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Date : 20170224


Dossier : IMM-2398-16

Référence : 2017 CF 231

Ottawa (Ontario), le 24 février 2017

En présence de monsieur le juge Martineau

ENTRE :

CHARLOTTE NTSAMA TINE

demanderesse

et

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La demanderesse sollicite la révision judiciaire d’une décision rendue le 12 mai 2016 par un agent d’immigration [l’agent] rejetant sa demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire [demande CH], laquelle avait été déposée le 22 janvier 2014 auprès de Citoyenneté et Immigration Canada [CIC] suivant le paragraphe 25(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [Loi].

[2]  La demanderesse est une citoyenne camerounaise qui est arrivée au Canada le 30 janvier 2013. Pour l’heure, il n’est pas nécessaire de s’attarder sur les faits entourant le rejet antérieur de sa demande d’asile et de sa demande d’évaluation de risque avant renvoi. Rappelons seulement que la demande CH a initialement été refusée en juin 2015, et que suite au contrôle judiciaire de cette première décision, du consentement des parties, sa demande CH a été retournée devant un autre agent pour un nouvel examen le 13 janvier 2016 (Dossier de la Cour IMM-3470-15).

[3]  L’état de santé de la demanderesse et l’accès à des traitements adéquats dans le pays d’origine sont des questions déterminantes. En effet, la demanderesse est affligée de diverses infections ou maladies susceptibles d’entrainer des complications sérieuses, voire la mort, si elles ne sont pas proprement traitées : le VIH (SIDA), l’hépatite C et la tuberculose (latente). En l’espèce, l’agent n’est pas satisfait « que [la] vie [de la demanderesse] serait en danger, puisque les traitements [pour le VIH] sont disponibles au Cameroun », et ce, même si la demanderesse « devra peut-être faire face à des pénuries d’ARV au Cameroun, et que cela pourra lui causer des difficultés ».

[4]  La demanderesse prétend aujourd’hui que l’agent a commis une erreur révisable en écartant arbitrairement des preuves pertinentes et/ou ne lui offrant pas la possibilité de répondre à ses préoccupations. Dans la mesure où les principes d’équité procédurale sont directement en jeu, la norme de contrôle applicable est bien celle de la décision correcte. Autrement, c’est la norme de la raisonnabilité qui s’applique (Trach c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 282, [2015] ACF no 241 au para 22; Bechaalani c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2016 FC 356, [2016] ACF no 319 au para 11).

[5]  La présente demande de contrôle judiciaire m’apparaît bien-fondée.

[6]  Commençons par un bref rappel des preuves soumises par la demanderesse à l’agent. Il y a tout d’abord la lettre de son médecin traitant, le Dr Patrick Haraoui, fournie en date du 6 janvier 2014, qui fait état des nombreux détails médicaux et cliniques concernant l’évolution de la condition de la demanderesse, les progrès réalisés, les risques en jeu et les conséquences dramatiques d’un arrêt des traitements. La demanderesse a également soumis à l’appui de sa demande CH une attestation, en date du 2 décembre 2013, du Dr Gonsu Hortense, médecin biologiste et responsable du laboratoire de microbiologie du Centre hospitalier universitaire de Yaoundé Cameroun. Le Dr Hortense explique que le Cameroun fait face à des ruptures régulières de stocks d’antirétroviraux [ARV] mettant ainsi en péril la santé et même la vie des personnes atteintes par le VIH SIDA. De plus, plus de dix mille (10 000) personnes trouvent la mort chaque année de l’hépatite C dans ce pays, tandis que les coûts de traitement – chiffres à l’appui – sont exorbitants. Enfin, la demanderesse a produit différentes preuves documentaires corroborant les dires du Dr Hortense au sujet des effets néfastes des pénuries des médicaments ARV, incluant plusieurs articles de journaux et une lettre de l’Association Femmes en Action Alternative [Association] à l’effet que les femmes souffrant de VIH font face à la discrimination, sont démunies et abandonnent souvent le traitement.

[7]  Au niveau du pronostic, le Dr Haraoui mentionne dans son rapport que le VIH devrait rester sous contrôle tant que la demanderesse poursuit la thérapie antirétrovirale [ARV]. Par contre, si le traitement est interrompu, son niveau de cellules CD4 va diminuer, ce qui augmentera les risques pour la patiente de développer d’autres maladies opportunistes, comme la tuberculose ou une pneumonie, ou encore des infections opportunistes comme la malaria. Bien que le traitement d’ARV soit disponible au Cameroun, le Dr Haraoui se base sur l’attestation du Dr Hortense, pour souligner que les pénuries fréquentes des ARV, constituent un facteur de risque important. Tous ces éléments objectifs amènent le Dr Haraoui à conclure que « l’espérance de vie de sa patiente serait grandement réduite » si elle était confrontée à de telles conditions. Quant à l’hépatite C dont souffre la demanderesse, son état semble s’être stabilisé. Il n’empêche, le Dr Haraoui précise bien qu’une interruption de son traitement pourrait avoir des répercussions importantes sur la santé de la demanderesse, comme le risque de développer un cancer du foie ou une cirrhose du foie. À ce chapitre, le Dr Haraoui se réfère à une lettre du Dr Hortense, pour dire que le coût d’un traitement approprié pour guérir définitivement la demanderesse de son hépatite C est d’environ 18 000 $. S’agissant de l’état de la tuberculose (latente) de la demanderesse, selon le Dr Haraoui, le traitement semble avoir bien fonctionné.

[8]  Le défendeur ne conteste pas le fait que le Dr Haraoui se soit fondé au niveau des risques associés aux pénuries d’ARV au Cameroun sur l’attestation du Dr Hortense, mais soumet que l’agent était tout à fait fondé de rejeter la lettre du Dr Hortense, et partant, les conclusions tirées par le Dr Haraoui au sujet des risques encourus au Cameroun. Pour ce qui est de la lettre de l’Association, l’agent n’a pas complètement écarté les renseignements témoignant des pénuries d’ARV ni le fait que cette situation pourrait avoir un effet significatif sur la santé de la demanderesse. Le défendeur soumet néanmoins ce que les risques à la santé invoqués par divers intervenants sont spéculatifs.

[9]  Je ne suis pas d’accord avec le défendeur.

[10]  Le problème fondamental ici c’est que l’agent n’a accordé aucune force probante aux conclusions tirées par le Dr Haraoui à partir des informations répertoriées par le Dr Hortense. C’est que l’authenticité de la lettre du Dr Hortense lui apparaît très suspecte. En effet, l’agent note une erreur d’orthographe dans le sceau officiel du Dr Hortense. Or, il doute fortement que le sceau officiel du responsable du laboratoire de microbiologie du CHU Yaoundé puisse comporter une erreur au titre de biologiste. De plus, l’agent remarque que la lettre, bien qu’elle ait été envoyée du Cameroun, n’est pas pliée et ne comporte aucune preuve de signification. Pour toutes ses raisons, l’agent estime qu’il ne s’agit pas d’un document authentique. Au demeurant, l’agent a également accordé une faible valeur probante à plusieurs des articles traitant des coûts importants pour les traitements contre l’hépatite C, ne pouvant identifier la source de plusieurs de ces articles ou même la date de parution. L’agent a également examiné la lettre de l’Association – une organisation de la société civile spécialisée dans le droit des femmes – qualifiant celle-ci de preuve « intéressée ». Conséquemment, l’agent dit avoir accordé à cette lettre un poids moins important que les articles du journal camerounais traitant des pénuries des ARV. C’est donc dire le peu de poids accordé aux nombreuses preuves diverses fournies par la demanderesse. Enfin, l’agent a noté que bien que la demanderesse n’y fasse pas référence, les traitements d’ARV sont gratuits au Cameroun depuis plusieurs années – ce qui n’inclut toutefois pas le prix des examens de contrôle (charge virale et CD4) selon la lettre de l’Association.

[11]  Il est indéniable que la demanderesse avait le fardeau de veiller à ce que sa demande de CH et tous les documents à l’appui étaient complets, convaincants et sans ambigüité. En matière de demande de CH, la jurisprudence établit que l’agent n’a pas l’obligation de donner au demandeur l’occasion de répondre à ses préoccupations lorsque celles-ci découlent directement des exigences de la Loi ou d’un règlement connexe (Nicayenzi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 595, [2014] ACF no 626 au para 17). Mais la situation est toute autre lorsqu’il s’agit de rendre une décision négative fondée sur le rejet de preuves dont la crédibilité, la véracité ou l’authenticité est directement remise en doute par l’agent, ce qui est le cas en l’espèce (Patel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 571, [2011] ACF no 714 aux paras 22 et 26; Rukmangathan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2004 CF 284, [2004] ACF no 317 aux paras 22-23 [Rukmangathan]; Hassani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1283, [2006] ACF no 1597 au para 24 [Hassani]). Tel que le soulignait la Juge Kane dans Ansari c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 849, [2013] ACF n892 au paragraphe 14, la distinction entre les réserves relatives au caractère suffisant de la preuve et celles qui concernent la crédibilité n’est pas une tâche aisée, étant donné que les deux questions peuvent être liées.

[12]  S’agissant de la lettre du Dr Hortense, en examinant de plus près les motifs de l’agent, on ne peut pas vraiment dire, comme le suggère le défendeur, qu’il s’agit essentiellement d’une question de suffisance de la preuve, puisque l’agent indique clairement « qu’il ne s’agit pas d’une lettre authentique provenant d’un médecin du CHU Yaoudé », ce qui remet directement en cause la bonne foi et l’intégrité de la demanderesse, voire celle de toute personne impliquée dans une telle fraude présumée. Or, le rejet de la lettre du Dr Hortense a eu un impact déterminant sur la conclusion de l’agent au sujet du caractère spéculatif des risques de complication du VIH et de l’hépatite C. Puisque l’agent a rendu sa décision sans même donner à la demanderesse l’occasion d’apaiser ses réserves quant à l’authenticité de cette preuve, il y a manifestement eu un manquement à son devoir d’agir équitablement, ce qui suffit pour justifier un nouvel examen de la demande CH.

[13]  Au demeurant, la demanderesse a subsidiairement fait valoir que l’agent a également commis une erreur révisable en traitant la lettre de l’Association comme une « preuve intéressée », lui permettant donc d’écarter, faute de crédibilité, un témoignage écrit ou un document. Je suis d’accord avec les prétentions de la demanderesse selon quoi l’agent n’a pas expliqué qu’est-ce qui pouvait constituer une preuve dite « intéressée » et en quoi la lettre de l’Association pouvait être considéré comme tel. À la lumière de la jurisprudence, une preuve dite « intéressée » est un document rédigé à la demande du demandeur pour les fins de sa demande d'asile ou sa demande CH, de sorte que les tribunaux n’accordent aucune, sinon peu de valeur probante à ce type de preuve (Arabalidoosti c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2006 CF 440, [2006] ACF no 552 au para 21; Tahiru c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 437, [2009] ACF no 514 au para 47). Mais encore faut-il établir un lien quelconque entre le bénéficiaire et l’auteur du document. Dans le présent dossier, rien ne permet à la Cour de percevoir un lien ou un intérêt quelconque entre la demanderesse et l’Association. Le moins qu’on puisse dire c’est que les conclusions de l’agent ne sont pas très claires sur ce sujet, ce qui constitue un motif supplémentaire pour mettre en doute la démarche générale de l’agent dans ce dossier, sans compter que le défaut d’offrir à la demanderesse la possibilité de répondre aux préoccupations soulevées au sujet de sa preuve dite intéressée peut constituer un manquement au droit d’équité (Wen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1159, [2013] ACF no 1245 au para 4; Zmari c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 132, [2016] ACF no 106 au para 21).

[14]  En considération de tout ce que précède, la demande en contrôle judiciaire est donc accordée. La décision de l’agent est cassée et la demande CH est à nouveau retournée devant un autre agent d’immigration afin de procéder à un réexamen de sa demande CH. Aucune question d’importance générale n’a été proposée par les parties.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande en contrôle judiciaire est accordée. La décision de l’agent est cassée et la demande de résidence permanente pour considérations d’ordre humanitaire est à nouveau retournée devant un autre agent d’immigration pour réexamen. Aucune question n’est certifiée.

« Luc Martineau »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2398-16

 

INTITULÉ :

CHARLOTTE NTSAMA TINE c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 janvier 2017

 

JUGEMENT ET motifs :

LE JUGE MARTINEAU

 

DATE DES MOTIFS :

LE 24 février 2017

 

COMPARUTIONS :

Me Annick Legault

 

Pour la demanderesse

Me Alain Langlois

 

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Annick Legault

Montréal (Québec)

 

Pour la demanderesse

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

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