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Date : 20170228


Dossier : IMM-3230-16

Référence : 2017 CF 245

Ottawa (Ontario), le 28 février 2017

En présence de madame la juge Roussel

ENTRE :

DERIA UWITONZE

Demanderesse

et

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

Défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Contexte

[1]  La demanderesse est originaire du Burundi. En juin 2008, elle quitte le Burundi pour se rendre aux États-Unis sous le prétexte d’un échange étudiant avec le Global Youth Institute, qui se déroule en Iowa. Elle est alors munie d’un visa américain et d’un passeport burundais émis au nom de Deria Girukwishaka, née le 23 novembre 1990.

[2]  Le 22 juillet 2008, elle entre au Canada et demande l’asile sous le nom Deria Uwitonze, née le 23 janvier 1990. Elle fournit trois (3) documents d’identité à ce nom, soit une carte d’identité nationale du Burundi, une carte étudiante du Burundi et un extrait d’acte de naissance.

[3]  Interrogée par un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada [ASFC] le 25 juillet 2008, la demanderesse affirme que le passeport au nom de Deria Girukwishaka fut volé à New York. Elle est alors arrêtée et mise en détention pour des fins d’identification.

[4]  Alors que la demanderesse est en détention, une expertise est effectuée par un analyste en contrefaçon de l’ASFC sur les trois (3) documents d’identité soumis par la demanderesse. Le 4 août 2008, l’analyste conclut que les trois (3) documents ne comportent « aucune trace significative d’altération », mais que les résultats de l’analyse demeurent « peu concluants » en l’absence de spécimen de comparaison.

[5]  Le 18 août 2008, la demanderesse est libérée sous conditions sans qu’il y ait de conclusions quant à sa véritable identité.

[6]  Le 10 mai 2011, la Section de la protection des réfugiés [SPR] rejette sa demande d’asile. Elle juge le témoignage de la demanderesse quant à son identité non crédible, dont notamment à l’égard du prix et des formalités à accomplir pour se procurer une carte d’identité burundaise. Tout en reconnaissant qu’elle soit une ressortissante du Burundi, la SPR conclut que l’identité véritable de la demanderesse est celle de Deria Girukwishaka et non de Deria Uwitonze. Cette décision fait l’objet d’une demande de contrôle judiciaire, laquelle est rejetée par cette Cour le 17 janvier 2012.

[7]  En novembre 2011, la demanderesse dépose une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Sa demande est accueillie à la première étape du processus en mars 2013. Dans le but de soutenir que son identité est bien celle de Deria Uwitonze, elle produit plusieurs autres documents dont notamment un laissez-passer tenant lieu de passeport émis par l’ambassade du Burundi au Canada, des bulletins scolaires, un certificat de composition familiale et plusieurs affidavits.

[8]  Le 20 juillet 2016, une agente d’immigration [agente] rejette la demande au motif que la demanderesse n’a pas établi son identité de manière probante et parce qu’elle n’a pas présenté des documents réglementaires aux termes du paragraphe 50(1) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [RIPR].

[9]  La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire de cette décision.

II.  Analyse

[10]  La demanderesse prétend que la décision de l’agente d’immigration est déraisonnable et qu’elle a été rendue en violation des règles de justice naturelle. Elle reproche également à l’agente d’avoir fait preuve de partialité.

[11]  Il est bien établi que la norme de contrôle applicable à la décision d’un agent d’immigration d’accorder une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire est celle de la décision raisonnable (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au para 44). L’appréciation de l’identité de la demanderesse, l’évaluation de la preuve ainsi que la détermination de ce que constitue un document réglementaire au sens du paragraphe 50(1) du RIPR soulèvent soit des questions de fait, des questions mixtes de faits et de droit ou des questions de droit relevant de la compétence d’un agent d’immigration (Demiri c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1104 au para 12; Andryanov c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 186 au para 14).

[12]  Toutefois, lorsqu’il s’agit de questions touchant à la justice naturelle ou à l’équité procédurale, y compris celles portant sur des allégations de partialité, il convient d’appliquer la norme plus stricte de la décision correcte (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 43; Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 au para 79). La question qui se pose en la matière n’est pas tant celle de savoir si la décision est correcte, mais plutôt si le processus suivi par le décideur a été équitable (Majdalani v Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 FC 294 au para 15).

[13]  Bien que la demanderesse soulève plusieurs arguments, un seul suffit pour disposer de la présente demande de contrôle judiciaire. Par conséquent, la Cour n’entend pas se prononcer sur les autres arguments.

[14]  Dans sa décision, l’agente note que la carte d’identité nationale de la demanderesse a fait l’objet d’une analyse par un expert en contrefaçon et que les résultats de l’analyse étaient peu concluants en raison de l’absence de spécimen de comparaison. Par la suite, l’agente indique avoir examiné le document original et avoir observé que la date de naissance a été effacée et que cette correction est nettement visible sur la copie. Ses observations l’amènent à conclure que le document a été manipulé. Elle ajoute également avoir noté que la carte d’identité nationale de la demanderesse porte le même numéro que celui inscrit sur la carte d’identité nationale de son frère émise deux (2) années auparavant. L’agente conclut qu’il est peu probable, selon la prépondérance des probabilités que les deux (2) cartes portent le même numéro, et affirme ainsi douter de l’authenticité de la carte d’identité nationale.

[15]  La demanderesse reproche à l’agente de ne pas lui avoir mentionné qu’elle avait des doutes quant à une possible altération de la carte d’identité nationale. Elle prétend que l’agente aurait dû lui donner la possibilité de répondre à ses interrogations.

[16]  Le défendeur prétend que l’agente n’avait aucune obligation d’informer la demanderesse de ses doutes. Il souligne que la demanderesse était au courant que l’authenticité de sa carte d’identité nationale soulevait des doutes puisque l’agent de l’ASFC au point d’entrée avait lui aussi noté que la date de naissance semblait avoir été changée. Le défendeur ajoute que l’agente pouvait certes constater la présence d’une altération au document en question, et ce malgré le rapport d’expertise complété par l’analyste en contrefaçon de l’ASFC. Enfin, le défendeur soutient que la demanderesse avait le fardeau de prouver son identité et qu’elle était en mesure de constater que le document avait été corrigé et que la numérotation était identique sur les deux (2) cartes.

[17]  La Cour est d’accord avec le défendeur qu’il incombe à la demanderesse d’établir son identité de manière convaincante à la satisfaction de l’agente (Lhamo v Canada (Citizenship and Immigration), 2016 FC 873 au para 28; Bah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 14 au para 33). L’agente n’est pas tenue d’informer la demanderesse des lacunes relevées dans sa demande ou dans les documents fournis au soutien de celle-ci (De La Cruz Garcia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 784 au para 12). Elle n’est pas tenue non plus de permettre à la demanderesse de dissiper ses doutes ou préoccupations lorsque les documents présentés à l’appui de sa demande sont obscurs, incomplets ou insuffisants (Rani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1414 au para 17 [Rani]; Kuhathasan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 457 au para 37 [Kuhathasan]; Hassani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1283 au para 24).

[18]  Toutefois, il est bien établi que lorsque les doutes d’un agent d’immigration portent sur la crédibilité, l’exactitude ou l’authenticité des renseignements fournis par un demandeur au soutien de sa demande, y compris l’authenticité des documents produits par un demandeur, l’agent d’immigration doit en informer le demandeur et lui donner l’occasion de les dissiper (Mursalim c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 264 au para 16; Rani au para 18; Kuhathasan au para 37).

[19]  La Cour est d’avis que dans les circonstances du présent dossier, l’agente aurait dû informer la demanderesse des doutes qu’elle entretenait à l’égard de l’authenticité de sa carte d’identité nationale et lui donner l’occasion de les dissiper.

[20]  La Cour reconnait, comme le prétend le défendeur, que l’agent de l’ASFC au point d’entrée a questionné la demanderesse au sujet de sa carte d’identité le 25 juillet 2008, date à laquelle la demanderesse est mise en détention pour des fins d’identification. L’agent lui demande pourquoi la date de naissance sur le document d’identité semble avoir été changée. La demanderesse lui répond qu’elle ne le sait pas et qu’elle est allée le chercher à la mairie de Bujumbura « peut-être » l’année précédente.

[21]  Toutefois, l’expertise en contrefaçon commandée le 29 juillet 2008 dont les résultats sont communiqués verbalement à la demanderesse alors qu’elle est en détention n’est pas remise en question par la SPR dans sa décision. La conclusion de la SPR relativement à la carte d’identité nationale est plutôt fondée sur le manque de connaissance de la demanderesse du prix et des formalités à accomplir pour l’obtention d’une telle carte. Considérant les conclusions de l’analyste en contrefaçon ainsi que le fondement de la conclusion de la SPR, il était donc raisonnable pour la demanderesse de croire que les questions entourant l’altération de sa carte d’identité n’étaient plus une préoccupation au moment qu’elle a fait ses représentations relatives à sa demande de résidence permanente.

[22]  Quant aux doutes de l’agente découlant de la numérotation identique des cartes d’identité nationale de la demanderesse et de son frère, il n’y a aucune indication que cette préoccupation a été soulevée auprès de la demanderesse afin qu’elle puisse fournir une explication à cet égard.

[23]  L’agente aurait bien pu communiquer ses préoccupations à la demanderesse concernant l’authenticité de sa carte d’identité nationale comme elle l’a fait concernant les bulletins scolaires présentés par la demanderesse. Le 10 mars 2016, l’agente transmet une lettre d’équité procédurale à la demanderesse pour lui communiquer les résultats de ses vérifications concernant ses bulletins scolaires et la convoque à une entrevue le 1er avril 2016 afin de lui donner l’occasion de s’expliquer sur cet aspect. La lettre d’équité ne fait aucune mention des préoccupations de l’agente relativement à la carte d’identité nationale ou de ses doutes quant à son authenticité.

[24]  La Cour est d’avis que la conclusion de l’agente quant à l’authenticité de la carte d’identité nationale de la demanderesse faisait appel à l’obligation d’équité procédurale. L’agente aurait dû donner à la demanderesse une occasion valable de répondre aux doutes qu’elle avait sur l’authenticité de la carte d’identité nationale.

[25]  La Cour considère de plus que le manquement à l’équité procédurale en l’instance est important. La conclusion de l’agente voulant que le laissez-passer tenant lieu de passeport ne soit pas un document réglementaire aux termes du paragraphe 50(1) du RIPR est basée, du moins en partie, sur le fait que le laissez-passer a été obtenu avec la carte d’identité nationale de la demanderesse, dont l’authenticité est en doute. Il est impossible pour la Cour de savoir si la décision de l’agente aurait été différente si ses doutes concernant la carte d’identité avaient été éliminés.

[26]  En plus d’être inéquitable sur le plan procédural, la décision de l’agente relativement à l’authenticité de la carte d’identité nationale est également déraisonnable puisqu’elle manque de transparence, justification et d’intelligibilité, selon les exigences énoncées dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9. Bien qu’elle mentionne à deux reprises dans sa décision que l’expert en contrefaçon indique que les résultats d’analyse demeurent peu concluants en l’absence de spécimen de comparaison, l’agente omet de préciser que l’expert affirme également que l’examen sous microscope, de même qu’à l’aide d’un comparateur vidéospectral de la carte d’identité n’a permis de déceler aucune trace significative d’altération.

[27]  De plus, l’agente ne fournit aucun motif pour écarter les conclusions de l’expertise concernant l’absence de trace significative d’altération. Elle allègue simplement avoir constaté que la date de naissance a été effacée et corrigée sur le document original et tire ses propres conclusions. Or, l’analyste en contrefaçon de l’ASFC était en mesure de faire cette même observation et il n’en fait pas mention dans son rapport.

[28]  Enfin, même si la Cour entend ne pas se prononcer sur les autres arguments soulevés par la demanderesse, la Cour juge nécessaire de noter que l’agente a omis de mentionner dans sa décision deux (2) affidavits produits par la demanderesse, soit celui de sa sœur ainsi que celui d’un ami l’ayant connue tant au Burundi qu’au Canada. Dans les deux (2) cas, les affiants confirment l’identité de la demanderesse en tant que Deria Uwitonze et joignent à leurs affidavits une photo de la demanderesse.

III.  Conclusion

[29]  En résumé, la Cour conclut que l’agente aurait dû informer la demanderesse de ses préoccupations concernant l’authenticité de sa carte d’identité nationale. En omettant de le faire, elle a manqué à son devoir d’équité procédurale. Sa décision est également déraisonnable tel qu’il appert des paragraphes ci-haut. Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire doit être accueillie et l’affaire doit être renvoyée à un autre agent pour un nouvel examen.

[30]  La demanderesse propose que la Cour certifie plusieurs questions. Le défendeur s’y oppose. Considérant que la Cour juge qu’il n’est pas nécessaire de se prononcer sur les autres arguments soulevés par la demanderesse, il n’y a pas lieu de certifier les questions (Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CAF 168 au para 9; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c Zazai, 2004 CAF 89 au para 12; Pierre c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1249 aux para 46-47).


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

  2. Aucune question n’est certifiée.

2.  La décision rendue le 20 juillet 2016 est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration pour un nouvel examen de la demande;

« Sylvie E. Roussel »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3230-16

INTITULÉ :

DERIA UWITONZE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 8 février 2017

JUGEMENT ET motifs :

LA JUGE ROUSSEL

DATE DES MOTIFS :

LE 28 FÉVRIER 2017

COMPARUTIONS :

Julius Grey

Deborah Mankovitz

Audrey Boissonneault

Pour la demanderesse

Daniel Latulippe

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Grey Casgrain s.e.n.c.

Avocats

Montréal (Québec)

Pour la demanderesse

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

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