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Date : 20170215


Dossier : IMM-2367-16

Référence : 2017 CF 189

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 15 février 2017

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

NASEEM AL JANNA CHOWDHURY

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision d’un commissaire de la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, en date du 22 janvier 2016, de prendre une mesure de renvoi contre le demandeur après avoir conclu qu’il était interdit de territoire en application de l’alinéa 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi).

[2]  Comme il est expliqué de manière plus détaillée ci-après, la présente demande est accueillie, car j’ai conclu que les motifs de la Section de l’immigration ne démontrent pas une compréhension suffisante de l’analyse requise en application de l’alinéa 34(1)f) de la Loi et que je ne peux être sûr que la Section de l’immigration a tiré les conclusions et a procédé à l’analyse nécessaire pour étayer sa conclusion d’interdiction de territoire.

II.  Contexte

[3]  Le demandeur, Naseem Al Janna Chowdhury, est un citoyen du Bangladesh. De janvier 2010 à juillet 2010, il était membre du Islami Chhatra Shirir (ICS) bangladais, une aile étudiante du parti politique Jamaat-e-Islami. De mai 2011 à mai 2012, il était membre du Parti national du Bangladesh (PNB), avec lequel le parti Jamaat-e-Islami a conclu une alliance. En mai 2012, il a voyagé aux États-Unis muni d’un visa d’étudiant. Il s’est ensuite rendu au Canada en mai 2014 et il a présenté une demande d’asile, alléguant qu’il était en danger au Bangladesh. Cette demande a été suspendue en attendant l’issue d’une enquête.

[4]  M. Chowdhury fait l’objet d’un rapport établi en application du paragraphe 44(1) en date du 23 janvier 2015, qui allègue qu’il est interdit de territoire en application de l’alinéa 34(1)f) de la Loi. Les préoccupations particulières soulevées étaient fondées sur l’admission de son adhésion au PNB et à l’ICS, des organisations à l’égard desquelles il existe des motifs raisonnables de croire qu’elles se livrent, se sont livrées ou se livreront à des actes terroristes et visant au renversement d’un gouvernement. L’enquête s’est déroulée sur plusieurs dates en 2015, après quoi la Section de l’immigration a conclu que M. Chowdhury était interdit de territoire et a pris une mesure de renvoi à son encontre. Cette décision, datée du 22 janvier 2016, fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

III.  Décision de la Section de l’immigration

[5]  La question dont était saisie la Section de l’immigration, en décidant si M. Chowdhury était interdit de territoire en vertu de l’alinéa 34(1)f) de la Loi, consistait à trancher s’il était membre d’une organisation à l’égard de laquelle il existe des motifs raisonnables de croire qu’elle se livre, s’est livrée ou se livrera à des actes terroristes ou visant au renversement par la force d’un gouvernement quelconque. D’après le témoignage de M. Chowdhury, la Section de l’immigration a conclu qu’il était membre du PNB et de l’ICS pendant les périodes au cours desquelles il avait témoigné. Elle a également tenu compte du témoignage de M. Chowdhury voulant qu’il ait joint l’ICS alors qu’il était mineur, qu’il ait participé à des réunions du PNB, mais qu’il ne croyait pas qu’il s’était livré à de la violence politique et qu’il n’acceptait pas entièrement que l’ICS et le PNB aient participé à des activités qui constitueraient une subversion contre un gouvernement ou qu’ils se soient livrés à des actes terroristes.

[6]  Toutefois, la Section de l’immigration a souligné que, pour être jugée interdite de territoire en vertu de l’alinéa 34(1)f), une personne doit uniquement être jugée comme membre de l’organisation. L’alinéa n’exige pas une participation active ou un soutien intentionnel à des actes de terrorisme ou de renversement par la force d’un gouvernement (Nassereddine c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 85). La Section de l’immigration s’est appuyée sur la décision de la Cour fédérale dans Yamani c Canada (Sécurité publique et de la Protection civile), 2006 CF 1457), [Yamani], pour conclure que l’alinéa 34(1)f) n’exige pas que l’acte terroriste ou visant au renversement par l’organisation coïncide avec la période pendant laquelle l’intéressé est membre.

[7]  La Section de l’immigration a ensuite examiné la preuve documentaire et a conclu que le PNB était une organisation visée par l’alinéa 34(1)f) et qu’il y avait des motifs raisonnables de croire qu’elle se livre, s’est livrée ou se livrera à des actes terroristes et visant au renversement par la force du gouvernement du Bangladesh. La preuve et l’analyse menant à ces conclusions par la Section de l’immigration sont traitées de manière plus détaillée plus loin dans les présents motifs.

IV.  Question en litige et norme de contrôle

[8]  D’après les arguments présentés par les parties, la seule question que la Cour doit trancher est celle de savoir si la décision de la Section de l’immigration est raisonnable. Les parties conviennent, et la Cour est d’accord, que la norme de contrôle pour une décision rendue sous le régime de l’alinéa 34(1)f) de la Loi est la norme de la décision raisonnable (voir El Werfalli c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CF 612, au paragraphe 39 [El Werfalli]; Yamani, au paragraphe 7).

V.  Analyse

[9]  M. Chowdhury fait valoir que la décision de la Section de l’immigration s’appuyait de manière erronée sur des actes que le PNB est allégué avoir commis après qu’il a cessé d’en être membre en 2012, en accordant une importance particulière à des événements survenus en 2014. Il fait valoir que la Section de l’immigration s’est fondée sur la décision dans Yamani d’une façon qui va à l’encontre de la jurisprudence récente de la Cour, qui précisait que les actes d’une organisation qui sont postérieurs à l’appartenance d’une personne à cette organisation ne sont pas nécessairement attribués à cet ancien membre (voir El Werfalli, aux paragraphes 60 à 78; Mahjoub (Re), 2013 CF 1092 [Mahjoub], au paragraphe 49).

[10]  La position de M. Chowdhury est que l’analyse dans Yamani, qui n’exige pas que les actes terroristes commis par une organisation coïncident avec la période pendant laquelle l’intéressé en est membre, se limite à ses faits, alors que les actes contestés comprenaient des activités antérieures à la période pendant laquelle l’intéressé en était membre. Il ne fait pas valoir que la jurisprudence plus récente a contredit Yamani, seulement qu’elle a précisé qu’une personne n’est pas automatiquement tenue de rendre compte d’actes postérieurs à son appartenance à son ancienne organisation. M. Chowdhury soutient que la Section de l’immigration n’a pas tenu compte de cet aspect de la jurisprudence et a commis une erreur en s’appuyant sur des actes commis par le PNB postérieurs à son appartenance à cette organisation pour le juger interdit de territoire, sans procéder à une analyse liant de tels actes à la période pendant laquelle il en était membre.

[11]  Le défendeur fait valoir que, puisque M. Chowdhury a admis qu’il était membre du PNB et de l’ICS, et qu’il ne conteste pas qu’il s’agit d’organisations, la seule question à trancher concerne l’existence de motifs raisonnables de croire que ces organisations se livrent, se sont livrées ou se livreront à des actes terroristes ou visant au renversement. Le défendeur n’est pas en désaccord avec la description qu’a fait M. Chowdhury de l’état actuel du droit, qui, selon la description du défendeur, exige que les activités qui sont postérieures à l’appartenance de M. Chowdhury à l’organisation puissent uniquement le rendre interdit de territoire s’il y avait des motifs raisonnables de croire que, pendant la période pendant laquelle il était membre de l’organisation, celle-ci se livrerait à des actes terroristes ou visant au renversement à l’avenir.

[12]  Cependant, la position du défendeur est que cela n’aide pas M. Chowdhury, car la preuve documentaire établit que le PNB se livre à des actes terroristes et visant au renversement depuis au moins 1971, année où le Bangladesh a obtenu son indépendance, et qu’il y a des éléments de preuve selon lesquels le PNB s’est livré à des actes terroristes et visant au renversement pendant que M. Chowdhury en était membre. Les activités qui sont postérieures à son appartenance à l’organisation font donc partie d’une série d’actes terroristes et visant au renversement commis par cette organisation, de sorte que la Section de l’immigration avait des motifs de le juger interdit de territoire. La position du défendeur est que, dans de telles circonstances, la Section de l’immigration n’est pas tenue de se livrer au genre d’analyse temporelle particularisée prescrite par El Werfalli.

[13]  Je suis d’accord avec la façon dont M. Chowdhury qualifie la décision de la Section de l’immigration et que, par conséquent, elle est déraisonnable. Comme je l’explique plus loin, je parviens à cette conclusion en raison de l’incapacité de la Section de l’immigration à prendre acte de l’évolution de la jurisprudence dans El Werfalli, de la grande importance accordée par la Section de l’immigration à des activités postérieures à l’appartenance de M. Chowdhury au PNB pour effectuer son analyse de la participation du PNB à des actes terroristes et visant au renversement, et de l’absence d’une analyse transparente qui a abouti à la conclusion de la Section de l’immigration selon laquelle M. Chowdhury est interdit de territoire sous le régime de l’alinéa 34(1)f) de la Loi.

[14]  Les dispositions pertinentes de la Loi sont les suivantes :

SECTION 4

Interdictions de territoire

DIVISION 4

Inadmissibility

 

Interprétation

Rules of interpretation

 

33 Les faits — actes ou omissions — mentionnés aux articles 34 à 37 sont, sauf disposition contraire, appréciés sur la base de motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir.

33 The facts that constitute inadmissibility under sections 34 to 37 include facts arising from omissions and, unless otherwise provided, include facts for which there are reasonable grounds to believe that they have occurred, are occurring or may occur.

 

Sécurité

Security

 

34 (1) Emportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants :

a) être l’auteur de tout acte d’espionnage dirigé contre le Canada ou contraire aux intérêts du Canada;

b) être l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement d’un gouvernement par la force;

b.1) se livrer à la subversion contre toute institution démocratique, au sens où cette expression s’entend au Canada;

c) se livrer au terrorisme;

d) constituer un danger pour la sécurité du Canada;

e) être l’auteur de tout acte de violence susceptible de mettre en danger la vie ou la sécurité d’autrui au Canada;

f) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte visé aux alinéas a), b), b.1) ou c).

 

34 (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on security grounds for

(a) engaging in an act of espionage that is against Canada or that is contrary to Canada’s interests;

(b) engaging in or instigating the subversion by force of any government;

(b.1) engaging in an act of subversion against a democratic government, institution or process as they are understood in Canada;

(c) engaging in terrorism;

(d) being a danger to the security of Canada;

(e) engaging in acts of violence that would or might endanger the lives or safety of persons in Canada; or

(f) being a member of an organization that there are reasonable grounds to believe engages, has engaged or will engage in acts referred to in paragraph (a), (b), (b.1) or (c).

 

[15]  Dans Yamani, aux paragraphes 11 à 12, la juge Snider interprète l’alinéa 34(1)f) comme suit :

[11]  Simplement dit et contrairement à ce que prétend M. Al Yamani, le facteur temps n’est pas à prendre en compte dans le cadre d’une analyse en application de l’alinéa 34(1)(f). S’il y a des motifs raisonnables de croire qu’une organisation se livre actuellement à des actes de terrorisme, s’est livrée à de tels actes dans le passé ou s’y livrera à l’avenir, cette organisation satisfait alors au critère énoncé à l’alinéa 34(1)(f). Ainsi, la Commission n’a pas à examiner si l’organisation en cause a mis un terme à ses activités terroristes, ou encore ne s’était pas livrée à de telles activités pendant une certaine période de temps.

[12]  Le fait pour l’intéressé d’être membre de l’organisation échappe de même aux restrictions quant au temps. La question est de savoir si l’intéressé est ou a été membre de l’organisation. Aucune correspondance n’est nécessaire entre la participation active comme membre de l’intéressé et la période pendant laquelle l’organisation se livrait à des actes terroristes.

[16]  Cependant, comme l’a fait valoir M. Chowdhury, il est important de comprendre le contexte factuel dans lequel Yamani a été tranchée. Cette affaire portait sur l’appartenance de M. Al Yamani au Front populaire pour la libération de la Palestine. Il a reconnu qu’il en était membre de 1972 à 1974, de 1974 jusqu’à plus tard cette année-là ou au début de 1975, de 1979 à 1982, et de 1987 à 1991 ou au début de 1992. La position de M. Al Yamani était que la Section de l’immigration avait commis une erreur en tenant compte d’actes terroristes qui étaient survenus avant ou après sa période d’appartenance à l’organisation ou pendant ses périodes d’inactivité. En d’autres termes, l’affaire portait sur une personne dont la période d’appartenance générale était importante, même si l’on pouvait faire valoir qu’il y avait eu des moments au cours de cette période pendant lesquels il n’était pas membre de l’organisation. Dans son analyse, la juge Snider a rejeté l’argument de M. Al Yamani selon lequel une conclusion d’interdiction de territoire en vertu de l’alinéa 34(1)f) exigeait que l’on fasse correspondre avec précision les moments où il était membre de l’organisation et les moments où celle-ci avait commis des actes terroristes.

[17]  L’évolution de la jurisprudence représentée par El Werfalli découlait de l’application de l’alinéa 34(1)f) à un ensemble de faits différents, où l’appartenance de l’intéressé à l’organisation était entièrement antérieure à la participation de l’organisation à des actes terroristes. Dans ce contexte, le juge Mandamin a conclu que la Section de l’immigration avait commis une erreur en rendant deux décisions entièrement distinctes, à savoir si l’intéressé avait été un membre de l’organisation et si l’organisation s’était livrée à des activités terroristes, sans se demander s’il existait un lien entre l’appartenance à l’organisation et la participation de cette dernière à des actes terroristes. La Cour suprême a affirmé ce qui suit, au paragraphe 60 :

[60]  Je suis d’avis que la Commission a erré en considérant que l’alinéa 34(1)f) supposait l’existence de deux conclusions distinctes et indépendantes. Il faut décider une seule chose en vertu de cette disposition, à savoir si l’intéressé est membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte considéré comme terroriste. Il s’agit d’une disposition unique exigeant la prise en compte de tous ses éléments d’une façon intégrée.

[18]  Dans le cadre de ses motifs subséquents pour appuyer cette conclusion, le juge Mandamin a présenté au paragraphe 78 l’orientation suivante quant à l’analyse qui doit être effectuée dans les circonstances où l’activité terroriste est postérieure à l’appartenance d’une personne à l’organisation :

[78]  J’estime que les motifs raisonnables de croire qu’une organisation se livrera à des actes de terrorisme s’apprécient par rapport à la période où l’intéressé est membre. Existait-il, pendant que l’intéressé était membre, des motifs raisonnables de croire qu’une organisation allait se livrer ultérieurement à des actes de terrorisme? Cette démarche permet d’établir un lien entre l’appartenance à une organisation et une activité terroriste future de celle-ci, et elle fait jouer les objectifs de sécurité nationale et de sécurité publique en cause. Élément important, elle n’inclut pas dans la catégorie visée à l’alinéa 34(1)f) des personnes innocentes de l’activité terroriste future de l’organisation.

[19]  L’incidence d’El Werfalli est bien résumée au paragraphe 49 de la décision subséquente du juge Blanchard dans Mahjoub :

[traduction]

[49]   Concernant l’appartenance à une organisation au titre de l’alinéa 34(1)f), la Cour d’appel fédérale ne se prononce pas sur l’argument de M. Harkat selon lequel « l’absence de lien temporel entre l’appartenance à une organisation et le caractère terroriste de l’organisation conduit à une interprétation qui enfreint les articles 2 et 7 de la Charte ». Par la suite, la Cour fédérale a interprété l’alinéa 34(1)f) pour exiger un lien temporel entre l’appartenance à une organisation et les motifs raisonnables de croire que l’organisation est, a été ou sera l’auteur d’actes visés aux alinéas a), b) ou c) (voir les commentaires du juge Leonard Mandamin dans la décision El Werfalli c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CF 612, aux paragraphes 61 à 78). Cette interprétation limite la disposition, car elle ne s’appliquera pas aux personnes qui sont membres d’une organisation avant qu’il y ait des motifs raisonnables de croire que l’organisation sera l’auteur des actes énumérés, cela évitera une situation où un membre d’un groupe légitime a une « épée de Damoclès le menaçant indéfiniment » au cas où l’organisation en question soit un jour l’auteur d’actes décrits aux alinéas a), b) ou c) (Werfalli, au paragraphe 62). Cette interprétation, à mon avis, est raisonnable. Si au moment de l’appartenance à l’organisation, il est établi, selon des motifs raisonnables de croire, que l’organisation n’est pas, n’a pas été ou ne sera pas l’auteur des actes énumérés, le membre ne sera pas visé par la disposition.

[20]  Pour être clair, cela ne veut pas dire qu’un membre d’une organisation ne peut pas faire l’objet d’une interdiction de territoire en application de l’alinéa 34(1)f) en raison d’actes terroristes commis par une organisation après qu’il a cessé d’être membre de cette organisation. Cependant, une telle interdiction de territoire exigerait une analyse quant à savoir si, au moment de l’appartenance du membre à l’organisation, il existe des motifs raisonnables de croire que l’organisation pourrait se livrer à l’avenir à des actes terroristes.

[21]  Comme l’a reconnu M. Chowdhury, El Werfalli et Mahjoub ne devraient pas être interprétées comme contredisant Yamani. Effectivement, Yamani a été citée subséquemment par le juge LeBlanc dans Gacho c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 794, au paragraphe 26, en ce qui concerne le principe voulant qu’il ne soit pas nécessaire qu’un agent d’immigration qui mène une analyse relative à l’interdiction de territoire en application de l’alinéa 34(1)f) établisse une correspondance entre la période pendant laquelle l’intéressé est un membre actif de l’organisation et le moment où l’organisation a commis les actes visant au renversement. La Cour dans cette affaire n’a pas fait mention d’El Werfalli, mais on ne semble pas contester que M. Gacho était membre des Forces armées des Philippines au moment du coup d’État qui représentait l’acte visant au renversement.

[22]  Pour revenir à l’espèce, la Section de l’immigration a cité un passage de Yamani et a correctement résumé cette décision en indiquant qu’elle rejetait l’argument selon lequel l’acte prescrit doit coïncider avec la période d’appartenance à l’organisation aux fins de l’alinéa 34(1)f) de la Loi. Cependant, la Section de l’immigration n’a fait aucune mention d’El Werfalli ou de Mahjoubi ou des principes tirés de ces décisions. Le défendeur fait valoir que cela n’a aucune importance, car la preuve dont était saisie la Section de l’immigration et les motifs de la Section de l’immigration tiennent compte de la participation du PNB à des actes terroristes et visant au renversement non seulement après, mais également avant et pendant que M. Chowdhury en était membre. Par conséquent, les circonstances sont analogues à Yamani et aucune comparaison temporelle particularisée, entre l’appartenance et l’activité terroriste ou visant au renversement, n’est requise.

[23]  La difficulté avec cet argument est le fait que la décision de la Section de l’immigration est axée sur des activités menées par le PNB qui sont postérieures à l’appartenance de M. Chodwdhury à l’organisation. Effectivement, on pourrait dire que l’analyse elle-même est fondée entièrement sur de telles activités. Même si la décision mentionne brièvement la preuve documentaire de violence qui est antérieure à la période d’appartenance ou qui coïncide possiblement avec celle-ci, cette preuve ne fait pas l’objet d’une analyse significative et ne semble pas constituer le fondement de la conclusion d’interdiction de territoire relative au PNB.

[24]  En me penchant d’abord sur l’examen du renversement par la Section de l’immigration, la preuve sur laquelle elle s’appuie pour tirer sa conclusion que le PNB s’est livré à des actes visant au renversement par la force contre le gouvernement du Bangladesh semble être entièrement liée à des activités qui sont postérieures à l’appartenance de M. Chowdhury à l’organisation. La décision explique le contexte politique de l’agitation récente, à savoir, dans le système bangladais, lorsqu’une administration arrive au terme de son mandat, elle doit remettre les rênes à un gouvernement intérimaire, qui dispose ensuite de 90 jours pour organiser des élections. Cependant, lorsque le parti politique rival, l’Awani League, a refusé de remettre le pouvoir à un gouvernement intérimaire en 2014, cela a incité le PNB à boycotter l’élection générale. Dans son analyse des actes visant au renversement, la Section de l’immigration mentionne l’appel du PNB à des grèves généralisées ou hartals, à des barrages routiers, à incendier le transport public, à des émeutes et à commettre différents actes de brutalité. Cette analyse se rapporte aux violences qui ont découlé des événements entourant les élections de 2014, après que M. Chowdhury a cessé d’être membre de l’organisation.

[25]  Le défendeur fait valoir qu’un élément de la preuve documentaire mentionnée dans l’analyse effectuée par la Section de l’immigration des actes visant au renversement correspond à une étude du Programme des Nations Unies pour le développement portant sur le coût des hartals en 2005. Cependant, comme il est souligné dans les observations de M. Chowdhury, le document pertinent rédigé par le Council on Foreign Relations porte en réalité sur l’agitation entourant les élections de 2014 et, même s’il fait mention d’une étude portant sur le coût des hartals en 2005, il n’y a aucune indication que le PNB en était responsable. En fait, M. Chowdhury souligne que l’année 2005 correspondait à la période au cours de laquelle le PNB formait le gouvernement.

[26]  Je conclus donc que l’analyse effectuée par la Section de l’immigration des actes visant au renversement commis par le PNB est fondée entièrement sur des activités commises par le PNB et qui sont postérieures à l’appartenance de M. Chowdhury au PNB. Par conséquent, la Section de l’immigration ne pouvait pas juger M. Chowdhury interdit de territoire au motif de ces activités sans procéder à l’analyse prescrite par El Werfalli. Cela ne constitue pas un motif suffisant en soi pour annuler la décision, car une analyse raisonnable de la participation du PNB à des actes terroristes justifierait toujours la conclusion d’interdiction de territoire. Cependant, l’analyse effectuée par la Section de l’immigration des actes visant au renversement étaye considérablement l’argument de M. Chowdhury voulant que la Section de l’immigration ait omis de mentionner les principes tirés d’El Werfalli, non pas parce que ces principes n’avaient aucune application aux faits qu’elle examinait, mais parce qu’elle ignorait l’existence de ces principes.

[27]  Après avoir examiné l’analyse subséquente de la Section de l’immigration relative aux actes terroristes sous cette lumière, la Section de l’immigration met une fois de plus l’accent sur la violence entourant les élections de 2014. Cependant, comme l’a souligné le défendeur, la décision contient effectivement des affirmations et des mentions plus générales concernant des événements antérieurs. Par exemple, la Section de l’immigration stipule que la preuve documentaire est remplie d’actes entrepris par le BNP qui relèvent précisément de la définition de terrorisme ou d’activités terroristes. Il affirme aussi que des reportages par The Guardian et The Daily Star accusent non seulement le PNB, mais aussi les autres partis politiques, d’abus des droits de la personne, d’assassinats et de dénis de justice généraux. Le défendeur attire plus particulièrement l’attention de la Cour sur un article de The Guardian en date du 26 avril 2012 (qui coïncide avec l’appartenance de M. Chowdhury au PNB) qui fait mention de la violence récente au Bangladesh ainsi que d’actes de violence la dernière fois que le PNB a été au pouvoir, entre 2001 et 2006.

[28]  La Section de l’immigration souligne également que l’International Crisis Group décrit l’action du PNB au pouvoir entre 2001 et 2006 comme entachée par la corruption galopante, l’utilisation excessive de la force, la mauvaise gouvernance et l’alliance avec des partis islamistes qui ont permis à des groupes extrémistes d’élargir leur territoire. La Section de l’immigration observe que le Rapid Action Battalion, déployé par le gouvernement actuel et responsable d’exécutions extrajudiciaires, de disparitions forcées, d’arrestations arbitraires et la destruction illégale de biens privés, avait été créé par le PNB lorsqu’il était au pouvoir.

[29]  Le défi pour le défendeur en s’appuyant sur ces mentions dans la décision de la Section de l’immigration pour appuyer sa position selon laquelle l’analyse prescrite dans El Werfalli était inutile, est que la Cour ne peut pas être convaincue, à la suite d’un examen de la décision, que ces mentions faisaient partie de l’analyse sur laquelle la Section de l’immigration a fondé sa conclusion d’interdiction de territoire. Ces mentions sont interprétées d’une manière large pour expliquer le contexte du climat politique actuel et, en partie, ont été examinées par la Section de l’immigration en réponse à l’argument de M. Chowdhury selon lequel la preuve documentaire du ministre ne dresse pas un portait crédible et équilibré de la situation politique actuelle et historique au Bangladesh. Cela comprend l’article de The Guardian, que la Section de l’immigration décrit comme accusant le PNB d’abus, d’assassinats et de dénis de justice. La Section de l’immigration ne tire aucune conclusion quant au bien-fondé de ces accusations.

[30]  Comme nous l’avons déjà indiqué, l’analyse subséquente de la Section de l’immigration était axée sur la violence entourant les élections de 2014. Comme dans le cas de la conclusion relative aux actes visant au renversement, l’analyse portant sur les actes terroristes mentionnait les hartals, grèves, manifestations, barrages routiers, attentats à la bombe et autres actes de violence, y compris des actes de violence contre des groupes religieux en situation de minorité. La Section de l’immigration a fait observer que la destruction de biens appartenant à des minorités religieuses relève de la définition d’activités terroristes dans le Code criminel du Canada. La Section de l’immigration a ensuite fait une mention particulière des hartals, tirant la conclusion qu’ils relèvent de la définition du terrorisme prescrite dans Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 RCS 3, et affirmant que, à ce titre, elle est d’avis qu’il existe des motifs raisonnables de croire que le PNB est une organisation qui se livre, s’est livrée ou se livrera à des actes terroristes.

[31]  En ce qui concerne la violence à l’encontre de minorités religieuses, le défendeur souligne le commentaire de la Section de l’immigration voulant que la violence perpétrée par le PNB et ses alliés à l’encontre de minorités religieuses ne soit pas un fait nouveau, car au moins 20 attaques ont été signalées à l’encontre de communautés minoritaires au Bangladesh entre 2012 et 2013, y compris des attaques contre des temples, des résidences et des commerces appartenant à des communautés bouddhistes et hindoues en septembre 2012. Cependant, étant donné que la seule date indiquée avec précision est septembre 2012 et que M. Chowdhury a cessé d’être membre en mai 2012, cette partie de l’analyse n’aide pas le défendeur.

[32]  J’insiste pour dire que je ne formule pas une conclusion à savoir si la preuve qui est liée à des périodes qui sont antérieures à l’appartenance de M. Chowdhury au PNB et qui coïncident avec celle-ci appuierait une conclusion selon laquelle il s’est livré à des activités terroristes au cours de ces périodes. Il incombe à la Section de l’immigration de procéder à cette analyse. En revanche, en tenant compte du manque de connaissances apparent de la Section de l’immigration par rapport à l’évolution de la jurisprudence dans El Werfalli ainsi que de l’importance qu’elle a accordée à des événements suivant la date à laquelle M. Chowdhury a cessé d’être membre de l’organisation, je ne suis pas convaincu que cette analyse a eu lieu. Je conclus donc que la décision est déraisonnable et que je dois accueillir la présente demande de contrôle judiciaire.

[33]  Aucune des parties n’a proposé de question aux fins de certification, et aucune question n’est mentionnée.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE que la présente demande de contrôle judiciaire soit accueillie et que l’affaire soit renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, qui procédera à un nouvel examen conformément aux motifs exposés ci-dessus. Aucune question n’est certifiée aux fins d’un appel.

« Richard F. Southcott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 9e jour de décembre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2367-16

 

INTITULÉ :

NASEEM AL JANNA CHOWDHURY c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 9 février 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SOUTHCOTT

 

DATE DES MOTIFS :

Le 15 février 2017

 

COMPARUTIONS :

Daniel Kingwell

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Christopher Crighton

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mamann, Sandaluk & Kingwell

LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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