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Date : 20170131


Dossiers : T-455-16

T-456-16

Référence : 2017 CF 121

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 31 janvier 2017

En présence de monsieur le juge Barnes

RECOURS COLLECTIF PROJETÉ

ET ACTION SIMPLIFIÉE PROJETÉE

Dossier : T-455-16

ENTRE :

CHRISTOPHER JOHN WHALING

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

Dossier : T-456-16

ET ENTRE :

WILLIAM WEI LIN LIANG

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Le procureur général du Canada, défendeur, présente deux requêtes en radiation des déclarations produites dans les deux instances précitées. Les présents motifs ont été rédigés à l’égard des deux requêtes et seront par conséquent versés aux dossiers T-456-16 et T-455-16.

[2]  Les demandeurs dans les deux instances, Christopher John Whaling et William Wei Lin Liang, ont présenté leurs demandes respectives sous la forme de recours collectifs projetés. Chacune des déclarations invoque un droit d’action fondé sur une violation alléguée de l’article 11 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie 1 de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.) 1982, c 11 (la Charte), à l’égard de laquelle des dommages-intérêts sont réclamés en application du paragraphe 24(1) de la Charte. Le groupe de demandeurs éventuels est formé de détenus fédéraux qui se sont vus privés de leur droit à une procédure d’examen expéditif par suite de l’application rétrospective de la Loi sur l’abolition de la libération anticipée des criminels, LC (2011), c 11. Il est constant que la tentative du législateur de faire appliquer rétrospectivement la modification législative en cause a été déclarée inconstitutionnelle au motif que, dans le cas de M. Whaling, elle portait atteinte au droit de trois détenus déjà condamnés de ne pas être punis de nouveau pour la même infraction, tel qu’il est établi à l’alinéa 11h) de la Charte. Autrement dit, l’application rétrospective de la loi représentait une forme interdite de double péril (Canada (Procureur général) c Whaling, 2014 CSC 20, [2014] 1 RCS 392 [Whaling]). Dans le cas de M. Liang, il a été conclu qu’il y avait eu violation de l’alinéa 11i) de la Charte, suivant lequel une personne coupable a droit au bénéfice d’une peine moins sévère lorsque la loi est modifiée entre le moment de la perpétration de l’infraction et la sentence (Liang v Canada (Attorney General), 2014 BCCA 190, 355 BCAC 238 [Liang].

[3]  Même s’il a déjà été statué qu’il y avait eu violation de la Charte, le défendeur présente une requête en radiation des actions des demandeurs en application de l’alinéa 221(1)a) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles), au motif que les déclarations ne révèlent aucune cause d’action valable. Plus précisément, le défendeur estime que les allégations formulées doivent être rejetées au titre de l’immunité parlementaire (ou d’origine législative) dont il bénéficie à l’égard des conséquences de l’adoption d’une loi inconstitutionnelle. Selon le défendeur, les actes de procédure déposés en l’espèce sont insuffisants pour avoir raison de cet obstacle juridique important. Il fait valoir également que les présentes actions sont frappées de prescription et devraient par conséquent être radiées selon les principes de la préclusion et de l’abus de procédure.

[4]  En réponse à ces contestations, les demandeurs ont déposé des déclarations modifiées afin d’étayer davantage les causes d’action alléguées. Ils estiment que les nouvelles allégations suffisent pour résister à une requête en radiation. Dans les déclarations modifiées qui ont été déposées à l’appui de la poursuite des instances, le passage pertinent est le paragraphe 9, et plus particulièrement les nouvelles allégations soulignées :

[traduction]

9.   Comme il est indiqué au compte rendu des délibérations du Parlement, l’abrogation devait s’appliquer de manière prospective et toucher uniquement les personnes reconnues coupables ou condamnées après celle-ci. Cependant, peu de temps avant l’élection fédérale et par suite de l’affaire Earl Jones, qui a été très médiatisée au Québec et qui mettait en cause un important fraudeur en col blanc, le projet de loi déposé prévoyait au paragraphe 10(1) que l’abrogation s’appliquerait rétrospectivement ou rétroactivement. Cette modification visait à priver cette personne en particulier de son droit à une procédure d’examen expéditif, mais d’autres détenus qui avaient déjà été reconnus admissibles à cette procédure se sont aussi vus privés rétroactivement de ce droit, tout cela au nom de la répression de la criminalité dont le parti conservateur avait fait son cheval de bataille durant la campagne électorale. Le défendeur a fait preuve d’insouciance, de grossière négligence, de mauvaise foi ou d’abus de pouvoir en proposant, en défendant et en faisant adopter un projet de loi alors qu’il savait, ou aurait dû savoir, qu’il était inconstitutionnel et qu’il violait les droits des personnes visées. Il a agi ainsi parce qu’il a mis ses intérêts politiques au premier plan.

[5]  La théorie de la responsabilité avancée par les demandeurs a été un peu mieux articulée au cours de leur plaidoirie en réponse aux arguments des avocates du défendeur et aux questions de la Cour. En réponse à l’argument du défendeur selon lequel les actes de procédure, dans leur forme actuelle, ne font pas la distinction entre la conduite des branches exécutive et législative du gouvernement, les demandeurs ont affirmé que les deux devaient être traitées comme une seule entité, du moins dans le présent contexte. Selon eux, la branche exécutive a sciemment et injustement proposé au Parlement une disposition législative inconstitutionnelle, et elle a imposé sa volonté en précipitant le vote dans les deux chambres. Les demandeurs plaident que la Cour peut, à cette étape précoce, instruire une action en tenant compte des réalités politiques concrètes et en ignorant la séparation constitutionnelle des pouvoirs. Sur ce point, les demandeurs s’en remettent aux références générales citées dans l’arrêt Mackin c Nouveau-Brunswick, 2002 CSC 13, [2002] 1 RCS 405 [Mackin] concernant l’« action gouvernementale », « le gouvernement du Nouveau-Brunswick » et « l’État et ses représentants », et semblent faire abstraction de la séparation des fonctions législatives dans le contexte d’une demande de dommages-intérêts fondée sur la Charte par suite de l’adoption d’une loi inconstitutionnelle.

[6]  Les demandeurs invoquent d’autres passages de l’arrêt Mackin, précité, pour faire valoir le seuil peu élevé de la responsabilité gouvernementale à l’égard de l’indemnisation par suite de l’adoption d’une loi inconstitutionnelle (par exemple, un comportement « clairement fautif » ou une attitude « négligente »).

I.  Principes généraux

[7]  Les principes généraux régissant les requêtes en radiation de la nature de celle qui nous occupe ici ne sont pas en litige.

[8]  Dans la décision ‘Maitreya’ Isis Maryjane Blackshear c Canada, 2013 CF 590, [2013] ACF no 613 (QL), le protonotaire Roger Lafrenière expose la démarche à adopter à l’égard des requêtes en radiation fondées sur l’inexistence d’une cause d’action :

[3]   Dans le cadre d’une requête en radiation d’un acte de procédure au motif qu’il ne révèle pas une cause d’action valable, il faut tenir pour acquise la véracité des allégations qui sont susceptibles d’être établies : Hunt c Carey Canada Inc, [1990] 2 RCS 959. Toutefois, cette règle ne s’applique pas aux allégations fondées sur des suppositions et des conjectures : Operation Dismantle Inc c La Reine (1985), 18 DLR (4th) 481 (RCS), aux paragraphes 486-487 et 490-491. La déclaration devrait être interprétée de façon libérale sans s’attarder aux anomalies rédactionnelles, mais la Cour n’a pas à accepter comme vraies de simples allégations, des allégations factuelles pouvant être considérées comme scandaleuses, frivoles ou vexatoires ou des arguments juridiques présentés sous le couvert d’allégations factuelles.

[9]  Dans l’arrêt Henry c Colombie-Britannique (Procureur général), 2015 CSC 24, [2015] 2 RCS 214 [Henry], la Cour s’est penchée sur la contestation d’un acte de procédure alléguant que la conduite répréhensible du poursuivant ouvrait droit à une indemnisation fondée sur la Charte. Comme dans la présente affaire, la Couronne a demandé la radiation en revendiquant son immunité. La question centrale était celle de l’étendue de l’immunité. La Cour décrit comme suit la nécessité de déposer des actes de procédure adéquats dans un tel contexte :

[43]   L’imposition d’un seuil de responsabilité plus élevé aura des conséquences à l’étape des actes de procédure. Pour résister à une requête en radiation, le demandeur doit alléguer des faits suffisants pour révéler une cause d’action raisonnable : voir R. c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2011 CSC 42, [2011] 3 RCS 45. Si la prétendue violation de la Charte survient dans un contexte où les tribunaux ont imposé un seuil de responsabilité plus élevé, le demandeur doit préciser des faits qui, s’ils étaient prouvés, seraient suffisants pour établir que la conduite de l’État atteint le seuil de gravité requis. L’omission de préciser de tels faits sera fatale à la demande. Ayant ces principes à l’esprit, je passe au seuil applicable au défaut injustifié des poursuivants de communiquer des renseignements.

[10]  Il est également question de l’exigence quant au caractère suffisant des faits plaidés pour soutenir valablement une théorie de la responsabilité dans l’arrêt Mancuso c Canada (Santé nationale et Bien-être social), 2015 CAF 227, [2015] ACF no 1245 (QL). Dans cette affaire, la Cour devait statuer sur une requête de la Couronne en radiation d’une déclaration visant à recouvrer, en partie, les dommages-intérêts accordés en vertu de la Charte par suite de l’adoption d’une loi manifestement inconstitutionnelle. Pour les motifs suivants, la Cour a confirmé la décision principale portant radiation de l’acte de procédure dans son intégralité :

[16]   L’instruction d’un procès requiert du demandeur qu’il allègue des faits matériels suffisamment précis à l’appui de la déclaration et de la mesure sollicitée. Comme le juge l’a relevé, les « actes de procédure jouent un rôle important pour aviser les intéressés et définir les questions à trancher, et la Cour et les parties adverses n’ont pas à émettre des hypothèses sur la façon dont les faits pourraient être organisés différemment pour appuyer diverses causes d’action ».

[17]   La dernière partie de cette exigence, soit l’exposé de faits matériels suffisamment précis, constitue le fondement des actes de procédure correctement rédigés. Si un juge autorisait les parties à avancer de simples affirmations de fait, ou de simples conclusions de droit, les actes de procédure ne rempliraient pas le rôle qui leur revient, soit celui de cerner les questions en litige. Il est essentiel que le défendeur ait en main des actes de procédure correctement rédigés de façon à préparer son système de défense. Les faits matériels servent à encadrer les interrogatoires préalables et permettent aux avocats de conseiller leur client, à préparer leurs moyens et à établir une stratégie en vue du procès. Qui plus est, les actes de procédure permettent de définir les paramètres d’appréciation de la pertinence d’éléments de preuve lors des interrogatoires préalables et de l’instruction du procès.

[18]   Il n’existe pas de démarcation très nette entre les faits matériels et les simples allégations ni entre l’exposé de faits matériels et l’interdiction de plaider certains éléments de preuve. Ce ne sont que deux points d’une [sic] même ligne continue, et il appartient au juge de première instance, lequel dispose d’une vue d’ensemble des actes de procédure, de voir à ce que les actes de procédure cernent les questions en litige avec une précision suffisante pour assurer la saine gestion et l’équité de l’instruction et des phases préparatoires à l’instruction;

[19]   La pertinence des faits est établie en fonction du moyen et des dommages-intérêts réclamés. Le demandeur doit énoncer, avec concision, mais suffisamment de précision, les éléments constitutifs de chacun des moyens de droit ou de fait soulevé. L’acte de procédure doit indiquer au défendeur par qui, quand, où, comment et de quelle façon sa responsabilité a été engagée.

[20]   L’exigence des faits substantiels est consacrée par les règles de pratique des Cours fédérales et d’autres juridictions : voir Règles des Cours fédérales, article 174; Alta. Reg. 124/2010, art. 13.6; B.C. Reg. 168/2009, par. 3-1(2); N.S. Civ. Pro. Rules, art. 14.04; L.R.O. 1990, Règl. 194, par. 25.06 Bien qu’il appartienne au juge de première instance de déterminer ce qui constitue des faits substantiels en fonction des moyens invoqués et des dommages-intérêts demandés, l’exigence de faire état de faits substantiels de manière suffisante a un caractère impératif. Le demandeur ne peut déposer des actes de procédures qui ne sont pas suffisants et ensuite compter sur le défendeur pour présenter une demande de précisions, pas plus qu’il ne peut les compléter au moyen de précisions visant à les rendre suffisants : AstraZeneca Canada Inc. c Novopharm Limited, 2010 CAF 112.

[...]

[26]   La rédaction adéquate de moyens tirés de la responsabilité civile exige que le délit civil spécial reproché soit énoncé et que les faits pertinents nécessaires pour établir les éléments du délit soient exposés. Comme le juge l’a souligné, bien que les appelants aient invoqué plusieurs délits, dont la commission d’une faute dans l’exercice d’une charge publique, ils n’ont établi aucun lien entre une conduite donnée et les éléments constitutifs du délit. Par exemple, dans le cas du délit de faute dans l’exercice d’une charge publique, il est nécessaire d’alléguer l’existence d’un état mental particulier chez un fonctionnaire, c’est-à-dire qu’il doit avoir agi délibérément d’une manière qu’il savait incompatible avec ses obligations juridiques : Succession Odhavji c Woodhouse, 2003 CSC 69; Administration portuaire de St. John’s c Adventure Tours Inc., 2011 CAF 198; Merchant Law Group c Canada (Agence du revenu), 2010 CAF 184. La déclaration en l’espèce ne satisfait pas à cette exigence.

[27]   La simple assertion d’une conclusion ne constitue pas une allégation d’un fait important. Le juge a radié à bon droit plusieurs paragraphes qui sous-tendent les allégations en responsabilité civile délictuelle au motif que, à eux seuls, ils ne contenaient que des déclarations catégoriques. Il a aussi conclu que les allégations de mauvaise foi et d’abus de pouvoir étaient composées d’une série d’affirmations et de conclusions, et qu’elles ne satisfaisaient pas aux normes applicables aux actes de procédure énoncées aux paragraphes 34 et 35 de l’arrêt Merchant Law.

[28]   Le juge a examiné les allégations de comportement délictueux dans la mise en œuvre et l’application du Règlement à la lumière de ces principes et il a conclu que la justesse des méthodes d’application ne pouvait être appréciée que si l’on connaît tous les faits ainsi que le contexte d’une mesure ou d’une série de mesures données. Or, l’on ne s’est borné qu’à invoquer l’existence d’un usage courant sans citer de cas concrets, ce qui ne permet pas d’établir clairement si le comportement « est exigé par la Loi ou par le Règlement ou par une politique ou une directive administrative ou s’ils font allusion à ce que des fonctionnaires ont choisi de faire » (motifs de la Décision, au paragraphe 106).

G.   Dommages-intérêts

[29]   Citant la jurisprudence, Mackin et Ward, le juge a rejeté à bon droit la demande de réparation fondé sur le paragraphe 24(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 : Mackin c. Nouveau-Brunswick (Ministre des Finances); Rice c. Nouveau-Brunswick, [2002] 1 R.C.S. 405, 2002 CSC 13; Vancouver (Ville) c. Ward, [2010] 2 R.C.S. 28, 2010 CSC 27; Henry c. Colombie-Britannique (Procureur général), 2015 CSC 24. En règle générale, la jurisprudence n’accorde pas de dommages-intérêts simplement pour un préjudice découlant de l’application d’une loi subséquemment déclarée inconstitutionnelle. Les demandeurs ont allégué que les actes accomplis par les défendeurs étaient « clairement fautifs ou entachés de mauvaise foi ou d’abus de pouvoir » – un des éléments qui sont habituellement requis en matière d’actions en dommages-intérêts fondées sur le paragraphe 24(1) de la Charte –, mais ils n’ont pas fait état de faits substantiels illustrant de quelle manière le Règlement et sa mise en application constituent une grave erreur, de la mauvaise foi ou un abus de nature à donner ouverture au droit à des dommages-intérêts accordés en vertu de la Charte. Ils n’ont également fourni aucun détail sur un quelconque comportement susceptible d’aller dans le sens d’une action en dommages-intérêts.

Voir aussi l’arrêt Merchant Law Group c Canada Agence du revenu, 2010 CAF 184. aux paragraphes 34 et 40, 321 DLR (4th) 301.

II.  Application des principes juridiques à la présente espèce

[11]  J’aborderai maintenant la question de l’application des principes juridiques susmentionnés aux actes de procédure visés en l’espèce.

[12]  Les allégations d’insouciance, de mauvaise foi et d’abus de pouvoir formulées par les demandeurs semblent être inattaquables et pourraient permettre de régler la question de l’immunité parlementaire soulevée dans l’arrêt Mackin, précité, au paragraphe 78. Toutefois, elles sont insuffisantes pour justifier le rejet de la requête en radiation. La jurisprudence énonce clairement la nécessité d’appuyer ce genre de déclarations catégoriques par des faits substantiels. C’est sur ce point que les actes de procédure sont insuffisants.

[13]  Selon les demandeurs, les faits substantiels sont plaidés dans le passage [traduction« en proposant, en défendant et en faisant adopter un projet de loi alors [que le défendeur] savait, ou aurait dû savoir, qu’il était inconstitutionnel et qu’il violait les droits des personnes visées. Il a agi ainsi parce qu’il a mis ses intérêts politiques au premier plan. »

[14]  La question est de savoir s’il se dégage un fait substantiel de cette déclaration ou s’il s’agit d’une autre conclusion sans fondement. À mon avis, la deuxième proposition est la bonne mais, quoi qu’il en soit, l’énoncé est insuffisant parce qu’il n’informe pas le défendeur de la cause contre laquelle il doit se défendre. Si on le décompose, le plaidoyer modifié se résume à une allégation sans fondement comme quoi le défendeur a adopté une modification législative alors qu’il savait, ou aurait dû savoir, qu’elle était inconstitutionnelle. L’ajout du dessein politique n’apporte rien sur le plan juridique puisque toutes les mesures législatives sont d’une certaine manière motivées par un objectif politique. Il manque à l’acte de procédure l’assertion d’un fait substantiel qui tendrait à établir que le critère minimal de la responsabilité a été rempli et qu’il faut accorder l’indemnisation réclamée en vertu de la Charte par suite de l’adoption d’une loi inconstitutionnelle.

[15]  Je fais droit à l’argument des demandeurs selon lequel l’arrêt Mackin, précité, n’énonce pas de critère précis pour établir la responsabilité dans les affaires de ce genre. Il faut retenir de l’arrêt majoritaire quelques impressions générales teintées d’un degré d’incertitude considérable à propos de l’immunité restreinte qui protège les activités législatives. La Cour observe à plusieurs reprises que dans les affaires de réclamations de dommages-intérêts fondées sur la Charte, l’immunité d’origine législative ne peut probablement pas être invoquée lorsque le gouvernement a eu un comportement « clairement fautif », a agi « de mauvaise foi », a fait preuve d’« abus de pouvoir » ou de « négligence », a démontré une « attitude négligente », avait des « motifs détournés » ou une « connaissance de son inconstitutionnalité » ou, encore, s’il a omis de « respecter les règles de droit “établies et incontestables” qui définissent les droits constitutionnels des individus ». Aucune réponse n’est offerte à la question de savoir si le critère est subjectif, objectif ou un mélange des deux.

[16]  L’arrêt Mackin ne traite pas non plus des principes de la justiciabilité qui guident normalement l’analyse de l’ingérence du judiciaire dans les affaires du Parlement. Dans la décision Ami(e)s de la Terre c Canada, 2008 CF 1183, [2009] 3 RCF 201, j’ai fait observer que les tribunaux sont souvent mal préparés à remettre en question les considérations d’intérêt public ou les motivations qui sous-tendent le processus législatif :

[24]  Les parties ne sont pas en désaccord sur les principes de justiciabilité, mais uniquement sur la manière de les appliquer à la présente instance. Elles admettent par exemple qu’une question essentiellement politique pourrait même être soumise à l’examen des tribunaux si cette question « présente un aspect suffisamment juridique pour justifier qu’une cour y réponde » : voir le Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C.-B.), [1991] 2 RCS 525, paragraphe 27, 83 D.L.R. (4th) 297. Le désaccord ici porte sur ce qui suit : les questions soulevées par ces demandes contiennent-elles un aspect suffisamment juridique pour autoriser un contrôle judiciaire? Le problème naturellement est que [traduction] « il est difficile d’établir un consensus sur la ligne de démarcation entre les questions politiques et les questions juridiques » : voir Lorne M. Sossin, Boundaries of Judicial Review: The Law of Justiciability in Canada (Scarborough : Carswell, 1999), à la page 133.

[25]  L’un des principes directeurs de la justiciabilité est celui selon lequel chacune des branches du gouvernement doit être attentive à la séparation des fonctions au sein de la matrice constitutionnelle du Canada, afin d’éviter toute intrusion mal à propos dans les pouvoirs réservés aux autres branches : voir l’arrêt Doucet-Boudreau c. Nouvelle-Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62, [2003] 3 RCS 3, aux paragraphes 33 à 36, et la décision S.C.F.P. c. Canada (Ministre de la Santé), 2004 CF 1334, au paragraphe 39, 244 D.L.R. (4th) 175. En général, une cour de justice s’abstiendra de revoir les actes ou décisions du pouvoir exécutif ou du pouvoir législatif lorsque l’objet du différend ne se prête pas à l’intervention des tribunaux ou lorsque le tribunal n’a pas les ressources nécessaires pour trancher la question. Ces préoccupations sont bien exprimées dans l’ouvrage cité plus haut, Boundaries of Judicial Review: The Law of Justiciability in Canada, aux pages 4 et 5 :

[traduction] L’à-propos d’une intervention judiciaire non seulement englobe des éléments normatifs et positifs, mais également reflète une compréhension à la fois des attributs et de la légitimité des décisions judiciaires. Tom Cromwell (aujourd’hui juge à la Cour d’appel de la Nouvelle-Écosse) a résumé dans les termes suivants cette manière de voir la justiciabilité :

La justiciabilité d’une affaire s’entend de son aptitude à être soumise à une cour de justice. La justiciabilité concerne l’objet de la question posée, son mode de présentation et l’à-propos d’une décision judiciaire compte tenu de tels facteurs. Cet à-propos peut être déterminé selon des normes à la fois institutionnelles et constitutionnelles. Il fait intervenir à la fois la question de l’aptitude de l’appareil judiciaire à accomplir la tâche, et la question de la légitimité du recours à l’appareil judiciaire.

Il est utile d’élaborer les critères permettant de conclure ou non à la justiciabilité d’une affaire, notamment des facteurs tels que la capacité institutionnelle et la légitimité institutionnelle, mais il convient de ne pas définir d’une manière catégorique le contenu de la justiciabilité. Il est impossible d’exposer toutes les raisons pour lesquelles une affaire pourrait ne pas relever des tribunaux. La justiciabilité renfermera une série de questions diverses et changeantes, mais, en définitive, tout ce que l’on puisse dire avec certitude, c’est qu’il y aura toujours, et qu’il devrait toujours y avoir, une ligne de démarcation entre ce qui relève des tribunaux et ce qui n’en relève pas, et aussi que cette ligne de démarcation devrait correspondre à des principes prévisibles et cohérents. Comme le dit Galligan, « la non-justiciabilité signifie ni plus ni moins qu’une affaire ne se prête pas à une décision judiciaire ».

[Renvois omis.] [Italique dans l’original.]

[17]  Les réserves exprimées ci-dessus nous amènent à nous demander comment un tribunal est censé cerner les motivations institutionnelles ou les connaissances du législateur lorsqu’il adopte une loi, si tant est qu’un tribunal doive un jour tenter un tel exercice. La conscience préalable de la vulnérabilité constitutionnelle d’un projet de loi justifie-t-elle l’octroi de dommages-intérêts réclamés en vertu de la Charte ou faut-il exiger une preuve de négligence institutionnelle, d’aveuglement volontaire ou de mauvaise foi? Si l’analyse vise à déterminer l’intention du législateur, de telles questions ne sont pas susceptibles d’examen judiciaire ou ne s’y prêtent pas facilement et, à mon avis, ne sont pas justiciables. Il ressort clairement de l’arrêt Whaling, précité, que la Cour a eu beaucoup de difficulté à établir quelle était l’intention du législateur en lisant les commentaires de députés fédéraux rapportés dans les débats parlementaires (paragraphes 66 à 68).

[18]  Il pourrait être considéré possible à première vue de réclamer des dommages-intérêts aux termes du paragraphe 24(1) de la Charte par suite d’une décision judiciaire ultérieure d’inconstitutionnalité. Si c’est le cas, la possibilité de réclamer des dommages-intérêts en vertu de la Charte dans des affaires comme celle qui nous occupe serait susceptible de contrôle judiciaire en fonction des considérations fonctionnelles énoncées dans le passage suivant de l’arrêt Vancouver (Ville) c Ward, 2010 CSC 27, [2010] 2 RCS 28 [Ward] :

[4]  À la première étape de l’analyse, il doit être établi qu’un droit garanti par la Charte a été enfreint. À la deuxième, il faut démontrer pourquoi les dommages‑intérêts constituent une réparation convenable et juste, selon qu’ils peuvent remplir au moins une des fonctions interreliées suivantes : l’indemnisation, la défense du droit en cause et la dissuasion contre toute nouvelle violation. À la troisième, l’État a la possibilité de démontrer, le cas échéant, que des facteurs faisant contrepoids l’emportent sur les considérations fonctionnelles favorables à l’octroi de dommages‑intérêts, de sorte que ces derniers ne seraient ni convenables, ni justes. La dernière étape consiste à fixer le montant des dommages-intérêts.

[19]  Cette approche à l’égard du paragraphe 24(1) a été suivie par les juges minoritaires dans l’arrêt Henry, précité, qui traite d’une violation de la Charte pour défaut de la poursuite de communiquer des renseignements et d’une prétention comme quoi la preuve d’intention était inutile.

[20]  Une autre approche consisterait à maintenir le seuil de responsabilité proprement dit, mais à l’ancrer sur la norme objective de la connaissance attendue du législateur quant à la constitutionnalité de sa loi. C’est, pour l’essentiel, l’approche qu’ont adoptée les juges majoritaires dans l’arrêt Henry, précité, dans lequel il est soutenu qu’il suffit d’établir que le poursuivant avait une connaissance réelle ou imputée des faits constituant la violation de la Charte pour étayer une demande de dommages-intérêts fondée sur le paragraphe 24(1).

[21]  On pourrait soutenir qu’il n’existe aucun motif prépondérant de refuser une indemnisation à une personne dont le droit à la liberté a été violé par l’adoption d’une loi manifestement inconstitutionnelle. Bien qu’il soit légitime de craindre de « paralyser » « l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière d’élaboration de politiques », tel qu’il est observé dans l’arrêt Ward, précité, la perspective qu’une telle indemnisation puisse être réclamée pourrait renforcer les obligations constitutionnelles des branches exécutive et législative, et contrecarrer les tendances à l’ingérence. Dans l’arrêt Mackin, précité, la Cour suprême a effectivement reconnu la nécessité de trouver « un équilibre entre la protection des droits constitutionnels et la nécessité d’avoir un gouvernement efficace » (au paragraphe 79).

[22]  La Cour s’est prononcée de nouveau sur ces droits concurrents dans l’arrêt récent Ernst c Alberta Energy Regulator, 2017 CSC 1, [2017] SCJ no 1 (QL) [Ernst]. Comme c’est le cas en l’espèce, la Cour suprême a examiné cette question dans le contexte d’une requête en radiation d’une demande de dommages-intérêts fondée sur la Charte dans laquelle la Couronne invoquait une immunité d’origine législative. S’exprimant au nom de la majorité, le juge Thomas Cromwell a fait remarquer au paragraphe 27 que des dommages-intérêts demandés en vertu de la Charte « ne peuvent être octroyés que dans des cas où ils sont “convenables et justes” parce qu’ils répondent à un ou à plusieurs des objectifs d’indemnisation, de défense du droit en cause et de dissuasion qui appuient ce choix de réparation ». Selon les juges majoritaires, il est essentiel de préserver l’efficacité du gouvernement. Cependant, dans son jugement dissident, la juge en chef Beverley McLachlin fait remarquer que le respect de la Charte constitue en soi un principe de bon gouvernement (au paragraphe 169).

[23]  Les juges de la Cour suprême sont profondément divisés sur la question de l’indemnisation en vertu de la Charte au regard de la common law et de l’immunité d’origine législative conférée aux représentants de l’État. Dans un article publié récemment sur le Web, Jeff Beedell, Matthew Estabrooks et John J Wilson, de Gowling WLG [1] , décrivent comme suit le clivage des opinions exprimées dans l’arrêt Ernst, précité :

[traduction]

La question de savoir si, et dans quelle mesure, les agissements d’un tribunal administratif ouvrent droit à des dommages-intérêts en vertu de la Charte n’a probablement pas été tranchée définitivement dans l’arrêt Ward, rendu par une Cour partagée. Interprétés conjointement, les motifs des juges majoritaires Cromwell et Abella semblent indiquer qu’une indemnisation fondée sur la Charte ne constitue pas une réparation juste et appropriée dans les circonstances. Toutefois, les trois jugements prononcés dans l’arrêt Ernst s’inscrivent plutôt dans une espèce de continuum entre les valeurs opposées du « bon gouvernement » (qui exige l’indépendance et l’impartialité des arbitres et des organismes de réglementation) et de la nécessité de pallier de manière concrète les violations de la Charte. Il reste à savoir de quel côté du continuum évoluera la jurisprudence de la Cour.

[24]  Compte tenu de la jurisprudence susmentionnée, il est raisonnable de se demander si une simple déclaration d’invalidité suffit pour reconnaître les fonctions de défense du droit et de dissuasion, à plus forte raison si l’adoption d’une loi inconstitutionnelle a pour conséquence de priver une personne de sa liberté physique, « la privation de liberté la plus grave dans notre droit » (Liang, précité, au paragraphe 44, citant R. c Wigglesworth, [1987] 2 RCS 541, à la page 562, 45 DLR (4th) 235).

[25]  Malgré tout ce qui précède, la Cour n’est aucunement tenue de retenir une quelconque théorie de la responsabilité. Par exemple, la théorie de la fusion des fonctions exécutives et législatives exposée par les demandeurs dans leur plaidoirie n’a aucune chance de succès, du moins pas en l’espèce. Cette certitude s’explique par le fait que la mesure législative visée par la présente action a été proposée et adoptée par un gouvernement minoritaire avec l’appui de l’opposition [2] . En un mot, la branche exécutive n’a pas précipité le vote ou forcé quiconque d’une manière abusive ou entachée de mauvaise foi. Et même alors, la dichotomie « entre l’exécutif et le législatif » est claire et les tribunaux sont obligés de la reconnaître (Canada (Gouverneur général en conseil) c Première Nation Crie Mikisew, 2016 CAF 311, au paragraphe 54, [2016] ACF no 1389 (QL)). Enfin, la déclaration proposée n’expose pas clairement la théorie de la responsabilité nouvellement soulevée par les demandeurs.

[26]  Comme il a été dit précédemment, la déclaration dans sa forme actuelle ne satisfait pas aux exigences légales établies dans l’arrêt Henry, précité, et elle est par conséquent radiée dans son intégralité.

[27]  Il reste à déterminer si la Cour devrait permettre aux demandeurs de modifier leurs actes de procédure et de proposer une nouvelle théorie de la responsabilité qui pourrait être viable. Pour obtenir l’autorisation de modifier un acte de procédure, celui-ci doit comporter un vice qui peut être corrigé (Simon c Canada, 2011 CAF 6, au paragraphe 8, [2011] ACS no 32 (QL)).

[28]  En dépit des lacunes fatales dans la déclaration en cause, je dois tenir compte de la mise en garde servie dans l’arrêt Henry, précité, relativement au caractère assez récent de la jurisprudence concernant les paramètres de l’attribution de dommages‑intérêts en vertu de la Charte, notamment dans une affaire comme celle-ci, et la nécessité de ne pas entraver indûment son évolution :

[35]  Les dommages-intérêts accordés en vertu de la Charte constituent un outil puissant qui peut s’avérer une réponse concrète aux atteintes portées à des droits. Ils représentent également un domaine du droit qui évolue et qu’il faut laisser « se développer graduellement » : Ward, par. 21. Au moment de préciser les circonstances dans lesquelles l’attribution de dommages-intérêts en vertu de la Charte constituerait une réparation convenable et juste, les tribunaux doivent donc se garder de freiner l’émergence et le développement de cette importante réparation.

La Cour fait une autre mise en garde au paragraphe 18 de l’arrêt Ward, précité, contre le fait de restreindre le vaste pouvoir discrétionnaire conféré par le paragraphe 24(1). Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Hislop, 2007 CSC 10, [2007] 1 RCS 429, au paragraphe 103, la Cour souligne aussi la nécessité de laisser libre-cours à l’évolution de la jurisprudence pertinente.

[29]  Compte tenu des limites incertaines de l’étendue de l’immunité d’origine législative (dont il est question notamment dans les arrêts Mackin et Henry, précités), je ne peux pas pour l’instant décréter que l’attribution de dommages-intérêts en vertu de la Charte ne sera jamais possible dans les circonstances de la présente affaire. Pour ce motif, les déclarations sont radiées, mais avec l’autorisation d’en déposer de nouvelles.

[30]  J’ajouterais que les arguments du défendeur concernant les limites n’empêchent pas l’espèce de suivre son cours. Les recours collectifs projetés touchent des personnes incarcérées dans des établissements fédéraux à la grandeur du Canada. Le fait que les deux représentants des demandeurs purgeaient, pendant la période pertinente, leurs peines d’emprisonnement en Colombie-Britannique ne signifie pas que les délais de prescription en vigueur dans cette province s’appliquent ou que d’autres délais de prescription provinciaux s’appliqueraient aux demandes des membres d’un recours collectif projeté.

[31]  Il semble assez évident que les faits générateurs invoqués par les demandeurs ne sont pas survenus dans la province dans laquelle un membre en particulier du recours collectif était détenu au moment de l’adoption de la loi attaquée ou par la suite. Ces faits ne sont pas survenus dans une province, tel qu’il est prévu au paragraphe 39(2) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC (1985), c F-7. Par conséquent, un délai de prescription de six ans s’applique.

[32]  La nécessité d’assurer une uniformité de traitement dans les situations comme celle qui nous occupe est exprimée clairement dans l’arrêt Markevich c Canada, 2003 CSC 9, [2003] 1 RCS 94 :

38   En vertu de l’art. 32, les règles de droit provinciales en matière de prescription s’appliquent lors des poursuites pour un fait générateur survenu dans une province, et lorsque ce dernier survient ailleurs que dans une province, le recours se prescrit par six ans. Au paragraphe 59, le juge des requêtes aurait conclu que le fait générateur était survenu ailleurs que dans une province. La Cour d’appel a appliqué la disposition provinciale en matière de prescription et a donc, au moins implicitement, conclu que le fait générateur était survenu dans une province. En l’espèce, cette question est sans conséquence particulière, parce que dans les deux cas le délai de prescription est de six ans et commence à courir le jour suivant la date où survient le fait générateur. Quoi qu’il en soit, j’estime que le fait générateur du recours de l’appelante est survenu ailleurs que dans une province et que le délai de prescription de six ans prévu à l’art. 32 s’applique.

39   Les dettes fiscales contractées en vertu de la LIR découlent d’une loi fédérale et créent des droits et des obligations entre l’État fédéral et les résidants du Canada ou les personnes qui ont gagné un revenu au Canada. La dette peut découler d’un revenu gagné dans plusieurs provinces ou dans un autre pays. Il s’agit d’une dette envers le gouvernement fédéral, qui n’est situé dans aucune province et qui ne prend pas de province particulière comme point de repère pour l’établissement de ses cotisations. En conséquence, selon le sens clair de l’art. 32, le fait générateur en l’espèce est survenu « ailleurs que dans une province ».

40   Une interprétation téléologique de l’art. 32 appuie cette conclusion. Si on concluait que le fait générateur est survenu dans une province, le délai de prescription applicable au recouvrement par le gouvernement fédéral de créances fiscales pourrait varier considérablement selon la province dans laquelle le revenu a été gagné et ses délais de prescription. En plus des difficultés administratives qui pourraient survenir à cause de l’obligation de répartir les dettes fiscales selon la province où elles ont été contractées, l’application différente des délais de prescription aux contribuables canadiens pourrait porter atteinte à l’équité en matière de recouvrement des créances fiscales. Des disparités entre les délais de prescription provinciaux pourraient, de façon prévisible, donner lieu à des systèmes de recouvrement fiscal plus sévères dans certaines provinces et moins sévères dans d’autres. La Cour peut seulement présumer que, lorsqu’il a prévu qu’un délai de prescription de six ans s’appliquerait aux procédures relatives à un fait générateur survenu ailleurs que dans une province, le législateur voulait que les dispositions en matière de prescription s’appliquent de manière uniforme partout au pays en ce qui concerne les procédures du type de celle en cause en l’espèce.

[Non souligné dans l’original.]

[33]  Pour les motifs exposés ci-dessus, et plus particulièrement parce que les recours collectifs sont envisagés en réponse à une mesure législative, à l’adoption d’une loi fédérale inconstitutionnelle et à la violation d’un droit garanti par la loi fédérale, la seule interprétation téléologique possible veut que la demande ne concerne pas des faits survenus dans une province. Par conséquent, même si la première date choisie correspond à la survenue des faits générateurs, c’est-à-dire la date d’entrée en vigueur de la mesure législative attaquée, les demandeurs et les autres membres des recours collectifs projetés ne sont pas frappés de prescription.

[34]  Je rejette également l’argument du défendeur, à tout le moins à cette étape précoce, selon lequel les recours doivent être radiés conformément aux principes de la préclusion et de l’abus de procédure. Cet argument repose sur l’obligation imposée aux parties de présenter l’ensemble de la preuve à l’appui d’une demande de réparation, et de ne pas plaider leur cause d’action de manière fragmentaire. En l’espèce, il est soutenu que les deux représentants des demandeurs auraient dû conjuguer leurs demandes respectives de dommages-intérêts en vertu de la Charte à leurs contestations antérieures de la constitutionnalité de la mesure législative, et qu’ils ne devraient pas être autorisés à demander ultérieurement les dommages-intérêts par la voie des présents recours.

[35]  Même si je retiens que les exigences techniques pour l’établissement de la préclusion des faits générateurs sont remplies – du moins pour ce qui concerne les représentants des demandeurs –, il ne s’agit pas à mon avis d’un moyen de défense applicable dans ces cas.

[36]  La Cour a toujours un pouvoir discrétionnaire résiduel quant à l’application des défenses de préclusion ou d’abus de procédure, et elle doit l’exercer en s’assurant que les exigences de la justice et de l’absence d’abus des procédures judiciaires sont remplies (Danyluk c Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44, au paragraphe 33, [2001] 2 RCS 460).

[37]  Si les présentes actions sont régularisées par le dépôt d’actes de procédure et éventuellement autorisées comme recours collectifs, il serait inopportun de les déclarer irrecevables sur la base d’une telle défense. Il importe d’abord et avant tout de s’assurer que les membres des recours collectifs projetés ne seront pas lésés par la conduite de leurs représentants au cours du litige. Les parties concernées n’ayant aucun lien contractuel, il serait injuste d’empêcher les membres des recours collectifs projetés de demander réparation à la Cour à ce stade-ci des actions.

[38]  Je dois aussi prendre en considération les difficultés pratiques auxquelles se sont heurtés les représentants des demandeurs à l’étape du dépôt de leurs contestations constitutionnelles initiales. Notamment, ils ont dû composer avec le financement limité de l’aide juridique, la nécessité d’obtenir rapidement une décision sur la question de la constitutionnalité et le risque corrélatif d’un retard découlant de l’inclusion de la demande de dommages-intérêts en première instance. Toutes ces questions nous obligent à nous assurer que les personnes touchées par le retrait inconstitutionnel de leur droit à une procédure plus rapide de libération conditionnelle ne soient pas empêchées de demander une réparation pécuniaire au motif de la préclusion ou d’un abus de procédure.

[39]  Pour les motifs qui précèdent, les requêtes en radiation du défendeur sont accueillies sous réserve des droits des demandeurs de modifier leurs actes de procédure et de les déposer de nouveau. Compte tenu du succès partiel des requêtes en cause et de la nature des instances introduites au nom des membres des recours collectifs projetés, aucuns dépens ne sont adjugés.


JUGEMENT

NOTRE COUR accueille les requêtes en radiation du défendeur et ordonne la radiation de l’intégralité des déclarations relatives aux présentes actions avec autorisation de les modifier et de les déposer de nouveau.

« R.L. Barnes »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 24e jour de février 2020

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-455-16

 

INTITULÉ :

CHRISTOPHER JOHN WHALING c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

ET DOSSIER :

T-456-16

 

INTITULÉ :

WILLIAM WEI LIN LIANG c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 23 novembre 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BARNES

 

DATE DES MOTIFS :

Le 31 janvier 2017

 

COMPARUTIONS :

John W. Conroy, c.r.

Tonia Grace

Pour les demandeurs

CHRISTOPHER JOHN WHALING

WILLIAM WEI LIN LIANG

 

Cheryl D. Mitchell

Sarah-Dawn Norris

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Conroy & Company

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

Pour les demandeurs

CHRISTOPHER JOHN WHALING

WILLIAM WEI LIN LIANG

 

Grace Snowdon & Terepocki LLP, Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

Pour les demandeurs

CHRISTOPHER JOHN WHALING

WILLIAM WEI LIN LIANG

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

Pour le défendeur

 

 



[1]   Jeff Beedell, Matthew Estabrooks et John J Wilson. Supreme Court’s First Decision of 2017: Striking Section 24(1) Charter Damages Claim Against a Regulator; consulté en ligne sur le site de: Gowling WLG, <http://gowlingwlg.com/en/canada/ insights-resources/supreme-court’s-first-decision-of-2017-striking-section-24(1)-charter-damages-claim-against-a-regulator>.

[2]   Il s’agit d’un fait législatif que la Cour peut admettre au moyen de la connaissance d’office (Public School Boards’ Assn. of Alberta c Alberta (Procureur général), 2000 CSC 2, au paragraphe 5, [2000] 1 RCS 44. Voir aussi l’arrêt R. c Find, 2001 CSC 32 au paragraphe 48, [2001] 1 RCS 863.

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