Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20170131


Dossier : T-1317-15

Référence : 2017 CF 123

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 31 janvier 2017

En présence de madame la juge Roussel

ENTRE :

LIKEZO KARN

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La demanderesse, Mme Likezo Karn, travaille comme agente principale de développement au ministère des Affaires étrangères, du Commerce et du Développement (MAECD).

[2]  En février 2015, Mme Karn a avisé son employeur qu’elle exerçait son droit de refuser de faire un travail dangereux aux termes de la partie II du Code canadien du travail, LRC (1985), c L-2 (CCT), au motif que l’exposition répétée à son superviseur constituait une situation dangereuse.

[3]  S’appuyant sur l’alinéa 129(1)a) du CCT, la directrice régionale du Programme du travail, région du Québec, Emploi et Développement social Canada (directrice régionale) a conclu, dans une décision datée du 13 juillet 2015, que les préoccupations de Mme Karn seraient traitées de façon plus appropriée aux termes de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, LC 2003, c 22, article 2 (LRTFP).

[4]  Mme Karn sollicite le contrôle judiciaire de la décision de la directrice régionale de refuser de mener une enquête sur sa plainte.

[5]  La demande de contrôle judiciaire est accueillie pour les motifs qui suivent.

II.  Contexte

A.  Cadre législatif

[6]  Les normes et les procédures de santé et de sécurité au travail au sein de la fonction publique fédérale sont régies par la partie II du CCT. Conformément au paragraphe 128(1) du CCT, un employé peut refuser de travailler dans un lieu ou d’accomplir une tâche s’il a des motifs raisonnables de croire qu’il est dangereux pour lui de travailler dans le lieu ou que l’accomplissement de la tâche constitue un danger pour lui-même ou pour d’autres. Un employé doit signaler de telles circonstances à l’employeur sans délai (paragraphe 128(6) du CCT).

[7]  Une fois qu’un employé signale un refus de travailler, l’employeur doit faire enquête sans délai en présence de l’employé qui l’a signalé et il rédige un rapport dans lequel figurent les résultats de son enquête (paragraphe 128(7.1) du CCT). À la suite de l’enquête, si l’employeur convient qu’il y a un danger, l’employeur doit prendre sans délai les mesures qui s’imposent pour protéger les employés (paragraphe 128(8) du CCT).

[8]  Toutefois, si l’employeur conclut qu’il n’y a aucun danger, l’employé peut maintenir son refus de travailler et doit présenter un rapport circonstancié à cet effet à l’employeur et au comité local ou au représentant en matière de santé et de sécurité (paragraphe 128(9) du CCT). Le comité local ou le représentant en matière de santé et de sécurité doit alors mener une enquête et présenter sans délai un rapport écrit à l’employeur dans lequel figurent les résultats de son enquête et, s’il y a lieu, ses recommandations (paragraphes 128(10) et (10.1) du CCT). Par la suite, l’employeur doit rendre une décision concluant à l’existence d’un danger, qu’un danger existe, mais qu’il se situe dans une liste de circonstances particulières définies par la loi ou à l’absence de danger (paragraphe 128(13) du CCT). Si un danger qui ne relève pas des circonstances définies existe, l’employeur doit prendre sans délai les mesures qui s’imposent (paragraphe 128(14) du CCT).

[9]  L’employé qui est en désaccord avec cette décision de l’employeur peut maintenir son refus de travailler. L’employeur informe immédiatement le ministre du Travail (ministre) et le comité local ou le représentant en matière de santé et de sécurité et fournit au ministre une copie de tous les rapports d’enquête (paragraphes 128(15) et (16) du CCT).

[10]  S’il est informé de la décision de l’employeur et du maintien du refus de travailler, le ministre (ou le délégué du ministre) doit effectuer une enquête sur la question conformément au paragraphe 129(1) du CCT, sauf s’il est d’avis :

a)  soit que l’affaire pourrait avantageusement être traitée, dans un premier temps ou à toutes les étapes, dans le cadre de procédures prévues aux parties I ou III ou sous le régime d’une autre loi fédérale;

b)  soit que l’affaire est futile, frivole ou vexatoire;

c)  soit que le maintien du refus de l’employé en vertu du paragraphe 128(15) du CCT est entaché de mauvaise foi.

[11]  Si le ministre décide de ne pas procéder à une enquête, il en informe l’employeur et l’employé, qui doit ensuite retourner au travail (paragraphes 129(1.1) et (1.2) du CCT). Toutefois, si le ministre procède à une enquête, l’employé peut continuer de refuser à travailler (paragraphe 129(1.3) du CCT).

[12]  Au terme de l’enquête, le ministre : 1) reconnaît l’existence du danger; 2) reconnaît l’existence du danger, mais considère que l’employé ne peut pas refuser de travailler puisque son refus met directement en danger la vie, la santé ou la sécurité d’une autre personne ou que le danger en question est une condition normale de son emploi; ou 3) il conclut à l’absence de danger. Le ministre informera aussitôt par écrit l’employeur et l’employé de sa décision (paragraphe 129(4) du CCT).

[13]  Si le ministre reconnaît l’existence d’un danger, le ministre donne à l’employeur les instructions qu’il juge indiquées. Le ministre peut ordonner à l’employeur de prendre des mesures pour corriger la situation qui constitue un danger ou protéger les personnes contre ce danger (paragraphes 129(6) et 145(2) du CCT). Si le ministre décide qu’il n’existe aucun danger ou qu’il s’agit d’une condition normale de travail, l’employé ne peut plus se prévaloir du refus à travailler, mais il peut porter la décision du ministre en appel auprès d’un agent d’appel dans un délai de dix (10) jours à compter de la réception de la décision (paragraphe 129(7) du CCT).

[14]  En plus du processus de refus de travailler prévu à la partie II du CCT, un processus indépendant, mais complémentaire qui traite de la violence dans le lieu de travail est prévu à la partie XX du Règlement canadien sur la santé et la sécurité au travail, DORS/86-304 (Règlement), adopté en application du CCT. Aux termes du Règlement, l’employeur est tenu d’élaborer et d’afficher dans un lieu accessible à tous les employés une politique de prévention de la violence dans le lieu de travail qui fait notamment état de l’obligation d’offrir un lieu de travail sécuritaire, sain et exempt de violence (article 20.3 du Règlement). Le Règlement prévoit également des mesures de réparation pour les employés qui subissent de la violence dans le lieu de travail. Un employeur qui a connaissance de violence dans le lieu de travail doit tenter avec l’employé de régler la situation à l’amiable dès que possible, et s’il ne réussit pas, il nommera une « personne compétente » (au sens du paragraphe 20.9(1) du Règlement) pour faire enquête sur la violence dans le lieu de travail (paragraphes 20.9(2) et (3) du Règlement).

B.  Les plaintes

[15]  En mai 2014, Mme Karn a déposé un grief conformément à l’article 208 de la LRTFP à l’encontre de son superviseur, alléguant des actes et un comportement abusifs.

[16]  En janvier 2015, Mme Karn a déposé une plainte aux termes de la partie XX du Règlement, alléguant de la violence dans le lieu de travail de la part de son superviseur.

[17]  Le 4 février 2015, Mme Karn a déposé un refus de travailler en application de l’article 128 du CCT auprès de son directeur général au MAECD, alléguant être exposée à une situation dangereuse en raison de son exposition répétée à son superviseur.

[18]  La semaine suivante, Mme Karn a déposé deux (2) griefs de plus, l’un concernant une évaluation du rendement qui lui avait été délivrée en janvier 2015 par son superviseur et un autre alléguant l’omission d’accommoder son problème de santé et sa déficience.

[19]  L’employeur de Mme Karn a effectué son enquête portant sur le refus de travailler et a conclu que la situation ne répondait pas à la définition de danger prévue dans le CCT et que le refus de travailler n’était pas justifié. Comprenant que la situation était stressante pour Mme Karn, l’employeur a néanmoins proposé plusieurs mesures correctives, y compris la mise sur pied d’une enquête indépendante sur la plainte prétendue de violence dans le lieu de travail.

[20]  Compte tenu de l’insatisfaction de Mme Karn concernant la réponse de l’employeur, le comité local de santé et de sécurité au travail (comité) au MAECD a entamé une enquête au sujet du refus de travailler. Le 5 mars 2015, le comité a terminé son enquête et a transmis son rapport à l’employeur, indiquant qu’il n’était pas parvenu à un consensus concernant la présence de danger.

[21]  À la réception du rapport, l’employeur a terminé son enquête portant sur le refus de travailler et a conclu qu’il n’existait pas de danger. Le 6 mars 2015, Mme Karn a été informée par courriel de la décision de l’employeur et on lui a ordonné de reprendre le travail. Mme Karn a également été informée qu’une enquête par une personne compétente et indépendante avait été entamée par rapport à sa plainte de janvier 2015 de violence alléguée dans le lieu de travail.

[22]  Mme Karn a maintenu son refus de travailler et elle a demandé que l’affaire fasse l’objet d’une enquête conformément au paragraphe 129(1) du CCT. L’affaire a été renvoyée au Programme du travail, région du Québec, du ministère de l’Emploi et du Développement social (Programme du travail).

[23]  À la même période, ou environ à la même période, Mme Karn a retiré son grief de mai 2014 pour actes et comportement abusifs.

[24]  Le 13 mai 2015, M. Thibault, un agent des affaires du travail, a rédigé une note de service au directeur des opérations régionales et de la conformité à l’Administration centrale du Programme du travail, exposant ses conclusions à l’appui de la conclusion de danger. La note de service comprenait également une ébauche d’instructions à l’intention de l’employeur, conformément au pouvoir du ministre énoncé à l’alinéa 145(2)a) du CCT, indiquant que le délégué du ministre était d’avis que la situation existante constituait un danger pour l’employée et ordonnant que l’employeur prenne des mesures immédiates afin de corriger la situation.

[25]  Dans une décision datée du 13 juillet 2015, la directrice régionale, au nom du ministre du Travail, a refusé de mener une enquête sur le refus de travailler de Mme Karn conformément au paragraphe 129(1) du CCT pour le motif que les préoccupations de Mme Karn seraient traitées de façon plus appropriée aux termes de la LRTFP en raison des griefs qu’elle avait déposés. La directrice régionale a informé Mme Karn qu’elle n’avait plus droit de refuser d’être en présence directe ou indirecte de son superviseur.

III.  Questions en litige

[26]  Bien que Mme Karn ait soulevé un certain nombre de questions dans ses observations, la seule question déterminante en l’espèce est de savoir si la décision de la directrice régionale quant au refus d’enquêter aux termes de l’alinéa 129(1)a) du CCT est raisonnable.

IV.  Analyse

A.  Norme de contrôle

[27]  La première étape lorsque vient le temps d’établir la norme de contrôle applicable est de vérifier si le degré de retenue judiciaire devant être accordé à une catégorie précise de questions en litige a déjà été arrêté de manière satisfaisante par la jurisprudence. Si ce n’est pas le cas, la cour de révision doit procéder à une analyse afin de déterminer la norme de contrôle appropriée (Edmonton (Ville) c Edmonton East (Capilano) Shopping Centres Ltd., 2016 CSC 47, au paragraphe 22 [Edmonton East]; Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, aux paragraphes 57, 62 et 64 [Dunsmuir]).

[28]  L’article 129 du CCT (dans sa version actuelle) est entré en vigueur à la suite de l’adoption de la Loi n2 sur le plan d’action économique de 2013, LC 2013, c 40, qui a reçu la sanction royale le 12 décembre 2013. Vu qu’il ne semble pas y avoir de jurisprudence existante concernant la norme de contrôle à appliquer à la décision du ministre de ne pas mener d’enquête conformément au paragraphe 129(1) du CCT, je dois déterminer la norme de contrôle applicable.

[29]  Il existe une présomption que la norme de contrôle de la décision raisonnable s’applique lorsque la question à trancher concerne l’interprétation de la loi constitutive du décideur ou de lois étroitement liées à son mandat, dont il a une connaissance approfondie (Edmonton East, au paragraphe 23; Mouvement laïque québécois c Saguenay (Ville), 2015 CSC 16, au paragraphe 46; McLean c Colombie-Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, au paragraphe 21; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’Association, 2011 CSC 61, aux paragraphes 30, 34 et 39).

[30]  La présomption pourrait toutefois être réfutée lorsque les questions ont trait aux quatre catégories établies dans Dunsmuir : « les questions constitutionnelles touchant au partage des compétences, les questions qui sont “à la fois, d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et étrangère[s] au domaine d’expertise de l’arbitre”, les questions “touchant véritablement à la compétence”, et les questions relatives à la “délimitation des compétences respectives de tribunaux spécialisés concurrents” » (Edmonton East, au paragraphe 24; Dunsmuir, aux paragraphes 58 à 61).

[31]  En l’espèce, la décision du ministre d’enquêter sur un refus de travailler conformément au paragraphe 129(1) du CCT porte sur l’interprétation et l’application de la loi constitutive du ministre en plus des lois étroitement liées à son mandat, y compris la LRTFP et le Règlement adopté en application du CCT. Cette décision comporte une expertise particulière quant aux questions liées au danger dans le lieu de travail, aux refus de travailler et à d’autres questions concernant l’emploi.

[32]  Comme je l’ai dit précédemment, le législateur a adopté un régime législatif complet régissant les questions de santé et de sécurité au sein de la fonction publique fédérale, y compris le droit d’un employé de refuser de travailler au motif qu’il existe une situation dangereuse dans le lieu de travail. Ce régime législatif vise à prévenir les accidents et les maladies (article 122.1 du CCT). Le paragraphe 129(1) du CCT vise à s’assurer que l’affaire est traitée et réglée en temps opportun par le décideur qui possède l’expertise la plus convenable et la plus spécialisée qui soit. Alors que la question dans Canada (Procureur général) c Alliance de la fonction publique du Canada, 2015 CAF 273 [Alliance de la fonction publique du Canada] traitait de violence dans le lieu de travail aux termes de la partie XX du Règlement, la Cour d’appel fédérale a conclu que la norme de contrôle de la décision raisonnable s’appliquait à une décision d’un agent d’appel qui possédait « l’expertise sur le vaste et complexe régime légal créé par le [CCT] et le Règlement » (Alliance de la fonction publique du Canada, au paragraphe 15). Même si la décision du ministre en application du paragraphe 129(1) du CCT en l’espèce n’est pas protégée par une clause privative comme ce fut le cas pour la décision de l’agent d’appel dans Alliance de la fonction publique du Canada, je n’estime pas qu’il s’agit d’un facteur déterminant (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 25 [Khosa]).

[33]  De plus, les tribunaux ont également maintenu que les questions touchant au pouvoir discrétionnaire et les questions mixtes de fait et de droit sont généralement examinées en fonction de la norme du caractère raisonnable, appelant ainsi un certain degré de déférence de la part de la cour de révision (Dunsmuir, au paragraphe 51). En l’espèce, la décision du ministre de refuser de mener une enquête en application du paragraphe 129(1) du CCT comporte à la fois des questions mixtes de fait et de droit et le recours à un pouvoir discrétionnaire compte tenu de l’expression « sauf s’il est d’avis » qui figure au paragraphe 129(1) du CCT.

[34]  Enfin, aucun des facteurs favorisant l’application de la norme de la décision correcte n’est présent. L’application du paragraphe 129(1) ne soulève aucune question constitutionnelle, une « question touchant véritablement » à la compétence ou une question de portée générale concernant l’ensemble du système juridique. En outre, son interprétation n’est pas une question à l’égard de laquelle la Cour et le ministre ont une compétence concurrente en première instance (Edmonton East, au paragraphe 24; Dunsmuir, aux paragraphes 58 à 61). Je considère que la présomption du caractère raisonnable n’a pas été réfutée en l’espèce.

[35]  Pour tous ces motifs, j’aborderai mon examen de la décision du ministre en fonction de la norme de la décision raisonnable.

[36]  Lorsque la norme de la décision raisonnable s’applique, le rôle de la Cour est de déterminer si la décision contestée « appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, au paragraphe 47). Il faut faire preuve de déférence à l’égard du décideur. Il peut exister plus d’une issue raisonnable. « Néanmoins, si le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, la cour de révision ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable » (Khosa, au paragraphe 59).

[37]  Lors de l’évaluation de la norme de la décision raisonnable, l’insuffisance des motifs ne permet pas à elle seule de casser une décision. Le décideur n’est pas tenu de tirer une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, même s’il est subordonné, qui a mené à sa conclusion finale. Plutôt, les motifs doivent être lus dans leur ensemble, en tenant compte du dossier. S’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du décideur administrateur et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables, alors les critères établis par la Cour suprême dans Dunsmuir sont respectés (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, aux paragraphes 12, 14, 16 et 20).

B.  Documents non soumis au décideur

[38]  Bien que le défendeur ne s’y soit pas opposé, la Cour souligne que les éléments de preuve documentaires produits par Mme Karn comme pièces à son affidavit pour appuyer la présente demande ne faisaient pas partie du dossier certifié du tribunal (DCT). Il est acquis en matière jurisprudentielle que dans une demande de contrôle judiciaire, sauf certaines exceptions bien définies, les seuls éléments de preuve qui doivent être considérés sont ceux qui se trouvaient devant le décideur (Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22, au paragraphe 20). La Cour a maintenu ce principe dans les cas où ni l’une ni l’autre des parties ne s’opposait à l’admissibilité des éléments de preuve (Gadwa c Première Nation Kehewin, 2016 CF 597, au paragraphe 35).

[39]  Il n’est pas nécessaire que je me penche sur la question de leur admissibilité puisque la preuve est suffisante dans le DCT pour statuer sur la demande de contrôle judiciaire (Canada (Procureur général) c Emmett, 2013 CF 610, au paragraphe 36). Bien que je m’appuie sur certains faits de l’affidavit de Mme Karn qui sont reconnus par les deux parties dans le but de fournir des renseignements généraux et contextuels, je ne m’appuie pas, pour les besoins de ma décision, sur les renseignements qui ne faisaient pas partie du DCT et qui n’auraient vraisemblablement pas été considérés par la directrice régionale.

C.  La décision de la directrice régionale en date de juillet 2015 est-elle raisonnable?

[40]  Mme Karn soutient que le pouvoir du ministre en application du paragraphe 129(1) du CCT consiste en une fonction de filtrage initial seulement. Une fois que l’enquête est terminée et que l’enquêteur a formulé une recommandation, la décision du ministre doit être conforme au paragraphe 129(4) du CCT. En l’espèce, la directrice régionale, agissant au nom du ministre, n’avait plus le pouvoir de refuser d’enquêter et de renvoyer l’affaire ailleurs.

[41]  Mme Karn soutient que la décision était déraisonnable, qu’elle a été rendue de façon arbitraire et qu’elle ne fournissait aucune analyse ou aucun fondement pour sa conclusion selon laquelle la LRTFP était un processus plus approprié que l’article 129 du CCT pour aborder ses préoccupations. Elle soutient que la procédure de grief de la LRTFP n’était pas plus appropriée pour un certain nombre de raisons : 1) la LRTFP lui interdit de produire un grief conformément au paragraphe 208(2); 2) les refus de travailler doivent être réglés en temps opportun, ce qui est incohérent avec la procédure de griefs de la LRTFP; 3) une enquête par le ministre a déjà été tenue; et 4) les seuls griefs en vigueur au moment de la décision avaient trait à son évaluation de rendement et à l’omission de prendre des mesures d’adaptation.

[42]  Le défendeur soutient que la décision du ministre de refuser d’enquêter le refus de travailler de Mme Karn était tout à fait raisonnable. Le défendeur soutient que Mme Karn affirme à tort qu’une enquête était en cours concernant son refus de travailler et qu’elle a omis de soulever toute décision de la déléguée du ministre, la directrice régionale, démontrant explicitement que la décision avait été prise de mener une enquête sur la plainte de Mme Karn en application de l’article 129 du CCT. Le défendeur soutient en outre que M. Thibault n’était pas le décideur et qu’il était loisible au ministre de rejeter la recommandation de M. Thibault et de conclure que la LRTFP était un moyen plus approprié d’aborder les préoccupations de Mme Karn.

[43]  Après examen du DCT, je conclus que la décision de la directrice régionale était déraisonnable, peu importe si une enquête a réellement eu lieu. En l’espèce, la décision de la directrice régionale n’était pas justifiée, transparente ou intelligible puisqu’elle ne comportait aucune explication de la raison pour laquelle la LRTFP constituait un processus plus approprié pour composer avec les allégations de danger de Mme Karn ou pourquoi elle rejetait la recommandation de M. Thibault.

[44]  Le 13 mai 2015, M. Thibault a rédigé une note de service au directeur des opérations régionales et de la conformité à l’Administration centrale du Programme du travail, exposant ses conclusions à l’appui de la conclusion de danger. La note de service comprenait une ébauche d’instruction à l’employeur, laquelle indiquait ce qui suit :

Le 27 avril 2015, l’agent des affaires du travail / santé et sécurité au travail soussigné, à titre de délégué official du ministre du Travail, a procédé à une enquête sur le refus de travailler de Mme Likezo Karn dans le lieu de travail exploité par Affaires étrangères et Commerce international, employeur assujetti à la partie II du Code canadien du travail […].

Le délégué officiel du ministre du Travail estime qu’une situation existante dans le lieu constitue un danger pour un employé au travail, à savoir: …

[translation]

On April 27, 2015, the undersigned Labour Affairs / Occupational Health and Safety Officer, as the official delegate of the Minister of Labour, investigated Ms. Likezo Karn’s refusal to work in the work place, operated by the Foreign Affairs and International Trade, an employer subject to Part II of the Canada Labour Code […].

The official delegate of the Minister of Labour considers that an existing situation in the work place constitutes a danger for an employee at work, namely: …

[My emphasis.]

[45]  La note de service de M. Thibault et l’ébauche d’instruction jointe appuient clairement l’argument que le refus de travailler de Mme Karn a fait l’objet d’une enquête.

[46]  Le ministre soutient qu’aucune enquête n’a eu lieu et se fonde sur un document intitulé « Rapport de recommandations à l’intention du directeur régional : paragraphe 129(1) de la partie II du Code canadien du travail », dans lequel M. Thibault affirme « cette affaire doit faire l’objet d’une enquête ».

[47]  J’estime que l’argument du défendeur n’est pas convaincant. Le document en question n’est pas daté. Il aurait pu avoir été rédigé en tout temps entre le 18 mars 2015, lorsque l’employeur a fourni un avis du refus de travailler de Mme Karn (voir le Rapport de recommandations à l’intention du directeur régional : paragraphe 129(1) de la partie II du Code canadien du travail) et le 26 mars 2015, la date à laquelle M. Thibault a été chargé de faire enquête (voir la note de service de M. Thibault datée du 13 mai 2015 à l’intention du directeur des opérations régionales et de la conformité à l’Administration centrale du Programme du travail). Je ferai également remarquer que la note de service de M. Thibault datée du 13 mai 2015 et le « Rapport de recommandations » figurent séparément dans le certificat déposé par la directrice régionale indiquant les documents qu’elle a considérés pour en arriver à sa décision, ce qui suggère qu’ils n’ont pas été rédigés au même moment.

[48]  Dans la mesure où M. Thibault a mené une enquête sur le refus de travailler de Mme Karn comme il ressort de sa note de service du 13 mai 2015, la directrice régionale était tenue de rendre une décision conformément au paragraphe 129(4) du CCT et de rendre une des décisions mentionnées au paragraphe 128(13) du CCT. Trois options s’offraient à la directrice régionale : 1) reconnaître l’existence du danger; 2) reconnaître l’existence du danger, mais considérer que le refus met directement en danger la vie, la santé ou la sécurité d’une autre personne ou que le danger est une condition normale de son emploi; 3) conclure à l’absence de danger.

[49]  Même si la directrice régionale était d’avis que l’enquête n’était pas encore terminée (le paragraphe 129(4) prévoit que les obligations du ministre surviennent « [a]u terme de l’enquête » et qu’elle n’était donc pas liée par le paragraphe 129(4) du CCT, ou qu’elle n’était pas tenue de suivre la recommandation de M. Thibault, je suis d’avis qu’elle aurait pu néanmoins avoir fourni les motifs pour sa décision. Bien que la norme de la décision raisonnable nécessite que je fasse preuve de déférence à l’égard de la décision de la directrice régionale et que j’examine le dossier pour apprécier le caractère raisonnable du résultat (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 15), je ne suis pas en mesure de comprendre pourquoi la directrice régionale a divergé des recommandations et des constatations de M. Thibault, et encore moins, pourquoi le défendeur affirme qu’il n’y a pas eu d’enquête.

[50]  De plus, s’il n’y a pas eu d’enquête au sujet du refus de travailler de Mme Karn, comme le soutient le défendeur, la décision de la directrice régionale se rapporte seulement aux griefs non identifiés déposés par Mme Karn. Compte tenu des documents indiqués dans le DCT, les griefs de Mme Karn n’ont pas été soumis à la directrice régionale. De plus, la note de service du 13 mai 2015 de M. Thibault examinait explicitement la question de renvoyer la plainte de Mme Karn à d’autres procédures et elle confirmait clairement que la procédure du CCT était la procédure la plus appropriée pour aborder son refus de travailler. En fait, M. Thibault a indiqué qu’il était illégal de renvoyer Mme Karn à un autre décideur.

[51]  Bien que M. Thibault ne donne pas d’autres détails au sujet de l’obstacle juridique de renvoyer Mme Karn à un autre décideur, Mme Karn a fait valoir que la loi l’empêchait de soulever son refus de travailler au moyen de la procédure de griefs conformément au paragraphe 208(2) de la LRTFP. Cette disposition interdit le dépôt d’un grief individuel lorsqu’« un recours administratif de réparation lui est ouvert sous le régime d’une autre loi fédérale, à l’exception de la Loi canadienne sur les droits de la personne ». Elle a soutenu que la décision de la directrice régionale est déraisonnable puisque la LRTFP exige expressément des plaignants qu’ils utilisent des processus spécialisés comme le régime du refus de travailler prévu dans le CCT. Elle soutient en outre que l’exigence selon laquelle les refus de travailler doivent être réglés en temps opportun est incohérente avec le régime de la procédure de la LRTFP ce, qui nécessite une progression au moyen d’un nombre d’étapes de griefs internes.

[52]  Je trouve cet argument convaincant puisqu’il fait encore plus ressortir le manque d’intelligibilité dans la décision de la directrice régionale. Toutefois, il n’est pas nécessaire que je me prononce sur le bien-fondé de l’interprétation de la LRTFP de M. Thibault et de Mme Karn.

[53]  Finalement, la décision de la directrice régionale manque de justification, de transparence et d’intelligibilité et, à ce titre, elle est déraisonnable et n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, au paragraphe 47).

[54]  En conséquence, la demande de contrôle judiciaire doit être accueillie et la décision de la directrice régionale est annulée. Compte tenu des circonstances de l’espèce, Mme Karn a droit aux dépens de 4 500 $, y compris les débours.


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision de la directrice régionale du Programme du travail, région du Québec, Emploi et Développement social Canada, datée du 13 juillet 2015 est annulée et l’affaire est renvoyée au ministre du Travail ou à son délégué pour un nouvel examen conformément aux motifs de la Cour.

  3. Des dépens de 4 500 $ sont accordés à la demanderesse, y compris les débours.

« Sylvie E. Roussel »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 20e jour de décembre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1317-15

INTITULÉ :

LIKEZO KARN c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 20 juin 2016

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ROUSSEL

DATE DES MOTIFS :

Le 31 janvier 2017

COMPARUTIONS :

Andrew Raven

Morgan Rowe

Pour la demanderesse

Zorica Guzina

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Raven, Cameron, Ballantyne & Yazbeck LLP/s.r.l.

Avocats

Ottawa (Ontario)

Pour la demanderesse

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

Pour le défendeur

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.