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Date : 20170221


Dossier : IMM-1959-16

Référence : 2017 CF 204

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 21 février 2017

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

demandeur

et

SAMSON BEKURE TEFERA

KALKIDAN TADESSE ALEMU

THEOBESTA SAMSON TEFERA

ADONAI SAMSON TEFERA

AMRAN SAMSON TEFERA

YODANE SAMSON TEFERA

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Les défendeurs, M. Samson Bekure Tefera, sa conjointe, Mme Kalkidan Tadesse Alemu, et leurs quatre enfants, sont des ressortissants éthiopiens (la famille Tefera). En septembre 2008, ils sont tous devenus résidents permanents du Canada. Ils ont séjourné brièvement au Canada, pendant six semaines, dans un appartement meublé, puis sont tous retournés en Éthiopie.

[2]  Ce n’est qu’en août 2012 que la famille Tefera est revenue au Canada, pour la première fois en presque quatre ans. À l’époque, ils avaient tous des billets de retour pour l’Éthiopie datés de quelques jours plus tard, billets qu’ils ont affirmé ne pas avoir l’intention d’utiliser. Comme il ne restait qu’environ 400 jours avant la fin de la période de cinq ans pendant laquelle ils devaient demeurer au Canada pendant le minimum requis de 730 jours, il était impossible pour les membres de la famille Tefera de s’acquitter de leur obligation de résidence à titre de résidents permanents du Canada, aux termes de l’article 28 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR). Un rapport d’interdiction de territoire en application du paragraphe 44(1) de la LIPR a donc été préparé, et le délégué du ministre a pris à leur endroit une mesure d’interdiction de séjour.

[3]  Le délégué du ministre a avisé la famille Tefera qu’elle serait tenue de quitter le Canada, à moins qu’elle n’interjette appel de cette décision. La famille Tefera a donc interjeté appel contre les mesures d’interdiction de séjour devant la Section d’appel de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, alléguant que des considérations d’ordre humanitaire justifiaient la prise de mesures spéciales en sa faveur, aux termes de l’alinéa 67(1)c) de la LIPR. Cependant, la famille n’est pas demeurée au Canada en attendant l’instruction des appels. Ils sont tous retournés en Éthiopie où ils habitent depuis.

[4]  En avril 2016, la Section d’appel de l’immigration a accueilli les appels de la famille Tefera, concluant qu’il y avait suffisamment de motifs d’ordre humanitaire pour renverser la décision concernant leur interdiction de territoire (la décision de la Section d’appel de l’immigration). Dans sa décision, la Section d’appel de l’immigration s’est essentiellement appuyée sur les raisons invoquées par la famille Tefera pour expliquer pourquoi ils avaient quitté le Canada et étaient demeurés en Éthiopie, et sur l’intention de la famille de s’établir au Canada.

[5]  Le ministre demande maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la Section d’appel de l’immigration et affirme que les conclusions de la Section d’appel de l’immigration sont totalement déraisonnables et reposent sur de nombreuses conclusions de fait erronées. Plus précisément, le ministre souligne que la famille Tefera n’est demeurée que six semaines au Canada pendant la période de référence pertinente de cinq ans. De plus, le ministre maintient que la Section d’appel de l’immigration n’a pas tenu compte d’éléments de preuve contredisant ses conclusions concernant les raisons invoquées par la famille Tefera pour expliquer pourquoi ils ont quitté le Canada après six semaines en 2008, pourquoi ils n’étaient pas revenus avant août 2012 pour s’établir au pays, et pourquoi ils étaient retournés encore une fois en Éthiopie en 2012, malgré leurs appels en instance devant la Section d’appel de l’immigration. Le ministre demande à notre Cour d’annuler la décision de la Section d’appel de l’immigration et d’ordonner à un tribunal de la Section d’appel de l’immigration différemment constitué de réexaminer le dossier.

[6]  La seule question à trancher consiste à déterminer si la décision de la Section d’appel de l’immigration était raisonnable.

[7]  Pour les raisons qui suivent, je suis d’accord avec le ministre et je conclus que la décision de la Section d’appel de l’immigration est déraisonnable et n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Dans les circonstances, je juge qu’il n’était pas raisonnable de prendre des mesures spéciales pour des motifs d’ordre humanitaire, en application de l’alinéa 67(1)c), pour annuler le manquement grave de la famille Tefera à ses obligations de résidence aux termes de la LIPR, compte tenu de l’absence de questions d’ordre humanitaire significatives. En outre, dans ses motifs, la Section d’appel de l’immigration a écarté des éléments de preuve contredisant directement certaines des conclusions qu’elle avait tirées pour appuyer l’unique facteur qui tienne sur lequel elle a en bout de ligne fondé sa décision pour des motifs d’ordre humanitaire. La présente demande de contrôle judiciaire doit donc être accueillie.

II.  Résumé des faits

A.  La décision de la Section d’appel de l’immigration

[8]  Dans sa décision, la Section d’appel de l’immigration a conclu que « compte tenu de l’intérêt supérieur de tout enfant directement touché, il existe des motifs d’ordre humanitaire justifiant, vu les autres circonstances de l’affaire, la prise de mesures spéciales ». Dans sa décision, la Section d’appel de l’immigration a exposé le cadre analytique de sa fonction en matière d’appel, aux termes de l’alinéa 67(1)c) de la LIPR, et a expressément énoncé les divers critères élaborés par les tribunaux pour guider la Section d’appel de l’immigration dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire lors des appels sur l’obligation de résidence. La Section d’appel de l’immigration a indiqué que ces critères comprenaient le degré d’établissement au Canada, initialement et par la suite, les raisons du départ et du séjour prolongé à l’étranger, les liens familiaux avec le Canada, la question de savoir si la famille a tenté de revenir au Canada dès qu’elle en a eu la possibilité, et l’existence de circonstances particulières.

[9]  Je m’arrête un instant pour souligner que ces facteurs touchant les motifs d’ordre humanitaire sont généralement connus sous le nom de facteurs énoncés dans Ribic; ils ont d’abord été présentés dans la décision Ribic c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1985] DSAI nº 4 (QL), et ont par la suite été adoptés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Chieu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 3, aux paragraphes 40 et 41, puis améliorés dans de nombreuses décisions de notre Cour (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Wright, 2015 CF 3, aux paragraphes 75 à 78 (Wright)).

[10]  En l’espèce, la Section d’appel de l’immigration a isolé et analysé les facteurs suivants avant de rendre sa décision : l’étendue du manquement à l’obligation de résidence de la famille Tefera, son degré d’établissement au Canada, les motifs de son départ après l’obtention du statut de résident permanent et de son séjour prolongé à l’étranger, et les difficultés qu’elle éprouverait si elle devait retourner en Éthiopie. La Section d’appel de l’immigration a finalement conclu que ces facteurs jouaient tous contre les appels, sauf pour les raisons invoquées par la famille Tefera pour expliquer son départ du Canada et son séjour prolongé en Éthiopie.

[11]  La Section d’appel de l’immigration a conclu d’abord que la période de six semaines passées au Canada avant de repartir et de ne plus revenir était extrêmement courte et que, par conséquent, l’étendue du manquement constituait un facteur défavorable qui pesait « lourdement » contre les appels de la famille Tefera. La Section d’appel de l’immigration a aussi conclu que la famille Tefera s’était peu établie au Canada, son établissement se limitant pour l’essentiel à un compte bancaire actif où M. Tefera gardait quelques milliers de dollars et à une entreprise enregistrée au Canada en mai 2012. La Section d’appel de l’immigration a conclu que l’établissement de la famille Tefera représentait un facteur défavorable qui jouait « moyennement contre » les appels.

[12]  La Section d’appel de l’immigration a ensuite analysé les motifs du départ et du séjour prolongé à l’étranger de la famille Tefera. La Section d’appel de l’immigration a estimé que la famille Tefera avait des motifs légitimes de retourner en Éthiopie en 2008, car elle devait liquider ses biens et vendre la demeure familiale et les actions dans l’entreprise de M. Tefera. La Section d’appel de l’immigration a aussi jugé que la famille Tefera a tenté de revenir dès la première occasion. La Section d’appel de l’immigration a de plus reconnu que la famille avait l’intention de s’établir en permanence au Canada, en s’appuyant sur des échanges de courriels dans lesquels M. Tefera faisait part de son intention d’acheter un condominium au Canada. La Section d’appel de l’immigration a souligné que M. Tefera a tenté d’obtenir des cartes de résident permanent pour les membres de sa famille. Le fait qu’il se soit fié à un renseignement erroné fourni par un consultant et que tous les membres de la famille soient finalement demeurés en Éthiopie même s’ils auraient pu revenir sans les cartes de résident permanent n’a pas joué contre la famille, car, selon la Section d’appel de l’immigration, « la législation et la réglementation en matière d’immigration sont complexes et les gens raisonnables sollicitent des avis professionnels » (Zamzam c Canada (Citoyenneté et Immigration), [2011] DSAI no 1447 [Zamzam], au paragraphe 25.

[13]  En juin 2010, quand la famille Tefera a finalement reçu ses cartes de résident permanent, la mère de M. Tefera était malade et ils ont affirmé qu’ils ne pouvaient revenir au Canada. La Section d’appel de l’immigration a été convaincue par cette explication et a de plus conclu que la famille Tefera était aussi dans l’impossibilité de revenir en 2010, car le premier plan d’affaires de M. Tefera n’était plus viable. La Section d’appel de l’immigration a conclu que ces facteurs pesaient tous « en faveur des appelants ».

[14]  Quant au fait que la famille Tefera est retournée en Éthiopie en 2012 et a acheté une maison là-bas pendant qu’elle attendait l’issue des appels, la Section d’appel de l’immigration a indiqué qu’elle « ne consid[érait] pas le retour de la famille en Éthiopie comme un facteur défavorable qui p[esait] lourdement contre leurs appels », même si elle a reconnu qu’en restant au Canada, la famille aurait « atténué la gravité du manquement », et qu’à l’époque « ils n’avaient plus de raison de retourner en Éthiopie ».

[15]  Enfin, la Section d’appel de l’immigration a analysé les difficultés qu’éprouverait la famille Tefera si elle devait retourner en Éthiopie. La Section d’appel de l’immigration a souligné que M. Tefera et son épouse avaient tous deux indiqué qu’il n’y aurait aucune conséquence s’ils devaient retourner en Éthiopie et qu’ils ne risquaient pas la persécution. La Section d’appel de l’immigration a aussi souligné l’absence d’autres membres de la famille au Canada. Par conséquent, la Section d’appel de l’immigration a conclu que l’absence de bouleversements constituait un « facteur défavorable qui p[esait] contre les appels ».

[16]  Aucun autre facteur d’ordre humanitaire n’a été pris en compte par la Section d’appel de l’immigration dans son analyse.

[17]  La Section d’appel de l’immigration a ensuite soupesé les facteurs examinés dans ses motifs et en est arrivée à la conclusion que « les facteurs favorables et défavorables [étaient] presque équivalents ». Toutefois, comme la Section d’appel de l’immigration était d’avis que la famille Tefera se serait installée il y a longtemps au Canada si on lui avait dit qu’elle pouvait revenir au pays, et qu’ils avaient véritablement l’intention de s’établir au Canada en 2008 et en 2012, elle a conclu que « la balance pench[ait] légèrement en faveur des appels ». La Section d’appel de l’immigration a donc conclu qu’il existait des motifs d’ordre humanitaire justifiant la prise de mesures spéciales, et a fait droit aux appels de la famille Tefera.

B.  La norme de contrôle

[18]  Dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 (Khosa), la Cour suprême du Canada a conclu que la norme de contrôle applicable aux décisions de la Section d’appel de l’immigration fondées sur des considérations d’ordre humanitaire dans le contexte de l’exercice de son pouvoir discrétionnaire aux termes de l’alinéa 67(1)c) de la LIPR est celle de la décision raisonnable (Khosa, aux paragraphes 57 à 59, 64 et 67; Dandachi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 952 [Dandachi], au paragraphe 13; Wright, au paragraphe 25; et Nekoie c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 363 [Nekoie], au paragraphe 15). J’ajoute que la détermination de l’obligation de résidence aux termes de la LIPR touche à l’interprétation par la Section d’appel de l’immigration de sa loi constitutive dont elle a une connaissance approfondie. Depuis l’arrêt Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, la Cour suprême a maintes fois réitéré « qu’il existe une présomption voulant que la décision d’un tribunal administratif interprétant ou appliquant sa loi habilitante est assujettie au contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable » (Commission scolaire de Laval c Syndicat de l’enseignement de la région de Laval, 2016 CSC 8, au paragraphe 32); Tervita Corp. c Canada (Commissaire de la concurrence), 2015 CSC 3, au paragraphe 35). C’est le cas en l’espèce.

[19]  Cette norme exige la déférence envers le décideur, puisqu’elle « favorise également l’accès à la justice [en assurant] aux parties un processus décisionnel plus rapide et moins coûteux » et que la norme de la décision raisonnable « repose sur le choix du législateur de confier à un tribunal administratif spécialisé la responsabilité d’appliquer les dispositions législatives, ainsi que sur l’expertise de ce tribunal en la matière » (Edmonton (Ville) c Edmonton East (Capilano) Shopping Centres Ltd., 2016 CSC 47, aux paragraphes 22 et 33). Lorsque la Cour effectue le contrôle de la décision selon le caractère raisonnable, son analyse tient à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, et les conclusions du décideur ne devraient pas être modifiées si la décision appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [Dunsmuir], au paragraphe 47). Selon la norme de la décision raisonnable, si le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, et si la décision est étayée par une preuve acceptable qui peut être justifiée en fait et en droit, la cour de révision ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 [Newfoundland Nurses], aux paragraphes 16 et 17).

III.  Discussion

[20]  La seule question à trancher est celle de savoir si les conclusions de la Section d’appel de l’immigration, selon lesquelles les membres de la famille Tefera ont présenté des éléments de preuve qu’il existait des motifs d’ordre humanitaire suffisants pour justifier le maintien de leur statut de résident permanent, sont raisonnables. La famille Tefera affirme, entre autres, que la Section d’appel de l’immigration n’a pas commis d’erreur en concluant qu’elle avait des motifs légitimes pour retourner en Éthiopie en 2008, pour ne pas revenir au Canada avant août 2012, et pour quitter de nouveau peu de temps après en attendant l’issue des appels concernant les mesures d’interdiction de séjour. La famille Tefera affirme de plus que la Section d’appel de l’immigration n’a pas commis d’erreur en soupesant les divers facteurs recensés dans la décision, et que sa conclusion globale possède les attributs d’une décision raisonnable.

[21]  Je ne suis pas d’accord.

[22]  J’estime plutôt qu’en tirant la conclusion que les motifs de la famille Tefera pour son départ du Canada et son séjour prolongé à l’étranger constituaient des facteurs favorables pesant en faveur des appels, la Section d’appel de l’immigration a écarté des éléments de preuve contredisant ses conclusions. Je juge de plus que, dans les circonstances, l’ultime décision rendue par la Section d’appel de l’immigration est loin d’appartenir « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, au paragraphe 47).

A.  Appréciation erronée de la preuve

[23]  Dans sa décision, la Section d’appel de l’immigration a conclu que les divers facteurs d’ordre humanitaire retenus étaient équivalents et que, tout compte fait, ils penchaient « légèrement » en faveur de la famille Tefera. Ces facteurs « presque équivalents » recensés par la Section d’appel de l’immigration doivent, cependant, être replacés en contexte. En fait, une lecture minutieuse des motifs de la Section d’appel de l’immigration révèle que celle-ci a en fait conclu qu’un seul facteur jouait en faveur de la décision d’accueillir les appels, soit les motifs de la famille Tefera pour son départ du Canada et son séjour prolongé à l’étranger. Il est vrai que pour ce seul facteur, la Section d’appel de l’immigration a recensé trois périodes correspondant aux divers moments où, selon elle, chacune a pesé en faveur des appels de la famille Tefera. Plus précisément, la Section d’appel de l’immigration a été convaincue par les motifs invoqués par la famille Tefera pour ne pas être demeurée plus longtemps au Canada en 2008, pour ne pas être revenue avant 2012, et pour être retournée en Éthiopie après 2012, alors que ses appels étaient en instance. Mais, en bout de ligne, ces trois événements représentaient diverses manifestations d’un seul facteur abordé par la Section d’appel de l’immigration dans ses motifs.

[24]  Je dois souligner qu’il s’agissait du seul facteur isolé par la Section d’appel de l’immigration dans un contexte par ailleurs totalement exempt de toute considération d’ordre humanitaire favorable. Tous les autres facteurs retenus par la Section d’appel de l’immigration dans son analyse ont en fait été jugés défavorables. C’était le cas pour le séjour extrêmement court au Canada pendant la période de référence, pour le degré minimal d’établissement au Canada, et pour l’absence de difficultés, trois facteurs jugés défavorables par la Section d’appel de l’immigration. Quant aux autres facteurs habituels énoncés dans Ribic, comme l’intérêt supérieur d’un enfant, ils n’ont joué aucun rôle dans l’évaluation de la Section d’appel de l’immigration.

[25]  Par conséquent, une fois distillée, la décision de la Section d’appel de l’immigration de prendre des mesures exceptionnelles aux termes de l’alinéa 67(1)c) de la LIPR, parce que la balance penchait « légèrement » en faveur de la famille Tefera, tenait en fait par un fil très mince, soit à un seul facteur associé à trois dimensions temporelles différentes.

[26]  Je suis d’avis que, lors de son appréciation de cet unique facteur favorable, la Section d’appel de l’immigration a commis des erreurs dans son analyse d’au moins trois éléments qu’elle a jugés favorables à la famille Tefera, et qu’elle a écarté des éléments de preuve contredisant directement ses conclusions.

[27]  Premièrement, j’estime que la Section d’appel de l’immigration a reconnu à tort l’ignorance de la loi comme une excuse pour le manquement de la famille Tefera à son obligation de résidence, citant la décision Zamzam. La Section d’appel de l’immigration s’est appuyée sur cette erreur pour conclure que la famille Tefera n’aurait pas pu revenir au Canada avant août 2012, car des membres de la famille n’avaient pas de carte de résident permanent, et elle a jugé que ce facteur faisait pencher la balance en faveur des appels de la famille Tefera. Non seulement la Section d’appel de l’immigration n’était-elle pas liée par la décision Zamzam (car il s’agissait d’une décision émanant de la Section d’appel de l’immigration elle-même), mais dans cette décision, la Section d’appel de l’immigration avait conclu que l’appelant était « en fin de compte responsable d’avoir suivi les conseils du consultant qu’il a engagé », et qu’il avait tardé à revenir au Canada à cause de la combinaison de ces conseils erronés et de ses problèmes de santé. À mon avis, la Section d’appel de l’immigration ne pouvait donc pas raisonnablement invoquer la décision Zamzam pour permettre à des personnes ayant reçu de mauvais conseils, ou ne s’étant pas questionnées sur leurs droits, de rendre inopposable leur manquement à leur obligation de résidence.

[28]  En outre, il est bien établi que, sauf circonstances très particulières, « l’ignorance de la loi n’est pas une excuse » pour ne pas respecter les obligations de la LIPR (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Taylor, 2007 CAF 349, au paragraphe 93; Charles c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 25, au paragraphe 26; Williams c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 697, au paragraphe 10). C’était donc une erreur de la part de Section d’appel de l’immigration d’accepter qu’il était raisonnable pour M. Tefera de s’être fié à des conseils erronés, tout en omettant complètement de mentionner que « l’ignorance de la loi n’est pas une excuse ». De même, une « représentation déficiente » ne constitue pas une excuse valable pour ne pas respecter la LIPR (Cornejo Arteaga c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 868 [Cornejo Arteaga], au paragraphe 17; Mutti c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 97, au paragraphe 4).

[29]  Lorsqu’une erreur d’un avocat ou d’un consultant est invoquée, laquelle donne lieu à un manquement à une obligation législative, le demandeur doit tout de même démontrer qu’il a agi « comme l’aurait fait une personne raisonnable dans la même situation pour s’assurer des droits et des obligations que lui impose la Loi » (Canada (Procureur général) c Larouche, [1994] ACF no 1720 (QL), au paragraphe 6; Cornejo Arteaga, au paragraphe 18). Il est bien établi qu’un mauvais conseil donné par un consultant ne peut, en soi, constituer une excuse pour un demandeur (Sultana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 533, au paragraphe 27). Le fait que la Section d’appel de l’immigration ait retenu cela comme un facteur favorable contribuant à la cause de la famille Tefera était une erreur.

[30]  Deuxièmement, je suis d’accord avec le ministre que les nombreuses contradictions dans les déclarations de M. Tefera concernant la maladie de sa mère ne pouvaient raisonnablement mener la Section d’appel de l’immigration à croire M. Tefera, en l’absence de tout autre élément de preuve fiable de la maladie de sa mère. Même si les motifs ne doivent pas « être examinés à la loupe par le tribunal », la Section d’appel de l’immigration ne peut pas agir « sans tenir compte des éléments dont [elle disposait] » (Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425 (QL) [Cepeda-Gutierrez], aux paragraphes 16 et 17). En outre, « plus la preuve qui n’a pas été mentionnée expressément [...] est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que [la SAI] a tiré une conclusion de fait erronée » (Cepeda-Gutierrez, au paragraphe 17). En l’espèce, la Section d’appel de l’immigration ne pouvait pas simplement accepter les prétentions de M. Tefera concernant la maladie de sa mère, sans mentionner les contradictions dans la preuve à ce sujet et en discuter. Il s’agissait là d’une autre erreur.

[31]  Je reconnais qu’un décideur est présumé avoir soupesé et pris en considération la totalité des éléments de preuve qui lui ont été soumis, à moins que l’on démontre le contraire (Florea c Canada (M.E.I.), [1993] ACF no 598 (CAF) (QL), au paragraphe 1). Je reconnais aussi que l’absence de référence à un élément de preuve en particulier ne signifie pas qu’il n’a pas été pris en compte (Newfoundland Nurses, au paragraphe 16). Mais quand un tribunal administratif garde sous silence des éléments de preuve qui indiquent clairement une conclusion contraire et qui contredisent carrément ses conclusions de fait, la Cour peut intervenir et laisser entendre que le tribunal a négligé les preuves contradictoires au moment de rendre sa décision (Ozdemir c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 331, aux paragraphes 9 et 10; Cepeda-Gutierrez, au paragraphe 17). C’est le cas en l’espèce. La Section d’appel de l’immigration était confrontée à des éléments de preuve contradictoires et, dans les circonstances, elle devait fournir une analyse et expliquer pourquoi elle préférait une partie de la preuve aux dépens de l’autre. Elle ne l’a pas fait.

[32]  Troisièmement, je juge également que la Section d’appel de l’immigration a commis une erreur susceptible de révision en concluant que le retour en Éthiopie après l’émission des mesures d’interdiction de séjour en août 2012 ne constituait pas un facteur défavorable aux appels de la famille Tefera, et qu’il pesait plutôt en sa faveur. Soit dit en passant, malgré les vaillants efforts de l’avocat de la famille Tefera lors de l’audience devant notre Cour, je ne suis pas d’accord avec son interprétation de la décision ou son argument selon lequel, eu égard à ce point précis, la Section d’appel de l’immigration n’a ni dit ni laissé entendre qu’il s’agissait d’un facteur favorable, mais a simplement conclu qu’il ne s’agissait pas là d’un facteur défavorable. Si un élément d’ordre humanitaire n’est pas défavorable, il doit être soit neutre soit favorable et, en l’espèce, la Section d’appel de l’immigration a clairement considéré le retour de 2012 comme un facteur favorable. Ce facteur a en fait été considéré comme tel dans l’analyse effectuée par la Section d’appel de l’immigration.

[33]  Il était totalement déraisonnable de conclure que le départ de la famille Tefera du Canada, alors qu’elle n’avait aucune raison de retourner en Éthiopie en août 2012, ne constituait pas un facteur défavorable. Dans ses motifs, la Section d’appel de l’immigration a indiqué qu’il « paraît insensé que les appelants ne soient pas restés au Canada s’ils avaient été informés qu’ils favoriseraient ainsi leur cause », et que, par conséquent, elle ne considérait pas cela comme un facteur défavorable. Le problème, c’est que cette affirmation précise est de nature spéculative, et est directement contredite par la preuve au dossier, puisque les éléments de preuve montraient qu’on avait explicitement dit à la famille Tefera qu’elle devrait quitter le Canada, à moins d’interjeter appel des mesures d’interdiction de séjour. La famille Tefera a clairement été informée de son droit d’interjeter appel et de demeurer au Canada pendant ce processus. La Section d’appel de l’immigration a complètement fait fi de ces éléments de preuve dans sa décision, et ils sont directement opposés à ses conclusions de fait à cet égard.

[34]  Encore une fois, parce qu’elle était confrontée à des éléments de preuve contredisant carrément ses conclusions concernant cette importante question, soit en l’occurrence un des trois éléments chronologiques appuyant le seul facteur favorable aux appels de la famille Tefera, la Section d’appel de l’immigration avait l’obligation de fournir une analyse de cet élément de preuve et d’expliquer pourquoi elle l’avait écarté et y avait préféré un élément de preuve montrant le contraire. Elle ne l’a pas fait et, dans les circonstances, il était déraisonnable de considérer d’un œil favorable le départ de la famille Tefera en 2012, malgré la preuve au dossier.

[35]  Je m’arrête pour ajouter que l’obligation de la Section d’appel de l’immigration de discuter des éléments de preuve contradictoires était particulièrement importante dans une affaire comme celle-ci, alors que la conclusion finale de la Section d’appel de l’immigration concernant l’existence de considérations d’ordre humanitaire suffisantes pour justifier la prise de mesures spéciales reposait sur des motifs très minces, en l’occurrence le seul facteur tournant autour des motifs de la famille Tefera pour quitter le Canada à deux reprises et prolonger son séjour à l’étranger.

[36]  De plus, je ne retiens pas l’argument de la famille Tefera, selon lequel la seule période à analyser est celle précédant les mesures d’interdiction de séjour, et que leur absence du Canada de 2012 jusqu’à la fin de la période de cinq ans ne pouvait être considérée comme un facteur défavorable. La présente affaire ne doit pas être confondue avec la décision Wright, où la période suivant la mesure d’interdiction de séjour n’a pas été évaluée, car les demandeurs étaient résidents permanents depuis plus de cinq ans et que la période pertinente, en l’espèce, était la période de cinq ans précédant immédiatement l’examen et les mesures d’interdiction de séjour. Dans le cas de la famille Tefera, la période de référence s’étendait de 2008 à 2013, bien après que des mesures d’interdiction de séjour eurent été prises contre elle. L’alinéa 28(2)b) de la LIPR précise clairement que si un demandeur est résident permanent depuis moins de cinq ans, ce qui était le cas pour la famille Tefera, la période de référence est « la période quinquennale suivant l’acquisition de son statut [de résident permanent] ». En l’espèce, la totalité de la période de référence devait donc être évaluée, peu importe que des mesures d’interdiction de séjour aient été prises ou non.

[37]  Je suis également très conscient du fait qu’un contrôle judiciaire n’est pas une « chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur » (Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34, au paragraphe 54), et que la cour de révision doit aborder les motifs en essayant « de les comprendre, et non pas en se posant des questions sur chaque possibilité de contradiction, d’ambiguïté ou sur chaque expression malheureuse » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration c Ragupathy), 2006 CAF 151, au paragraphe 15). Selon la norme, la décision doit être raisonnable, et non parfaite. Toutefois, comme la décision de la Section d’appel de l’immigration reposait sur un seul facteur favorable pour justifier l’existence de considérations d’ordre humanitaires suffisantes (c’est-à-dire, les motifs pour le départ hâtif de la famille Tefera du Canada et ses séjours prolongés à l’étranger), je suis d’avis que les conclusions de fait erronées présentées dans les motifs de la Section d’appel de l’immigration sont suffisantes pour rendre déraisonnable la fragile conclusion tirée en l’espèce. Lorsqu’une conclusion tient littéralement « par la peau des dents », comme c’est le cas de la décision de la Section d’appel de l’immigration en l’espèce, et repose sur une marge extrêmement mince en faveur d’une conclusion, il suffit qu’elle commence à s’effilocher pour cesser d’appartenir aux issues raisonnables et nécessiter l’intervention de la Cour. C’est ce que les erreurs mentionnées ci-dessus m’amènent à conclure.

B.  Issue déraisonnable

[38]  Cela étant dit, la décision de la Section d’appel de l’immigration présente, selon moi, un problème encore plus fondamental, qui appuie encore davantage l’idée d’accueillir la demande de contrôle judiciaire du ministre.

[39]  Dans le cadre de l’analyse relative au caractère raisonnable, le rôle de la cour de révision ne consiste pas uniquement à déterminer si les motifs de la décision sont acceptables et justifiables, et si les motifs permettent de comprendre comment le décideur en est arrivé à sa conclusion finale. Le tribunal de révision doit plutôt chercher également à savoir « si le résultat obtenu, c’est-à-dire la décision même, est acceptable et peut se justifier » (Bergeron c Canada (Procureur général), 2015 CAF 160 [Bergeron], au paragraphe 59 (souligné dans l’original)). La cour de révision doit donc également s’assurer que le résultat lui-même est acceptable et peut se justifier, en analysant la décision dans son ensemble, dans le contexte approprié (Construction Labour Relations c Driver Iron Inc., 2012 CSC 65, au paragraphe 3; Newfoundland Nurses, au paragraphe 15; Bergeron, aux paragraphes 59 et 62).

[40]  En l’espèce, le résultat obtenu par la Section d’appel de l’immigration est la prise de mesures exceptionnelles et spéciales pour une famille de six demandeurs en raison de considérations d’ordre humanitaire, ce qui leur a permis de contourner une mesure d’interdiction de territoire au Canada pour avoir manifestement omis de se conformer, par une marge considérable, à l’obligation de résidence à titre de résidents permanents, et de conserver ainsi leur statut de résident permanent. Il convient de répéter et de souligner qu’à la suite de la décision de la Section d’appel de l’immigration, les mesures spéciales d’ordre humanitaire prévues à l’alinéa 67(1)c) de la LIPR ont été prises à l’endroit des demandeurs, lesquels étaient demeurés seulement six semaines au Canada, et n’avaient démontré aucune difficulté, aucun lien au Canada, aucune incidence défavorable sur l’intérêt supérieur des enfants, aucun lien familial au Canada, aucun soutien au Canada, aucune intégration au Canada, aucune contribution à l’économie canadienne, ni aucun investissement financier de quelque ordre que ce soit, et un degré d’établissement au Canada très faible.

[41]  Selon l’article 28 de la LIPR, les résidents permanents doivent se conformer à une obligation de résidence pendant une période quinquennale et doivent être effectivement présents au Canada pour au moins 730 jours pendant chaque période quinquennale. Le manquement de la famille Tefera à l’obligation de résidence est plus que significatif en l’espèce, car ils n’ont été présents qu’environ 42 jours sur un minimum obligatoire de 730 jours. Il s’agit d’une différence colossale. De plus, aucun des grands principes appliqués habituellement dans l’évaluation des motifs d’ordre humanitaire n’est présent en l’espèce : il n’y a pas de difficultés qui pourraient être éprouvées, il n’y a pas lieu de prendre en compte l’intérêt supérieur d’enfants à protéger, il n’y a pas de liens personnels ou familiaux à préserver au Canada, il n’y a pas de contribution au Canada à reconnaître.

[42]  Après avoir examiné la décision de la Section d’appel de l’immigration et la preuve au dossier, je suis incapable de trouver quelque élément que ce soit d’ordre humanitaire dans l’analyse et le raisonnement de la Section d’appel de l’immigration. Lorsqu’une décision rendue en application de l’alinéa 67(1)c) de la LIPR est dépourvue (comme c’est le cas de la décision de la Section d’appel de l’immigration en l’espèce) des considérations d’ordre humanitaire de base sur lesquelles repose la prise de mesures exceptionnelles et spéciales, elle perd les attributs d’une décision raisonnable. En l’espèce, la demande de dispense de la famille Tefera pour des motifs d’ordre humanitaire semble si totalement dépourvue de tout élément d’ordre humanitaire substantiel, si loin des éléments fondamentaux sur lesquels doivent reposer les mesures d’ordre humanitaire, que la décision rendue ne peut appartenir aux issues possibles acceptables. Si j’examine la décision de la Section d’appel de l’immigration dans son ensemble, à la lumière du dossier et de la loi applicable, je ne peux trouver aucun fondement raisonnable à la conclusion à laquelle est parvenue la Section d’appel de l’immigration dans les circonstances.

[43]  En l’espèce, cette conclusion défie toute logique. Il ne peut être raisonnable de conclure qu’une famille qui n’est demeurée au Canada que pendant six semaines, qui ne s’est pratiquement pas établie au pays, dont les membres sont retournés dans leur pays d’origine en attendant l’issue de leurs appels, et qui n’a pas démontré qu’elle éprouverait des difficultés si elle devait quitter le Canada, a fait la preuve de motifs d’ordre humanitaire suffisants pour avoir droit aux mesures exceptionnelles prévues à l’alinéa 67(1)c). Cette disposition n’a pas pour but de permettre le maintien du statut de résident permanent avec de tels antécédents.

[44]  Il ne s’agit pas d’une situation où la famille Tefera a presque atteint le nombre de jours requis pour se conformer à l’obligation de résidence de la LIPR. Ils en étaient, en fait, très loin. Il ne s’agit pas d’une situation où certains des indices permettant habituellement de conclure à l’existence de considérations d’ordre humanitaire étaient présents et d’autres, non. Il s’agit plutôt d’une situation où chacun des indicateurs traditionnels sur lesquels reposent normalement les considérations d’ordre humanitaire et la prise de mesures spéciales était tout simplement absent, qu’il s’agisse des difficultés que l’on pourrait éprouver, de l’intérêt d’un enfant à protéger ou de liens familiaux à préserver. En l’espèce, sauf peut-être pour ce qui est de préoccupations concernant la santé de la mère de M. Tefera, la décision de la Section d’appel de l’immigration est complètement dénuée de l’essence même de ce que sont ou pourraient être des considérations d’ordre humanitaire. Avoir besoin de deux ans pour dresser un nouveau plan d’affaires, quitter le Canada pour liquider certains biens ou avoir des intentions vagues d’investir ou de s’établir ne riment certes pas avec la notion de préoccupations d’ordre humanitaire.

[45]  Autrement dit, la conclusion à laquelle en est arrivée la Section d’appel de l’immigration dans sa décision est si contraire à l’obligation de résidence prévue par la LIPR, et aux facteurs d’ordre humanitaire recensés dans la jurisprudence pour justifier la prise de mesures spéciales, qu’elle n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[46]  Ces issues raisonnables tirent leur essence du contexte de la décision (Dunsmuir, au paragraphe 64). En l’espèce, le contexte repose sur un certain nombre de facteurs, mais pour l’essentiel sur l’intention, la raison d’être et les objectifs au cœur même des mesures spéciales d’ordre humanitaire prévues à l’alinéa 67(1)c) de la LIPR. L’accueil d’un appel pour motifs d’ordre humanitaire est une « mesure exceptionnelle » (Khosa, au paragraphe 57; Nekoie, au paragraphe 30; Shaath c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 731, au paragraphe 42). Il est de jurisprudence constante qu’une exemption pour motifs d’ordre humanitaire est une mesure d’exception, discrétionnaire par surcroît (Legault c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125 [Legault], au paragraphe 15; Adams c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1193 [Adams], au paragraphe 30). Ce recours est extérieur aux catégories d’immigration ou de protection des réfugiés normales, qui permettent aux étrangers de venir au Canada de façon permanente ou aux résidents permanents de maintenir leur statut. Il constitue une sorte de soupape de sécurité disponible pour des cas exceptionnels. Un thème commun aux considérations d’ordre humanitaire prévues par la LIPR concerne la nécessité de lier les mesures d’ordre humanitaire à une certaine forme de difficulté grave à corriger, à des bouleversements qui sont plus contraignants que les conséquences normales d’un renvoi du Canada et qu’il faut soulager (Wright, aux paragraphes 97 à 99).

[47]  Aucune des caractéristiques d’ordre humanitaire prévues à l’alinéa 67(1)c) de la LIPR et associées au recours spécial demandé par la famille Tefera n’est présente en l’espèce. À mon avis, peu importe la norme de rendement que l’on applique à la décision de la Section d’appel de l’immigration, la conclusion à laquelle est parvenue le décideur ne saurait y répondre. Il s’agit donc d’une situation appelant avec force l’intervention de notre Cour, car permettre à la décision de la Section d’appel de l’immigration d’être maintenue dans ces circonstances ne ferait que contribuer à vider de sens cette importante disposition de la LIPR, et à miner un processus destiné à offrir un recours aux résidents permanents confrontés à de graves difficultés et bouleversements justifiant des mesures spéciales.

[48]  Je présenterai maintenant quelques observations finales.

[49]  Je suis d’accord avec l’avocat de la famille Tefera que l’État doit faire preuve d’un degré élevé de retenue en ce qui concerne l’évaluation de la preuve et des facteurs d’ordre humanitaire effectuée par la Section d’appel de l’immigration, compte tenu de son expertise spécialisée en matière d’immigration. Toutefois, bien que la cour de révision doive résister à la tentation d’intervenir et d’usurper l’expertise spécialisée que le législateur a choisi de conférer à une entité administrative comme la Section d’appel de l’immigration, elle ne peut pas « respecter aveuglément » les interprétations d’un décideur (Dunsmuir, au paragraphe 48). Cela est particulièrement vrai quand le résultat n’a aucun sens, comme en l’espèce.

[50]  Je reconnais également que lorsqu’elle effectue un examen des conclusions de fait selon la norme de la décision raisonnable, la Cour n’a pas à apprécier de nouveau les éléments de preuve ou l’importance relative accordée à un élément en particulier par le décideur dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. La Section d’appel de l’immigration est même libre de n’accorder aucun poids à l’un ou l’autre des facteurs énoncés dans Ribic quand elle instruit un appel déposé aux termes de l’alinéa 67(1)c) de la LIPR. Toutefois, lors d’un examen fondé sur la norme de la décision raisonnable, il appartient à la Cour de rechercher « si une conclusion a un caractère irrationnel ou arbitraire tel que sa compétence, reposant sur la primauté du droit, est engagée », comme « le caractère illogique ou irrationnel du processus de recherche des faits » ou de l’analyse, ou « l’absence de tout fondement acceptable à la conclusion de fait tirée » (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 113, au paragraphe 99; Dandachi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 952, au paragraphe 23). Cela est généralement exceptionnel, mais c’est sur ce point qu’échoue malheureusement la décision de la Section d’appel de l’immigration en l’espèce. J’ajoute qu’effectuer un tel exercice n’équivaut pas à réévaluer les éléments de preuve examinés par la Section d’appel de l’immigration, ou les divers facteurs qui ont été isolés dans sa décision. Il s’agit plutôt d’un processus qui mène à la conclusion selon laquelle les éléments de preuve nécessaires pour appuyer raisonnablement la prise de mesures spéciales d’ordre humanitaire autorisée par la Section d’appel de l’immigration étaient tout simplement absents.

[51]  Je reconnais en outre que le décideur n’est pas tenu de mentionner tous les détails qui étayent sa conclusion. Il suffit que les motifs permettent à la Cour de comprendre le fondement de la décision et de déterminer si la conclusion appartient aux issues possibles acceptables (Newfoundland Nurses, au paragraphe 16). Mais la norme de la décision raisonnable exige aussi que les constatations et la conclusion globale d’un décideur puissent résister à un examen assez poussé (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, [Baker], au paragraphe 63; Wright, au paragraphe 68). Lorsque des éléments de preuve ne sont pas pris en considération ou qu’ils sont mal interprétés, lorsque les conclusions ne découlent pas de la preuve et lorsque l’issue n’est pas défendable, une décision ne pourra résister à un examen aussi poussé. Il s’agit, encore une fois, du cas en l’espèce.

[52]  Lors de ses plaidoiries devant notre Cour, l’avocat de la famille Tefera a fait référence à la décision que j’ai rendue dans Canada (Citoyenneté et Immigration) c Suleiman, 2015 CF 891 [Suleiman]. Cependant, il faut faire une distinction entre cette décision et l’affaire qui nous occupe. J’ai mentionné dans la décision Suleiman qu’il ne s’agissait pas d’une situation où le juge « a excédé son pouvoir discrétionnaire et a accepté des explications chancelantes et invraisemblables » (Suleiman, au paragraphe 30). Les erreurs de fait invoquées par le ministre dans cette décision étaient mineures, sans importance et loin d’être suffisantes pour rendre la décision déraisonnable (Suleiman, aux paragraphes 30 et 31). Je suis toujours convaincu, comme je l’étais à l’époque, que la Cour ne devrait pas substituer son opinion de la preuve à celle du décideur. Cependant, en l’espèce, contrairement à la situation dans la décision Suleiman, la Section d’appel de l’immigration a écarté des éléments de preuve contredisant ses conclusions : il existe un fondement à une conclusion selon laquelle la Section d’appel de l’immigration a fait fi des éléments de preuve importants contredisant carrément ses conclusions (Cepeda-Gutierrez, au paragraphe 17). De plus, le caractère raisonnable de l’issue de la décision n’était pas en cause dans la décision Suleiman, alors que la conclusion finale de la Section d’appel de l’immigration en l’espèce est manifestement déraisonnable.

[53]  Pour emprunter les mots de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Delios c Canada (Procureur général), 2015 CAF 117, au paragraphe 27, la décision de la Section d’appel de l’immigration porte plusieurs des « traits distinctifs du caractère déraisonnable ». Les effets de la décision sont nettement opposés à l’intention même et aux éléments sous-jacents de la disposition que la Section d’appel de l’immigration devait appliquer. En outre, la décision repose sur des conclusions de fait clés, sans fondement rationnel, et qui contredisent la preuve devant la Section d’appel de l’immigration. Cela s’avère être amplement suffisant pour justifier l’intervention de la Cour.

IV.  Conclusion

[54]  Pour les motifs présentés ci-dessus, dans les circonstances de l’espèce, je ne suis pas convaincu que la conclusion à laquelle est parvenue la Section d’appel de l’immigration est raisonnable et représente un résultat possible acceptable au regard du droit et de la preuve présentée à la Section d’appel de l’immigration. De plus, les motifs fournis par la Section d’appel de l’immigration sont entachés d’erreurs et écartent des éléments de preuve qui contredisent directement certaines de ses conclusions, en l’occurrence des éléments essentiels de sa décision favorable aux appels de la famille Tefera. La demande de contrôle judiciaire déposée par le ministre doit donc être accueillie, et l’affaire doit être renvoyée à la Section d’appel de l’immigration pour un nouvel examen par un tribunal différemment constitué.

[55]  Aucune des parties n’a proposé de question de portée générale à certifier et je conviens qu’il n’y en a pas.


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie, sans dépens.
  2. La décision de la Section d’appel de l’immigration accueillant les appels de la famille Tefera est annulée.
  3. L’affaire est renvoyée à la Section d’appel de l’immigration pour une nouvelle décision sur le fond par un tribunal constitué différemment.
  4. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Denis Gascon »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 17e jour d’avril 2020

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1959-16

 

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c SAMSON BEKURE TEFERA, KALKIDAN TADESSE ALEMU, THEOBESTA SAMSON TEFERA, ADONAI SAMSON TEFERA, AMRAN SAMSON TEFERA, YODANE SAMSON TEFERA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 9 janvier 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

 

DATE DES MOTIFS :

Le 21 février 2017

 

COMPARUTIONS :

Lisa Maziade

 

Pour le demandeur

 

Pierre Éloi Talbot

 

Pour les défendeurs

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

 

Legault Joly Thiffault

Montréal (Québec)

 

Pour les défendeurs

 

 

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