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Date : 20160531


Dossier : T‑300‑16

Référence : 2016 CF 606

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 31 mai 2016

En présence de monsieur le juge Manson

ENTRE :

THE REGENTS OF THE UNIVERSITY OF

CALIFORNIA ET TEARLAB CORPORATION

demandeurs

et

I‑MED PHARMA INC.

défenderesse

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]               La demanderesse, TearLab Corporation [TearLab], cherche à obtenir une injonction interlocutoire pour empêcher la partie défenderesse, la société I‑MED Pharma Inc. [I‑MED], de vendre son appareil de mesure de l’osmolarité i‑Pen et les capteurs à usage unique i‑Pen [collectivement appelés le système i‑Pen] en attendant qu’une décision soit rendue sur les questions de validité et de contrefaçon de brevet à l’issue du procès.

[2]               I‑MED cherche également à obtenir un cautionnement pour les dépens engagés pour se défendre contre l’action et l’injonction interlocutoire, puisque ni l’un ni l’autre des demandeurs ne réside habituellement au Canada.

I.                   Contexte

[3]               Les faits incontestés ont été exposés par le juge James Russell dans la décision qu’il a rendue à la suite de la requête précédente d’injonction provisoire dans cette affaire (University of California c I‑Med Pharma Inc, 2016 CF 350).

[4]               Le demandeur, the Regents of the University of California, est titulaire du brevet canadien no 2 494 540 [le brevet 540] «  Osmométrie de film lacrymal ». La demande de brevet canadien a été déposée le 25 mars 2003, et le brevet a été délivré le 3 juin 2014. Il accorde à The Regents of the University of California le droit exclusif de fabriquer, d’utiliser, d’importer et de vendre l’invention revendiquée dans le brevet 540 au Canada jusqu’à son expiration, le 25 mars 2023.

[5]               La demanderesse et partie requérante à la présente requête, TearLab, est une société ouverte dont les actions sont cotées à la Bourse de Toronto. TearLab est titulaire d’une licence d’exploitation exclusive du brevet 540 au Canada. The Regents of the University of California consent à la réparation demandée par TearLab, mais il n’est pas partie requérante.

[6]               Le brevet 540 vise de façon générale les instruments, systèmes et méthodes diagnostiques servant à mesurer l’osmolarité d’échantillons liquides, y compris les larmes. Ces mesures dans les larmes sont utiles pour diagnostiquer et traiter le syndrome de l’œil sec, un état qui touche près de 30 % de la population canadienne.

[7]               TearLab commercialise le système TearLab Osmolarity [le système TearLab] auprès des cliniciens canadiens spécialisés dans les soins oculaires, par exemple les optométristes et les ophtalmologistes, ainsi que certains organismes de recherche canadiens spécialisés dans les soins oculaires.

[8]               Le système TearLab est constitué d’un stylo configuré pour recevoir une carte de test à micropuce et un lecteur. Pour effectuer un test, le clinicien insère une carte de test dans le stylo et place l’extrémité de la carte au bas de la conjonctive de l’œil pour recueillir un échantillon du film lacrymal du patient. Le stylo et la micropuce sont ensuite placés dans le lecteur, qui indique l’osmolarité de l’échantillon de larme au clinicien lorsque le courant électrique traverse l’échantillon (l’impédance électrique).

[9]               TearLab loue ou prête le système TearLab aux utilisateurs, qui doivent s’engager à acheter un nombre minimal de cartes de test à TearLab par trimestre ou par année. Les utilisateurs peuvent annuler leur contrat avec TearLab à la fin de chaque anniversaire annuel et ils peuvent donc retourner le système TearLab assez rapidement si un appareil concurrent moins cher fait son apparition sur le marché.

[10]           TearLab a consacré du temps et d’importantes ressources pour tester le système TearLab dans le cadre de plusieurs essais cliniques afin d’établir son innocuité, sa fiabilité et son efficacité aux fins d’approbation réglementaire.

[11]           En décembre 2009, Santé Canada a approuvé la vente du système TearLab au Canada en tant qu’instrument médical de classe III.

[12]           Par la suite, le défi initial de TearLab a consisté à convaincre les cliniciens en soins oculaires que l’hyperosmolarité est un indicateur fiable et quantitatif du syndrome de l’œil sec. Ce concept n’était pas bien connu parmi les cliniciens canadiens, qui se sont montrés réticents à accepter que la mesure de l’osmolarité constitue une méthode diagnostique efficace pour détecter le syndrome de l’œil sec.

[13]           TearLab a réalisé de nombreux essais cliniques et publié les résultats dans des revues évaluées par les pairs afin de démontrer que les symptômes des patients et le syndrome de l’œil sec étaient liés à l’hyperosmolarité. Néanmoins, une proportion importante de cliniciens en soins oculaires n’ont pas encore adopté la technologie, ce que TearLab estime être un débouché éventuel.

[14]           À la mi‑janvier 2016, TearLab a découvert que la société I‑MED, une entreprise, établie à Montréal, de soins oculaires pour les humains et les animaux, offrait en vente un instrument de mesure de l’osmolarité lacrymale appelé le « système i‑Pen », et qu’elle avait initialement annoncé aux cliniciens canadiens en soins oculaires que l’appareil serait disponible en mars 2016.

[15]           Le système i‑Pen est un appareil de collecte et d’analyse des larmes permettant de mesurer l’osmolarité lacrymale des patients au moyen d’une mesure d’impédance d’un échantillon du film lacrymal. Le guide de l’utilisateur indique que le système i‑Pen consiste en un [traduction] « capteur à usage unique » inséré dans un lecteur portatif qui affiche le résultat du test d’osmolarité.

[16]           I‑MED offre en vente les capteurs à usage unique du système i‑Pen à un prix nettement inférieur aux puces correspondantes du système TearLab. De plus, les clients d’I‑MED ne sont pas tenus d’acheter un nombre minimum de capteurs à usage unique.

[17]           Le 8 février 2016, TearLab a entamé la présente procédure en contrefaçon de brevet, dans laquelle elle allègue que le système i‑Pen et son capteur à usage unique, ainsi que les méthodes d’utilisation indiquées, sont à tout le moins visés par l’une des revendications suivantes du brevet 540 :  1, 2, 5, 6, 8, 13, 14, 16, 25 et 26.

[18]           Le 1er mars 2016, TearLab a déposé la requête en injonction interlocutoire dont la Cour est saisie et, le 18 mars 2016, elle a présenté une requête en injonction provisoire, visant à interdire à I‑MED de lancer le système i‑Pen sur le marché canadien avant la tenue de l’audition de l’injonction interlocutoire.

[19]           I‑MED a déposé sa défense et sa demande reconventionnelle, datées du 28 avril 2016, dans lesquelles elle allègue l’absence de contrefaçon (et elle invoque notamment le moyen de défense Gillette) et l’invalidité des revendications du brevet 540 pour cause d’antériorité, d’évidence et de divulgation insuffisante et au motif que les revendications sont ambiguës, que le meilleur mode d’utilisation n’a pas été divulgué et que les revendications sont plus larges que toute invention réalisée ou divulguée (dans le jargon des brevets, on parle de la « litanie » des motifs d’invalidité).

[20]           Le 24 mars 2016, le juge Russell a rejeté la requête en injonction provisoire de TearLab (2016 CF 350). Il a estimé que TearLab n’avait pas établi l’existence d’un préjudice irréparable, particulièrement en ce qui a trait aux questions de quantification, ou que la prépondérance des inconvénients favorisait l’octroi de l’injonction. Plus précisément, le juge Russell a déterminé que les experts de TearLab n’avaient pas les qualifications nécessaires pour convaincre la Cour que l’attribution de dommages‑intérêts à TearLab ne permettrait pas de l’indemniser du préjudice allégué et il a accordé peu ou aucun poids aux témoignages de M. Tierney, du Dr Jackson et de M. Berg. Voici ce qu’il a conclu :

a)      M. Tierney, un ancien directeur administratif chez Allergen Eye Care, maintenant à la retraite, possédant de l’expérience sur le marché des soins oculaires, n’a pas établi qu’il avait les qualifications nécessaires pour fournir une opinion d’expert sur la prévision des marchés et la quantification des dommages‑intérêts, et il n’a pas présenté de données factuelles à l’appui de plusieurs de ses affirmations;

b)      le Dr Jackson, ophtalmologiste actif, a exprimé des opinions fondées sur des conjectures, sans lien avec la quantification des dommages‑intérêts;

c)      M. Berg, vice‑président, Réglementation chez TearLab, et M. Smith, vice‑président, Marchés internationaux chez TearLab, n’ont fourni aucune preuve pertinente quant à la quantification des dommages‑intérêts et au préjudice irréparable.

[21]           Le juge Russell a conclu qu’I‑MED a fourni des éléments de preuve directs sur la question du préjudice irréparable par l’entremise de son témoin, M. Rosenblatt, un expert en marketing et en matière de prévisions dans le secteur pharmaceutique et de la santé, qui possède les qualifications requises et qui a expliqué dans son témoignage pourquoi le préjudice anticipé par TearLab est quantifiable.

[22]           Le juge Russell a constaté qu’aucun des experts n’avait été contre‑interrogé sur son affidavit dans le cadre de la procédure en injonction provisoire.

[23]           Malgré les demandes de Tearlab, I‑MED a refusé de divulguer la date de lancement du système i‑Pen et de fournir un préavis minimum de quelques jours avant le lancement. Le système i‑Pen a été homologué au Canada en tant qu’instrument médical de classe II en janvier 2015, et l’homologation obtenue a été suspendue le 23 septembre 2015, puis rétablie le 13 mai 2016. Le système TearLab quant à lui est classé comme un instrument médical de classe III, de sorte que des critères plus stricts doivent être remplis pour qu’il soit homologué.

[24]           Les affidavits de TearLab, souscrits par M. Sullivan, M. Smith, M. Berg, le Dr Jackson et M. Tierney, produits dans le cadre de la demande en injonction provisoire, sont réputés avoir été produits dans la présente instance. TearLab a également obtenu  l’autorisation de produire en réplique les témoignages de MM. Hollis et Smith dans le cadre de la présente instance.

[25]           En réponse, I‑MED a produit les affidavits de M. Hofmann, vice‑président d’I‑MED, et de M. Rosenblatt et, en contre‑réplique, l’affidavit de Denise Pope (technicienne juridique chez Norton Rose) et un second affidavit de M. Rosenblatt, souscrit le 27 avril 2016.

II.                Questions en litige

  1. Une injonction interlocutoire devrait‑elle être accordée pour empêcher I‑MED de distribuer et de vendre le système i‑Pen au Canada?
  2. La défenderesse est‑elle en droit d’obtenir un cautionnement supplémentaire pour les dépens et, le cas échéant, pour quel montant?

III.             Analyse

A.                Injonctions interlocutoires

[26]           Le critère en trois étapes conjonctives applicable en matière d’injonction provisoire ou interlocutoire énoncé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt RJR ‑ MacDonald Inc. c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311 [RJR MacDonald], exige que TearLab établisse :

  1. qu’il existe une question sérieuse à trancher;
  2. que le refus de l’injonction causera un préjudice irréparable;
  3. que la prépondérance des inconvénients favorise l’octroi de l’injonction.

[27]           Ces facteurs sont interreliés et ne devraient pas être évalués de façon isolée (Movel Restaurants Ltd c  E.A.T. at Le Marché Inc., [1994] CFJ no 1950 (CF 1re inst.), au paragraphe 9, citant l’arrêt Turbo Resources Ltd c Petro Canada Inc. (1989), 24 CPR (3d) 1 (CAF) [Turbo Resources]).

(1)               Question sérieuse

[28]           Le seuil à franchir pour conclure qu’il y a une question sérieuse à trancher est peu élevé. Je conviens avec TearLab qu’il y a une question sérieuse à trancher, et ce, en dépit de l’argument d’I‑MED selon lequel il n’existe pas de question de cette nature en l’espèce parce que ce n’est qu’après avoir consulté l’ébauche d’un Guide de l’utilisateur pour le système i‑Pen que TearLab a envisagé l’existence d’une contrefaçon.

[29]           Dans sa défense et sa demande reconventionnelle, I‑MED conteste la validité du brevet 540 et elle allègue que le système i‑Pen ne contrefait aucune revendication du brevet 540. Cependant, il existe une présomption initiale que le brevet 540 est valide et, au vu des faits présentés à la Cour, on est à tout le moins en présence d’une cause défendable et d’une question sérieuse, à savoir que le système i‑Pen d’I‑MED et les méthodes d’utilisation spécifiées sont visées par au moins une des revendications 1, 2, 5, 6, 8, 13, 14, 16, 25 et 26 du brevet 540.

[30]           TearLab a également soulevé la question de savoir si I‑MED a été commercialisé sur le marché canadien de manière illégale durant la période allant de septembre 2015 à avril 2016, pendant laquelle son approbation de Santé Canada était suspendue, mais j’estime cette question peu pertinente en ce qui a trait aux trois étapes du critère de l’arrêt RJR‑MacDonald.

(2)               Préjudice irréparable

[31]           Bien que le critère soit de nature conjonctive et nécessite la pondération de l’ensemble des facteurs, la question centrale à laquelle la Cour doit répondre dans le cadre de la présente requête est de savoir si TearLab a établi qu’elle subirait un préjudice irréparable si l’injonction n’est pas accordée.

[32]           Dans l’arrêt RJR MacDonald, précité, la Cour suprême a déterminé que le terme « irréparable » a trait à « la nature du préjudice subi plutôt qu’à son étendue. C’est un préjudice qui ne peut être quantifié du point de vue monétaire ou un préjudice auquel il ne peut être remédié, en général parce qu’une partie ne peut être dédommagée par l’autre » (au paragraphe 64). Le critère à remplir pour déterminer s’il y a un préjudice irréparable est très exigeant : le préjudice n’est pas irréparable du simple fait qu’il est difficile de calculer avec précision le montant des dommages‑intérêts ou parce qu’il est impossible de le quantifier avec exactitude si tant est qu’il existe un moyen suffisamment précis d’évaluer le montant des dommages‑intérêts (Merck Frosst Canada Inc. c Canada (Ministre de la Santé) (1997), 74 CPR (3d), aux paragraphes 460 à 464 (CF 1re inst.); Merck & Co c Apotex Inc., [1993] ACF no 1095, au paragraphe 42).

[33]           Le demandeur est tenu d’apporter une preuve claire et non hypothétique démontrant qu’un préjudice irréparable sera causé si la requête est rejetée (Aventis Pharma SA c Novopharm Ltd, 2005 CF 815, aux paragraphes 59 à 61 [Aventis Pharma] conf. par 2005 CAF 390).

[34]           Dans le cadre d’une demande quia timet dans laquelle le contrefacteur n’est pas encore sur le marché, le demandeur peut établir l’existence d’un préjudice irréparable en présentant des inférences logiques qui découlent des éléments de preuve présentés étant donné qu’il n’existe habituellement aucune preuve d’un préjudice effectivement subi (Sports Authority Inc. c Vineberg (1995), 61 CPR (3d) 155, au paragraphe 4 (CF 1re inst.)). Bien que la demande dont je suis saisi ne constitue pas en soi une demande d’injonction quia timet, étant donné qu’il existe des éléments de preuve démontrant qu’I‑MED commercialise son système i‑Pen au Canada, je reconnais que l’utilisation contrefaisante alléguée est, à ce jour, minime et que la principale préoccupation de TearLab est le risque qu’I‑MED augmente cette utilisation dans un futur proche, ce qui constitue à ses yeux une importante menace de préjudice irréparable.

[35]           TearLab allègue ce qui suit au titre du préjudice irréparable qu’elle subira :

  1. préjudice causé à l’achalandage et à la réputation impossible à déterminer;
  2. perte de parts de marché impossible à quantifier et permanente;
  3. incapacité à quantifier les dommages‑intérêts;
  4. incapacité d’I‑MED de verser une indemnité après le procès.

[36]           Le préjudice irréparable potentiel résultant de l’incapacité de quantifier les dommages‑intérêts est l’argument le plus convaincant de TearLab et celui à l’égard duquel elle a fourni les éléments de preuve les plus substantiels et les plus étoffés.

a)                  Préjudice causé à l’achalandage et à la réputation

[37]           TearLab soutient que la Cour devrait écarter le témoignage de M. Rosenblatt, selon lequel la réputation de TearLab ne souffrirait pas, en raison de son manque d’expertise en ce qui concerne le marché ophtalmique canadien. Il est manifeste que M. Rosenblatt a une moins grande expérience du marché ophtalmique canadien que les déposants de TearLab et je conviens que son témoignage concernant la question de la réputation a peu de valeur. Cependant, dans le contexte de la présente requête, j’estime qu’il est en mesure de se prononcer sur la question de savoir si les pertes de parts de marché de la nature dont TearLab parle peuvent être quantifiées.

[38]           Par ailleurs, c’est à TearLab qu’incombe le fardeau de fournir à la Cour une preuve claire du préjudice irréparable causé à son achalandage et à sa réputation. Bien que le Dr Jackson et M. Tierney connaissent très bien le marché ophtalmologique, leurs témoignages sur la question du préjudice à la réputation et quant à la perte de parts de marché relèvent de la conjecture, même s’ils n’ont pas fait l’objet d’un contre‑interrogatoire.

[39]           L’opinion du Dr Jackson selon laquelle [traduction] « les cliniciens en soins oculaires ayant acheté le système i‑Pen seraient mécontents que TearLab ait obtenu une injonction empêchant I‑MED de vendre les micropuces » si le système i‑Pen est retiré du marché à la suite du procès repose sur des conjectures. Il en est de même du témoignage de M. Tierney, qui fait écho à celui du Dr Jackson, lorsqu’il affirme que les [traduction] « médecins blâmeront sans doute TearLab » lorsqu’ils ne seront pas en mesure d’utiliser le système i‑Pen qu’ils ont acheté.

[40]           Je conviens avec le juge Russel que les experts de TearLab n’ont pas étayé leurs affirmations portant sur la question de l’atteinte à la réputation et je ne suis pas convaincu qu’il existe des éléments de preuve clairs et non hypothétiques que les cliniciens en soins oculaires auraient une moins bonne opinion de TearLab si l’injonction n’était pas prononcée. Rien ne permet de conclure qu’un préjudice irréparable manifeste sera causé à l’achalandage et à la réputation.

b)                  Perte permanente de parts de marché

[41]           TearLab s’appuie également sur les témoignages du Dr Jackson et de M. Tierney pour étayer son affirmation selon laquelle le lancement du système i‑Pen et son retrait subséquent du marché entraîneraient un préjudice irréparable. Selon leur témoignage [traduction] « TearLab perdrait de façon permanente des clients et ne serait pas en mesure de rétablir ses tarifs actuels » (M. Tierney), tout comme il est impossible de déterminer combien de cliniciens « refuseront de payer la puce un prix plus élevé après l’injonction, et combien, en conséquence directe de cette situation, abandonneront les tests d’osmolarité », ou encore combien, parmi ceux qui ne l’ont pas utilisé, seraient susceptibles de refuser à jamais de se servir du système de TearLab (Dr Jackson).

[42]           Par ailleurs, TearLab fait l’analogie entre la présente espèce et la décision de la Chambre des Lords dans l’affaire American Cyanamid c Ethicon Ltd, [1975] CPR 13, au paragraphe 542 [American Cyanamid], et elle affirme que des dommages‑intérêts ne constitueraient pas une indemnisation adéquate dans la mesure où :

  1. TearLab est titulaire d’une licence exclusive à l’égard du brevet 540 et devrait être en mesure d’accroître sa part de marché;
  2. le système i‑Pen n’est pas encore légalement offert sur le marché et, alors que TearLab développe un nouveau marché pour les tests d’osmolarité, de nombreux cliniciens en soins oculaires n’ont pas encore adopté cette technologie, ce qui représente une occasion commerciale non quantifiable qui serait perdue;
  3. si les cliniciens canadiens en soins oculaires achètent le système i‑Pen, il peut devenir difficile sur le plan commercial de priver le public des produits d’I‑MED en insistant pour qu’une injonction permanente soit accordée après le procès, car cela serait susceptible d’avoir un effet préjudiciable sur TearLab dans un marché aussi spécialisé.

[43]           À l’inverse, I‑MED soutient que les cours fédérales ont de façon constante conclu que le type de préjudice que TearLab subirait n’est pas irréparable (Aventis Pharma, précitée, aux paragraphes 33, 34, 36, 38, 40 à 45; Merck Frost Canada Inc. c Canada (Ministre de la Santé), (1997), 74 CPR (3d), aux paragraphes 460 à 462 (CF 1re inst.)).

[44]           Dans la décision Aven Pharma, précitée, le demandeur affirmait qu’il subirait le même type de préjudice irréparable que celui allégué en l’espèce si une injonction n’était pas accordée, notamment une perte permanente de parts de marché et une occasion manquée d’accroître sa part de marché; une baisse permanente du prix; et un préjudice permanent causé à l’achalandage et à la réputation en raison de la vente d’un produit moins efficace. Sur le fondement d’éléments de preuve semblables à ceux dont nous disposons dans la présente affaire, la Cour a conclu qu’il n’avait pas été clairement établi qu’il y aurait un préjudice irréparable si l’injonction n’était pas prononcée.

[45]           Bien que l’arrêt American Cyanamid, précité, soit de toute évidence pertinent en ce qui concerne les principes qui sous‑tendent l’injonction interlocutoire, je conviens avec le défendeur qu’une analogie avec une décision quelque peu ancienne de la Chambre des Lords ne l’emporte pas sur des décisions plus récentes et plus pertinentes des tribunaux canadiens qui ont nuancé ou approfondi ces principes dans le contexte canadien.

[46]           Comme c’était le cas dans l’arrêt Aventis Pharma, précité, les arguments de TearLab concernant la possibilité d’une perte de parts de marché et d’une réduction permanente du prix de ses produits ne sont pas fondés, sont sans rapport avec la question de savoir si le préjudice allégué pourrait être quantifié et relèvent, en définitive, de la conjecture.

c)                  Impossibilité de quantifier les dommages‑intérêts

[47]           TearLab fait aussi valoir qu’un préjudice irréparable découle de l’impossibilité de calculer les ventes perdues, dans la mesure où il n’existe pas de méthode raisonnable permettant de quantifier la perte résultant des activités d’I‑MED (Reckitt Benckiser LLC c Jamieson Laboratories Ltd, 2015 CF 215, conf. par 2015 CAF 104). Tearlab affirme que ce point est étayé par le témoignage de M. Tierney, l’opinion de M. Hollis, les prévisions incorrectes de M. Rosenblatt et le fait que TearLab elle‑même ne soit pas en mesure de prévoir avec exactitude les ventes sur le marché canadien. Chacun de ces points est examiné tour à tour ci‑dessous.

(i)                 Le témoignage de M. Tierney

[48]           Selon le témoignage de M. Tierney, en raison de la croissance du marché, les pertes globales de TearLab ne seront pas quantifiables et il n’existe pas de modèle permettant de déterminer quelle incidence la présence d’I‑MED sur le marché canadien aura sur les activités de TearLab. Je conviens avec le juge Russel que M. Tierney, bien qu’il connaisse le marché des soins oculaires canadien, n’a pas d’expertise en ce qui concerne les prévisions relatives au marché ou l’évaluation des dommages‑intérêts et par conséquent, son opinion selon laquelle les pertes ne sont pas quantifiables a un intérêt limité pour la Cour.

(ii)               Témoignage de M. Hollis en réponse à M. Rosenblatt

[49]           La première déclaration sous serment de M. Ronsenblatt, l’expert de la défenderesse, propose que l’on se serve de l’un des deux modèles suivant pour estimer les dommages‑intérêts : (i) un modèle épidémiologique reposant sur le nombre de patients souffrant du syndrome de l’œil sec; (ii) un modèle statistique quantitatif qui estime le montant des ventes hypothétiques pour la période 2016‑2018 en se servant des données mensuelles sur les ventes de 2012 à 2016, tout écart négatif étant attribué à I‑MED.

[50]           M. Hollis conteste le modèle épidémiologique de M. Rosenblatt dans la mesure où il nécessite une estimation précise de l’incidence du syndrome de l’œil sec, une donnée inconnue à ce jour. M. Rosenblatt a indiqué dans son rapport qu’au Canada l’incidence du syndrome de l’œil sec se situait entre 8 % et 29 %, mais, à ce jour, TearLab n’a conquis qu’une partie du marché que représente la population touchée. Compte tenu de cette fourchette, toute estimation des dommages‑intérêts serait totalement inutile. Par ailleurs, le témoignage de M. Rosenblatt en contre‑interrogatoire a établi que diverses séries d’analyse ainsi que des recherches supplémentaires seraient nécessaires pour prédire les dommages‑intérêts en fonction de l’épidémiologie.

[51]           Bien que la thèse de TearLab à cet égard soit convaincante, compte tenu des éléments de preuve dont nous disposons, la question non‑viabilité de l’utilisation du modèle épidémiologique de M. Rosenblatt pour calculer le montant de dommages‑intérêts raisonnables n’est pas pertinente. M. Rosenblatt a déclaré qu’on ne lui avait pas demandé de préparer ce modèle – et qu’il ne l’avait pas fait –, mais qu’il serait en mesure de le faire après le procès, au besoin.

[52]           Dans son affidavit, M. Hollis examine quatre scénarios possibles, selon que le système i‑Pen est perçu comme aussi efficace que le système TeatLab et selon que le tarif des systèmes est identique ou différent. Je suis d’avis qu’un seul de ces scénarios s’applique à la présente affaire.

[53]           Dans le cadre de la présente requête, les scénarios hypothétiques selon lesquels le système i‑Pen est cliniquement supérieur ou inférieur au système TearLab sont de peu d’utilité à la Cour. Tout d’abord, le témoignage de M. Hollis quant à ces scénarios, par exemple celui selon lequel l’appareil moins performant d’I‑MED pourrait amener les cliniciens à conclure que les tests d’osmolarité en tant qu’outils cliniques ne sont pas utiles, repose sur des hypothèses et des présomptions, plutôt que sur des faits ou des expériences. De fait, M. Hollis a admis au cours de son contre‑interrogatoire que rien ne lui permettait d’émettre une opinion sur les perceptions ou les expériences des cliniciens.

[54]           De plus, M. Hollis a lui‑même admis qu’il était peu probable que suffisamment d’information soit recueillie pour mener une comparaison clinique entre les systèmes I‑MED et TearLab d’ici la fin du procès. Je pense que le fait que Santé Canada ait approuvé le système i‑Pen rend tout préjudice allégué, fondé sur des allégations selon lesquelles cet instrument serait moins efficace et sécuritaire, hautement conjectural (Aventis Pharma, ci‑dessus, au paragraphe 99).

[55]           Le scénario de M. Hollis, selon lequel les deux systèmes sont considérés comme équivalents, en dépit du fait que le système I‑MED soit moins coûteux – la situation à l’examen – est pertinent à la question de savoir si les dommages‑intérêts pourraient être raisonnablement quantifiés dans ce cas à l’issue du procès. Il s’agit également de la situation visée par le modèle de prévision présenté par M. Rosenblatt.

[56]           M. Hollis critique le modèle statistique quantitatif de M. Rosenblatt au motif qu’il est impossible de prédire l’avenir sur le fondement de l’historique des données de vente du système TearLab.

[57]           Non seulement les ventes du système TearLab ont été instables, mais M. Hollis soutient que le coût inférieur du système i‑Pen pourrait générer plus de ventes, ce qui rendrait inexacte toute prévision du préjudice subi par TearLab s’appuyant sur les ventes d’I‑MED.

[58]           De plus, M. Hollis fait valoir qu’en raison de la volatilité des données sur le système TearLab il est permis de mettre en doute l’hypothèse sous‑jacente du modèle de M. Rosenblatt selon laquelle les tendances des ventes de TearLab demeureront inchangées au cours des deux prochaines années. Le nombre de lecteurs du système TearLab utilisés varie de façon substantielle d’un mois à l’autre, ce qui a une incidence sur le nombre de cartes vendues. De plus, le modèle de M. Rosenblatt ne tient pas compte de l’effet qu’ont déjà eu les activités de commercialisation d’I‑Med sur les données relatives aux ventes, et en raison des récentes modifications de la stratégie de commercialisation de TearLab au Canada, il est désormais impossible d’établir une tendance à partir des données historiques pour prédire les dommages avec un quelconque degré de certitude.

[59]           Pour contester le modèle de M. Rosenblatt, M. Hollis a produit un graphique de prédiction utilisant les données de vente de TearLab. Pour contester le modèle de M. Rosenblatt, M. Hollis a produit un graphique de prédiction utilisant les données de vente de TearLab. Il allègue que l’étendue de l’intervalle de confiance (facteur de 10, d’après les calculs de M. Hollis), selon le modèle statistique quantitatif basé sur les données de ventes mensuelles, ne permettra pas de faire une estimation raisonnable des dommages que subira TearLab si une injonction n’est pas accordée.

[60]           M. Hollis avance également qu’en ce qui concerne les nouveaux produits les données de ventes historiques ne permettent pas de dégager une tendance sous‑jacente prévisible sur laquelle on peut se fonder pour prévoir les ventes et quantifier le préjudice futur, car la croissance des ventes peut prendre diverses formes.

[61]           D’après M. Hollis, les dommages‑intérêts ne peuvent être calculés, car les méthodes du marché pharmaceutique ne sont pas applicables au marché des instruments médicaux et que, pour ce qui est des tests d’osmolarité, aucun marché vraiment comparable n’existe actuellement. Il estime que les facteurs suivants distinguent le marché des produits pharmaceutiques de celui de l’osmolarité lacrymale :

  1. le marché de l’osmolarité lacrymale est unique et il est difficile de trouver un marché auquel on puisse le comparer de façon appropriée;
  2. même si un marché comparable adéquat existait, il n’en reste pas moins que les données sont insuffisantes, tout comme l’expérience de l’utilisation de ces données pour établir des prévisions ou même déterminer si le marché est un analogue approprié;
  3. les données relatives aux ventes de TearLab sont extrêmement volatiles, contrairement à celles des produits pharmaceutiques dont les marchés sont relativement bien établis et les ventes sont stables au fil du temps;
  4. il n’existe pas de données comparatives en ce qui concerne les systèmes TearLab et i‑Pen, qui s’apparentent à celles que fournissent les études de bioéquivalence menées dans le contexte pharmaceutique;
  5. dans ce marché, contrairement à celui des produits pharmaceutiques, les cliniciens sont les clients acheteurs, dans l’intérêt des patients, mais également pour réaliser des profits.

[62]           Je suis quelque peu sensible à la thèse de TearLab sur le manque de données de comparaison pour le marché particulier des instruments médicaux, mais j’estime que dans son témoignage, examiné ci‑dessus, M. Rosenblatt explique correctement qu’un analogue acceptable pourrait être déterminé.

[63]           De plus, comme l’indique I‑MED, les données sur les ventes confirment que TearLab réalise des ventes au Canada depuis novembre 2009, de sorte que le marché en question peut difficilement être qualifié de « naissant ». Le fait qu’il soit difficile de dévaluer les dommages‑intérêts dans ce type de marché ne représente pas en soi un préjudice irréparable, et la présence de TearLab depuis plus de six ans dans ce marché affaiblit l’affirmation de M. Hollis selon laquelle ce marché naissant rend les dommages‑intérêts non quantifiables.

[64]           Effectivement, selon la thèse de TearLab, le montant des ventes hypothétiques prévu par M. Rosenblatt ne permet pas de valablement prédire ou estimer les dommages‑intérêts – ses calculs reposent sur une tentative d’utiliser « tout ce qui convient » pour légitimer sa théorie qui, il est permis de penser, s’apparente plus à une hypothèse souhaitée qu’à une théorie solide concernant les dommages‑intérêts.

[65]           En fin de compte, bien que les affirmations de TearLab puissent être plausibles, la Cour se demande quelles sont les véritables conséquences des complexités du marché et des variables interdépendantes que TearLab a portées à notre attention. Je pense que le témoignage de M. Hollis ne constitue pas une preuve « claire et non conjecturale » démontrant que le préjudice ne sera pas quantifiable.

[66]           En dépit des critiques, dont il est question ci‑dessus, formulées par M. Hollis, je pense que le témoignage de M. Rosenblatt explique de façon adéquate et suffisante que les ventes passées de TearLab peuvent effectivement être utilisées pour évaluer raisonnablement les dommages‑intérêts. Le montant des ventes hypothétiques est établi par M. Rosenblatt en utilisant des données historiques qu’il projette dans le futur. Lors de son contre‑interrogatoire, il a expliqué qu’il s’agissait de l’hypothèse de base sur laquelle se fonde l’analyse statistique des prévisions selon laquelle les tendances qui ont existé dans le passé continueront de se produire dans le futur.

[67]           L’analyse de M. Rosenblatt « fige le monde en mars 2016 » et comporte des prévisions quant aux ventes de TearLab fondées sur un scénario exempt de tout autre événement. Il explique que les changements à venir sur le marché n’invalident pas son modèle parce que la projection statistique serait rajustée pour prendre en compte tout événement futur et imprévu, qui ne serait pas hypothétique après la tenue du procès.

[68]           De plus, à ce stade de la procédure, les renseignements incomplets qui ont été présentés à M. Rosenblatt sur l’effet allégué des activités de commercialisation d’I‑Med, nécessaires pour quantifier la perte, n’affaiblissent pas sa thèse selon laquelle il existe, et il existera après le procès, des moyens de quantifier les pertes réelles sur le plan monétaire.

[69]           Sur la question des marchés comparables, M. Rosenblatt a reconnu qu’actuellement aucune base de données ne permet de faire le suivi des ventes d’instruments réalisés par les entreprises aux ophtalmologistes ou aux optométristes, puis aux patients. Toutefois, dans son témoignage, il a déclaré que le fait de tenir compte d’une variété de comparateurs pour déterminer les analogues acceptables en vue d’évaluer la précision d’une prédiction relevait de la pratique normale, y compris pour déterminer [traduction] « le type de marché auquel appartient le produit, possiblement les types de médecins, son efficacité, son innocuité, son avantage clinique, l’ampleur de la quantité des besoins non comblés, la pertinence du produit, s’il s’agit d’un produit pour la thérapie chronique, etc. »

[70]           Bien que M. Hollis ait indiqué que les dommages de TearLab ne peuvent pas être évalués avec « précision » ou « certitude », cette norme est bien plus élevée que la norme « raisonnable » appliquée par notre Cour. J’accepte le témoignage de M. Rosenblatt selon lequel, en dépit des affirmations générales de TearLab concernant la nature unique du marché en cause et les variables qui interviennent, il existe des moyens de quantifier les pertes considérées par TearLab comme impossibles à prévoir. Sa méthode montre que les données fournies sur les ventes de TearLab permettraient à un expert qualifié d’estimer les dommages‑intérêts pendant le procès et de tenir compte dans le futur des autres variables qui entreront en jeu au moment où les pertes réelles devront être démontrées. La complexité théorique des calculs ne constitue pas en soi une preuve claire que les dommages‑intérêts ne peuvent être raisonnablement quantifiés (Aventis Pharma, précité, au paragraphe 70).

[71]           De plus, I‑MED relève à juste titre une contradiction dans la thèse de TearLab : bien que TearLab allègue que l’existence d’un préjudice irréparable est établie parce que les dommages‑intérêts sont incalculables, elle a pris un engagement quant aux dommages (elle reconnaît donc implicitement qu’ils sont quantifiables) qui pourraient découler de la délivrance d’une injonction si elle perd le procès. Bien que je reconnaisse que TearLab a fait valoir des arguments concernant la question des dommages à la réputation, je suis d’avis que le seul aspect de sa demande à l’égard duquel il est possible de voir un fondement porte sur la question de l’impossibilité de quantifier; or, si elle estime que son engagement envers I‑Med quant aux dommages‑intérêts susceptibles de devoir être versés après le procès peut être quantifié, je ne vois pas pourquoi il serait impossible de quantifier les dommages‑intérêts de TearLab dans le scénario contraire.

(iii)             Incapacité de TearLab de faire des prévisions

[72]           En contre‑interrogatoire, M. Smith a affirmé que TearLab avait tenté d’appliquer un modèle de prévision mathématique au marché canadien qui était [traduction] « complètement inutile » en raison de l’insuffisance des données et de leur historique.

[73]           Ce facteur n’est pas convaincant et n’étaye pas la thèse de l’impossibilité de quantifier les dommages‑intérêts à l’issue du procès : rien ne permet à la Cour de déterminer si les inexactitudes que comporteraient les prévisions de TearLab proviennent du manque de données ou d’autres facteurs inconnus.

d)                 Incapacité d’I‑Med de verser une indemnité après le procès

[74]           TearLab affirme que l’incapacité d’un défendeur de verser l’indemnité après le procès peut constituer un préjudice irréparable (Turbo Resources, précité, au paragraphe 29).

[75]           On a demandé à M. Hofmann, vice‑président d’I‑Med, d’apporter différents documents financiers lors de son contre‑interrogatoire conformément à une assignation à comparaître, et il ne l’a pas fait. Par conséquent, TearLab demande que la Cour tire une conclusion défavorable selon laquelle I‑MED ne serait pas en mesure de verser une indemnité octroyée à l’issue du procès en raison de son défaut de produire les documents demandés dans son assignation à comparaître (Ottawa Athletic Club Inc. c Athletic Club Group Inc, 2014 CF 672, aux paragraphes 138 et 139; Eli Lilly Canada Inc. c Mylan Pharmaceuticals ULC, 2015 CF 178, aux paragraphes 119 et 120). M. Hofmann a admis qu’il avait accès aux dossiers d’I‑Med et pourtant, il n’a pas apporté ces documents lors de son contre‑interrogatoire.

[76]           L’avocat d’I‑Med a refusé d’autoriser M. Hofmann à répondre aux questions concernant la situation financière d’I‑Med, sa police d’assurance et sa capacité à satisfaire à un éventuel jugement pécuniaire au motif que la situation financière d’I‑Med et la police d’assurance qu’elle détient sont des questions dépourvues de pertinence parce qu’il n’en est fait mention ni dans la requête ni dans l’affidavit de M. Hofmann.

[77]           Au moyen de l’affidavit de Denise Pope, et censément produit en « contre‑réplique », I‑MED a versé au dossier sa police d’assurance, qui n’avait pas été produite au cours du contre‑interrogatoire, attestant que son assurance couvre les dépens de l’instance ainsi que des dommages‑intérêts jusqu’à concurrence de 2 000 000 $ US (approximativement 2 600 000 $ CAN).

[78]           Bien que je sois d’accord avec TearLab pour dire qu’il ne s’agit pas d’un élément de preuve présenté de façon régulière en contre‑réplique, je ne suis pas prêt à tirer une conclusion défavorable concernant l’indigence d’I‑Med. Cette question a été soulevée après‑coup, n’a pas été invoquée dans la requête en injonction, ni n’a‑t‑elle été abordée ou soulevée dans l’affidavit de M. Hofmann; la Cour n’a donc pas été régulièrement saisie de cette question.

e)                  Conclusion concernant le préjudice irréparable

[79]           Les droits  afférents aux brevets sont de nature économique, et habituellement, rien n’empêche de mesurer ou de calculer de façon raisonnable et précise les dommages‑intérêts découlant d’une contrefaçon (Pfizer Ireland Pharmaceuticals c Lilly Icos LLC, 2003 CF 1278, au paragraphe 27 citant l’arrêt Cutter Ltd c Baxter Travenol Laboratories of Canada Ltd (1980), 47 CPR (2d) 53 (CAF), autorisation d’interjeter appel refusée (1980), 47 CPR (2d) 249 (note) (CSC)).

[80]           De fait, M. Hollis a lui‑même convenu que dans des affaires dans lesquelles il a aidé la Cour à quantifier des dommages‑intérêts, malgré la difficulté inhérente à cet exercice et la multitude de scénarios pouvant entrer en jeu, il a toujours été en mesure de déterminer un quantum de dommages‑intérêts approprié.

[81]           Il n’en va pas autrement en l’espèce. TearLab n’a pas fourni de preuve suffisamment claire qu’elle subirait un préjudice non quantifiable et irréparable si l’injonction n’était pas accordée, alors que le témoignage de M. Rosenblatt a montré que la perte faisant l’objet de la réclamation de TearLab n’est pas unique et exceptionnelle au point de rendre impossible une quantification raisonnable.

(3)               Prépondérance des inconvénients

[82]           Ma conclusion concernant la prépondérance des inconvénients – le troisième volet du critère en trois étapes conjonctives énoncé dans l’arrêt RJR MacDonald – découle de ma conclusion énoncée ci‑dessus, selon laquelle TearLab n’a pas démontré qu’elle subirait un préjudice irréparable en l’absence d’une injonction dans l’attente du procès, et de ma conclusion que des dommages‑intérêts constitueront une réparation appropriée.

[83]           Je conclus que la prépondérance des inconvénients est favorable à I‑MED.

[84]           TearLab fait valoir que le maintien du statu quo favorise I‑MED du fait que celle‑ci subirait relativement peu d’inconvénients si une injonction interlocutoire était prononcée, comparativement au préjudice que subirait TearLab si l’injonction interlocutoire était refusée et qu’I‑MED lançait son produit contrefaisant (American Cyanamid, précité, à la page 542).

[85]           Je suis en désaccord.

[86]           Bien que le système i‑Pen ait été homologué le 13 mai 2015 et ait été sur le marché uniquement depuis quatre jours au moment de l’audition de la requête en injonction, ce système est actuellement sur le marché, et I‑MED renseigne les optométristes et les ophtalmologistes sur ce produit depuis juillet 2015. En outre, le maintien du statu quo est une considération [traduction] souli (American Cyanamid, précité, à la page 542). Or, ce n’est pas le cas en l’espèce.

[87]           Si une injonction interlocutoire était accordée, I‑MED serait entièrement exclue du marché, elle perdrait tous les revenus qu’elle pourrait tirer de la commercialisation du système i‑Pen et elle ne bénéficierait pas des effets de toute percée effectuée jusqu’à maintenant sur le marché. Si une injonction interlocutoire était refusée, TearLab perdrait certains revenus potentiels et se heurterait à de la concurrence et aux changements en résultant sur le marché canadien tel qu’elle le connaît jusqu’à maintenant et qu’elle n’a pas, selon la preuve, encore été vraiment en mesure de pénétrer.

[88]           L’injonction interlocutoire est un recours exceptionnel. Pour les raisons énoncées, compte tenu de l’absence d’une preuve claire et non hypothétique d’un préjudice irréparable et de l’analyse, ci‑dessus, relative à la prépondérance des inconvénients, la demande d’injonction interlocutoire est rejetée.

B.                 Le cautionnement pour dépens

[89]           I‑MED demande que l’on ordonne aux demandeurs de verser un cautionnement pour dépens de 100 000 $ pour couvrir les frais engagés par I‑Med au cours d’une première ronde de communication préalable, sous réserve de son droit de présenter une autre demande de cautionnement à une date ultérieure (paragraphe 416(2) des Règles).

[90]           Les deux demandeurs sont visés par l’alinéa 416(1)a) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 : ils résident habituellement hors du Canada, étant des sociétés non canadiennes constituées en personnes morales aux États‑Unis. En conséquence, il leur incombe de démontrer qu’ils possèdent suffisamment d’actifs canadiens pour payer les dépens et pourquoi la Cour ne devrait pas exercer son pouvoir d’accorder le cautionnement demandé par la défenderesse (Moroccanoil Israel Ltd c Shoppers Drug Mart Corp, 2010 CF 901, au paragraphe 6).

[91]           I‑Med fournit à l’appui de sa demande un mémoire de dépens squelettique selon l’échelon supérieur de la colonne IV du tarif B, ce qui, selon elle, n’est pas inhabituel dans des affaires complexes de propriété intellectuelle (Eurocopter c Bell Helicopter Textron Canada Ltee, 2012 CF 842, au paragraphe 22). I‑MED estime que le montant initial demandé correspond à un sixième du montant total des dépens accordé par notre Cour dans des procédures récentes en matière de contrefaçon et de validité de brevets (Janssen Inc. c Teva Canada Ltd, 2012 CF 48, au paragraphe 236; Hershkovitz c Tyco Safety Products Canada Ltd, 2010 CF 292, au paragraphe 69).

[92]           TearLab fait valoir qu’elle ne devrait pas avoir à verser un cautionnement pour dépens, étant donné qu’elle a des comptes bancaires à la Banque Royale du Canada, dont le solde est constamment positif et suffisant pour couvrir les dépens d’I‑Med.

[93]           Subsidiairement, TearLab fait valoir que la somme de 50 000 $ qu’elle a volontairement consignée à la Cour est suffisante. Les montants demandés par I‑MED sont excessifs, et à un stade aussi précoce de la procédure, le cautionnement pour dépens devrait être fixé selon le milieu de la fourchette prévue à la colonne III du tarif B, étant donné qu’on ne peut à ce stade déterminer le niveau de complexité de la procédure (Faulding (Canada) Inc. c Pharmacia S.p.A., [1997] ACF no 1490, au paragraphe 7; International Control Systems LLC c Haier America Trading LLC, 2012 CF 214, au paragraphe 12). Ainsi, TearLab estime que la Cour devrait fixer le cautionnement pour dépens à 42 500 $. TearLab affirme également que les décisions citées par I‑MED sont inapplicables, étant donné qu’elles concernent des dépens à être versés après un événement ou qu’il y est question d’une somme consignée à la Cour par consentement.

[94]           Le cautionnement pour dépens ne vise pas à couvrir les dépens d’une demande reconventionnelle présentée par une partie défenderesse canadienne (Apotex Inc. c H Lundbeck A/S, 2010 CF 807, au paragraphe 21). Les activités liées à la demande reconventionnelle d’I‑Med ne sauraient être couvertes par une ordonnance de cautionnement pour dépens.

[95]           La défenderesse a également demandé un cautionnement de 150 000 $ pour couvrir les dépens qu’elle a selon toute vraisemblance engagés pour se défendre contre l’injonction interlocutoire. Je conviens avec TearLab que cette demande de réparation n’est pas appropriée dans le contexte d’un cautionnement pour dépens, puisque la requête a été entendue le même jour que la requête en injonction interlocutoire et que l’injonction provisoire a depuis expiré.

[96]           Je conclus que, bien que TearLab ait présenté quelques éléments de preuve démontrant qu’elle possède des actifs au Canada, la preuve à cet égard – des renseignements financiers et bancaires – est faible et montre qu’elle possède des actifs de peu de valeur. J’augmenterais le cautionnement que doit déposer TearLab à la Cour de manière à ce qu’il totalise 100 000 $ à cette étape de l’instance.

[97]           En conséquence, j’ordonne que TearLab verse un cautionnement pour dépens supplémentaire à la Cour au montant de 50 000 $ dans un délai de deux semaines suivant la date de la présente ordonnance, et I‑MED conserve le droit de demander un cautionnement supplémentaire après l’achèvement du processus de communication préalable.

[98]           Les dépens sont accordés à la défenderesse, tant pour la requête de cautionnement pour dépens que pour la requête en injonction interlocutoire. Les parties doivent présenter à la Cour des observations écrites concernant les dépens de la présente demande et de la requête en injonction provisoire, conformément l’ordonnance du juge Russel dans la procédure en question (2016 CF 350), dans un délai de dix jours à compter de la date de la présente ordonnance, et lesdites observations ne doivent pas excéder cinq pages.

[99]           Enfin, cette affaire devrait être instruite selon la procédure accélérée si possible. Les parties devraient envisager sérieusement de demander une date de procès dès que possible.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE ce qui suit :

1.                  La requête en injonction interlocutoire est rejetée;

2.                  TearLab doit verser un cautionnement pour dépens supplémentaire à la Cour au montant de 50 000 $ dans un délai de deux semaines suivant la date de la présente ordonnance, et I‑MED conserve le droit de demander un cautionnement supplémentaire après l’achèvement du processus de communication préalable.

3.                  En vertu de l’ordonnance du 27 avril 2016 du protonotaire Lafrenière, des dépens de 1 500 $ sont accordés à TearLab relativement à sa requête informelle visant à obtenir l’autorisation de déposer des éléments de preuve supplémentaires par affidavit.

4.                  Les dépens sont accordés à la défenderesse en ce qui a trait à la requête de cautionnement pour dépens et à la requête en injonction interlocutoire. Les parties doivent présenter à la Cour des observations écrites concernant les dépens de la présente demande et de la requête en injonction provisoire, conformément l’ordonnance du juge Russel dans la procédure en question (2016 CF 350), dans un délai de dix jours à compter de la date de la présente ordonnance, et lesdites observations ne doivent pas excéder cinq pages.

« Michael D. Manson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Chantal DesRochers, LL.B., D.E.S.S. en trad.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑300‑16

INTITULÉ :

CONSEIL D’ADMINISTRATION DE L’UNIVERSITÉ DE LA CALIFORNIE ET TEARLAB CORPORATION c I‑MED PHARMA INC.

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 MAI 2016

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE MANSON

DATE DES MOTIFS :

LE 31 MAI 2016

COMPARUTIONS :

Patrick Smith

Scott Foster

Pour la DEMANDERESSE

TEARLAB CORPORATION

Brian Daley

Vanessa Rochester

Pour la DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

GOWLING WLG

Vancouver (Colombie‑Britannique)

Pour la DEMANDERESSE

TEARLAB CORPORATION

SMART & BIGGAR

Ottawa (Ontario)

Pour la DEMANDERESSE

THE REGENTS OF THE UNIVERSITY OF CALIFORNIA

NORTON ROSE FULBRIGHT S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Montréal (Québec)

Pour la DÉFENDERESSE

 

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