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Date : 20170223


Dossier : IMM-1744-16

Référence : 2017 CF 225

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

À Ottawa (Ontario), le 23 février 2017

En présence de monsieur le juge Boswell

ENTRE :

KHUONG BA NGUYEN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Le demandeur, Khuong Ba Nguyen, est un citoyen vietnamien de 36 ans marié à une résidente permanente du Canada. Lui et son épouse ont trois enfants, âgés de moins de six ans, et ils sont tous citoyens canadiens. Le demandeur est entré pour la première fois au Canada en 2004 muni d’un permis d’études pour poursuivre un baccalauréat en économie de l’Université York, retournant au Vietnam à divers moments tout au long de ses études. Il est entré pour la dernière fois au Canada le 27 décembre 2009 et il y est resté sans interruption depuis. Le demandeur a quitté l’université avant de terminer son baccalauréat parce que sa petite amie, qui est maintenant son épouse, est tombée enceinte de leur premier enfant et, en 2010, il a changé son statut d’étudiant pour celui de visiteur, un statut qu’il a conservé jusqu’au 15 juillet 2014.

[2]  Le 11 août 2014, le demandeur a été arrêté par le service de police de Toronto pour des accusions de violence conjugale; à la suite de son arrestation, l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) a été informée que le statut de visiteur du demandeur avait expiré. L’ASFC a arrêté le demandeur et l’a déclaré interdit de territoire; une mesure de renvoi a été prise. Le demandeur a entamé une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) en octobre 2014, mais le 13 janvier 2016, il a été informé que sa demande d’ERAR avait été rejetée et qu’il devait immédiatement quitter le Canada. Le 11 mars 2016, une directive enjoignant le demandeur de se présenter pour son renvoi le 1er mai 2016 lui a été signifiée. Un agent d’exécution de la loi au Canada (l’agent) a rejeté la demande présentée par le demandeur pour le report de son renvoi dans une lettre datée du 29 avril 2016. Son renvoi a fait l’objet d’un sursis au moyen d’une ordonnance rendue par la Cour en date du 29 avril 2016. Le demandeur a maintenant présenté une demande de contrôle judiciaire de la décision de l’agent en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR).

I.  La demande de report du demandeur

[3]  Dans une télécopie envoyée le 24 avril 2016, le demandeur, par l’intermédiaire de son avocate, a demandé que son renvoi soit reporté en attendant l’issue de sa demande de résidence permanente pour des motifs d’ordre humanitaire. Le demandeur a inclus une copie de sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire avec la demande de report; la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire du demandeur est demeurée en suspens au moment de l’audition de la présente affaire.

[4]  Dans sa demande de report, le demandeur a soutenu que son renvoi doit être reporté compte tenu de l’intérêt supérieur de ses trois enfants et du principe de l’unité familiale consacré à l’alinéa 3(1)d) de la LIPR. Il a énoncé sa situation familiale et l’incidence que son renvoi du Canada aurait : notamment, que son épouse ne serait pas en mesure de subvenir aux besoins de leurs enfants puisqu’elle reçoit de l’aide sociale et que ses aptitudes en anglais sont limitées, qu’elle n’a pas de famille au Canada pour lui offrir un soutien; et que les enfants n’auraient pas de remplaçant pour leur père.

[5]  Le demandeur a en outre soutenu qu’il était peu probablement que son épouse se trouve un emploi convenable pour subvenir aux besoins de leurs trois jeunes enfants. Il a également souligné qu’il était impossible pour son épouse de le parrainer parce qu’elle reçoit de l’aide sociale; mais, que si on lui permettait de rester au Canada et que sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire était accueillie, il serait en mesure d’obtenir un emploi rémunéré pour que sa famille n’ait plus besoin de l’aide sociale. Le demandeur a également expliqué comment les accusations de violence conjugale ont entraîné sa séparation de son épouse. Le demandeur a énoncé que lui et son épouse tentaient de réconcilier leur mariage et qu’ils s’étaient engagés à le faire fonctionner, mais qu’il est possible que le mariage ne survive pas s’il était renvoyé du Canada. Le demandeur a conclu la demande de report en énonçant qu’il y aurait une possibilité réelle que la famille soit indéfiniment séparée et que les enfants se retrouveraient sans père si son renvoi n’était pas reporté.

II.  La décision de l’agent

[6]  Dans une lettre datée du 29 avril 2016, l’agent a rejeté la demande du demandeur de reporter son renvoi en attendant la résolution de sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Dans les notes qui accompagnent cette lettre, l’agent a noté son rôle et son obligation de faire respecter une mesure de renvoi dès que possible en application du paragraphe 48(2) de la LIPR et il a également noté qu’il avait [traduction] « peu de pouvoir discrétionnaire » pour reporter le renvoi. Après avoir exposé la situation du demandeur, l’agent avait des réserves relativement au moment où la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire avait été déposée, en notant que le demandeur avait été informé de son renvoi du Canada puisqu’une mesure d’exclusion avait été prononcée à son égard le 25 août 2014, et qu’il lui incombait de chercher les options par rapport à l’acquisition d’un statut au Canada. L’agent a déclaré que, bien qu’il ait examiné les facteurs d’ordre humanitaire présentés dans la demande de report, il [traduction] « n’avait pas le mandat d’évaluer les mérites d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire » et, dans le contexte d’une demande de report de renvoi, son pouvoir discrétionnaire était [traduction] « axé sur des éléments de preuve de graves torts préjudiciables découlant de l’exécution prévue de l’ordonnance de renvoi ».

[7]  L’agent a reconnu que le processus de renvoi et de réinstallation pourrait être difficile, tout particulièrement lorsqu’il y a des enfants en cause, mais que ces facteurs seuls ne justifiaient pas un report du renvoi. L’agent a noté qu’il était réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur à court terme des enfants, mais a conclu que [traduction] « des éléments de preuve insuffisants ont été présentés afin de démontrer que, à court terme, l’épouse et les enfants de M. Nguyen ne seront pas en mesure de s’en sortir sans lui ». L’agent a ajouté que les enfants étaient encore très jeunes et qu’ils demeureraient confiés aux soins de leur mère, déclarant ce qui suit : [traduction] « L’épouse et les enfants de M. Nguyen sont des résidents permanents ou des citoyens canadiens et, à ce titre, ils ont accès à l’éventail des programmes sociaux, y compris les soins de santé et l’éducation, qui sont offerts à tous les Canadiens, s’ils en ont besoin. » L’agent a affirmé que, même s’il comprenait que la séparation et les troubles causés par le renvoi dans leur vie, [traduction] « des éléments de preuve insuffisants ont été présentés afin d’établir que le renvoi de M. Nguyen entraînera des difficultés permanentes ou irréparables pour sa famille ». L’agent a conclu en remarquant que la séparation n’a pas à être complète ou permanente dans la mesure où l’épouse du demandeur pourrait présenter une demande de parrainage de l’étranger, choisir de lui rendre visite en compagnie de leurs enfants, ou rester en contact avec lui par internet ou par téléphone.

III.  Questions en litige

[8]  La demande de contrôle judiciaire soulève une question centrale : notamment, la décision de l’agent de ne pas reporter le renvoi du demandeur était-elle raisonnable?

IV.  Analyse

[9]  La décision d’un agent d’exécution de la loi concernant le sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi du Canada commande la retenue et un contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Baron c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CAF 81, au paragraphe 25, [2010] 2 RCF 311 [Baron]; Escalante c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 897, au paragraphe 13, [2016] ACF no 859; Lilala c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 500, au paragraphe 18, [2016] ACF no 466).

[10]  En application de la norme de la décision raisonnable, la Cour est chargée de déterminer si la décision du décideur est justifiable, transparente et intelligible, et elle doit déterminer « si la décision fait partie des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » : Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47, [2008] 1 RCS 190. Ces critères sont respectés si les motifs « permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » : Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16 [2011] 3 RCS 708. De plus, « si le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, la cour de révision ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable », et « il [ne] rentre [pas] dans les attributions de la cour de révision de soupeser à nouveau les éléments de preuve » : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, aux paragraphes 59 et 61, [2009] 1 RCS 339.

A.  La portée du pouvoir discrétionnaire de l’agent d’exécution

[11]  Le pouvoir discrétionnaire de l’agent d’exécution de la loi de reporter le renvoi est limité. L’arrêt Baron de la Cour d’appel fédérale le confirme : « Il est de jurisprudence constante que le pouvoir discrétionnaire dont disposent les agents d’exécution en matière de report d’une mesure de renvoi est limité » (au paragraphe 49). Dans l’arrêt Baron, le juge Nadon a cité l’arrêt Wang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 3 RCF 682, au paragraphe 48, 2001 CFPI 148, [Wang], où il a été conclu que « l’exercice de ce pouvoir doit être réservé aux affaires où le défaut de différer ferait que la vie du demandeur serait menacée, ou qu’il serait exposé à des sanctions excessives ou à un traitement inhumain, alors qu’un report pourrait faire que la mesure devienne de nul effet ». Le juge Nadon a également adopté les motifs de la décision Wang, décrivant les limites du pouvoir discrétionnaire d’un agent d’exécution de la loi de reporter le renvoi comme suit (Baron, au paragraphe 51) :

–   Il existe divers facteurs qui peuvent avoir une influence sur le moment du renvoi, même en donnant une interprétation très étroite à l’article 48. Il y a ceux qui ont trait aux arrangements de voyage, et ceux sur lesquels ces arrangements ont une incidence, notamment le calendrier scolaire des enfants et les incertitudes liées à la délivrance des documents de voyage ou les naissances ou décès imminents.

–   La loi oblige le ministre à exécuter la mesure de renvoi valide et, par conséquent, toute ligne de conduite en matière de report doit respecter cet impératif de la Loi. Vu l’obligation qui est imposée par l’article 48, on devrait accorder une grande importance à l’existence d’une autre réparation, comme le droit de retour, puisqu’il s’agit d’une réparation autre que celle qui consiste à ne pas respecter une obligation imposée par la Loi. Dans les affaires où le demandeur a gain de cause dans sa demande CH, il peut obtenir réparation par sa réadmission au pays.

  Pour respecter l’économie de la Loi, qui impose une obligation positive au ministre tout en lui accordant une certaine latitude en ce qui concerne le choix du moment du renvoi, l’exercice du pouvoir discrétionnaire de différer le renvoi devrait être réservé aux affaires où le défaut de le faire exposerait le demandeur à un risque de mort, de sanctions excessives ou de traitement inhumain. Pour ce qui est des demandes CH, à moins qu’il n’existe des considérations spéciales, ces demandes ne justifient un report que si elles sont fondées sur une menace à la sécurité personnelle.

–   Il est possible de remédier aux affaires où les difficultés causées à la famille sont le seul préjudice subi par le demandeur en réadmettant celui‑ci au pays par suite d’un gain de cause dans sa demande qui était en instance.

[12]  Un agent d’exécution de la loi possède une capacité limitée de traiter les motifs d’ordre humanitaire soulevés dans le contexte d’une demande de report d’une mesure de renvoi. Tant notre Cour que la Cour d’appel fédérale ont noté qu’« à moins qu’il n’existe des considérations spéciales », une demande de résidence permanente pour motifs d’ordre humanitaire en instance n’est pas un obstacle à l’exécution d’une mesure de renvoi valide à moins qu’il n’y ait une menace à la sécurité personnelle (voir : Baron, au paragraphe 50; Wang, au paragraphe 45; Arrechavala de Roman c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CF 478, au paragraphe 25, 432 FTR 176).

[13]  Par ailleurs, dans Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Shpati, 2011 CAF 286, au paragraphe 45, [2012] 2 RCF 133, la Cour d’appel a déclaré que les agents d’exécution « disposent de peu de latitude et les reports sont censés être temporaires. Les agents d’exécution ne sont pas censés se prononcer sur les demandes d’ERAR ou de CH ou rendre de nouvelles décisions à ce sujet ». Dans l’arrêt Munar c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1180, au paragraphe 36, [2006] 2 RCF 664 [Munar], la Cour a fait remarquer que l’on « ne peut pas exiger des agents de renvoi qu’ils se livrent à un examen approfondi des motifs humanitaires que l’on doit examiner dans le cadre d’une évaluation CH. Cela constituerait non seulement une demande « préalable à la demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire », comme le dit le juge Nadon dans la décision Simoes, mais il y aurait également double emploi jusqu’à un certain point avec la vraie évaluation CH. » Plus récemment, dans Newman c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 888, [2016] ACF no 852 [Newman], la Cour s’est exprimée ainsi :

[19]  [...], peu importe que la demande CH d’un candidat attire la sympathie ou la nature impérieuse des facteurs sous-jacents, les agents de l’ASFC ne sont pas tenus d’enquêter sur les facteurs CH présentés par un demandeur, car le devoir de ces agents n’est pas d’agir en tant que tribunal de dernière minute des demandes CH. L’obligation de mener une évaluation des facteurs CH incombe à un agent responsable de trancher les demandes CH. Il est bien établi qu’un agent de renvoi n’est pas tenu de mener une enquête préliminaire ou une mini analyse CH et d’évaluer le bien-fondé d’une demande CH (Shpati c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2011 CAF 286 [Shpati], au paragraphe 45; Munar c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1180, au paragraphe 36; Prasad, au paragraphe 32).

[14]  Compte tenu des arrêts qui précèdent, on peut dire que la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire en suspens pourrait justifier un report du renvoi s’il existe des « considérations spéciales » ou une menace à la sécurité personnelle. Comme l’a fait remarquer la Cour dans la décision Newman, les « considérations spéciales » sont plus larges qu’une menace à la sécurité personnelle, mais ne comprennent pas « la force ou la nature impérieuse de la demande CH sous-jacente » (au paragraphe 29); « ces considérations spéciales doivent donc être examinées en tenant compte de la latitude restreinte accordée aux agents d’exécution quant aux demandes de report du renvoi. De toute évidence, elles doivent transcender le seul fondement de la demande CH, sinon toutes les demandes CH feraient l’objet de ‘considérations spéciales’ » (Newman, au paragraphe 30).

[15]  La mesure dans laquelle un agent d’exécution doit aborder l’intérêt supérieur de l’enfant est également limitée. Dans Baron, le juge Nadon déclare que « l’agent chargé du renvoi n’est pas tenu d’effectuer un examen approfondi de l’intérêt supérieur des enfants avant d’exécuter la mesure de renvoi » (au paragraphe 57). Dans Munar, le juge de Montigny a conclu que « l’obligation de l’agent de renvoi d’examiner l’intérêt des enfants nés au Canada se situe du côté d’un examen moins élaboré » (au paragraphe 38) et, contrairement à un agent d’immigration qui doit examiner l’intérêt supérieur de l’enfant à long terme dans la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, un agent d’exécution doit seulement examiner l’intérêt supérieur de l’enfant à court terme, par exemple s’il faut « surseoir au renvoi jusqu’à ce que l’enfant ait terminé son année scolaire, si l’enfant doit quitter avec l’un de ses parents » (au paragraphe 40). De la même façon, dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Varga, 2006 CAF 394, [2007] 4 RCF 3, au paragraphe 16, le juge Evans a déclaré ce qui suit : « Compte tenu du peu de latitude dont jouit l’agent de renvoi pour l’accomplissement de ses tâches, son obligation, le cas échéant, de prendre en considération l’intérêt des enfants touchés est minime, contrairement à l’examen complet qui doit être mené dans le cadre d’une demande CH présentée en application du paragraphe 25(1). »

[16]  Plus récemment, dans Kampemana c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CF 1060, au paragraphe 34, [2015] ACF no 1119 [Kampemana], la Cour a confirmé que même si l’agent d’exécution est « tenu de considérer l’intérêt immédiat et à court terme des enfants et d’en traiter équitablement et avec sensibilité », « il n’est pas tenu d’effectuer un examen approfondi de l’intérêt supérieur des enfants avant d’exécuter la mesure de renvoi ». De même, dans Ally c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 560, au paragraphe 21, [2015] ACF no 547, la Cour a conclu que les agents d’exécution « n’avaient pas compétence pour faire l’analyse de fond complète sur l’intérêt supérieur de l’enfant qui s’impose dans le cadre d’une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire » et qu’ils « devraient plutôt se concentrer uniquement sur l’intérêt supérieur de l’enfant à court terme ».

[17]  La jurisprudence a établi que les agents d’exécution sont tenus de tenir compte de l’intérêt supérieur de l’enfant à court terme de façon juste et avec délicatesse (voir : Joarder c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 230, au paragraphe 3, 146 ACWS (3d) 305; Kampemana, au paragraphe 34). Il est également clair que « si l’intérêt supérieur des enfants est certainement un facteur dont il faut tenir compte dans le contexte d’une mesure de renvoi, il ne s’agit toutefois pas d’un facteur déterminant » (Pangallo c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2014 CF 229, au paragraphe 25, 238 ACWS (3rd) 711).

B.  La décision de l’agent était-elle raisonnable?

[18]  À l’audition de l’espèce, le demandeur a abandonné l’argument dans ses observations écrites que l’agent avait mal énoncé le bon critère juridique et qu’il avait entravé son pouvoir discrétionnaire en analysant les [traduction] « préjudices dommageables » causés par le renvoi du demandeur. Il a, toutefois, maintenu son argument selon lequel l’agent avait déraisonnablement formulé l’hypothèse selon laquelle les enfants [traduction] « auraient toutes les possibilités de devenir des personnes capables et bienveillantes ». Selon le demandeur, le raisonnement de l’agent démontre une omission de tenir compte des éléments de preuves inclus dans la trousse de demande; par exemple, la remarque de l’agent selon laquelle l’épouse du demandeur pourrait le parrainer après son renvoi ne tient pas compte du fait qu’il lui est actuellement impossible de le parrainer puisqu’elle reçoit de l’aide sociale; et la conclusion de l’agent selon laquelle la famille du demandeur pourrait lui rendre visite au Vietnam fait fi de la situation financière de son épouse. Le demandeur soutient que l’agent a commis une erreur en n’examinant pas la question de savoir s’il serait dans l’intérêt supérieur à court terme des enfants que leur père soit dans leur vie et la question de savoir si son renvoi détruirait l’unité familiale.

[19]  Le défendeur soutient que le demandeur confond le rôle de l’agent avec celui d’un agent évaluant une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire et reproche à l’agent de ne pas avoir entrepris une analyse appropriée des motifs d’ordre humanitaire. Le défendeur déclare que les agents d’exécution ont une obligation selon la loi d’exécuter les ordonnances de renvoi et que leur pouvoir discrétionnaire de reporter le renvoi est très limité. Selon le défendeur, la jurisprudence a établi qu’un agent d’exécution n’a pas un devoir de reporter le renvoi d’un parent ayant un enfant né au Canada, et également qu’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire en suspens ne peut pas à elle seule être un motif de report. Le défendeur affirme que le rôle d’un agent d’exécution est simplement limité à l’examen de l’intérêt supérieur immédiat et à court terme d’un enfant causé par le renvoi d’un parent et des circonstances où il n’existe aucune solution de rechange pratique à un sursis afin d’assurer les soins et la protection d’un enfant.

[20]  Le défendeur soutient que la décision de l’agent était raisonnable puisqu’elle avait dûment tenu compte des éléments de preuve et qu’elle était conforme à la jurisprudence. Selon le défendeur, l’agent a raisonnablement conclu que le demandeur avait omis de démontrer un empêchement à court terme à son renvoi du Canada et a conclu que les éléments de preuves établissant que la famille du demandeur serait incapable de s’en tirer sans lui à court terme étaient insuffisants. Le défendeur affirme que l’agent n’a pas fait abstraction des éléments de preuves en énonçant que l’épouse du demandeur pourrait le parrainer, en notant que son épouse ne recevait pas toujours de l’aide sociale et que les documents qui étaient présentés à l’agent indiquaient qu’elle serait en mesure de le parrainer dans l’avenir.

[21]  En l’espèce, bien que le demandeur ait soulevé l’intérêt supérieur de ses enfants dans la demande de report, il n’a pas indiqué ou précisé quel était cet intérêt, à court terme ou autrement, en détail ou indiqué comment ils seraient touchés par ce renvoi. L’agent ne pouvait qu’évaluer les observations et les éléments de preuves fournis par le demandeur, et on ne peut pas lui reprocher sa décision puisque le demandeur a omis de fournir des observations ou des éléments de preuve suffisants démontrant pourquoi le report de son renvoi était nécessaire à la lumière de l’intérêt supérieur à court terme de ses enfants. On ne peut pas s’attendre à ce qu’un agent d’exécution identifie et définisse l’intérêt supérieur à court terme d’un enfant et qu’il examine cet intérêt de façon juste et avec délicatesse ou avec beaucoup d’attention lorsque les éléments de preuve au sujet de cet intérêt font défaut ou, comme l’agent a conclu en l’espèce, sont insuffisants.

[22]  Le demandeur ne s’est pas acquitté du fardeau qui lui incombait d’établir que l’intérêt à court terme de ses enfants serait indûment touché ou lésé par son renvoi. Dans l’arrêt Owusu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 38, [2004] 2 RCF 635, la Cour d’appel fédérale a souligné ce qui suit :

[5]  L’agent d’immigration qui examine une demande pour des raisons d’ordre humanitaire doit être « réceptif, attentif et sensible » à l’intérêt supérieur des enfants, sur lesquels l’expulsion du père ou de la mère peut avoir des conséquences préjudiciables, et il ne doit pas « minimiser » cet intérêt : Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, au paragraphe 75. Toutefois, l’obligation n’existe que lorsqu’il apparaît suffisamment clairement des documents qui ont été soumis au décideur, qu’une demande repose, du moins en partie, sur ce facteur. De surcroît, le demandeur a le fardeau de prouver toute allégation sur laquelle il fonde sa demande pour des raisons humanitaires. Par voie de conséquence, si un demandeur ne soumet aucune preuve à l’appui de son allégation, l’agent est en droit de conclure qu’elle n’est pas fondée.

[23]   Le fardeau pour le demandeur de produire des éléments de preuve à l’égard de l’intérêt supérieur de l’enfant dans le cadre d’une demande CH s’applique de la même manière dans le cadre d’une demande de report d’une mesure de renvoi. À cet égard, la Cour dans l’arrêt Omidsorkhabi c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CF 954, au paragraphe 15, [2015] ACF no 980, déclare : « les agents chargés d’exécuter les renvois ont un pouvoir discrétionnaire très limité en matière de report [...]. Il incombe au demandeur de produire les éléments de preuve nécessaires et des justificatifs de sa demande ». En outre, il a été établi qu’ : « il incombe à la personne qui invoque l’intérêt supérieur de l’enfant de mettre en preuve les éléments qui soutiennent ses allégations. De vagues conjonctures ne sont pas suffisantes » (voir Mondelus c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2011 CF 1138, au paragraphe 76, [2011] ACF no 1392).

[24]  Le pouvoir discrétionnaire d’un agent d’exécution de reporter une mesure de renvoi en application de l’article 48 de la LIPR est axé sur le préjudice. Dans Baron, la Cour d’appel a déclaré que les « difficultés causées à la famille », sans plus, ne constituent pas un préjudice suffisant ou des circonstances spéciales justifiant le report du renvoi : « Il est possible de remédier aux affaires où les difficultés causées à la famille sont le seul préjudice subi par le demandeur en réadmettant celui-ci au pays par suite d’un gain de cause dans sa demande qui était en instance » (paragraphe 51). De plus, « les difficultés causées à la famille sont la malheureuse conséquence d’une mesure de renvoi, mais on peut y remédier par une réadmission si la demande CH est accueillie » (Baron, au paragraphe 69). Les observations du demandeur à l’agent en l’espèce n’étaient que de simples allégations quant aux difficultés inévitables causées à la famille qui sont associées à son renvoi, et il n’était pas déraisonnable que l’agent conclue que son renvoi [traduction] « n’entraînera pas de difficultés permanentes ou irréparables pour sa famille ».

[25]  Dans Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, au paragraphe 23, [2015] 3 RCS 909, la Cour suprême a fait remarquer ce qui suit : « L’obligation de quitter le Canada comporte inévitablement son lot de difficultés, mais cette seule réalité ne saurait généralement justifier une dispense pour considérations d’ordre humanitaire suivant le par. 25(1). » À mon avis, il en va de même dans le contexte d’une demande de reporter l’exécution d’une mesure de renvoi : les difficultés à elles seules seront habituellement insuffisantes pour justifier le report d’un renvoi, malgré les difficultés qui seraient causées aux enfants qui restent au Canada suivant l’expulsion du père ou de la mère.

[26]  En l’espèce, l’agent a raisonnablement conclu que le renvoi du demandeur ne causerait pas de [traduction] « difficultés permanentes ou irréparables » pour sa famille. L’agent reconnaît que la séparation des enfants de leur père provoquerait des troubles, mais il a noté que les enfants resteraient avec leur principale pourvoyeuse de soins. De plus, l’agent a reconnu que des [traduction] « difficultés causées à la famille », sans plus, ne nécessitent pas le report d’un renvoi si la difficulté causée à la famille peut être réglée par une réadmission suivant l’accueil de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. La décision de l’agent en l’espèce est justifiable, transparente et intelligible, et elle appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

V.  Conclusion

[27]  La décision de l’agent en l’espèce était raisonnable. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire du demandeur est rejetée.

[28]  Comme aucune des parties n’a proposé de question à certifier, aucune question n’est certifiée.

 


JUGEMENT

LA COUR rejette la présente demande de contrôle judiciaire et il n’y a aucune question de portée générale à certifier.

« Keith M. Boswell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 28e jour de novembre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1744-16

 

INTITULÉ :

KHUONG BA NGUYEN c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 11 janvier 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BOSWELL

 

DATE DES MOTIFS :

Le 23 février 2017

 

COMPARUTIONS :

Geraldine MacDonald

 

Pour le demandeur

 

Nadine Silverman

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Geraldine MacDonald

Avocate

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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