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Date : 20170202


Dossier : T-629-16

Référence : 2017 CF 128

Montréal (Québec), le 2 février 2017

En présence de madame la juge St-Louis

ENTRE :

2553-4330 QUÉBEC INC.

demanderesse

et

LAURENT DUVERGER

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Nature de l’affaire

[1]  La demanderesse, 2553-4330 Québec Inc. [Aéropro], sollicite le contrôle judiciaire de la décision de la Commission canadienne des droits de la personne [Commission] rendue le 30 mars 2016 décidant de statuer sur la plainte #20131146 du défendeur, M. Laurent Duverger, et s’appuyant sur le paragraphe 41(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H-6 [Loi], reproduit en annexe.

[2]  Aéropro demande à la Cour d’annuler cette décision et de renvoyer le dossier à la Commission pour qu’elle rende une nouvelle décision.

[3]  Pour les raisons exposées ci-après, la Cour rejettera la demande de contrôle judiciaire.

II.  Faits

[4]  À compter du 12 mai 2008, M. Duverger est employé par Aéropro et y occupe le poste d’observateur météorologique à la station de Chibougamau et le 21 juin 2010, il démissionne.

[5]  M. Duverger étant citoyen français, il travaille initialement sous l’égide d’un statut de résident temporaire, travailleur. En mai 2009, il devient résident permanent du Canada et le 16 juillet 2013, il devient citoyen du Canada.

[6]  Le 8 mars 2012, M. Duverger dépose une réclamation à la Commission de la santé et de la sécurité du travail [CSST] pour une lésion professionnelle qu’il aurait subie à l’emploi d’Aéropro. La CSST rejette sa réclamation, la jugeant hors délai, mais le 27 juin 2013, la Commission des lésions professionnelles [CLP] annule cette décision et accorde à M. Duverger la réclamation sollicitée.

[7]  Au mois d’août 2013, M. Duverger dépose par ailleurs une plainte en recouvrement de salaire et autres avantages auprès du Programme du travail de Ressources humaines et Développement des compétences Canada [RHDCC]. Sa plainte est confiée à un inspecteur qui enjoint Aéropro à payer à M. Duverger la somme de 6 730 $. Aéropro porte cette décision en appel devant un arbitre nommé en vertu du Code canadien du travail, LRC 1985, c L-2. L’arbitre refuse les éléments de preuve que M. Duverger souhaite déposer en lien avec sa condition médicale, qui n’a alors donc pas été examinée. L’arbitre annule la décision de l’inspecteur et conclut plutôt que le recours de M. Duverger est prescrit.

[8]  La décision de l’arbitre est subséquemment confirmée par notre Cour et par la Cour d’appel fédérale (Duverger c 2553-4330 Québec Inc (Aéropro), 2015 CF 1131, conf par 2016 CAF 243).

[9]  Le 28 novembre 2013, soit plus de trois ans après la fin de son emploi, M. Duverger dépose une plainte auprès de la Commission à l’encontre d’Aéropro. Il allègue (1) une disparité salariale à cause de son origine nationale et de sa déficience; et (2) du harcèlement pour ces mêmes motifs suite à la fin de son emploi.

[10]  Le 29 octobre 2014, la Commission décide de ne pas statuer sur la plainte de M. Duverger. En effet, dans son Rapport sur les articles 40/41 daté du 21 juillet 2014, la Commission constate notamment que M. Duverger conteste le montant que la CLP lui a accordé. Ainsi, ultimement, la Commission conclut que la plainte est vexatoire au sens de l’alinéa 41(1)d) de la Loi puisque les allégations de discrimination de M. Duverger ont déjà été traitées dans le cadre du processus d’appel de la CLP.

[11]  La Cour accueille la demande de contrôle judiciaire que M. Duverger présente à l’encontre de cette décision (Duverger c 2553-4330 Québec Inc (Aéropro), 2015 CF 1071). Elle conclut que le Rapport de la Commission sur les articles 40/41 est trop général et qu’il omet d’indiquer précisément les questions soulevées et réglées par la CLP. La Cour constate que la plainte de M. Duverger porte d’une part, sur la diffamation et le harcèlement discriminatoire qu’il aurait subis après avoir démissionné de son poste le 21 juin 2010 et d’autre part, sur la différence dans la majoration de son taux horaire comparativement à celle accordée à d’autres employés. La Cour constate que la CLP ne s’est pas prononcée sur la question des heures supplémentaires et des jours fériés, sur la fixation de taux horaires discriminatoires ou sur la question du harcèlement après le 21 juin 2010. La Cour retourne alors le dossier à la Commission pour un nouvel examen.

[12]  Suite à cette décision de la Cour, M. Duverger transmet des éléments nouveaux à la Commission, dont des explications quant au délai encouru pour déposer sa plainte, appuyées par une attestation d’un psychiatre.

[13]  Ces nouveaux éléments ne sont pas transmis à Aéropro qui ne transmet rien de nouveau à la Commission.

[14]  Le 14 janvier 2016, le nouveau rapport sur les articles 40/41 [Nouveau Rapport] est transmis aux parties. L’enquêtrice de la Commission y conclut que la plainte de M. Duverger n’est pas vexatoire au sens de l’alinéa 41(1)d) de la Loi, ni irrecevable pour cause de délai selon l’alinéa 41(1)e), et elle recommande de statuer sur la plainte.

[15]  Au paragraphe 35 du Nouveau Rapport, l’enquêtrice réfère aux documents reçus en lien avec la condition médicale de M. Duverger.

[16]  En janvier et février 2016, les parties transmettent chacune leurs observations en réponse à ce Nouveau Rapport.

[17]  Aéropro souligne notamment qu’elle subirait un énorme préjudice si la Commission entreprenait une enquête, vu l’impossibilité d’entrer en contact avec certains employés pour préparer sa défense. Cependant, dans ses observations, Aéropro n’aborde pas les éléments en lien avec la condition médicale de M. Duverger dont fait pourtant état le Nouveau Rapport.

[18]  Le 30 mars 2016, la Commission décide de statuer sur la plainte. Le Certificat conformément à la règle 318(1)a) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, produit par la Commission, confirme les documents dont elle disposait pour rendre sa décision soit (1) le Nouveau Rapport sur les articles 40/41 en date du 14 janvier 2016, avec annexe; (2) les représentations écrites de M. Duverger en date du 19 janvier 2016; (3) les représentations écrites d’Aéropro en date du 5 février 2016; (4) les représentations écrites de M. Duverger en date du 24 février 2016; (5) le résumé de la plainte; et (6) le formulaire de plainte daté du 26 novembre 2013.

[19]  Dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, la contestation d’Aéropro est limitée à la décision de la Commission de considérer l’allégation de disparité salariale basée sur l’origine nationale et la déficience et sur sa conclusion que cette allégation est recevable en vertu de l’alinéa 41(1)e) de la Loi malgré le délai de plus de trois ans entre la fin de l’emploi de M. Duverger et le dépôt de sa plainte.

[20]  Ainsi, la décision de la Commission de statuer sur l’allégation de harcèlement pour ces mêmes motifs suite à la fin de l’emploi n’est pas en jeu en l’instance.

III.  Décision de la Commission

[21]   La Commission décide donc de statuer sur la plainte de discrimination salariale. Elle considère qu’Aéropro n’a pas décrit les efforts entrepris afin de prendre contact avec certains anciens employés, ne lui permettant donc pas de conclure à l’impossibilité de les retrouver à cette étape préliminaire. La Commission indique également qu’en agissant de façon prudente et responsable, Aéropro aurait entrepris des démarches pour rester en contact avec les témoins importants. Elle ajoute que la preuve d’un préjudice irréparable résultant du délai pourra être faite lors de l’enquête.

[22]  La Commission considère aussi la condition médicale et la déficience de M. Duverger, conditions que ce dernier avance comme justification pour le délai encouru avant le dépôt de sa plainte.

[23]  La Commission décide donc d’exercer sa discrétion de statuer sur l’allégation de disparité salariale, bien que cette disparité aurait cessé plus de trois ans avant le dépôt de la plainte, puisqu’Aéropro n’a pas établi de préjudice et que M. Duverger a expliqué le délai.

IV.  Questions en litige

[24]  La Cour doit d’abord déterminer la norme de contrôle appropriée et ensuite examiner si la Commission a commis une erreur susceptible de révision en décidant de statuer sur la plainte de M. Duverger. Plus précisément, la Cour doit répondre aux questions suivantes:

  1. La décision de la Commission de considérer la plainte recevable en dépit du délai de plus d’un an après le dernier des faits sur lesquels elle est fondée est-elle raisonnable et est-elle entachée d’une erreur de droit?

  2. La Commission a-t-elle manqué à son devoir d’équité procédurale?

  3. La décision de la Commission de statuer sur la plainte est-elle raisonnable?

V.  Position des parties

A.  Aéropro

[25]  Aéropro plaide essentiellement que la décision de la Commission est mal fondée en faits et en droit. Elle soutient que la Commission a agi sans compétence, outrepassé celle-ci et refusé de l’exercer en décidant de statuer sur la plainte de M. Duverger, déposée plus de trois ans après le dernier des faits sur lesquels elle est fondée.

[26]  Elle soutient de plus que la Commission n’a pas observé les principes d’équité procédurale, qu’elle a rendu une décision entachée d’erreurs de droit et fondée sur des conclusions de faits erronées, tirées de façon abusive, arbitraire et sans tenir compte des éléments dont elle disposait.

[27]  Elle soumet que le contrôle des questions mixtes de faits et de droit s’effectue conformément à la norme de la décision raisonnable et que celui des questions de droit s’effectue conformément à la norme de la décision correcte (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir]). Elle ajoute que les questions liées aux principes de justice naturelle ou d’équité procédurale s’évaluent en fonction de la norme de la décision correcte (Via Rail Canada Inc c Cannon, 2015 CF 989 au para 17).

(1)  Délai de plus de trois ans

a)  Préjudice subi par Aéropro

[28]  Aéropro insiste sur le fait que M. Duverger a déposé sa plainte de disparité salariale plus de trois ans et cinq mois après la fin de son emploi. Aéropro soumet qu’un tel délai l’empêche de jouir d’une défense pleine et entière, n’étant plus en possession des courriels et des correspondances échangés et n’étant plus en contact avec des témoins qu’elle estime importants.

b)  M. Duverger n’était pas empêché d’agir

[29]  De plus, selon Aéropro, M. Duverger a posé plusieurs gestes et entrepris plusieurs démarches démontrant qu’il n’était pas empêché d’agir et qu’il aurait pu déposer sa plainte auprès de la Commission dans le délai d’un an prescrit à l’alinéa 41(1)e) de la Loi. Aéropro fait notamment référence à la recherche active d’emploi de M. Duverger, aux entrevues d’embauche qu’il a effectuées et à la réclamation qu’il a préparée et transmise auprès de l’assurance-emploi, le tout en juin 2010. Aéropro réfère également au déménagement de M. Duverger de Chibougamau à Gatineau et à la signature d’un bail résidentiel à cet endroit en septembre 2010, de même qu’à l’obtention d’un nouvel emploi dans un aéroport en décembre 2011. Aéropro rappelle finalement que M. Duverger a exercé un recours devant la CSST en mars 2012, qu’il a contesté la décision de la CSST devant la CLP en juin 2012, et qu’il a déposé une plainte auprès du Programme du travail de RHDCC en août 2013.

[30]  Aéropro souligne également que les arguments énoncés par M. Duverger pour justifier son délai de trois ans avant de porter plainte ont déjà été rejetés par l’arbitre dans sa décision du 18 février 2015. L’arbitre a conclu que M. Duverger n’était pas dans l’impossibilité d’agir entre le 21 juin 2010 et le 21 juin 2013 (2553-4330 Québec Inc. ("Aeropro") c Duverger, 2015 LNSARTQ 40 au para 52) et sa décision a été confirmée par la Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale, tel que mentionné précédemment.

[31]  Ainsi, Aéropro plaide qu’il n’était pas raisonnable, mais plutôt « manifestement déraisonnable » pour la Commission de décider de statuer sur cette allégation de la plainte.

c)  Erreurs de droit

[32]  Selon Aéropro, la Commission a commis une erreur de droit en imposant le fardeau de preuve à Aéropro alors que c’est M. Duverger qui a déposé une plainte hors délai. En effet, selon Aéropro, la Commission « traite entièrement du ‘‘préjudice’’ subi par la demanderesse relativement au dépôt hors délai de la plainte du défendeur », sans expliquer « en quoi la plainte du défendeur méritait d’être traitée dans les circonstances du dossier » (soulignements d’Aéropro, mémoire d’Aéropro aux para 54-55). Aéropro fait référence à la décision Confédération des syndicats nationaux c Goyette, 2004 CF 1175 [Goyette] qui reprend les propos suivants de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Société canadienne des postes c Barrette, [2000] 4 CF 145 (CA) au paragraphe 23 [Barrette]: « L'article 41 impose à la Commission l'obligation de s'assurer, même proprio motu, qu'une plainte mérite d'être traitée. » Aéropro reprend également le paragraphe 32 de Goyette dans lequel la Cour conclut que « la Commission n'a pas pris en considération tous les facteurs pertinents à l'exercice de son pouvoir discrétionnaire; elle s'est limitée au préjudice que le retard a causé à la CSN et à la Fédération. »

[33]  La Commission a commis une seconde erreur de droit en indiquant qu’Aéropro pourra faire la preuve d’un préjudice irréparable causé par le délai lors de l’enquête. Aéropro réfère à cet effet à la décision de la Cour fédérale dans l’affaire Société Radio-Canada c Judge, 2002 CFPI 319 au paragraphe 63 [Judge]:

Fait à souligner, la Cour d'appel a conclu que, bien qu'il n'y ait pas d'obligation d'enquêter à l'étape de l'examen préalable préliminaire, la Commission est tenue d'examiner s'il y a prima facie des motifs fondés sur le paragraphe 41(1) et de décider, dans l'affirmative, s'il faut ou non traiter la plainte. Toutefois, la Commission ne peut se contenter de ne pas tenir compte d'observations faites à l'étape préliminaire ou encore de rejeter systématiquement de telles observations au motif que l'intéressé aura, de toute façon, l'occasion de présenter de nouveau ses observations à l'étape de l'examen préalable.

[34]  Selon Aéropro, « en concluant que la demanderesse aurait de toute façon la possibilité de faire valoir le préjudice qu’elle subit lors de l’enquête, il est clair que la [Commission] s’est mal dirigée en droit » (mémoire d’Aéropro au para 64).

[35]  Finalement, Aéropro soutient que la Commission n’a pas traité des éléments principaux qu’elle avait présentés, soit les multiples gestes posés et démarches entreprises par M. Duverger démontrant clairement qu’il aurait pu déposer sa plainte en temps opportun, et le fait que tous les arguments énoncés par M. Duverger pour justifier son délai de plus de trois ans avant de porter plainte avaient été rejetés par un tribunal d’arbitrage, tel que discuté précédemment. Or, « la Cour d'appel a conclu qu'à moins d'examiner les questions soulevées par l'intéressé, la Commission ne remplit pas une obligation qui lui incombe en vertu de la loi. [...] Dans le cas où elle omet d'examiner les questions que soulève la personne contre qui une plainte est faite (il s'agit de l'employeur en l'espèce), la Commission ne remplit pas une obligation qui lui incombe en vertu de la loi » (Judge aux para 63-64).

[36]  Aéropro soumet que ces erreurs de droit entrainent l’application de la norme de la décision correcte.

(2)  Équité procédurale

[37]  Concernant le Nouveau Rapport, Aéropro allègue qu’il a été préparé :

  • a) Sans demander préalablement à Aéropro de lui fournir ses observations en lien avec l’alinéa 41(1)e) de la Loi, et ce, contrairement à ce qui avait été indiqué par la Commission dans le précédant rapport 40/41 daté du 21 juillet 2014;

  • b) Sans demander préalablement aux procureurs d’Aéropro de fournir des observations en lien avec l’alinéa 41(1)e) de la Loi, alors que la Commission savait qu’Aéropro était désormais représentée par procureurs, et ce, considérant que lesdits procureurs l’avaient représentée devant la Cour fédérale;

  • c) En se basant simplement sur les observations qu’Aéropro lui avait fournies près de deux ans plutôt, alors qu’elle était non représentée par procureurs;

  • d) Sans traiter ou alléguer les observations d’Aéropro de façon suffisante, sur trois paragraphes totalisant 15 lignes, contrairement aux observations de M. Duverger qui sont traitées en neuf paragraphes totalisant 62 lignes;

  • e) Sur la base de représentations et d’éléments nouveaux soumis seulement par M. Duverger dont Aéropro n’a pas reçu copie.

(3)  Décision de la Commission de statuer sur la plainte de M. Duverger.

[38]  Aéropro attire l’attention de la Cour sur le paragraphe 39 du Nouveau Rapport de la Commission afin d’affirmer que tous les éléments du dossier militaient en faveur de ne pas statuer sur la plainte du défendeur :

En ce qui concerne la gravité des allégations et le type de questions relatives aux droits de la personne soulevées, il n’est pas évident que ces allégations visent la discrimination dans le sens de la Loi, car le lien entre la disparité salariale alléguée et l’origine nationale ou ethnique du plaignant semble imprécis. Notamment, l’allégation de disparité salariale vise une période précise qui s’est terminée depuis plusieurs années. Finalement, tel que discuté ci-dessous dans la section « Contexte », il n’est pas clair si l’article 14 de la Loi inclut le harcèlement survenu plusieurs années après qu’une relation d’emploi s’est terminée. Dans ces circonstances, la plainte semble soulever une dispute privée plutôt que des questions d’intérêt public. (soulignements d’Aéropro)

[39]  Selon Aéropro, la Commission aurait décidé de statuer sur la plainte de M. Duverger avant la conclusion du Nouveau Rapport pour éviter que le dossier ne soit rejeté à un stade préliminaire pour une deuxième fois, et a démontré « un désintéressement total des observations alléguées par la demanderesse en plus d’être mal fondé[e] en droit » (affidavit de M. Aurèle Labbé au para 27).

B.  M. Duverger

[40]  M. Duverger soumet que la décision de la Commission est bien fondée en faits et en droit et qu’elle est raisonnable. Il dit être en accord avec les conclusions et recommandations du Nouveau Rapport.

[41]  M. Duverger rappelle qu’il ne pouvait porter plainte à la Commission avant juillet 2013 à cause de son stress post-traumatique et de sa dépression, et à cause aussi de sa crainte de perdre son statut au Canada. Il nie avoir passé des entrevues d’embauche en 2010.

[42]  M. Duverger soutient qu’Aéropro n’a pas démontré qu’elle subirait un préjudice causé par le délai, n’ayant pas soumis d’informations telles que la date de sa dernière communication avec certains employés ainsi que les efforts entrepris pour les contacter. Ce manque d’information ne permettait pas à la Commission de déterminer, à cette étape préliminaire, si Aéropro subirait réellement un préjudice en raison du délai.

[43]  M. Duverger réfère notamment à l’article 2904 du Code civil du Québec, RLRQ, c CCQ-1991. Il exprime d’autres arguments qui ne sont toutefois pas en lien direct avec la présente demande de contrôle judiciaire, touchant plutôt au fond de l’affaire que la Commission aura à décider et au sujet desquels la Cour ne prendra donc pas position.

VI.  Norme de contrôle

[44]  La décision de la Commission d’exercer le pouvoir discrétionnaire qui lui est octroyé par l’alinéa 41(1)e) de la Loi et d’accorder le délai qu’elle estime indiqué dans les circonstances doit être évaluée selon la norme de la décision raisonnable (Richard c Canada (Conseil du Trésor), 2008 CF 789 au para 10 [Richard]).

[45]  La décision de la Commission de statuer ou non sur une plainte est aussi soumise à la norme de la décision raisonnable (Bergeron c Canada (Procureur général), 2015 CAF 160 au para 41 [Bergeron]; Duverger c 2553-4330 Québec Inc, 2015 CF 1071 au para 17).

[46]  Les erreurs de droit doivent être examinées selon la norme de la décision correcte (Walsh c Canada (Procureur général), 2015 CF 230 au para 20).

[47]  Finalement, bien qu’il existe une incertitude concernant la norme de contrôle applicable dans le cadre de manquements à l’équité procédurale (Bergeron aux para 67-71), la norme de la décision correcte est appropriée dans les circonstances, s’agissant de la norme la plus généreuse pour la demanderesse (El-Helou v Canada (Courts Administration Service), 2016 FCA 273 au para 43).

VII.  Analyse

A.  La décision de la Commission de considérer la plainte recevable en dépit du délai de plus d’un an après le dernier des faits sur lesquels elle est fondée est-elle raisonnable et est-elle entachée d’une erreur de droit?

(1)  Décision raisonnable

[48]  En vertu de l’alinéa 41(1)e) de la Loi, la Commission détient le pouvoir discrétionnaire d’entendre une plainte déposée plus d’un an après le dernier des faits sur lesquels elle est fondée:

41 (1) Sous réserve de l’article 40, la Commission statue sur toute plainte dont elle est saisie à moins qu’elle estime celle-ci irrecevable pour un des motifs suivants :

[...]

e) la plainte a été déposée après l’expiration d’un délai d’un an après le dernier des faits sur lesquels elle est fondée, ou de tout délai supérieur que la Commission estime indiqué dans les circonstances.

[49]  L’alinéa 41(1)e) n’impose aucun critère précis pour l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire. Comme l’indique le juge Martineau dans Richard, « [i]l appartient donc à la Commission d'élaborer le critère qu'elle estime indiqué pour la guider dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire » (au para 8). La Commission examinera ainsi notamment la longueur du délai, la bonne foi du plaignant et le caractère raisonnable de ses explications, ainsi que l’étendue du préjudice subi par la partie affectée par le dépôt tardif (Bredin c Canada (Procureur général), 2006 CF 1178 au para 51; Canada (Agence du Revenu) c McConnell, 2009 CF 851 aux para 42‑43).

[50]  En l’instance, après examen du dossier, la Cour estime que la décision de la Commission est raisonnable.

[51]  Pour déterminer le caractère raisonnable d’une décision, la Cour doit s’attarder « à la justification de la décision, à la transparence et à l'intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu'à l'appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir au para 47). Une certaine déférence s’impose à l'égard du décideur, la Commission, considérant son expertise et son expérience dans l'interprétation et l'application de la loi et considérant qu'il s'agit de l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire (O'Grady c Bell Canada, 2012 CF 1448 aux para 27 et 36).

[52]  Ainsi, la Cour estime qu’il était raisonnable pour la Commission de retenir les explications de M. Duverger quant à son impossibilité d’agir plus tôt, s’appuyant particulièrement sur sa situation médicale, élément qui n’avait pas été examiné précédemment par l’arbitre.

[53]  Au surplus, il était aussi raisonnable pour la Commission de conclure qu’Aéropro n’a pas réussi à établir le préjudice puisque le dossier révèle que sa preuve à cet égard est limitée à des déclarations assez générales à l’effet que les supérieurs immédiats de M. Duverger, au moment des faits générateurs de la plainte, ne sont plus à l’emploi d’Aéropro depuis longtemps.

[54]  La décision de la Commission d’exercer sa discrétion de statuer sur la plainte en dépit du délai constitue une décision raisonnable puisqu’elle appartient aux issues possibles acceptables à la lumière des faits et du droit.

(2)  Erreur de droit

[55]  Selon Aéropro, la Commission aurait imposé l’entièreté du fardeau de preuve sur Aéropro alors que c’est M. Duverger qui a déposé une plainte hors délai, commettant ainsi une erreur de droit.

[56]  Or, la Commission a obtenu de M. Duverger des éléments explicatifs sur sa situation, notamment la lettre de son psychiatre, et a considéré ces éléments dans sa décision. Elle n’a pas limité son examen à la situation d’Aéropro et ne lui a ainsi pas imposé l’entièreté du fardeau de preuve.

[57]  Ensuite, la Cour estime que la Commission n’a pas erré en droit en indiquant qu’Aéropro pourrait faire la preuve du préjudice irréparable au stade suivant de l’enquête, puisqu’Aéropro n’a tout simplement pas présenté cette preuve au premier stade (Barrette au para 24). Tel que mentionné précédemment, Aéropro a alors limité ses représentations à des allégations générales.

[58]  Finalement, bien que la Commission n’ait pas fait mention de chacun des éléments présentés par Aéropro, la Cour rappelle que la Commission est présumée avoir pesé et considéré toute la preuve dont elle est saisie et conclut que la Commission a examiné la preuve présentée, les conclusions du tribunal trouvant appui dans la preuve (Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 598 au para 1 (CAF); Alkoka c Canada (Procureur général), 2013 CF 1102).

B.  La Commission a-t-elle manqué à son devoir d’équité procédurale?

[59]  À l’égard du devoir d’équité procédurale, il convient de citer les propos de la Cour dans la décision Slattery c Canada (Commission des droits de la personne), [1994] 2 CF 574 (conf par [1996] ACF no 385 (CA)):

[55] Pour déterminer le degré de rigueur de l'enquête qui doit correspondre aux règles d'équité procédurale, il faut tenir compte des intérêts en jeu: les intérêts respectifs du plaignant et de l'intimé à l'égard de l'équité procédurale, et l'intérêt de la CCDP à préserver un système qui fonctionne et qui soit efficace sur le plan administratif. [...]

[56] Il faut faire montre de retenue judiciaire à l'égard des organismes décisionnels administratifs qui doivent évaluer la valeur probante de la preuve et décider de poursuivre ou non les enquêtes. Ce n'est que lorsque des omissions déraisonnables se sont produites, par exemple lorsqu'un enquêteur n'a pas examiné une preuve manifestement importante, qu'un contrôle judiciaire s'impose.

[60]  Ainsi, Aéropro a reçu le Nouveau Rapport et a pu y lire que des éléments nouveaux existaient en lien avec la condition médicale de M. Duverger. Or, dans les observations qu’elle a transmises à la Commission, Aéropro n’a pas abordé cette question.

[61]  En dépit du fait que les éléments nouveaux que M. Duverger a transmis à la Commission avant le Nouveau Rapport n’aient pas été transmis à Aéropro, cette dernière en a pris connaissance dans le Nouveau Rapport. Elle a été invitée à transmettre ses observations, a effectivement transmis des observations, mais n’a pas adressé ces éléments nouveaux. La Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’équité procédurale.

C.  La décision de la Commission de statuer sur la plainte est-elle raisonnable?

[62]  Guidée par la norme de la décision raisonnable, la Cour n’interviendra que si la décision de la Commission n’appartient pas aux issues possibles acceptables justifiés par les faits et le droit; si elle « n’est étayée par aucun motif capable de résister à un examen assez poussé » (Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c Southam Inc, [1997] 1 RCS 748 au para 56).

[63]  Les propos de la Cour suprême du Canada dans Cooper c Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1996] 3 RCS 854 au paragraphe 53 permettent de circonscrire le rôle de la Commission à cette étape :

Lorsqu’elle détermine si une plainte devrait être déférée à un tribunal, la Commission procède à un examen préalable assez semblable à celui qu’un juge effectue à une enquête préliminaire. Il ne lui appartient pas de juger si la plainte est fondée. Son rôle consiste plutôt à déterminer si, aux termes des dispositions de la Loi et eu égard à l’ensemble des faits, il est justifié de tenir une enquête. L’aspect principal de ce rôle est alors de vérifier s’il existe une preuve suffisante.

[64]  Considérant ces prémisses, la Cour conclut que la décision de la Commission est raisonnable.

D.  Conclusion

[65]  La Cour conclut que la décision de la Commission de considérer la plainte recevable en dépit du délai de plus d’un an après le dernier des faits sur lesquels elle est fondée est raisonnable et qu’elle n’est pas entachée d’une erreur de droit, que la Commission n’a pas manqué à son devoir d’équité procédurale et que la décision de la Commission de statuer sur la plainte est raisonnable.

[66]  À l’audience, M. Duverger a retiré sa demande pour des dépens et la Cour n’en accordera donc pas.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. Le tout sans frais.

« Martine St-Louis »

Juge


ANNEXE

Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H-6, art 41(1)

Canadian Human Rights Act, RSC, 1985, c H-6, s 41(1)

41 (1) Sous réserve de l’article 40, la Commission statue sur toute plainte dont elle est saisie à moins qu’elle estime celle-ci irrecevable pour un des motifs suivants :

41 (1) Subject to section 40, the Commission shall deal with any complaint filed with it unless in respect of that complaint it appears to the Commission that

a) la victime présumée de l’acte discriminatoire devrait épuiser d’abord les recours internes ou les procédures d’appel ou de règlement des griefs qui lui sont normalement ouverts;

(a) the alleged victim of the discriminatory practice to which the complaint relates ought to exhaust grievance or review procedures otherwise reasonably available;

b) la plainte pourrait avantageusement être instruite, dans un premier temps ou à toutes les étapes, selon des procédures prévues par une autre loi fédérale;

(b) the complaint is one that could more appropriately be dealt with, initially or completely, according to a procedure provided for under an Act of Parliament other than this Act;

c) la plainte n’est pas de sa compétence;

(c) the complaint is beyond the jurisdiction of the Commission;

d) la plainte est frivole, vexatoire ou entachée de mauvaise foi;

(d) the complaint is trivial, frivolous, vexatious or made in bad faith; or

e) la plainte a été déposée après l’expiration d’un délai d’un an après le dernier des faits sur lesquels elle est fondée, ou de tout délai supérieur que la Commission estime indiqué dans les circonstances.

(e) the complaint is based on acts or omissions the last of which occurred more than one year, or such longer period of time as the Commission considers appropriate in the circumstances, before receipt of the complaint.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

T-629-16

INTITULÉ :

2553-4330 QUÉBEC INC. c LAURENT DUVERGER

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 14 DÉCEMBRE 2016

JUGEMENT ET MOTIFS:

LA JUGE ST-LOUIS

DATE DES MOTIFS :

LE 2 FÉVRIER 2017

COMPARUTIONS :

Steven Côté

pour lA demanderESSE

Laurent Duverger

POUR LE DÉFENDEUR

(POUR SON PROPRE COMPTE)

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Thivierge Labbé

Québec (Québec)

pour lA demanderESSE

 

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