[46]  Bien qu’un consensus ne se soit pas encore dégagé, j’estime que, suivant la jurisprudence dominante de notre Cour, le fait d’avoir personnellement été pris pour cible permet, du moins dans de nombreux cas, de dégager l’existence d’un risque individualisé plutôt qu’un risque généralisé, donnant lieu à la protection prévue à l’alinéa 97(1)b). Étant donné que « pris personnellement pour cible » est une notion qui demeure imprécise et que chaque cas est un cas d’espèce, il est encore possible que « dans certains cas, il y ait lieu d’accorder une protection lorsque quelqu’un est pris pour cible, dans d’autres, non » (Rodriguez, précité, cité avec approbation dans Pineda c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1543 [Pineda (2012)]. Toutefois, à mon avis, il existe un consensus de plus en plus généralisé voulant qu’il ne soit pas permis d’écarter le cas où le demandeur a été pris personnellement pour cible au motif qu’il s’agit du « simple prolongement », d’une « composante implicite », ou d’un « préjudice résultant » d’un risque généralisé. C’est la principale erreur qu’a commise la SPR dans le cas qui nous occupe et cette erreur rend sa décision déraisonnable.

(Voir aussi les paragraphes 82 à 84).

[29]  Dans l’affaire dont notre Cour est saisie, la preuve devant la SPR était que le demandeur principal a été volé, ce qui comprenait un vol de renseignements personnels, son véhicule a été retrouvé deux fois, et des notes de menaces à sa vie et à celle des membres de sa famille ont été laissées pour le forcer à subir l’extorsion. Il a fait l’objet de filature et, dans un troisième incident, un motocycliste l’a rattrapé avec son véhicule et a frappé la fenêtre avec une arme à feu. Lorsque le demandeur principal, dans un effort pour s’échapper, a fait dévier le motard hors de la route, des coups de feu ont été tirés. La SPR n’a pas contesté la crédibilité de la preuve documentaire des demandeurs, qui comprenait les deux notes de menaces, les rapports de police, et leur récit des événements.

[30]  La SPR a explicitement déclaré qu’elle « acceptait que le demandeur principal et son épouse fussent personnellement exposés à un risque pour leur vie » et qu’ils avaient été menacés par un groupe criminel s’ils ne se conformaient pas à ses demandes d’extorsion. Cependant, la SPR a conclu que le risque auquel ils étaient exposés du fait d’être la cible d’extorsion est partagé de manière générale par toutes les personnes au Honduras.

[31]  Il a été suggéré que Portillo et les décisions ultérieures défendent la règle selon laquelle, une fois que la SPR a admis l’existence d’un risque personnel à la vie, il ne lui est pas loisible de conclure qu’il s’agit d’un risque généralisé. Que ce point de vue soit accepté comme étant applicable dans toutes les situations ou non, la Cour a également jugé qu’il n’est pas permis d’écarter le cas où le demandeur a été pris personnellement pour cible au motif qu’il s’agit d’un risque généralisé (Correa, aux paragraphes 36 et 57) ce qui, à mon avis, est ce que la SPR a fait dans l’affaire qui nous occupe.

[32]  La SPR n’a pas réussi à mener une enquête individualisée tenant compte des événements relatés par les demandeurs dans le contexte du risque allégué. Elle a simplement conclu que le risque auquel ils sont exposés du fait d’être pris pour cible d’extorsion est un risque généralisé au Honduras, sans se livrer à une analyse du degré de ce risque et sans examiner si les événements faisaient en sorte que les demandeurs étaient plus que de simples victimes d’actes criminels aléatoires.

[33]  Pour en arriver à cette conclusion, la SPR fait référence à Correa et semble faire une distinction entre la demande présentée par les demandeurs et Correa, une affaire qu’ils avaient citée en tant que jurisprudence pertinente. La SPR a souligné que dans Correa, les membres du gang connaissaient le demandeur, l’avaient espionné, avaient pris des photos de sa famille, et avaient soutiré de l’information de son employé. Elle a jugé que, dans le cas présent, le degré de risque pour les demandeurs n’était pas élevé puisque les menaces qu’ils ont reçues étaient vagues et imprécises. Rien ne démontrait que les demandeurs ont été espionnés, à part de vagues menaces selon lesquelles les agents de persécution savaient où l’épouse du demandeur principal travaillait et savaient aussi quelle école ses enfants fréquentaient, mais les notes ne précisaient pas les noms de sa femme et de ses enfants ni les noms de l’employeur de sa femme et de l’école des enfants.

[34]  À mon avis, la SPR était tenue d’adopter une perspective plus large de ces événements plutôt que de simplement les comparer aux faits de Correa et de rejeter le risque comme moindre. En outre, comme reconnu, mais non abordé par la SPR, il était clair que les auteurs des notes de menace envoyées aux demandeurs précisaient bien des conséquences graves, à savoir la mort des membres de la famille. La SPR était tenue de déterminer si le risque auquel étaient exposés les demandeurs, une menace à leur vie s’ils ne se conformaient pas aux demandes d’extorsion, en constituait un auquel étaient exposés généralement d’autres personnes au Honduras. Cette investigation nécessitait une analyse de la façon dont la situation personnelle des demandeurs était comparable au risque auquel d’autres personnes dans la même situation au Honduras étaient exposés (Ortega Arenas c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 344, au paragraphe 14; Benegas, aux paragraphes 34 à 37). La SPR n’a cependant pas procédé à cette analyse.

[35]  La SPR semble avoir confondu les motifs du risque (crime) et le risque lui‑même. Comme indiqué dans Guerrero, au paragraphe 29, « On commet une erreur lorsqu’on confond les raisons ou la cause du risque avec le risque lui-même et l’on omet de mener à bien l’enquête individualisée de la demande, ce qui est essentiel à une analyse et une décision appropriées fondées sur l’article 97 » (Correa, aux paragraphes 59, 83, 84 et 91; Gomez, au paragraphe 19).

[36]  Pour ces motifs, la décision de la SPR n’était pas raisonnable.


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision de la Section d’appel des réfugiés est annulée et l’affaire est renvoyée à un tribunal différent pour nouvel examen.

  2. Aucune question de portée générale n’est proposée par les parties et aucune n’est soulevée.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Cecily Y. Strickland »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3761-16

 

INTITULÉ :

JULIO ALBERTO PINEDA CABRERA AL c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 23 février 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE STRICKLAND

 

DATE DES MOTIFS :

Le 24 février 2017

 

COMPARUTIONS :

Luis Antonio Monroy

 

Pour les demandeurs

 

Lorne McClenaghan

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour les demandeurs

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.