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Date : 20170207


Dossier : T-336-15

Référence : 2017 CF 142

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 7 février 2017

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

ASTRAZENECA CANADA INC

ET

POZEN INC

appelantes

et

MYLAN PHARMACEUTICALS ULC

ET

MINISTRE DE LA SANTÉ

défendeurs

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
Table des matières

I.      Introduction. 3

II.    Contexte. 3

III.  Témoignage d’expert 8

IV.  Question. 8

V.    Fardeau de la preuve. 9

VI.  Interprétation des revendications. 9

A.    Le droit 9

B.    Analyse. 11

VII.                                                                                                                                                                                  Évidence. 14

A.    La loi 14

B.    Témoignage d’expert 18

(1)        Sommaires des affidavits des experts. 18

(2)        Opposition aux témoignages d’experts et à la crédibilité. 25

C.    Analyse de l’évidence. 30

(1)        L’état de la technique. 30

(2)        L’idée originale. 38

(3)        Différences entre l’état de la technique et l’idée originale. 40

(4)        Ces différences constituent‑elles des étapes évidentes?. 41

(5)        Facteurs liés à l’essai allant de soi 45

(6)        Appui sur les mosaïques. 59

VIII.        Utilité et excessivité. 61

IX.  Conclusion. 62

X.    Dépens. 62

ANNEXE A.. 1

 


I.                   Introduction

[1]               Les appelantes demandent à obtenir une ordonnance afin d’empêcher le ministre de la Santé d’émettre, en vertu du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93‑133 [le Règlement], un avis de conformité [AC] à l’égard de l’appelante, Mylan Pharmaceuticals ULC [Mylan] concernant son comprimé générique de naproxène‑esoméprazole de magnésium jusqu’à l’échéance du brevet canadien numéro 2449098 [le brevet 098].

[2]               Pour les motifs qui suivent, la demande est rejetée.

II.                Contexte

[3]               Les anti‑inflammatoires non stéroïdiens [AINS] sont couramment utilisés pour atténuer la douleur, la fièvre et l’inflammation, grâce à leurs propriétés analgésiques (antidouleur), antipyrétiques (baisse de la fièvre) et anti‑inflammatoires. On les utilise pour traiter l’inflammation et la douleur liées aux maladies musculo‑squelettiques chroniques, incurables et dégénératives, y compris la polyarthrite rhumatoïde, l’arthrose et la spondylarthrite ankylosante. Les AINS se distinguent de l’acétaminophène (TYLENOL), des anti‑inflammatoires stéroïdiens (les corticostéroïdes comme la cortisone) et d’autres médicaments utilisés pour atténuer la douleur (comme les opioïdes).

[4]               Les AINS, qui sont utilisés depuis plus d’un siècle, font partie des médicaments les plus consommés de par le monde. Ils comprennent des médicaments comme l’acide acétylsalicylique (ASPIRIN et BUFFERIN), l’ibuprofène (ADVIL, MOTRIN et NUPRIN), le diclofénac (VOLTAREN) et le naproxen (ALEVE et NAPROSYN).

[5]               Malheureusement, les AINS peuvent causer des blessures gastro‑intestinales (GI), y compris des ulcères, dans la surface interne (muqueuse) du tractus GI supérieur – principalement l’estomac et le duodénum. Les complications causées par les ulcères, y compris les saignements et les perforations, entraînent des milliers de décès chaque année dans le monde, y compris en Amérique du Nord. Il n’a actuellement aucune façon d’éliminer entièrement le risque lié à ces effets secondaires, mais un certain nombre de médicaments peuvent aider à l’atténuer.

[6]               Parmi les approches adoptées pour atténuer les effets secondaires, notons la prise de médicament en cothérapie, comme le misoprostol, des antagonistes des récepteurs H2 et des inhibiteurs de pompe à protons [IPP] avec des AINS. En 2001, les thérapies acceptées afin d’atténuer le risque comprenaient la prise d’AINS moins dommageables (à tout le moins, en ce qui concerne les blessures GI), comme des inhibiteurs de la COX‑2 (CELEBREX) et un médicament de cothérapie, comme le misoprostol ou un IPP. La prise d’AINS en cothérapie avec d’autres médicaments, y compris le misoprostol, un analogue de prostaglandine, est demeurée risquée, en raison des effets secondaires du médicament choisi en cothérapie.

[7]               L’un des problèmes connus liés à la cothérapie, peu importe d’où elle provenait, était l’inobservance par le patient.

[8]               En 2001, des IPP disponibles sur le marché ont été formulés sous formes dosifiées solides (par souci de simplicité et conformément aux revendications avancées en l’espèce, des « comprimés »), avec un revêtement gastro‑résistant. Le revêtement gastro‑résistant retardait la libération de l’IPP jusqu’à ce que la forme dosifiée atteigne l’intestin grêle, ce qui permettait ainsi d’éviter la dégradation par l’acide gastrique.

[9]               Il est possible de formuler des comprimés ayant diverses répercussions internes, qui comprennent : a) la libération immédiate dans l’estomac; b) la libération retardée dans l’intestin grêle ou plus loin dans le tractus GI; ou c) une libération constante dans l’ensemble du tractus GI ou dans une partie de ce dernier.

[10]           Il est impossible d’éliminer le risque de blessure GI, à moins de renoncer à suivre une thérapie aux AINS. La toxicité des AINS peut être attribuable aux effets localisés et systémiques du médicament. À l’échelle locale, les AINS ont des répercussions sur la muqueuse de la lumière de l’estomac. À l’échelle systémique, les AINS inhibent les enzymes cyclo‑oxygénases (COX), ce qui réduit par le fait même la synthèse de la prostaglandine dans l’organisme, y compris le tractus GI. La prostaglandine contribue à maintenir l’intégrité du revêtement muqueux de l’estomac et du duodénum, offrant ainsi un moyen de défense naturel contre les conditions très acides dans ces lumières. En particulier, la prostaglandine inhibe la sécrétion d’acide, stimule la sécrétion de mucus et de bicarbonate, en plus de favoriser la circulation sanguine et la guérison. Par conséquent, la réduction systémique de production de prostaglandine causée par les AINS peut causer des ulcères et des dommages GI connexes.

[11]           L’avènement de la cothérapie s’est produit avec l’arrivée du médicament ARTHROTEC, divulgué pour la première fois en 1992 et commercialisé en 1998. Il s’agit d’un comprimé à couches multiples contenant un AINS (le diclofénac), qui possède un revêtement gastro‑résistant et libère immédiatement du misoprostol.

[12]           La présente demande porte sur la formulation d’un médicament prophylactique (préventif) à libération immédiate qui contre les effets préjudiciables des AINS, soit le VIMOVO, commercialisé par AstraZeneca Inc. [AstraZeneca]. VIMOVO est la marque de fabrique du comprimé de naproxen‑esoméprazole de magnésium breveté par AstraZeneca, qui combine le naproxen (un AINS) et l’esoméprazole de magnésium (un IPP).

[13]           Le brevet 098, détenu par Pozen Inc., figure dans le Registre des brevets de Santé Canada pour le médicament VIMOVO d’AstraZeneca. Il a été déposé au Canada le 31 mai 2002 [la date de dépôt], en revendiquant la priorité au 1er juin 2001 [la date de revendication], et publié le 12 décembre 2002. Il arrivera à échéance le 31 mai 2022, à moins d’être déclaré invalide.

[14]           Le brevet 098 indique qu’une nouvelle méthode de réduction des risques GI découlerait d’une seule forme dosifiée offrant une libération coordonnée et séquentielle d’un inhibiteur d’acide d’abord et d’un AINS ensuite.

[15]           Le brevet présente des exemples : les exemples numéros 5 à 8 contiennent du naproxen et un IPP à libération immédiate (oméprazole ou pantoprazole) entérosoluble; les exemples numéro 9 et 10 présentent des études cliniques portant sur la relation entre le pH gastrique et les ulcères gastriques causées par des AINS et sur la question de savoir si l’administration conjointe d’un inhibiteur des récepteurs H2 (famotidine) et d’un AINS (naproxen) réduit les dommages GI causés par les AINS.

[16]           Mylan a déposé une présentation abrégée de drogue nouvelle auprès du ministre de la Santé concernant l’émission d’un AC portant sur un comprimé générique de naproxen‑esoméprazole de magnésium. Comme le précise l’article 5 du Règlement, le 20 janvier 2015, Mylan a signifié un avis d’allégation [AA] à l’égard d’AstraZeneca. L’AA alléguait la non‑violation de certaines revendications du brevet 098, ainsi que l’invalidité pour un certain nombre de motifs.

[17]           En réponse à cet AA, les appelantes ont intenté la présente procédure en vertu du paragraphe 6(1) du Règlement, en faisant valoir que les revendications 26 à 28, 34 à 38 et 39 à 44 dépendaient des revendications 26 à 28 et 34 à 38 du brevet 098. Aux fins de la présente procédure, Mylan a invoqué ses allégations d’invalidité, qui portent principalement sur l’évidence, mais, à titre subsidiaire, sur le caractère vague et excessif des revendications.

[18]           Lors de la conférence préparatoire à l’audience, AstraZeneca a indiqué qu’elle limitait ses revendications par rapport à celles qu’elle a fait valoir dans sa revendication de demande 37 (qui dépend elle‑même des revendications 34, 35 ou 36) et que les revendications 38 à 44 dépendaient de la revendication 37 [les revendications avancées, reproduites à l’annexe A des présents motifs]. AstraZeneca a affirmé qu’elle orientait ses allégations a) afin de tenir compte du produit commercial (un comprimé) et b) parce que l’affaire ne portait pas sur certaines des propriétés qui étaient le point de mire des autres revendications avancées au départ.

III.             Témoignage d’expert

[19]           Les appelantes ont déposé les affidavits de deux témoins experts :

                     Le Dr James Polli, qui est un professeur de sciences pharmaceutiques et titulaire d’une chaire de recherche sur la pharmacie industrielle et la pharmaceutique de l’école de pharmacie de la University of Maryland.

                     Le Dr David Armstrong, gastroentérologue et professeur à la Division de gastroentérologie du Département de médecine de l’Université McMaster.

[20]           Mylan a déposé les affidavits de trois experts :

                     La Dre Leah Appel, une ingénieure‑conceptrice industrielle, qui est associée directrice chez Green Ridge Consulting, une entreprise établie dans l’État de l’Oregon, qui offre des services consultatifs en matière de formulation à l’industrie pharmaceutique.

                     Le Dr Ping Lee, un professeur de pharmaceutique et de prestation de médicaments à l’Université de Toronto.

                     Le Dr Loren Laine, gastroentérologue, professeur de gastroentérologie et directeur de la recherche clinique à l’école de médecine de Yale.

IV.             Question

[21]           La seule question en l’espèce consiste à déterminer si les revendications avancées du brevet 098 sont invalides. La défenderesse, Mylan, fonde principalement son allégation d’invalidité sur l’évidence, même si elle soulève l’absence d’utilité et la portée excessive en tant qu’autres fondements à l’invalidité. Les appelantes réfutent vigoureusement toutes les allégations d’invalidité.

V.                Fardeau de la preuve

[22]           En ce qui concerne le fardeau de la preuve pour les procédures d’AC entamées en vertu du Règlement, le paragraphe 43(2) de la Loi sur les brevets (L.R.C. (1985), ch. P‑4) [la Loi] crée une présomption de validité du brevet. Afin de réfuter cette présomption, le fardeau de la preuve repose sur Mylan, qui doit donner une apparence de vraisemblance à ses allégations d’invalidité, en mettant ainsi les questions en jeu. Si Mylan a gain de cause, AstraZeneca doit établir selon la prépondérance des probabilités que les allégations d’invalidité de Mylan sont injustifiées (Pfizer Canada Inc. c. Canada (Santé), 2007 CAF 209, aux paragraphes 109 à 111; Leo Pharma Inc. c. Teva Canada Limited, 2015 CF 1237, aux paragraphes 62 à 64).

[23]           Les observations écrites et orales en l’espèce portaient, pour la plupart, sur la question première et primaire de l’évidence. Un aperçu de ce domaine du droit est présenté dans la section suivante, qui interprète les revendications en cause.

VI.             Interprétation des revendications

A.                Le droit

[24]           Les brevets doivent recevoir une interprétation téléologique dans leur ensemble, afin d’identifier les mots ou expressions particuliers qui sont utilisés dans les revendications pour décrire ce qui, selon l’inventeur, constituaient les éléments « essentiels » de son invention (Whirlpool Corp. c. Camco Inc., 2000 CSC 67, aux paragraphes 44 et 45 [Whirlpool]). Les revendications devraient être interprétées à la date de publication (Whirlpool, au paragraphe 55).

[25]           Les revendications doivent être interprétées du point de vue de travailleurs moyens doués d’habiletés moyennes dans l’art [la personne versée dans l’art] (Whirlpool, au paragraphe 70, citant le juge Dickson dans Consolboard Inc. c. MacMillan Bloedel (Sask.) Ltd., [1981] 1 R.C.S. 504 à 523, 56 C.P.R. (2d) 145, qui a son tour citait Harold G. Fox, dans The Canadian Law and Practice Relating to Letters Patent for Inventions, 4th ed. Toronto: Carswell, 1969, à la page 204 :

Les personnes à qui le mémoire descriptif s’adresse sont « des travailleurs moyens » doués d’habiletés moyennes dans l’art dont l’invention relève et possédant les connaissances générales moyennes qu’ont les gens de ce domaine d’activité précis. On arrive à la bonne interprétation du brevet en tenant compte de ce qu’un ouvrier habile qui aurait lu le mémoire descriptif à l’époque aurait jugé divulgué et revendiqué par le mémoire.

[26]           En somme, un brevet doit être interprété du point de vue de la personne versée dans l’art désireuse de comprendre l’invention, l’interprétation des revendications doit être envisagée de manière téléologique et le brevet doit être interprété à la lumière de la divulgation et des revendications (Eli Lilly Canada Inc. c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 166, au paragraphe 52 ; voir aussi ABB Technology AG c. Hyundai Heavy Industries Co., Ltd., 2015 CAF 181, au paragraphe 36). Cela étant dit, même s’il est permis de lire la divulgation afin de mieux comprendre les termes utilisés dans les revendications, elle ne peut pas être utilisée pour interpréter le texte des revendications de façon plus restrictive ou plus extensive (Sanofi‑Synthelabo Canada Inc c. Apotex Inc., 2008 CSC 61, au paragraphe 77 [Sanofi] ; voir aussi MediaTube Corp. c. Bell Canada, 2017 CF 6, aux paragraphes 35 à 37).

[27]           Étant donné que l’interprétation des revendications précède l’examen des questions de validité et de contrefaçon (Whirlpool, au paragraphe 43), c’est ici que mon analyse commence.

B.                 Analyse

[28]           Comme il en a été question, les revendications avancées du brevet 098 sont les revendications 34 à 38, et les revendications 39 à 44 dépendent des revendications 34 à 38 (voir l’annexe A). L’interprétation des revendications en l’espèce s’est avérée simple et n’a pas constitué une source de différend entre les parties. Néanmoins, afin d’interpréter les revendications de manière téléologique et contextuelle, comme l’exige la jurisprudence (y compris Whirlpool), voici un examen séquentiel des revendications avancées.

[29]           La revendication 34 est la revendication indépendante pertinente. À l’instar des autres revendications indépendantes du brevet 098 qui ne sont pas avancées en l’espèce, la revendication 34 respecte la structure générale établie dans la revendication 1, qui ne précise aucun type d’inhibiteur d’acide ou d’AINS donné. En particulier, la revendication 34 prévoit ce qui suit : 

[traduction]

34.       Une composition pharmaceutique sous forme dosifiée unitaire, qui comprend des quantités efficaces, du point de vue thérapeutique, de :

a) sel de qualité pharmaceutique d’esoméprazole, dont au moins une partie dudit sel de qualité pharmaceutique d’esoméprazole n’a pas un revêtement gastro‑résistant;

b) naproxen, qui est entouré un revêtement qui inhibe sa libération de ladite forme dosifiée, à moins que cette forme se trouve dans un support dont le pH est d’au moins 3,5;

ladite forme dosifiée unitaire prévoit la libération dudit sel d’esoméprazole de qualité pharmaceutique et ledit naproxen, de sorte que :

i.   au moment de l’introduction de ladite forme dosifiée unitaire dans un support, au moins une partie dudit sel d’esoméprazole de qualité pharmaceutique est libérée, peu importe le pH du support;

ii. ledit naproxen est libéré au moment où le pH dudit support atteint 3,5 ou plus. [Je souligne.]

[30]           Étant donné le brevet 098 dans son ensemble, j’interprète la revendication 34 comme comprenant la formulation pharmaceutique d’un IPP (esoméprazole) et d’un AINS (naproxen) de manière à ce qu’il y ait libération coordonnée d’une partie de l’IPP, du moins, peu importe le pH du support, et un retard de la libération de l’AINS jusqu’à ce que le pH du support atteigne au moins 3,5.

[31]           Les revendications 35 à 38 sont des revendications dépendantes en cascade.

[32]           La revendication 35 prévoit une autre composition pharmaceutique de la revendication 34, où le sel d’esoméprazole de qualité pharmaceutique ne possède pas de revêtement gastro‑résistant, de sorte qu’au moment de son introduction dans un support, il serait pratiquement libéré immédiatement en totalité.

[33]           Autrement dit, la revendication 35 limite la composition pharmaceutique de la revendication 34 de sorte que l’esoméprazole (l’IPP) n’est pas entouré d’un revêtement gastro‑résistant; il s’agit d’une différence par rapport à la revendication 34, que j’ai interprétée ci‑dessus, qui enseigne qu’« au moins une partie de l’IPP » ne doit pas être entourée d’un revêtement gastro‑résistant. Cela signifie que, dans la revendication 34, de 1 % à 99 % de l’IPP ne serait pas entouré d’un revêtement gastro‑résistant, tandis que dans la revendication 35, l’IPP ne serait aucunement (9 %) entouré d’un revêtement.

[34]           La revendication 36 prévoit que le naproxen doit être présent en une quantité allant de 250 mg à 500 mg. La revendication 37 prévoit que la forme dosifiée unitaire est un comprimé. La revendication 38 prévoit que le sel de qualité pharmaceutique est le sel d’esoméprazole de magnésium.

[35]           Les revendications 39 à 44 sont des revendications d’usage. Parmi les usages revendiqués de la composition pharmaceutique, notons le traitement de la douleur ou de l’inflammation chez un patient (revendication 39), ou l’utilisation dans la fabrication d’un médicament destiné à traiter la douleur ou l’inflammation (revendication 40), et particulièrement l’utilisation lorsque ladite douleur ou ladite inflammation est attribuable à l’arthrose ou à la polyarthrite rhumatoïde (revendication 41). De même, parmi les autres usages revendiqués, notons le traitement de l’arthrose, de la polyarthrite rhumatoïde ou de la spondylarthrite ankylosante (revendication 42), ou pour la fabrication d’un médicament pour traiter ces maladies (revendication 43), et, particulièrement, aux fins d’utilisation chez des patients susceptibles de souffrir d’ulcères gastriques liées aux AINS (revendication 44).

VII.          Évidence

A.                La loi

[36]           L’article 28.3 de la Loi prévoit que l’objet que définit la revendication d’une demande de brevet ne doit pas être évidente pour une personne versée dans l’art, eu égard à l’information accessible au public à la date de revendication ou un an avant la date de dépôt au Canada :

 

28.3 The subject-matter defined by a claim in an application for a patent in Canada must be subject-matter that would not have been obvious on the claim date to a person skilled in the art or science to which it pertains, having regard to

 

28.3 L’objet que définit la revendication d’une demande de brevet ne doit pas, à la date de la revendication, être évident pour une personne versée dans l’art ou la science dont relève l’objet, eu égard à toute communication:

 

 

 

(a) information disclosed more than one year before the filing date by the applicant, or by a person who obtained knowledge, directly or indirectly, from the applicant in such a manner that the information became available to the public in Canada or elsewhere; and

 

a) qui a été faite, plus d’un an avant la date de dépôt de la demande, par le demandeur ou un tiers ayant obtenu de lui l’information à cet égard de façon directe ou autrement, de manière telle qu’elle est devenue accessible au public au Canada ou ailleurs;

 

 

 

(b) information disclosed before the claim date by a person not mentioned in paragraph (a) in such a manner that the information became available to the public in Canada or elsewhere.

b) qui a été faite par toute autre personne avant la date de la revendication de manière telle qu’elle est devenue accessible au public au Canada ou ailleurs.

[Emphasis added.]

[Non souligné dans l’original.]

 

[37]           Dans ce qui demeure l’arrêt de principe en matière d’évidence près d’une décennie plus tard, l’arrêt Sanofi, la Cour suprême du Canada a adopté une démarche analytique à quatre volets pour évaluer une allégation d’évidence, qui aboutit à déterminer si les différences entre l’état de la technique et l’idée originale constituent des étapes évidentes aux yeux de la personne versée dans l’art (au paragraphe 67) :

[67] Lors de l’examen relatif à l’évidence, il y a lieu de suivre la démarche à quatre volets d’abord énoncée par le lord juge Oliver dans l’arrêt Windsurfing International Inc. c. Tabur Marine (Great Britain) Ltd., [1985] R.P.C. 59 (C.A.). La démarche devrait assurer davantage de rationalité, d’objectivité et de clarté. Le lord juge Jacob l’a récemment reformulée dans l’arrêt Pozzoli SPA c. BDMO SA, [2007] F.S.R. 37 (p. 872), [2007] EWCA Civ 588, par. 23 :

[traduction] Par conséquent, je reformulerais comme suit la démarche préconisée dans l’arrêt Windsurfing :

(1) a) Identifier la « personne versée dans l’art ».

b) Déterminer les connaissances générales courantes pertinentes de cette personne;

(2) Définir l’idée originale de la revendication en cause, au besoin par voie d’interprétation;

(3) Recenser les différences, s’il en est, entre ce qui ferait partie de « l’état de la technique » et l’idée originale qui sous‑tend la revendication ou son interprétation;

(4) Abstraction faite de toute connaissance de l’invention revendiquée, ces différences constituent‑elles des étapes évidentes pour la personne versée dans l’art ou dénotent‑elles quelque inventivité? [Je souligne.]

La question de l’« essai allant de soi » se pose à la quatrième étape de la démarche établie dans les arrêts Windsurfing et Pozzoli pour statuer sur l’évidence.

[38]           Dans la décision Beloit Canada Ltée c. Valmet OY [1986], A.C.F. no 87 (QL) 8 R.P.C. (3e) 289, (Cour d’appel fédérale) [Beloit], le juge Hugessen présenté cette description classique du travailleur moyen doué d’habiletés moyennes dans l’art, qui possède des connaissances techniques, sans faire preuve d’inventivité :

La pierre de touche classique de l’évidence de l’invention est le technicien versé dans son art mais qui ne possède aucune étincelle d’esprit inventif ou d’imagination; un parangon de déduction et de dextérité complètement dépourvu d’intuition; un triomphe de l’hémisphère gauche sur le droit. Il s’agit de se demander si, compte tenu de l’état de la technique et des connaissances générales courantes qui existaient au moment où l’invention aurait été faite, cette créature mythique (monsieur tout‑le‑monde du domaine des brevets) serait directement et facilement arrivée à la solution que préconise le brevet. C’est un critère auquel il est difficile de satisfaire.

[39]           Même si cette jurisprudence est toujours valable, la Cour suprême a prévenu que le critère Beloit ne doit pas être traité comme une prescription légale et appliqué indépendamment du contexte (Sanofi, aux paragraphes 61 et 62).

[40]           La Cour suprême a aussi prévu qu’il est possible d’appliquer le critère de l’« essai allant de soi » à la quatrième étape de la démarche pour statuer sur l’évidence dans des cas semblables (Sanofi, au paragraphe 68) :

i. Dans quels cas la notion d’« essai allant de soi » est‑elle pertinente?

[68] Dans les domaines d’activité où les progrès sont souvent le fruit de l’expérimentation, le recours à la notion d’« essai allant de soi » pourrait être indiqué. Dans ces domaines, de nombreuses variables interdépendantes peuvent se prêter à l’expérimentation. Par exemple, certaines inventions du secteur pharmaceutique pourraient justifier son application étant donné l’existence possible de nombreuses compositions chimiques semblables pouvant donner lieu à des réponses biologiques différentes et être porteuses de progrès thérapeutiques notables.

[41]           Pour conclure qu’une invention allait de soi, « le tribunal doit être convaincu selon la prépondérance des probabilités qu’il allait plus ou moins de soi de tenter d’arriver à l’invention. La seule possibilité d’obtenir quelque chose ne suffit pas » (Sanofi, au paragraphe 66). Dans la décision Apotex Inc. c. Pfizer Canada Inc., 2009 CAF 8, aux paragraphes 28 et 29, la Cour d’appel fédérale a précisé que le critère de l’« essai allant de soi » n’est pas le critère de quelque chose « valant d’être tenté » et a donné les directives suivantes :

Le critère reconnu est celui de l’« essai allant de soi », où l’expression « allant de soi » signifie « très clair ». Suivant ce critère, une invention n’est pas rendue évidente par le fait que l’état de la technique aurait éveillé la personne versée dans l’art à la possibilité que quelque chose valait d’être tenté. L’invention doit aller plus ou moins de soi.

Les facteurs à étudier pour déterminer si une invention constituait un « essai allant de soi » comprennent les suivants (Sanofi, aux paragraphes 69 et 70) :

1. Est‑il plus ou moins évident que l’essai sera fructueux? Existe‑t‑il un nombre déterminé de solutions prévisibles connues des personnes versées dans l’art?

2. Quels efforts — leur nature et leur ampleur — sont requis pour réaliser l’invention? Les essais sont‑ils courants ou l’expérimentation est‑elle longue et ardue de telle sorte que les essais ne peuvent être qualifiés de courants?

3. L’art antérieur fournit‑il un motif de rechercher la solution au problème qui sous‑tend le brevet?

[42]           Un autre facteur important peut surgir de l’évaluation de la démarche réelle ayant mené à l’invention. Il est vrai que l’évidence tient en grande partie à la manière dont l’homme du métier aurait agi à la lumière de l’art antérieur. On ne saurait pour autant écarter l’historique de l’invention, spécialement lorsque les connaissances des personnes qui sont à l’origine de la découverte sont au moins égales à celles de la personne versée dans l’art.

[43]           La Cour suprême a précisé, dans l’arrêt Sanofi, que les facteurs de l’« essai allant de soi » énumérés ci‑dessus ne sont pas exhaustif, mais qu’ils doivent plutôt être a) appliqués selon la preuve offerte dans le cas considéré (paragraphe 69) et b) utilisés avec prudence, parce qu’un seul élément à considérer pour statuer sur l’évidence « ne saurait permettre de réfuter toute allégation de contrefaçon » (paragraphe 64).

[44]           Comme l’indique la Loi, le critère pour statuer de l’évidence doit être considéré à la lumière de l’information accessible au public avant la date de dépôt de la demande, qui correspond au 1er juin 2001 dans la présente affaire (voir MediaTube Corp. c. Bell Canada, 2017 CF 6, au paragraphe 119, où il est question de l’article 28.3 de la Loi).

B.                 Témoignage d’expert

(1)               Sommaires des affidavits des experts

a)                  Le Dr Polli (expert pharmaceutique des appelantes)

[45]           Le Dr Polli a présenté une analyse approfondie du brevet 098, qui comprenait un examen des options de traitement offertes et des cothérapies énumérées, une étude des exemples qu’il présentait, ainsi qu’une interprétation de ses revendications. Le Dr Polli a mentionné les effets secondaires néfastes des AINS sur le système GI et abordé les approches pour les atténuer, y compris la combinaison des AINS avec une prostaglandine cytoprotectrice, comme le misoprostol dans le médicament ARTHROTEC.

[46]           Après avoir examiné l’art antérieur indiqué par Mylan dans son AA, le Dr Polli a affirmé que cet avis montrait que la sensibilité des IPP à l’acide était bien connue, ce qui se dégageait clairement de l’enseignement selon lequel il faut protéger les IPP des acides dans l’abdomen. Les IPP étaient donc, à ce moment, toujours entérosolubles.

[47]           Le Dr Polli a écrit que la personne versée dans l’art ne serait parvenue à l’idée originale qu’avec l’avantage offert par les enseignements du brevet 098 et une analyse en rétrospective, étant donné que l’art antérieur ne tendait pas (et, en fait, ne présentait aucune suggestion à cet égard) vers une forme dosifiée unitaire coordonnée contenant un IPP et un AINS, où l’IPP ou une certaine quantité de celui‑ci serait libéré immédiatement et s’en suivrait la libération retardée d’un AINS.

[48]           Le Dr Polli a rejeté les affirmations relatives à l’« essai allant de soi » formulées par Mylan, en soutenant qu’en dépit du grand intérêt du milieu universitaire et de l’industrie à créer des cothérapies autres que les formulations traditionnelles d’AINS, la personne versée dans l’art n’aurait pas pensé à mettre à l’essai une forme dosifiée orale solide, dans laquelle une portion ou la totalité de l’IPP n’était pas entérosoluble, sans quoi il n’aurait aucune protection contre l’acide gastrique. En ce qui concerne ARTHROTEC, le Dr Polli a conclu que la personne versée dans l’art n’aurait pas pensé qu’il n’y avait qu’à remplacer un IPP non entérosoluble par le misoprostol, avec une libération immédiate dans l’estomac.

b)                  Le Dr Armstrong (expert clinique des appelantes)

[49]           Le Dr Armstrong a présenté un examen approfondi des moyens de défense du corps humain contre les acides gastriques et des graves dangers que posent les ulcères, les lésions et les autres blessures GI. Il a examiné les AINS les moins néfastes (comme les AINS sélectifs de la COX‑2 et les AINS d’oxyde nitreux) ainsi que les diverses cothérapies offertes jusqu’en 2001.

[50]           En tenant compte de l’art antérieur, le Dr Armstrong a conclu que les agents qui faisaient augmenter le pH gastrique, y compris les antiacides (comme le MAALOX), les inhibiteurs des récepteurs H2 (comme la ranitidine dans le médicament ZANTAC ou la famotidine dans le médicament PEPCID) et les IPP (comme l’oméprazole dans LOSEC) étaient les cothérapies avec des AINS les plus efficaces à ce moment. Toutefois, il a conclu que, pour être efficaces, les IPP devaient être entérosolubles; c’était l’idée reçue.

[51]           Le Dr Armstrong a aussi étudié des prostaglandines exogènes, comme le misoprostol dans ARTHROTEC, en tant que cothérapie avec des AINS en vigueur en 2001. Toutefois, le Dr Armstrong a écrit qu’un clinicien versé dans l’art ne serait pas porté à croire que le misoprostol et les IPP sont interchangeables, puisqu’il s’agit de types de médicaments différents, qui ont des mécanismes différents pour réduire le risque de blessures GI causées par un AINS (c.‑à‑d. on savait que le misoprostol avait des effets protecteurs sur la muqueuse gastroduodénale autres que l’inhibition de la sécrétion d’acide gastrique).

[52]           Le Dr Armstrong a conclu dans son affidavit qu’aux yeux du clinicien versé dans l’art, le brevet 098 présentait une approche nouvelle et rationnelle à l’égard de la gestion du risque de troubles GI causés par un AINS, puisqu’elle allait à l’encontre de l’idée reçue selon laquelle les IPP devaient être entérosolubles.

c)                  Le Dr Laine (expert clinique des défendeurs)

[53]           Le Dr Laine a affirmé qu’étant donné que les médecins recommandent généralement d’administrer de façon conjointe un IPP et un AINS afin de réduire les blessures gastriques, une personne versée dans l’art aurait conclu que la formulation revendiquée (comme celle où l’IPP serait libéré en premier, suivi de l’AINS, lorsque le pH s’élève à 3,5 ou plus) était évidente, étant donné les connaissances générales courantes à ce moment.

[54]           Le Dr Laine a conclu que l’approche de « libération séquentielle » présentée dans le brevet 098 avait déjà été utilisée avec succès pour d’autres agents, y compris le misoprostol, afin de prévenir les blessures au tractus GI et les formulations orales d’IPP non entérosolubles sous forme dosifiée solide étaient utilisées en 2000. Il a cité divers exemples d’art antérieur pour ces conclusions, y compris MD30 et MD10 (ARTHROTEC), MD7 (combinaison d’IPP et d’AINS) et MD13 (formulation orale d’IPP et d’AINS) et MD13 (formulation orale d’IPP non entérosolubles).

[55]           Le Dr Laine, à l’instar du Dr Armstrong, a présenté diverses approches de cothérapie, soit les agents protecteurs, les agents qui augmentent le pH gastrique et les prostaglandines exogènes. Toutefois, selon le Dr Laine, le fait que le mécanisme d’action des IPP diffère de celui d’autres agents n’aurait pas empêché des personnes versées dans l’art d’adopter l’approche de libération séquentielle indiquée dans le brevet 098. Selon ses conclusions, elle aurait été évidente au moment pertinent aux yeux d’un clinicien ordinaire et n’exigeait pas de faire preuve d’inventivité. Le Dr Laine a aussi écrit que la libération séquentielle de l’IPP avant l’AINS n’offrait aucun avantage par rapport aux stratégies existantes. Le Dr Laine a mentionné les lacunes dans les exemples utilisés dans le brevet 098 (étant donné que la preuve sur laquelle il se fondait ne contenait aucune nouvelle information) et indiqué que le brevet ne présentait aucun résultat d’essais menés pour la formulation revendiquée.

[56]           En fin de compte, même s’il reconnaissait que son expertise était celle d’un clinicien, et non d’un formulateur, le Dr Laine a réfuté les allégations des Drs Armstrong et Polli selon lesquelles la personne versée dans l’art n’aurait songé qu’aux IPP entérosolubles. Il a plutôt fait remarquer que la motivation à regrouper des AINS et des IPP sous une forme dosifiée unique aurait été grande, pour les raisons suivantes : i) l’administration conjointe d’un AINS avec un IPP constituait une « norme de soins » pour réduire les blessures GI causées par un AINS; ii) la volonté d’améliorer l’observation chez les patients susceptibles de subir ce type de blessure; et iii) des produits existants et très utilisés offraient les avantages d’un AINS en plus d’assurer une protection GI dans une seule forme dosifiée.

d)                 La Dre Appel (experte en formulation pharmaceutique des défendeurs)

[57]           La Dre Appel a écrit que la conception d’un « mécanisme de libération particulier » et celle d’une « architecture particulière » sont deux volets distincts du processus de formulation. Elle a conclu, après avoir examiné l’art antérieur et l’invention revendiquée, que les revendications avancées auraient été évidentes aux yeux d’un formulateur versé dans l’art, puisque l’architecture avait déjà été utilisée dans le regroupement de formulations contenant des AINS et des médicaments gastro-protecteurs, comme ARTHROTEC.

[58]           La Dre Appel a conclu qu’il aurait été possible d’utiliser l’architecture décrite dans le brevet 098 dans une combinaison donnée entre un AINS et un IPP (c.‑à‑d. pas uniquement le naproxen et l’esoméprazole). Elle a mentionné le fait que, quoi qu’il en soit, la combinaison d’un AINS et d’un IPP avait déjà été formulée dans l’art antérieur. Elle était en désaccord avec son homologue expert pour les appelantes, le Dr Polli, qui avait fait remarquer que l’art antérieur ne tendait pas vers le brevet. La Dre Appel a plutôt avancé qu’un formulateur aurait tenu compte d’un éventail d’approches plus vaste que celui du Dr Polli, et qu’il aurait été motivé à arriver à la formulation revendiquée. En fait, l’art antérieur montrait que diverses approches à l’égard de la formulation étaient possibles, y compris un profil de libération séquentielle.

[59]           La Dre Appel a présenté trois types de stratégies pour lutter contre la dégradation d’un AINS causée par sa labilité (sensibilité) à l’acide, qu’elle a toutes appuyées d’exemples tirés de l’art antérieur : i) un revêtement gastro‑résistant (MD7); ii) un revêtement à libération lente (MD9 et MD33); et iii) un agent alcalifiant (MD13 et MD14). La Dre Appel a indiqué que le fait d’enrober l’IPP d’un revêtement gastro‑résistant ne constituait qu’une option parmi d’autres. Qui plus est, la Dre Appel a précisé que le médicament ARTHROTEC possède la même stratégie de formulation et la même architecture que l’invention proposée, soit la libération séquentielle d’un inhibiteur d’acide et d’un AINS à même une forme dosifiée unique.

[60]           La Dre Appel a conclu que l’art antérieur témoignait d’une motivation constante à trouver de nouvelles formulations et de nouveaux produits dans ce domaine. En fait, le brevet en soi couvre de nombreux médicaments aux mécanismes différents, y compris des IPP et des inhibiteurs des récepteurs H2. Étant donné que l’on définit les « inhibiteurs d’acide » de manière générale, il n’y a pas lieu de ne pas inclure le misoprostol, puisque l’on avait démontré qu’il inhibait la sécrétion d’acide gastrique et qu’il augmentant les niveaux de pH.

e)                  Le Dr Lee (expert en formulation pharmaceutique des défendeurs)

[61]           Le Dr Lee a conclu qu’un formulateur versé dans l’art à la date donnée aurait vu que l’approche présentée dans les revendications avancées était semblable à d’autres adoptées précédemment. Il s’est appuyé sur divers documents de l’AA, en notant que l’art antérieur montrait que l’approche de la libération séquentielle dans les revendications avancées avait été appliquée avec succès à plusieurs autres produits formulés conjointement avec un AINS aux mêmes fins de protection GI, comme dans le cas du médicament ARTHROTEC.

[62]           Le Dr Lee s’est montré en désaccord avec le Dr Polli, qui avait écrit que l’idée originale consistait à retarder la libération de l’AINS jusqu’à ce que les niveaux d’acide GI deviennent non toxiques. Le Dr Lee a plutôt interprété que les revendications ne faisaient que préciser que la libération de l’AINS aurait lieu dans un support dont le niveau de pH est supérieur à 3,5, sans égard au comportement de l’IPP. Le Dr Lee a aussi fait remarquer que les réclamations en litige n’indiquaient pas que l’IPP (l’esoméprazole ou son sel de qualité pharmaceutique) doit atteindre un niveau minimal d’inhibition d’acide. En résumé, le Dr Lee a conclu que la différence entre l’état de la technique et l’idée originale indiquée dans les revendications avancées semblait résider dans le choix, sous une forme dosifiée unique, de libérer de façon séquentielle un IPP – plutôt qu’un autre agent protecteur – avant un AINS.

[63]           Selon le Dr Lee, la création de ce comprimé d’AINS et d’IPP, avec sa formulation particulière de libération séquentielle, n’avait rien d’inventif, étant donné l’art antérieur et il allait de soi d’en faire l’essai dans le cadre d’une expérimentation minimale et régulière. Parmi les quatre options de formulation offertes qu’il a relevées, le Dr Lee a expliqué que l’approche du « comprimé dans un comprimé » indiquée dans le brevet 098 n’exigeait que de mener un exercice de formulation régulier en recourant à l’art antérieur, qui comprenait ARTHROTEC et dont l’enseignement tendait vers l’invention revendiquée. Un formulateur versé dans l’art aurait été motivé à a) combiner ces agents dans un seul comprimé, étant donné le nombre limité de combinaisons; et b) songer à une coformulation, où le misoprostol était remplacé par un inhibiteur d’acide plus efficace (ou puissant). Il a aussi critiqué l’absence d’études ou de résultats clinique dans le brevet 098. Le Dr Lee s’est référé à de nombreuses sources où l’IPP n’était pas entérosoluble ou protégé de quelque façon que ce soit.

(2)               Opposition aux témoignages d’experts et à la crédibilité

[64]           Après avoir pris connaissance de l’objet principal des témoignages d’experts, cette section présente un sommaire des principales attaques à l’égard des experts et des conclusions qui en découlent.

a)                  Partialité

[65]           Les deux parties ont attaqué la partialité des experts.

[66]           AstraZeneca a présenté des allégations attaquant l’impartialité des experts appelés par Mylan, en raison de certains liens (financiers et autres) entre eux. Pour les motifs qui suivent, je rejette ces arguments.

[67]           L’argument de Mylan selon lequel les experts appelés par AstraZeneca affichaient un parti pris injustifié à l’égard du revêtement gastro‑résistant ne m’a pas plus convaincu : il ne s’agissait que d’un élément de désaccord dans l’interprétation de l’art antérieur, et pas une démonstration de parti pris au sens juridique.

[68]           La Cour suprême du Canada a récemment revu l’inadmissibilité des témoignages d’experts pour partialité dans l’arrêt White Burgess Langille Inman c. Abbott and Haliburton Co., 2015 CSC 23 [White Burgess]. Dans White Burgess, la Cour suprême a conclu que les témoins ont une obligation envers le tribunal : ils doivent être « justes, objectifs et impartiaux » (au paragraphe 46) et ils sont tenus de déclarer qu’ils sont au courant de cette obligation et qu’ils s’y conformeront (aux paragraphes 28 et 29; voir aussi les Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, al. 52.2(1)c)).

[69]           Il incombe à la partie qui s’oppose à l’admission du témoignage de démontrer « un motif réaliste de le juger inadmissible au motif que l’expert ne peut ou ne veut s’acquitter de son obligation » (White Burgess, au paragraphe 48). Si elle réussit, la charge de démontrer, selon la prépondérance des probabilités, qu’il a été satisfait à ce critère d’admissibilité incombe toujours à la partie qui entend présenter le témoignage – un critère qui n’est « pas particulièrement exigeant », selon la Cour suprême. L’exposé et le scénario qui suivent illustrent le critère relativement bas pour admettre le témoignage d’expert (White Burgess, au paragraphe 49) :

Le juge de première instance doit déterminer, compte tenu tant de la situation particulière de l’expert que de la teneur du témoignage proposé, si l’expert peut ou veut s’acquitter de sa principale obligation envers le tribunal. Par exemple, c’est la nature et le degré de l’intérêt ou des rapports qu’a l’expert avec l’instance ou une partie qui importent, et non leur simple existence : un intérêt ou un rapport quelconque ne rend pas d’emblée la preuve de l’expert proposé inadmissible. Dans la plupart des cas, l’existence d’une simple relation d’emploi entre l’expert et la partie qui le cite n’emporte pas l’inadmissibilité de la preuve. En revanche, un intérêt financier direct dans l’issue du litige suscite des préoccupations […] Je tiens à souligner que la décision d’exclure le témoignage à la première étape de l’analyse pour non-conformité aux critères d’admissibilité ne devrait être prise que dans les cas manifestes où l’expert proposé ne peut ou ne veut fournir une preuve juste, objective et impartiale. Dans les autres cas, le témoignage ne devrait pas être exclu d’office, et son admissibilité sera déterminée à l’issue d’une pondération globale du coût et des bénéfices de son admission.

[70]           La Cour suprême a ensuite expliqué que le seuil élevé est dépassé lorsqu’il est clair l’expert ne peut ou ne veut pas s’acquitter de son obligation envers le tribunal, et non lorsqu’il y a un manque d’indépendance perçu (au paragraphe 50) :

Lorsque l’on se penche sur l’intérêt d’un expert ou sur ses rapports avec une partie, il ne s’agit pas de se demander si un observateur raisonnable penserait que l’expert est indépendant ou non; il s’agit plutôt de déterminer si la relation de l’expert avec une partie ou son intérêt fait en sorte qu’il ne peut ou ne veut s’acquitter de sa principale obligation envers le tribunal, en l’occurrence apporter au tribunal une aide juste, objective et impartiale.

[71]           Bien entendu, des déclarations antérieures contradictoires ou des positions invraisemblables peuvent aussi mener à mettre en doute la crédibilité de cet expert. Il faudrait toutefois prouver de telles déclarations et de telles positions (voir, par exemple, Allergan c. Canada (Santé), 2011 CF 1316, au paragraphe 32). Je ne trouve aucune preuve du genre en l’espèce.

[72]           La Cour conclut, après avoir écouté les arguments sur les experts, que la preuve ne suffit pas à faire droit à toute présomption crédible de partialité. Il va sans dire que des experts pharmaceutiques comparaissent souvent devant la Cour pour la même partie, et qu’ils ont peut‑être même déjà été employés de cette partie. Cela ne signifie toutefois pas qu’ils ne sont pas indépendants, surtout pas qu’ils ne sont pas impartiaux : le fait de sous‑entendre que leurs opinions sont biaisées par leurs affiliations ou leurs travaux antérieurs ne tient la route que si une preuve convaincante est produite à cet égard.

[73]           Il ne s’agit pas du tout d’un cas où l’un des experts ne pouvait ou ne voulait pas formuler des commentaires justes, objectifs et impartiaux; aucune preuve n’a été produite à cet égard. Par conséquent, aucun des cinq experts ayant témoigné dans le cadre du présent litige ne sera exclu pour partialité ou crédibilité. Il est courant, dans un litige pharmaceutique, que les experts soient évidemment en désaccord quant à leur interprétation de certains aspects de l’art antérieur, des connaissances générales courantes et des conclusions d’évidence qui en découlent. Les observations et les conclusions de certains experts sont plus convaincantes que d’autres; par conséquent, la Cour accorde un poids plus important au témoignage de certains experts qu’à d’autres et elle s’y appuie davantage.

b)                  Aveuglement

[74]           AstraZeneca allègue que les experts de Mylan n’ont fait que répondre aux opinions exprimées par le Dr Polli, sans examiner l’AA, et que le Dr Polli était le seul expert à avoir répondu précisément aux allégations soulevées dans l’AA. Les experts de Mylan, quant à eux, se sont appuyés sur de nouvelles bases factuelles extérieures à l’AA. Qui plus est, Mylan n’a pas caché le brevet à ses experts. Les experts d’AstraZeneca, quant à eux, ont donné leurs opinions en fonction de leur examen des connaissances générales courantes et de l’art antérieur, en veillant à garder un esprit ouvert.

[75]           Mylan a détourné les critiques formulées par AstraZeneca à l’endroit de ses experts, en soutenant que l’approche adoptée par cette dernière, soit de cacher aux experts les autres solutions au revêtement gastro‑résistant des IPP, était pire. Mylan a aussi indiqué que, même si le brevet a été caché aux experts d’AstraZeneca, on leur a présenté une idée originale à évaluer, ce qui équivaut à recevoir le brevet sans pouvoir l’évaluer de façon indépendante.

[76]           Mylan a, quant à elle fait valoir que ses experts ont respecté les rôles qu’ils devaient jouer dans une équipe de cliniciens et de formulateurs, qu’ils ont été instruits correctement sur la loi, qu’ils ont reçu la consigne de ne pas faire de commentaires rétrospectifs et qu’ils n’ont pas reçu une copie de l’AA (qui aurait révélé la position de Mylan).

[77]           La tenue à l’aveugle des experts ne donne pas nécessairement un résultat plus fiable. Comme le juge Locke a récemment conclu dans l’arrêt Shire Canada Inc. c. Apotex Inc., 2016 CF 382, aux paragraphes 45 et 46 :

45 […] Je suis principalement intéressé par la substance de l’opinion d’un expert et par le raisonnement qui a mené à cette opinion. Si ce raisonnement est bon, il n’y a aucune raison de s’inquiéter du fait que le témoin n’a pas été informé de certains faits au moment de donner son opinion. Des préoccupations peuvent être soulevées lorsque l’opinion de l’expert semble être dénaturée ou que son raisonnement est moins logique.

46 Je suis également conscient du fait que l’aveuglement d’un témoin ne garantit nullement que les preuves déposées par l’expert devant la Cour seront fiables. Il serait facile (quoiqu’onéreux) pour une partie peu scrupuleuse de solliciter l’opinion de plusieurs experts et de les tenir tous ignorants des renseignements non essentiels. Advenant que l’un de ces experts formule l’opinion désirée par la partie et que les autres experts en viennent à des conclusions différentes, la partie pourrait conserver ce premier expert et le présenter comme un témoin tenu à l’aveugle (et donc fiable).

[78]           En l’espèce, l’approche adoptée par les deux parties pour préparer leurs témoins était acceptable; elle ne justifie donc pas une exclusion ou un poids moindre. Mon analyse s’articule plutôt autour des experts qui ont présenté les évaluations les plus convaincantes des connaissances générales courantes de la personne versée dans l’art, l’art antérieur et d’autres facteurs dans l’analyse de l’évidence.

C.                 Analyse de l’évidence

(1)               L’état de la technique

a)                  La personne versée dans l’art

[79]           Les parties et leurs témoins experts s’entendent sur le fait qu’un formulateur pharmaceutique ayant des études et une expérience pertinentes, qui collabore avec une équipe de développement et de formulation de médicaments comprenant au moins un médecin clinicien pourrait être une personne versée dans l’art.

b)                  Connaissances générales courantes

[80]           Les positions des parties étaient différentes en ce qui concerne les connaissances générales courantes au moment donné.

[81]           En résumé, AstraZeneca avance que les connaissances générales courantes auraient mené la personne versée dans l’art à conclure qu’un IPP, lorsqu’il était administré conjointement avec un AINS, devait être protégé par un revêtement gastro‑résistant afin de ne pas être libéré immédiatement. En cas de libération immédiate, l’IPP n’aurait pas été protégé contre les conditions acides de l’estomac. Mylan réfute cet argument, en prétendant que la personne versée dans l’art aurait été au courant, non seulement des formulations de combinaison AINS‑IPP et des formulations conjointes d’un AINS avec d’autres médicaments gastro-protecteurs ayant un profil de libération séquentielle, mais aussi des IPP non enrobés d’un revêtement gastro‑résistant.

[82]           À cette étape, la Cour n’est chargée que de déterminer les connaissances générales courantes de la personne versée dans l’art à la date donnée, plutôt que ce que cette personne aurait dû conclure et examiner à la suite de recherches sur l’art antérieur pertinent.

[83]           Comme il en est question dans la section sur les faits ci‑dessus, à la date donnée, la personne versée dans l’art savait, en tant que connaissances générales courantes, qu’il existait d’autres traitements que la cothérapie prévue dans le brevet 098 (soit la combinaison d’un AINS et d’un IPP non entérosoluble), y compris : a) des AINS moins néfastes, comme des inhibiteurs des récepteurs de la COX‑2 (CELEBREX); et b) l’administration d’AINS en cothérapie avec des médicaments tels que des inhibiteurs des récepteurs H2 (p. ex. le MD8), le misoprostol (comme dans ARTHROTEC) ou les IPP entérosolubles (p. ex. le MD7). Même si certains de ces autres traitements étaient moins attirants et moins indiqués que d’autres, ils étaient tous bien connus. D’ailleurs, le brevet 098 lui‑même fait allusion à ces options de traitement.

[84]           Il convient de noter en particulier ici que les combinaisons d’IPP et d’AINS étaient bien connues. En fait, comme le Dr Laine l’a précisé dans son affidavit, les lignes directrices du American College of Gastroenterology de 1998 sur le traitement et la prévention des ulcères causées par des AINS, qui demeuraient actuelles en 2001, recommandaient une cothérapie préventive avec le misoprostol ou des IPP (affidavit du Dr Laine, au paragraphe 56). Le choix particulier du naproxen et de l’esoméprazole pour la combinaison d’un AINS et d’un IPP était lui aussi nouveau (p. ex. le MD7).

[85]           Qui plus est, les AINS enrobés d’un revêtement gastro‑résistant étaient communément utilisés; même le naproxen entérosoluble en particulier était offert sur le marché (MD24; Affidavit du Dr Laine, au paragraphe 144).

[86]           Enfin, trois autres éléments de l’art antérieur étaient le point de mire d’un débat important sur la question de l’évidence : i) MD52 : un article de revue paru en 1985, qui, comme le faisait valoir AstraZeneca, « ne tendait pas » vers les IPP non entérosolubles; ii) MD13 : une demande de brevet déposée en mai 2000 pour un médicament qui regroupait un IPP et un sel d’hydrogénocarbonate; et iii) ARTHROTEC, p. ex., MD30 : un article de revue paru en 1992, où il était question d’ARTHROTEC, de la coformulation de misoprostol et d’un AINS dans un comprimé à couches multiples, avec la libération immédiate du misoprostol, suivi d’une libération à retardement de l’AINS.

(i)                 IPP non entérosolubles (MD52, MD13 et MD14)

[87]           Selon AstraZeneca, le MD52 montre que l’art antérieur « ne tendait pas » vers l’idée de n’enrober que partiellement un IPP d’un revêtement gastro‑résistant. AstraZeneca a fait valoir que, même s’il avait été rédigé en 1985, cet art antérieur n’était pas dépassé à la date donnée et que l’art antérieur sur lequel se fonde Mylan n’est pas pertinent. Par exemple, MD7, qui a été publié de nombreuses années plus tard, en 1997, est conforme au MD52.

[88]           Néanmoins, je suis d’accord avec Mylan sur le fait que le MD52 est un art dépassé. Les experts de Mylan (les Drs laine et Appel) en ont parlé et je suis d’accord avec eux sur le fait que l’art subséquent, y compris MD13, a préséance,

[89]           Selon le Dr Laine, à la date donnée, l’administration d’IPP sans revêtement gastro‑résistant n’était pas que purement théorique; elle était bien décrite et utilisée en pratique clinique (affidavit du Dr Laine, au paragraphe 185). MD13, qui a été présenté en 2000 (15 ans après MD52), est un brevet qui porte sur le traitement des troubles gastriques par l’administration d’une composition pharmaceutique comprenant un IPP et un sel d’hydrogénocarbonate dans une formulation solide sèche avant la dissolution. Le MD13, conscient des problèmes liés aux formulations existantes d’IPP et de bicarbonate de sodium, enseignait toutefois que l’invention qu’il présentait permettait de les surmonter. En particulier, ses inventeurs revendiquaient une composition pharmaceutique orale solide, contenant un IPP et un sel d’hydrogénocarbonate où la forme dosifiée, comme un comprimé ou une capsule, n’est pas entérosoluble ou à libération lente (revendications 5 et 8 du MD13).

[90]           Dans sa réponse, AstraZeneca a fait valoir que cet art antérieur ne vise que l’administration d’IPP sous la forme de suspensions ou de solutions, et pas sous une forme dosifiée solide, ce qui le rend non pertinent. En particulier, il était destiné à ceux qui sont incapables d’avaler. La forme solide ne sert qu’à des fins d’entreposage.

[91]           J’ai pris note de ces objections. Toutefois, il convient aussi de noter que le MD13 enseigne aussi qu’il n’est pas nécessaire de mélanger la formulation sèche avec de l’eau avant de l’ingérer; on peut simplement l’ingérer et l’eau utilisée pour avaler cette formulation solide la fera agir (MD13 à 27).

[92]           Qui plus est, MD14 est un autre brevet de 2000 portant sur un IPP non gastro‑résistant publié par AstraZeneca. Il convient de noter en particulier les commentaires de ses inventeurs sur leur forme dosifiée non entérosoluble, [traduction] « qui, auparavant, était presqu’un axiome pour les formes dosifiées contenant de l’oméprazole ou tout autre composé d’inhibiteurs de pompe à protons » (MD 14, à 2 et 3). Selon les inventeurs du MD14, tout « éloignement de l’enseignement » était maintenant chose du passé. Qui plus est, MD14 enseignait que l’agent alcalifiant au centre neutraliserait le fluide acide absorbé et protégerait le principe actif contre une dégradation.

[93]           À la lumière de ce qui précède, je conclus que les connaissances générales courantes comprenaient plusieurs approches de formulations de composés sensibles aux acides, comme les IPP, y compris l’utilisation d’un agent alcalifiant en vue de réduire la dégradation par l’acide dans l’estomac.

[94]           Je conclus aussi qu’à la date donnée, les solutions de rechange au revêtement gastro‑résistant des IPP étaient des connaissances générales courantes. Inversement, l’obligation d’utiliser un revêtement gastro‑résistant pour un IPP n’était pas une connaissance générale courante.

(ii)               ARTHROTEC (MD10, MD11 et MD30)

[95]           AstraZeneca a fait valoir qu’ARTHROTEC ne devrait pas faire partie de l’analyse de l’évidence, parce que le misoprostol agit différemment d’un IPP; il ne s’agit pas d’un « inhibiteur d’acide ». Cela s’explique par le fait que son mécanisme de protection est différent de ceux des IPP : le misoprostol est un analogue de prostaglandine, qui complète les prostaglandines (qui aident à protéger la paroi de l’estomac). Par conséquent, on renvoie parfois à l’administration de misoprostol en tant que « thérapie de remplacement ». Le misoprostol inhibe la sécrétion de prostaglandines dans l’ensemble du corps, plutôt que de ne cibler que la paroi de l’estomac. On peut donc le différencier des IPP, qui inhibent uniquement l’acide en désactivant les pompes à protons (qui sécrètent de l’acide) dans les cellules pariétales de la paroi de l’estomac. Le Dr Laine dresse la liste des divers mécanismes de défense des prostaglandines, que voici :

a)                  inhibition de la sécrétion d’acide;

b)                  stimulation du mucus (qui couvre la paroi de l’estomac) et du bicarbonate (molécule alcaline qui contre ou qui neutralise l’acide;

c)                  augmentation de la circulation sanguine dans la paroi de l’estomac;

d)                 rétablissement et guérison accélérés de la paroi de l’estomac;

e)                  empêche les globules rouges de se coller aux parois des vaisseaux sanguins.

[96]           Mylan fait valoir que, même si le misoprostol ne fonctionne peut‑être pas de la même façon que d’autres inhibiteurs d’acide comme les IPP et qu’il peut avoir des effets secondaires différents, le fait de soutenir qu’il ne s’agit pas d’un inhibiteur d’acide équivaut à dire qu’un couteau suisse n’est pas un couteau. ARTHROTEC était le seul médicament à dose fixe en cothérapie avec un AINS offert sur le marché pour atténuer les effets GI secondaires au moment donné. Le propre expert d’AstraZeneca, le Dr Armstrong, a semblé l’accepter (contre‑interrogatoire du Dr Armstrong, à 71 : 14‑22) et a indiqué de façon générale que le misoprostol réduisait la sécrétion d’acide gastrique et les ulcères causées par un AINS (affidavit du Dr Armstrong, au paragraphe 74).

[97]           MD30, un article de revue publié sur ARTHROTEC en 1992, on indiquait que, non seulement des combinaisons à dose fixe d’AINS et d’autres médicaments gastro-protecteurs étaient bien connues, mais on montrait qu’une formulation à libération séquentielle était offerte sur le marché pour ces combinaisons. On y présentait la formulation d’ARTHROTEC (à gauche), que l’on peut comparer à la figure 2 du brevet 098 (à droite ci‑dessous).

[98]           Dans ces deux diagrammes, on peut voir l’AINS au centre, immédiatement entouré d’un revêtement gastro‑résistant, avec une couche externe de médicament gastro-protecteur (le misoprostol, à gauche, et un inhibiteur d’acide – qui correspond à un IPP dans les revendications avancées – à droite). La Dre Appel a abordé en profondeur les ressemblances sur le plan de l’architecture, et, à mon avis, son témoignage est convaincant.

[99]           Après avoir étudié les arguments présentés par les deux parties, je ne crois pas qu’il est nécessaire de déterminer si le misoprostol est désigné en tant qu’« inhibiteur d’acide » à juste titre, parce que je conclus que son but et son effet ultime sont les mêmes que ceux des IPP dans leurs formulations respectives (ARTHROTEC et le brevet 098).

[100]       Je conclus que la différence entre les deux types d’effets – systémiques et locaux – n’a aucune incidence aux fins de la présente procédure, puisqu’en fin de compte, les deux agissent sur les mêmes récepteurs et ont le même effet net de limiter les blessures GI découlant de la prise d’AINS.

[101]       Le fait que, de l’aveu de Mylan, le misoprostol ne constituait pas une option de cothérapie souhaitable avec un AINS en tant qu’IPP en raison de ses effets secondaires ne l’élimine pas de l’art antérieur. Cet art, qui comprend MD10, MD11 et MD30, indique clairement que le misoprostol, en tant que partie d’un comprimé à couche multiples, était formulé conjointement selon une architecture semblable à celle montrée dans le brevet 098.

[102]       Nul ne conteste que le misoprostol inhibe l’acide, même si sa classification adéquate fait l’objet d’un différend. Qui plus est, la preuve selon laquelle le misoprostol et les IPP étaient généralement recommandés comme agents de cothérapie afin de protéger contre les blessures causées par les AINS à la date donnée est non contestée. À titre d’exemple, comme il en a été question au paragraphe 84, les lignes directrices du American College of Gastroenterology de 1998 sur le traitement et la prévention des ulcères causées par des AINS, qui demeuraient actuelles en 2001, indiquaient que le misoprostol et les IPP constituaient les agents de cothérapie acceptés (affidavit du Dr Laine, au paragraphe 56).

[103]       En résumé, il n’est pas nécessaire de déterminer si le misoprostol est bien catégorisé en tant qu’« inhibiteur d’acide », parce qu’en fin de compte, c’est le fait de savoir si la personne versée dans l’art aurait songé à l’utiliser qui a une incidence sur l’analyse de l’évidence. Le misoprostol n’est peut‑être pas « interchangeable » avec les IPP en soi, mais je conclus que la personne versée dans l’art l’aurait étudié dans le cadre de l’art antérieur en tant que l’un des autres agents de cothérapie généralement recommandés.

(2)               L’idée originale

[104]       Comme il en est question dans la section II (« Contexte ») ci‑dessus, aux fins de la présente procédure, les appelantes ont fait valoir que la revendication 37 (qui dépend elle‑même des revendications 34, 35 ou 36) et les revendications 38 à 44 dépendaient de la revendication 37.

[105]       Selon AstraZeneca, on pourrait décrire l’idée originale, à la lumière des témoignages d’experts, comme suit : une forme dosifiée solide (comme un comprimé) qui permet la libération immédiate d’une partie au moins (ou de la totalité) de l’esoméprazole, peu importe le pH du support, et la libération retardée de la totalité du naproxen. AstraZeneca a allégué que l’idée originale du brevet 098 résidait dans le fait qu’il offrait [traduction] « une nouvelle méthode de réduction des effets secondaires GI chez les personnes qui prennent des AINS : un comprimé ou une capsule unique, qui assurerait la libération coordonnée (c.‑à‑d. séquentielle) de l’inhibiteur d’acide d’abord et de l’AINS ensuite » (mémoire des appelantes, au paragraphe 17).

[106]       Selon Mylan, l’idée originale réside dans le recours à une architecture de formulation coordonnée, à libération séquentielle, contenant un AINS et un IPP. Mylan fait ensuite valoir que l’idée originale ne comprend ni la décision de combiner un AINS et un IPP ni le choix particulier du naproxen ou de l’esoméprazole en tant qu’AINS et qu’IPP dans la formulation.

[107]       Autrement dit, les parties et les experts étaient en grande partie d’accord sur l’idée originale. Toutefois, étant donné mes conclusions sur les connaissances générales courantes exposées ci‑dessus, je suis d’accord avec Mylan sur le fait que la combinaison d’un AINS et d’un IPP n’avait rien de nouveau, tout comme le type précis de chacun utilisé dans les revendications avancées. Par conséquent, je conclus que l’idée originale est un comprimé formulé afin de libérer immédiatement l’IPP, en partie ou en totalité, peu importe le pH du support et de retarder la libération de l’AINS jusqu’à ce que le pH du support atteigne au moins 3,5.

(3)               Différences entre l’état de la technique et l’idée originale

[108]       La troisième détermination tient compte de la différence, ou du delta, entre l’état de la technique et l’idée originale. C’est sur ce delta que repose la détermination de l’évidence.

[109]       En temps normal, l’écart important entre ce qui était su dans l’art et ce qui était représenté dans le brevet 098 n’aurait pas été évident aux yeux de la personne versée dans l’art. En comparaison, un petit delta aurait pu s’avérer relativement facile à combler et pourrait donc atteindre le seuil difficile de l’évidence – quoiqu’une étincelle d’esprit inventif suffise toujours à écarter la différence de ce qui aurait été évident aux yeux de la personne versée dans l’art.

[110]       Par conséquent, dans une contestation de la validité d’un brevet pour évidence, la détermination du delta entre les connaissances est une requête clé.

[111]       La description faite par les parties du delta entre l’état de la technique et l’idée originale était différente. Selon AstraZeneca, la principale différence entre l’idée originale et l’état de la technique résidait dans la libération séquentielle d’un IPP et d’un AINS ensuite. AstraZeneca a prétendu qu’il s’agissait là d’une différence majeure, qui, sans le brevet, ne serait pas allée de soi pour la personne versée dans l’art, parce que l’art antérieur ne tendait pas vers l’invention.

[112]       Mylan, qui était en désaccord, prétendait que la différence entre l’idée originale et l’état de la technique résidait dans la mise en application de l’architecture bien connue de libération séquentielle à la combinaison AINS‑IPP, d’une façon habituelle, en vue de réaliser un avantage bien connu : la réduction des effets secondaires GI dans le cadre d’une cothérapie avec un AINS. Autrement dit, l’idée originale n’est qu’une combinaison de l’art antérieur – une différence mineure.

[113]       En dépit du désaccord apparent de Mylan, je ne crois pas que les parties sont, sur le fond, très éloignées sur ce point. Elles mettent toutes deux l’accent sur le profil de libération séquentielle de la formulation.

[114]       Comme il en a été question, la coformulation d’un AINS et d’un IPP à cette fin n’était pas nouvelle, tout comme le concept de libération séquentielle dans la coformulation d’un IPP et d’un médicament gastro-protecteur. Ce qui était en fait nouveau, cependant, était la mise en application de ce profil de libération séquentielle dans la coformulation d’un AINS et d’un IPP. Par conséquent, je conclus que la différence entre l’état de la technique et l’idée originale réside dans le profil de libération séquentielle, auquel on arrive en décidant de ne pas protéger en totalité d’IPP au moyen d’un revêtement gastro‑résistant.

[115]       À mon avis, la divergence entre la position des parties, comme indiqué ci‑dessus, passe adéquatement à la quatrième étape et fait donc l’objet d’un examen approfondi dans la section sur l’analyse ci‑dessous.

(4)               Ces différences constituent‑elles des étapes évidentes?

[116]       La quatrième et dernière section de l’analyse de l’évidence implique de déterminer les étapes qu’une personne versée dans l’art aurait dû suivre pour réduire l’écart entre l’état de la technique et l’idée originale. La question clé à laquelle il faut répondre à cette dernière étape du critère à quatre volets établi dans l’arrêt Sanofi consiste à déterminer s’il fallait suivre des étapes qui auraient été évidentes aux yeux de la personne versée dans l’art pour réduire cet écart. Autrement dit, les étapes dénotaient‑elles quelque inventivité? À mon avis, elles n’en dénotaient pas.

[117]       AstraZeneca a fait valoir que les différences n’auraient pas été évidentes aux yeux de la personne versée dans l’art au moment donné : la libération coordonnée, où l’IPP est libéré immédiatement (en partie du moins) dans l’estomac, suivi de la libération retardée de l’AINS dans l’intestin grêle, était une idée originale parce que [traduction] « on savait que les IPP étaient sensibles à l’acide et qu’ils ne devaient pas être libérés immédiatement dans l’estomac acide à même une forme dosifiée solide » (mémoire des appelantes, au paragraphe 2). AstraZeneca a aussi soutenu que [traduction] « tous les IPP commerciaux avaient une formulation à libération retardée », puisque « seul un IPP à libération retardée, lorsqu’il est utilisé avec une thérapie aux AIN S, s’est avéré efficace pour réduire les risques de blessures GI causées par un AINS » (mémoire des appelantes, au paragraphe 2).

[118]       Selon Mylan, même si la libération coordonnée indiquée dans le brevet 098 n’avait jamais été suggérée dans la combinaison exacte proposée (c.‑à‑d. AINS‑IPP), elle était conforme aux connaissances générales courantes au moment donné et constituait une étape évidente.

[119]       Les facteurs liés à l’essai allant de soi sont examinés dans une section distincte ci‑dessous. Avant de me pencher sur ces facteurs, j’aborderai certains des éléments clés qui expliquent pourquoi le fait de réduire l’écart entre l’état de la technique et l’idée originale allait de soi pour la personne versée dans l’art au moment donné.

[120]       Comme il en a été question, la combinaison d’un AINS et d’un IPP faisait partie des connaissances générales courantes, tout comme le profil de libération séquentielle avec d’autres agents de cothérapie.

[121]       Tous les experts de Mylan ont produit des éléments de preuve convaincants selon lesquels, même si cette combinaison n’avait pas encore été tentée, le fait d’appliquer le profil de libération séquentielle à une combinaison AINS‑IPP allait de soi pour une formulation de comprimé dans un comprimé (p. ex., affidavit du Dr Lee, au paragraphe 158).

[122]       Même les experts d’AstraZeneca, lorsqu’on leur a demandé, s’entendaient généralement pour dire qu’ARTHROTEC avait une fin semblable, en ce sens où le misoprostol aide à protéger contre les effets GI néfastes des AINS. Le fait que les effets secondaires du misoprostol pouvaient être plus graves que ceux d’un IPP, ce qui en faisait un médicament moins attirant pour plusieurs, n’enlève rien au fait qu’il constituait a) une option pour lutter contre les effets infâmes des blessures GI, comme certains autres agents de cothérapie et anti‑acides jumelés avec des AINS, et b) un motif (ou une motivation) pour les inventeurs de tenter d’autres formulations, y compris celle indiquée (pas mise à l’essai) dans le brevet 098. Comme je l’ai déjà expliqué, je ne peux pas appuyer le refus d’AstraZeneca de catégoriser le misoprostol comme un inhibiteur d’acide, même s’il est reconnu qu’il inhibe l’acide et qu’il répond au même problème que celui indiqué dans le brevet 098.

[123]       On trouvait, dans l’art antérieur, des formulations sans revêtement gastro‑résistant, comme celle d’un IPP et de bicarbonate, où, comme pour le brevet 098, il n’y avait aucun revêtement gastro‑résistant ou aucune libération lente (MD13). Qui plus est, l’architecture était connue, dans le contexte d’un autre coagent de l’AINS, le misoprostol, et sa coformulation commerciale, ARTHROTEC. Ce qui n’était pas connu était l’utilisation d’un IPP (non entérosoluble) plutôt que du misoprostol pour la couche externe de cette architecture, de sorte que l’IPP était libéré immédiatement dans l’estomac, et l’AINS était libéré à retardement. Toutefois, je conclus que cette libération séquentielle (en rendant l’IPP non entérosoluble) aurait été évidente, en partie à cause de l’art antérieur (comme MD7, MD10, MD13 et MD30). Étant donné la nature très compétitive du marché pharmaceutique, ma conclusion est aussi appuyée par le critère de l’« essai allant de soi », dont il est question ci‑dessous.

[124]       Avant de passer à l’analyse du critère de l’essai allant de soi, je tiens à préciser qu’elle se concentre sur la revendication 37, comme tous les piliers de l’analyse de l’évidence, en fait, puisqu’elle dépend des autres revendications avancées, comme l’appelante l’a fait valoir. J’ai tout de même tenu compte de chacune des revendications avancées de façon individuelle, comme à la section VI ci‑dessus. J’ai accordé une attention limitée spéciale à un certain nombre de revendications individuelles des revendications avancées, uniquement parce qu’elles ne faisaient l’objet d’aucun différend véritable dans le contexte de l’allégation d’évidence.

[125]       Par exemple, la composition indiquée dans la revendication 35, même si elle était différente de celle présentée dans la revendication 34, ne modifiait pas l’idée originale aux fins de l’analyse de l’évidence. Qui plus est, je conclus qu’il n’avait aucune invention – et aucune suggestion selon laquelle il y avait quelque invention – dans les éléments qui suivent :

a.                   l’indication selon laquelle la dose de naproxen dans la composition doit se situer entre 250 mg et 500 mg (revendication 36);

b.                  l’indication selon laquelle la forme dosifiée unitaire indiquée dans la revendication 34 (ou les revendications 35 ou 36) doit être un comprimé; ou

c.                   l’utilisation de la composition pharmaceutique à l’une des fins indiquée dans les revendications d’usage (revendications 39 à 44), qui sont conformes aux produits de rechange existants dont il a déjà été question.

[126]       Par conséquent, comme c’est le cas pour le reste de mon analyse, les facteurs liés à l’essai allant de soi seront axés sur le fonds du raisonnement en l’espèce : l’application du profil de libération séquentielle dans la coformulation d’un AINS et d’un IPP, qui a été réalisé en ne rendant pas l’IPP entièrement entérosoluble – qu’il soit entérosoluble en partie (revendication 34) ou qu’il soit non entérosoluble (revendication 35).

(5)               Facteurs liés à l’essai allant de soi

[127]       Le dernier point à sonder, en guise de complément au quatrième critère de l’arrêt Sanofi, est le critère de l’« essai allant de soi ». Comme c’est souvent le cas dans les litiges de brevets pharmaceutiques (Sanofi, au paragraphe 68), le critère de l’« essai allant de soi » est justifié ici. J’ai conclu que l’idée originale en l’espèce allait effectivement de soi, pour les raisons qui suivent : i) il y avait un nombre limité de solutions prévisibles dans la gestion des blessures GI, qui allaient plus ou moins de soi, ii) les efforts requis pour réaliser l’invention n’étaient pas d’une ampleur indue et iii) il y avait un motif important à combiner un AINS avec un IPP sous une forme dosifiée unique avec le profil de libération séquentielle.

a)                  Est‑il plus ou moins évident que l’essai sera fructueux?

[128]       Ici, les experts de Mylan ont conclu que la personne versée dans l’art connaissait effectivement un nombre limité de solutions prévisibles déterminées. Il est évident que les options se limitaient aux agents pouvant être utilisés en combinaison avec un AINS afin d’atténuer le risque de blessure GI (voir lesdites options ci‑dessus). Il était bien connu que les IPP faisaient partie de ces options, même s’ils n’étaient pas commercialisés sous la forme de comprimés à libération séquentielle. Les IPP avaient été commercialisés sous d’autres formes (ils étaient notamment administrés conjointement pour une libération intraveineuse immédiate).

[129]       Étant donné les témoignages d’experts et les connaissances générales courantes susmentionnées, y compris la compréhension selon laquelle les IPP n’ont pas nécessairement à être entérosolubles, je conclus qu’il allait de soi pour la personne versée dans l’art qu’il était possible d’appliquer avec succès une architecture de type ARTHROTEC à une formulation AINS‑IPP.

[130]       Par conséquent, il allait plus ou moins de soi pour la personne versée dans l’art que le profil de libération séquentielle présenté dans les revendications avancées, réalisé en partie par la décision de ne pas rendre l’IPP entièrement entérosoluble, fonctionnerait.

b)                  Quels efforts — leur nature et leur ampleur — sont requis pour réaliser l’invention?

[131]       La Dre Appel a décrit les travaux qu’il aurait fallu mener pour formuler le brevet 098 comme des travaux réguliers, en mentionnant la propre observation de l’inventeur dans le brevet 098, selon laquelle l’invention [traduction] « peut être réalisée conformément aux méthodes qui constituent la norme de l’art » (brevet 098, à la page 10, lignes 21 et 22).

[132]        Les Drs Appel, Laine et Lee ont aussi conclu que le brevet présentait des données incomplètes sur les essais cliniques dans ses exemples; aucun essai n’avait été mené sur la formulation AINS‑IPP (en fait, seuls des essais limités ont été menés sur d’autres agents). Les experts d’AstraZeneca n’ont pas répliqué à ces observations dans leur témoignage écrit; en fait, en contre‑interrogatoire, le Dr Polli s’est dit d’accord avec le fait qu’aucun essai de la formulation avec un IPP non entérosoluble n’était présenté dans le brevet.

[133]       En ce qui concerne ce facteur lié à l’effort, je suis convaincu par la conclusion de Mylan selon laquelle il ne fallait que peu d’efforts pour réaliser l’idée originale. L’unique preuve d’essais n’avait qu’une utilisation limitée, parce qu’elle visait d’autres agents (exemples 8 et 9 du brevet 098). L’inventeur ne présente pas de preuves non plus, hormis ce qui a été indiqué dans le brevet, ce qui ne constitue pas grand-chose, comme indiqué. Le fait qu’il n’y avait aucun élément de preuve relativement aux essais et aucun élément de preuve sur les connaissances des inventeurs par rapport à celles que l’on attribue à la personne versée dans l’art, peut aussi constituer un facteur pertinent de l’évaluation de la démarche réelle (AstraZeneca Canada Inc. c. Teva Canada Limitée, 2013 CF 245, au paragraphe 64).

[134]       Qui plus est, ni le fait que i) personne ne savait que l’invention revendiquée offrirait d’autres avantages (c.‑à‑d. l’IPP non entérosoluble) ou que ii) d’autres options étaient offertes parmi les agents gastro-protecteurs, hormis les IPP ne rendent les revendications non évidentes. Les commentaires qui suivent du juge Barnes, dans l’arrêt Janssen Inc. c. Teva Canada Limitée, 2015 CF 184, au paragraphe 113, sont pertinents :

[…] Le fait que le formulateur devait faire quelques choix et tester la formulation pour s’assurer de son efficacité ne rend pas cet exercice non évident. Je souscris ici à l’opinion exprimée par le juge Roger Hughes dans Shire Biochem Inc. c Apotex Inc., 2008 CF 538 au para 80, [2008] ACF no 690 (QL), à savoir que l’existence d’un certain nombre de voies possibles pour résoudre un problème ne signifie pas que la voie adoptée n’était pas évidente. Dans Brugger c Medic-Aid Ltd., [1996] RPC 635 à la p. 661, le même argument a été ainsi formulé :

[traduction]

Premièrement, il arrive qu’une voie de recherche soit à essayer à l’évidence même si l’on ne peut dire avec certitude qu’elle mènera à la réussite, ou à une réussite suffisante pour qu’il vaille la peine de s’y engager du point de vue commercial [...] Deuxièmement, si une voie déterminée est à l’évidence à suivre ou à essayer, elle n’est pas rendue moins évidente sur le plan technique par le simple fait qu’il existe un certain nombre, ou peut-être un grand nombre, d’autres voies évidentes. S’il y a une pluralité de voies évidentes, il est plus ou moins inévitable que la personne versée dans l’art en essaie certaines avant d’autres.

c)                  L’art antérieur fournit‑il un motif de rechercher la solution au problème qui sous‑tend le brevet?

[135]       Les parties ont consacré beaucoup de temps à présenter leurs positions sur ce qui constitue une motivation précise par rapport à une motivation générale, et si cette dernière pouvait à elle seule satisfaire au critère de l’« essai allant de soi ».

[136]       AstraZeneca a fait valoir qu’une motivation précise – plutôt qu’une simple motivation générale – doit être présente pour répondre au critère de l’« essai allant de soi » de Sanofi en l’espèce. Ici, il doit y avoir une raison au fait qu’une personne versée dans l’art tente précisément de combiner un IPP et un AINS, en libérant d’abord l’IPP non entérosoluble et l’AINS ensuite. Autrement dit, la motivation doit être propre à l’idée originale.

[137]       AstraZeneca a allégué que les témoignages des experts de Mylan afin de déterminer si l’essai allait de soi étaient a) incohérents et b) n’établissaient aucune motivation précise d’essayer. Les Drs Appel et Lee, les formulateurs experts de Mylan, ont affirmé que des cliniciens versés dans l’art devraient diriger un profil particulier de libération pour une combinaison AINS‑IPP et leurs témoignages sur ce qu’un formulateur versé dans l’art aurait fait étaient incohérents.

[138]       AstraZeneca a fait valoir pendant l’audience que, selon les éléments de preuve produits par les experts de Mylan, il n’y avait aucune motivation à essayer la formulation de libération séquentielle revendiquée. L’argument présenté par AstraZeneca à cet égard se fondait principalement sur le témoignage du Dr Laine, le gastroentérologue (clinicien) expert de Mylan, dont les éléments de preuve soulevaient deux fondements à l’absence de motivation.

(i)                 Absence de motivation alléguée du clinicien d’informer sur la formulation

[139]       En temps normal, dans le processus de l’équipe pharmaceutique qui représente la personne versée dans l’art en l’espèce, le clinicien a comme rôle de diriger le formulateur. En termes simples, c’est généralement le clinicien qui cerne un problème clinique et qui peut suggérer des approches pour le résoudre, tandis que le formulateur crée habituellement le nouveau médicament ou la nouvelle formulation qui répond à ce besoin, qui est stable et qui peut être fabriqué facilement. Le clinicien dirige la conception du médicament, tandis que le formulateur l’exécute.

[140]       Selon AstraZeneca, le Dr Laine (en tant que clinicien) n’aurait pas dirigé le formulateur afin de concevoir le comprimé à libération séquentielle décrite dans la revendication contestée. Particulièrement, AstraZeneca renvoie à l’élément de preuve produit par le Dr Laine, selon laquelle il n’était pas évident que la libération séquentielle de l’IPP suivie de celle de l’AINS offre un avantage supplémentaire par rapport à une formulation qui n’est pas conçue pour assurer une libération séquentielle. Cette déclaration, avance AstraZeneca, équivaut à avouer qu’il n’y avait aucune impulsion à diriger les formulateurs afin qu’ils trouvent l’idée originale; par conséquent, il n’y avait aucune motivation à essayer.

[141]       Je n’accepte pas cet argument. Le commentaire en question est tiré d’une partie de l’affidavit du Dr Laine, où il appuie son opinion selon laquelle la formulation à libération séquentielle – le concept de libérer un agent protecteur (dans le brevet 098, l’IPP) avant l’AINS – était bien connue en pratique clinique, dans la littérature médicale et dans les brevets.

[142]       En particulier, tout juste avant le commentaire attaqué, le Dr Laine a affirmé que le fait de savoir que le misoprostol, les inhibiteurs des récepteurs H2 et d’autres agents de cothérapie avec un AINS étaient libérés avant l’AINS en vue d’offrir une protection plus efficace contre les blessures GI causées par l’AINS dans d’autres formulations aurait [traduction] « sans doute laissé croire au clinicien versé dans l’art qu’il pouvait adopter une approche semblable avec une thérapie protectrice aux IPP » (affidavit du Dr Laine, au paragraphe 204).

[143]       Même si le Dr Laine affirme effectivement ensuite qu’il n’y a aucune preuve des avantages supplémentaires offerts par la libération séquentielle dans une combinaison AINS‑PPI, il renvoyait à l’absence de preuves dans le brevet 098 à l’appui d’avantages supplémentaires et au fait qu’il ne présentait aucun avantage d’invention, ce qui le porte à conclure, au paragraphe 223 de son affidavit, que :

[traduction]

[…] la formulation à libération séquentielle aurait pu donner lieu à un avantage du point de vue de l’invention, si l’inventeur avait documenté ou enseigné que la libération séquentielle permettait davantage de réduire les blessures GI causées par un AINS, comme les ulcères, que l’administration conjointe d’IPP et d’un AINS ou que la formulation d’une combinaison sans le schéma indiqué de libération séquentielle. Cela n’était toutefois pas le cas.

(ii)               Absence alléguée d’avantage connu

[144]       Qui plus est, je ne suis pas d’accord avec l’argument implicite selon lequel il n’y a aucune raison de mettre à l’essai quelque chose n’offrant aucun avantage sur le plan de l’invention. Cette expression serait aussi incohérente dans le contexte fourni par le reste de l’opinion du Dr Laine, soit que l’existence de formulations conjointes à libération séquentielle d’AINS avec d’autres agents gastro-protecteurs laisserait croire au clinicien versé dans l’art qu’il serait possible d’adopter une approche semblable dans le cadre d’une thérapie protectrice aux IPP, et sa conclusion ultime, selon laquelle l’essai allait effectivement de soi. Le Dr Laine a reconnu que le fait de rendre l’IPP non entérosoluble dans une telle combinaison n’avait jamais été formulé auparavant, mais qu’il était néanmoins évident. En d’autres termes, ce n’est pas parce qu’une idée est nouvelle qu’elle ne peut pas être évidente à la fois. Mylan a renvoyé à plusieurs jurisprudences classiques qui soutenaient ce principe de base du droit des brevets (p. ex. Actavis UK Ltd c. Novartis AG, [2010] EWCA Civ 82 (cour d’appel anglaise), aux paragraphes 36 à 38).

[145]       Mylan a fait valoir que le clinicien versé dans l’art aurait eu la motivation requise pour créer une formulation de comprimé à libération séquentielle formé d’un AINS et d’un IPP et qu’en vertu de la loi, il n’est pas nécessaire que la motivation soit précise au point de correspondre à la poursuite particulière de l’invention exacte revendiquée, alors que de nombreuses autres bonnes options étaient offertes. Pour en exiger autrement, il faudrait protéger les revendications sans passer par l’étape de l’idée originale.

[146]       Je n’interprète pas le témoignage du Dr comme une affirmation selon laquelle les formulateurs versés dans l’art n’auraient pas été motivés. Après avoir insisté sur le fait qu’il n’était pas un formulateur (affidavit du Dr Laine, au paragraphe 213), le Dr a néanmoins expliqué par la suite pour l’idée originale, et particulièrement la formulation d’un AINS et d’un IPP non entérosoluble à libération séquentielle n’était ni nouvelle (paragraphes 213 à 220) ni avantageuse (paragraphes 221 à 227). Le Dr Laine a ensuite expliqué, tout de suite après, que [traduction] « à mon avis, la motivation à combiner un AINS avec un IPP dans une forme dosifiée unique était présente, parce que l’administration conjointe d’un AINS et d’un IPP constituait une norme de soins en vue de réduire les blessures GI causées par les AINS, comme des ulcères […] » (paragraphe 229).

[147]       Le Dr Armstrong a reconnu, en contre‑interrogatoire, qu’une combinaison AINS‑IPP aurait suscité un fort intérêt en 2001 aux yeux du clinicien, puisqu’elle représentait une amélioration par rapport à ARTHROTEC. Comme il en a été question, le misoprostol a des effets secondaires indésirables.

(iii)             Motivation générale par rapport à spécifique

[148]       Si nous revenons aux principes de base de la motivation (générale ou spécifique), l’arrêt Sanofi exige de mener une analyse contextuelle : il enseigne que l’importance de la motivation en tant que facteur dépend entièrement des faits.

[149]       Dans la jurisprudence citée, Mylan s’est appuyée sur Novopharm ltd. c. Janssen‑Ortho inc., 2007 CAF 217 [Janssen‑Ortho] au sous‑paragraphe 25(5) (citation du jugement de première instance du juge Hughes ci‑dessous) :

La « motivation », dans ce contexte, peut signifier la raison pour laquelle l’inventeur supposé a fait l’invention supposée, ou encore la raison pour laquelle on pouvait légitimement s’attendre à ce que la personne hypothétique normalement versée dans l’art associât des éléments de l’état de la technique pour aboutir à l’invention supposée. S’il existe dans le domaine en question un problème déterminé que tous les spécialistes de ce domaine essaient de résoudre (une motivation générale), il peut se révéler plus probable que la solution, une fois trouvée, ait exigé de l’inventivité. Par ailleurs, s’il s’agit d’un problème que seul l’inventeur supposé essayait de résoudre (une motivation particulière ou personnelle) et que personne d’autre ne voyait de raison d’aborder, il peut s’avérer plus probable aussi que la solution ait demandé de l’inventivité. Cependant, si des concepts courants et des techniques éprouvées pouvaient mener à la solution, la possibilité peut se trouver réduite que la solution ait nécessité de l’inventivité.

[150]       Mylan fait valoir qu’il n’est pas nécessaire d’avoir une motivation précise pour trouver ce qui était « évident ». Tout en reconnaissant que l’arrêt Janssen‑Ortho précède l’arrêt Sanofi, Mylan avance que cette déclaration s’inscrit parfaitement dans l’approche contextuelle à l’égard de la motivation décrite dans l’arrêt Sanofi et demeure conforme à l’état du droit actuel. Je suis d’accord.

[151]       Dans l’arrêt Sanofi, la Cour suprême a reconnu la motivation précise comme le troisième des trois facteurs, plutôt qu’une exigence indépendante. Son importance relative dépendra du contexte et de la situation factuelle de chaque instance. D’autres facteurs peuvent avoir une pondération égale, voire supérieure pour arriver au résultat du critère de l’« essai allant de soi », étant donné que les trois facteurs énumérés dans l’arrêt Sanofi ne sont ni déterminants ni exhaustifs. Lorsque l’on tient compte du troisième facteur, la motivation générale pour trouver un nouveau médicament ou en améliorer un est généralement acquise, étant donné que le secteur pharmaceutique est extrêmement concurrentiel (Sanofi, au paragraphe 90). Les parties ont discuté de plusieurs décisions individuelles en profondeur sur ce point : Mylan a d’abord prétendu que l’on trouvait des exemples où l’évidence avait été établie, même en cas de motivation générale, et AstraZeneca a répliqué que dans toutes ces affaires, on avait finalement conclu à une motivation précise – même si elle était implicite (Ratiopharm Inc. c. Pfizer Limited, 2009 CF 711, conf. par 2010CAF 204; Novopharm ltd. c. Janssen‑Ortho inc., 2007 CAF 217; AstraZeneca Canada Inc. c. Teva Canada Limitée, 2013 CF 245; Bristol-Myers Squibb Canada Co c. Teva Canada Limited, 2016 CF 580). À mon avis, la difficulté ici découle de la jurisprudence, où l’on indique, de façon générale, que la motivation appartient à un côté ou l’autre d’une dichotomie : générale ou précise.

[152]       Il ne me semble pas que la Cour suprême, lorsqu’elle a formulé le critère de l’arrêt Sanofi, voulait que la motivation se trouve entièrement d’un côté ou l’autre. Dans bon nombre de cas, il était possible de présenter des arguments convaincants pour les côtés pile et face de cette « motivation ». Après tout, la motivation est une mesure intrinsèquement difficile à prendre, encore plus lorsqu’il est question de cette personne versée dans l’art. Bref, la distinction entre une motivation « générale » et « précise », qui consomme beaucoup d’énergie en l’espèce, est peut‑être une fausse dichotomie.

[153]       La mesure à prendre est plutôt la différence ou l’ampleur, et pas le genre. À l’instar de bon nombre de mesures subjectives, la meilleure façon de déterminer la motivation de la personne versée dans l’art consiste à la situer sur une échelle. Il va de soi que l’élan à moderniser des résultats donne lieu à une motivation innée d’innover; la science s’efforcera toujours de rechercher des formulations nouvelles et améliorées, y compris avec les médicaments.

[154]       Certaines des observations sur la motivation, qui ont tendance à la définir comme une exigence indépendante – qui exige donc du tribunal qu’il fasse une détermination binaire – n’ont fait qu’aggraver une éventuelle confusion ici.

[155]       Cela ne signifie pas qu’il n’y aura aucun cas où la motivation tombe clairement du côté de la précision : il est possible, dans certains cas, que la motivation soit clairement propre à l’invention revendiquée en fin de compte.

[156]       Toutefois, lorsque cette motivation n’est pas suffisamment propre à l’invention exacte, le fait d’établir qu’elle est catégorique générale ou spécifique, plutôt que de la situer au milieu, peut s’avérer un exercice entièrement subjectif, comme l’évaluation d’une œuvre d’art moderne. Ce qu’une personne considère comme une motivation générale, une autre peut raisonnablement le décrire comme une motivation précise, tandis que dans de nombreux cas, la réalité est plutôt grise – entre le noir de la motivation générale et le blanc de la motivation précise.

[157]       La décision rendue récemment dans l’arrêt Gilead – l’une des affaires sur lesquelles les parties en l’espèce ne sont pas d’accord, sur la preuve de motivation générale ou précise – constitue un bon exemple de ce que j’ai décrit comme cette fausse dichotomie qu’est la division de la motivation. Le juge Brown résume le débat ainsi dans Gilead (au paragraphe 119) :

Gilead demande à la Cour d’examiner s’il y avait une motivation précise derrière la coformulation du Coviracil et du VIREAD®; elle affirme que lorsque ces médicaments n’étaient pas encore largement utilisés ou prescrits ensemble, aucune motivation n’aurait existé pour la coformulation de l’invention revendiquée. Je ne suis pas d’accord pour dire que ce degré de spécificité était requis pour l’analyse de la motivation. Je suis d’avis que la conférence téléphonique établit la motivation générale de mettre au point une coformulation du VIREAD® et du FTC à dose unique administrée une fois par jour. Cela suffisait pour que le formulateur qualifié envisage la coformulation du FTD et du FTC. [Je souligne.]

[158]       Malgré cette prise de position, Gilead constitue un bon exemple de l’incertitude causée par la dichotomie de la motivation en l’espèce. Mylan, dans ses observations écrites et pendant l’audience, s’est appuyée sur Gilead (en citant les paragraphes 117 à 122) en tant qu’exemple de cas où la motivation générale satisfait au critère de l’essai allant de soi. AstraZeneca, quant à elle, a reconnu que la motivation générale était effectivement reconnue au paragraphe 119 (voir l’extrait ci‑dessus), mais a tout de même fait valoir que le juge Brown était allé plus loin dans les paragraphes subséquents, en ajoutant plus de précisions, ce qui équivalait à une conclusion de motivation précise (en citant le reste du paragraphe 119 et le paragraphe 120). Ce débat a eu lieu malgré la déclaration du juge Brown, au paragraphe 119 (ci‑dessus) : « Je ne suis pas d’accord pour dire que ce degré de spécificité était requis pour l’analyse de la motivation. »

[159]       Enfin, la motivation précise va sans doute dans les deux sens. On pourrait dire que son existence suggère qu’elle était probablement évidente pour une personne qui y arriverait éventuellement, sans esprit inventif. Par contre, on pourrait aussi dire que l'existence d'une motivation précise avant que l'invention revendiquée ne soit brevetée ne fait que renforcer la question classique posée dans l’arrêt Beloit (au paragraphe 2) : [traduction] « si c’était évident – et qu’il avait une motivation précise de l’essayer – pourquoi ne l’avez‑vous pas fait? »

[160]       Le troisième facteur du critère de l’« essai allant de soi » pose la question qui suit : « L’art antérieur fournit‑il un motif de rechercher la solution au problème qui sous‑tend le brevet? » (arrêt Sanofi, au paragraphe 69). Cette question ne prévoit pas la nature ou l’ampleur exacte du motif requis. La question clé réside donc, en supposant que l’art antérieur fournit un motif, dans « le degré de précision » de la motivation par rapport à la revendication. Plus la motivation est propre à la revendication, plus la motivation est un facteur important pour déterminer si la revendication constituait un essai allant de soi. Ici, je conclus, comme dans l’arrêt Gilead, que l’art antérieur fournissait à la personne versée dans l’art le motif pour réaliser l’invention revendiquée.

[161]       Il est aussi important de garder à l’esprit que ni ce facteur de motivation ni les facteurs généraux de l’essai allant de soi ne déterminent l’évidence. Les deux sont plutôt des facteurs liés à la question sur l’évidence décisive, établie en tant que quatrième étape de la démarche : « Abstraction faite de toute connaissance de l’invention revendiquée, ces différences [entre l’état de la technique et l’idée originale] constituent‑elles des étapes évidentes pour la personne versée dans l’art ou dénotent‑elles quelque inventivité? » (Sanofi, au paragraphe 68). 

[162]       Dans son ensemble, je suis d’accord avec la position du défendeur sur la motivation. Les experts de Mylan ont formulé des observations cohérentes – quoique fondées sur leurs analyses individuelles – sur une motivation solide et documentée en vue d’améliorer les résultats liés aux blessures GI, qui comprenaient les AINS et les IPP dans des formulations différentes. ARTHROTEC présentait la même architecture dans le même format de comprimé. Pour arriver à leurs conclusions les experts de Mylan ont tous étudié individuellement l’art antérieur et appuyé leurs conclusions de sources de référence convaincantes indiquées dans l’AA, et particulièrement MD7, MD8, MD10, MD12, MD13, MD18 et MD30.

d)                 Conclusion sur les facteurs liés à l’essai allant de soi

[163]       Même si l’art antérieur avait éveillé la personne versée dans l’art à la possibilité que quelque chose « valait d’être tenté », cela ne suffit pas à le rendre évident, à moins que l’invention aille plus ou moins de soi : Alcon Canada Inc. c. Cobalt Pharmaceuticals Company, 2014 CF 462, au paragraphe 129, conf. par 2015 CAF 191. Le critère ne vise pas à déterminer si la personne versée dans l’art avait de bonnes raisons de chercher des solutions offrant des [traduction] « chances raisonnables de succès » : Eli Lilly Canada Inc. c. Mylan Pharmaceuticals ULC, 2015 CAF 286, au paragraphe 4.

[164]       En somme, je conclus que l’idée originale dans les revendications avancées constituait un essai allant de soi, étant donné que : a) un nombre déterminé de solutions prévisibles était connu de la personne versée dans l’art; b) une quantité minimale d’efforts semblait requise pour réaliser l’invention et c) une motivation forte à obtenir de meilleurs résultats pour les blessures GI liées aux AINS et particulièrement à essayer la formulation revendiquée. Il serait allé plus ou moins de soi pour la personne versée dans l’art de tenter d’obtenir la formulation à libération séquentielle présentée dans les revendications avancées et qu’une telle formulation fonctionne.

(6)               Appui sur les mosaïques

[165]       AstraZeneca a critiqué la dépendance alléguée de Mylan aux mosaïques afin d’en arriver à sa conclusion d’évidence – autrement dit, elle s’est appuyée sur une série d’arts antérieurs qui, ensemble, lui ont permis d’arriver à l’invention indiquée dans le brevet 098. Citant Bridgeview Manufacturing Inc. c. 931409 Alberta Ltd., 2010 CAF 188, au paragraphe 51 [Bridgeview], AstraZeneca a précisé que le simple fait que chaque élément d’art antérieur aurait pu être connu ou même relever des connaissances générales courantes ne signifie pas que la combinaison est évidente : l’idée même de combiner ces parties indépendantes peut constituer une idée originale, ce dont il s’agissait dans ce cas. Particulièrement, la Cour d’appel a énoncé ce qui suit dans l’arrêt Bridgeview (au paragraphe 51) :

Il ne serait pas juste vis‑à‑vis la personne revendiquant une invention de combinaison de décomposer la combinaison en ses éléments pour conclure que, chacun de ceux‑ci étant bien connus, ladite combinaison est nécessairement évidente […]

[166]       De façon générale, en ce qui concerne la question des combinaisons, AstraZeneca a prétendu que les arguments présentés par Mylan sur l’évidence ne faisaient que diriger vers de courts extraits de quelques éléments de l’art antérieur. AstraZeneca a fait valoir qu’il s’agissait d’une indication de recul et qu’il n’y avait pas de motivation précise à combiner les éléments de l’art.

[167]       Dans sa réponse, Mylan a reconnu que l’AA contenait effectivement plusieurs mosaïques, tout en faisant valoir qu’ils sont tous très semblables. À titre d’exemple, Mylan a renvoyé à la mosaïque 7.2.3.1 de son AA, qui établit la répartition suivante de l’art antérieur :

                     MD18 : combinaison IPP‑AINS;

                     MD07 : combinaison esoméprazole‑naproxen en particulier;

                     MD65 : l’esoméprazole n’est pas meilleur qu’un autre IPP;

                     MD10 : architecture d’ARTHROTEC;

                     MD13 : IPP non entérosoluble.

[168]       Parmi ces éléments de l’art antérieur, seuls MD10 (ARTHROTEC) et MD13 (IPP non entérosoluble) sont contestés, selon Mylan.

[169]       Je suis d’accord avec Mylan sur le fait que cette combinaison se voulait un exemple en vue d’illustrer l’art antérieur. Mylan a aussi donné un autre exemple au renvoi 140 de son mémoire (quoiqu’en réponse aux critiques selon lesquelles ses experts s’étaient appuyés sur un art externe à l’AA) :

[traduction]

Le fonds du raisonnement de l’analyse est le fait qu’une architecture de formulation bien connue dans l’art antérieur (p. ex., dans MD10 et MD30) est adaptée afin d’être utilisée avec un IPP (reconnu pour son efficacité, p. ex., dans MD18, et formulé en combinaison, p. ex., dans MD7 et MD12), sans difficulté à formuler l’IPP aux fins de libération immédiate (p. ex., comme l’enseigne MD13).

[170]       Tous les éléments de l’art antérieur auxquels on a renvoyé dans la présente décision ont été revendiqués dans l’AA. Qui plus est, pour des motifs déjà expliqués, j’ai conclu que tous les points sous‑jacents revendiqués dans les exemples susmentionnés étaient en fait des connaissances générales courantes à la date donnée.

[171]       Les arguments présentés par Mylan me convainquent. Par conséquent, conformément à mes conclusions sur le critère de l’essai allant de soi dans la section qui précède, je conclus qu’il serait allé de soi pour la personne versée dans l’art de regrouper les vastes connaissances générales courantes au moment donné, avec un peu de l’art antérieur pour arriver à l’idée originale, en s’attendant à ce qu’elle fonctionne.

VIII.       Utilité et excessivité

[172]       Étant donné mes conclusions sur l’évidence, il n’est pas nécessaire de répondre aux autres questions soulevées par le défendeur.

IX.             Conclusion

[173]       Pour les motifs exposés ci‑dessus, je conclus que les allégations de Mylan, selon lesquelles il allait de soi de tenter d’obtenir une formulation à libération séquentielle d’AINS‑IPP sous une forme dosifiée orale unique a une apparence de vraisemblance. AstraZeneca n’a pas convaincu la Cour que les allégations d’invalidité pour évidence de Mylan sont injustifiées. La demande d’ordonnance d’interdiction est rejetée.

[174]       La demande présentée par AstraZeneca afin d’obtenir une ordonnance en vertu de l’article 6 du Règlement pour empêcher le ministre de la Santé d’émettre un avis de conformité à l’égard de Mylan pour un comprimé générique de naproxen‑esoméprazole de magnésium est rejetée. Le ministre de la Santé peut donc émettre un avis de conformité à Mylan pour le produit contesté sans délai.

X.                Dépens

[175]       Une courte discussion a eu lieu sur les dépens pendant la conférence sur la gestion de l’affaire, le 18 octobre 2016, où les parties se sont mises d’accord pour tenter d’en arriver à un accord sur les dépens et de revenir devant la Cour pour présenter le résultat de ces discussions, dans les 15 jours suivant la réception du jugement.

[176]       Si elles ne parviennent pas à en arriver à une ordonnance d’adjudication des dépens mutuellement acceptable, les parties auront dix jours pour présenter leurs observations, de cinq pages chacune tout au plus, afin d’indiquer leur position sur les coûts.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que

1.      La demande présentée par AstraZeneca afin d’obtenir une ordonnance en vertu de l’article 6 du Règlement pour empêcher le ministre de la Santé d’émettre un avis de conformité à l’égard de Mylan est rejetée.

2.      Les dépens sont adjugés au défendeur, conformément à la section X du jugement.

« Alan S. Diner »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DOSSIER :

T-336-15

 

 

INTITULÉ :

ASTRAZENECA CANADA INC ET POZEN INC c MYLAN PHARMACEUTICALS ULC ET LE MINISTRE OF HEALTH

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Les 21, 22 et 23 novembre 2016

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

Le juge diner

 

DATE DES MOTIFS :

Le 7 février 2017

 

COMPARUTIONS :

Yoon Kang

Paul Jorgensen

Andrew Mandlsohn

 

POUR LES APPELANTES

 

J. Bradley White

Nathaniel Lipkus

Carina De Pellegrin

 

POUR LA DÉFENDERESSE

MYLAN PHARMACEUTICALS ULC

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Smart & Biggar

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES APPELANTES

 

Osler, Hoskin & Harcourt LLP

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

MYLAN PHARMACEUTICALS ULC

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

 


ANNEXE A

Revendications du brevet canadien 2 449 098

[…]

34.              Une composition pharmaceutique sous forme dosifiée unitaire, qui comprend des quantités efficaces, du point de vue thérapeutique, de :

a)      un sel de qualité pharmaceutique d’esoméprazole, dont au moins une partie dudit sel d’esoméprazole de qualité pharmaceutique n’est pas entouré d’un revêtement gastro‑résistant;

b)      le naproxen, qui possède un revêtement qui inhibe sa libération de ladite forme dosifiée, à moins que cette forme se trouve dans un support dont le pH est d’au moins 3,5;

ladite forme dosifiée unitaire prévoit la libération dudit sel d’esoméprazole de qualité pharmaceutique et ledit naproxen, de sorte que :

                                                        i)            au moment de l’introduction de ladite forme dosifiée unitaire dans un support, au moins une partie dudit sel d’esoméprazole de qualité pharmaceutique est libérée, peu importe le pH du support;

                                                      ii)            ledit naproxen est libéré au moment où le pH dudit support atteint 3,5 ou plus.

35.              La composition pharmaceutique indiquée dans la revendication 34, où ledit sel d’esoméprazole de qualité pharmaceutique dans ladite forme dosifiée unitaire n’est aucunement entouré d’un revêtement gastro‑résistant et où, au moment de l’introduction de ladite forme dosifiée unitaire dans un support, pratiquement tout le sel d’esoméprazole de qualité pharmaceutique est libéré, peu importe le pH du support.

36.              La composition pharmaceutique indiquée dans les revendications 34 ou 35, où ledit naproxen est présent dans une quantité compris entre 250 mg et 500 mg.

37.              La composition pharmaceutique de l’une des revendications 34 à 36, où la date forme dosifiée unitaire est un comprimé.

38.              La composition pharmaceutique de l’une des revendications 34 à 37, où le sel de qualité pharmaceutique est le sel de magnésium d’esoméprazole.

39.              L’utilisation de la composition pharmaceutique de l’une des revendications [34 à 38] pour traiter la douleur ou l’inflammation chez un patient.

40.              L’utilisation de la composition pharmaceutique de l’une des revendications [34 à 38] pour la fabrication d’un médicament pour traiter la douleur ou l’inflammation chez un patient.

41.              L’utilisation de la revendication 39 ou 40, où la douleur ou l’inflammation sont causées par l’arthrose ou la polyarthrite rhumatoïde.

42.              L’utilisation de la composition pharmaceutique de l’une des revendications [34 à 38] pour le traitement de l’arthrose, de la polyarthrite rhumatoïde ou de la spondylarthrite ankylosante.

43.              L’utilisation de la composition pharmaceutique de l’une des revendications [34 à 38] dans la fabrication d’un médicament pour le traitement de l’arthrose, de la polyarthrite rhumatoïde ou de la spondylarthrite ankylosante.

44.              L’utilisation selon les revendications 42 ou 43 chez les patients susceptibles de souffrir d’ulcères gastriques liées aux AINS.

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