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Date : 20170130


Dossier : IMM-2696-16

Référence : 2017 CF 112

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 30 janvier 2017

En présence de monsieur le juge Boswell

ENTRE :

ZOLTAN DANYI

VERONIKA MATYAS

ALEX DANYI

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Les demandeurs forment une famille et sont originaires de la Hongrie. Zoltan Danyi et Veronika Matyas sont les parents d’un garçon de six ans, Alex Danyi. Ils sont arrivés au Canada le 20 novembre 2013 et ont demandé l’asile, alléguant être victimes de persécution et de discrimination en raison de leur origine ethnique rome et de menaces de violence proférées par leur ancien voisin. Le 21 août 2015, la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (CISR) a rejeté leur demande d’asile, et le 9 décembre 2015, la Section d’appel des réfugiés de la CISR a rejeté leur appel, concluant que les demandeurs n’étaient ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger. Les demandeurs ont ensuite demandé l’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire de la décision de la Section d’appel des réfugiés, mais cette autorisation leur a été refusée par notre Cour le 8 avril 2016.

[2]  Le 6 juin 2016, les demandeurs se sont vu signifier une convocation en vue de leur renvoi du Canada, prévu le 27 juin 2016. À peu près le même jour, les demandeurs ont présenté une demande pour obtenir le statut de résident permanent fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, aux termes du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR). Dans une lettre datée du 14 juin 2016, les demandeurs ont demandé que leur renvoi du Canada soit différé jusqu’à ce qu’un agent chargé de l’examen des motifs d’ordre humanitaire examine leur demande, mais un agent d’exécution de la loi dans les bureaux intérieurs (l’agent) a refusé de reporter leur renvoi, dans une lettre datée du 22 juin 2016. À la suite de ce refus, les demandeurs ont demandé et obtenu de la Cour un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi prise contre eux, jusqu’à ce que soit rendue une décision finale concernant la présente demande de contrôle judiciaire de la décision de l’agent (voir : Danyi c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 730, [2016] ACF no 845 [Danyi]).

I.  La demande de report des demandeurs

[3]  Le 14 juin 2016, les demandeurs ont demandé que leur renvoi soit reporté de six mois, en attendant qu’une décision soit rendue concernant leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (ou demande CH) au motif que des circonstances personnelles difficiles justifiaient le report. Les demandeurs ont affirmé que l’intérêt supérieur d’Alex justifiait le report de son renvoi, parce qu’il souffre d’un trouble de stress post-traumatique en raison de la discrimination et de la violence sociales dont il a souffert et dont il a été le témoin en Hongrie. Ils ont présenté à l’agent le rapport d’un psychiatre daté du 24 mai 2016, concernant Alex, dans lequel il était indiqué que : [traduction] « il est clair que l’acceptation, la sécurité et la stabilité que lui et ses parents ont vécues au Canada l’ont aidé à se rétablir de ses symptômes de trouble de stress post-traumatique ». Le rapport indiquait aussi que le rétablissement d’Alex est [traduction] « au mieux fragile, et la moindre instabilité ou le moindre stress fera resurgir ses symptômes de trouble de stress post-traumatique ». Le rapport indiquait en conclusion que le renvoi forcé d’Alex en Hongrie, où lui et ses parents ont vécu des traumatismes, [traduction« entraînera un retour de ses symptômes de trouble de stress post-traumatique et compromettra la capacité de ses parents à répondre à ses besoins émotionnels et physiques ».

[4]  Les demandeurs ont aussi affirmé que, puisque le retour en Hongrie pourrait influer sur la santé psychologique de la mère d’Alex, Veronika, sa capacité à soutenir Alex serait limitée, ce qui ne serait pas dans son meilleur intérêt, puisqu’elle souffre elle aussi d’un trouble de stress post-traumatique avec symptômes de troubles dissociatifs; si elle était forcée de retourner en Hongrie, sa condition pourrait se détériorer, au point où elle pourrait présenter un risque de suicide. À cet égard, les demandeurs ont attiré l’attention de l’agent sur la décision Tiliouine c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CF 1146, aux paragraphes 11 et 12, [2015] ACF no 1171, où, dans le cas d’une requête en vue d’obtenir un sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi, la Cour a conclu que le défaut de l’agent de déterminer si un renvoi en soi pousserait au suicide ou causerait des préjudices psychologiques graves semait de sérieux doutes quant au caractère raisonnable de la décision de l’agent. Les demandeurs ont aussi affirmé à l’agent que l’intérêt supérieur d’Alex à court terme serait protégé si le renvoi était reporté jusqu’à ce que son intérêt supérieur général ait été pleinement évalué dans le contexte de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire actuellement en instance. En outre, les demandeurs ont indiqué à l’agent que le renvoi causerait une interruption inutile dans la scolarité d’Alex et que contrairement à la Hongrie, où il n’a pu bénéficier d’un accès égal à l’éducation en raison de son origine ethnique, Alex réussissait très bien à l’école au Canada.

[5]  Les demandeurs ont aussi présenté à l’agent le rapport d’un psychologue datée du 21 décembre 2013, lequel soulignait les difficultés auxquelles Veronika devrait faire face si elle était renvoyée du Canada pendant que l’on étudiait sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Ce rapport indique que Veronika souffre d’un trouble de stress post-traumatique avec symptômes de troubles dissociatifs, ainsi que d’un trouble dépressif caractérisé de gravité modérée, qu’elle a des antécédents d’idées suicidaires, et que son état se détériorerait et que le risque qu’elle se suicide augmenterait, si elle devait être renvoyée en Hongrie. Le psychologue a conclu ce qui suit : [traduction] « L’état de Mme Matyas se détériorera […] si elle n’est pas autorisée à rester au Canada, et le risque de suicide augmentera. »

[6]  En plus du trouble de stress post-traumatique dont souffrent Alex et Veronika, les demandeurs ont déclaré à l’agent que l’interruption des rendez-vous médicaux de Zoltan pour son diabète et son cancer des testicules constituait une circonstance difficile supplémentaire, qui justifiait un report du renvoi, afin de lui permettre de contrôler ses problèmes médicaux et d’éviter tout autre préjudice en attendant qu’une décision soit rendue concernant sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Les demandeurs ont aussi expliqué à l’agent que leur renvoi diminuerait leurs chances d’obtenir le statut de résident permanent pour des motifs d’ordre humanitaire, puisque les statistiques de Citoyenneté et Immigration Canada indiquent que 30 à 40 pour cent des demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire sont approuvées lorsque les demandeurs sont au Canada, alors que ce taux d’acceptation n’est que de quatre à cinq pour cent quand les demandeurs ont été renvoyés.

II.  La décision de l’agent

[7]  Dans sa lettre datée du 22 juin 2016, l’agent a rappelé son rôle et son obligation d’exécuter une mesure de renvoi le plus rapidement possible aux termes du paragraphe 48(2) de la LIPR, en soulignant qu’il ne disposait que d’un pouvoir discrétionnaire limité de reporter le renvoi. L’agent a indiqué avoir examiné les observations des demandeurs, y compris les difficultés auxquelles ils feraient face s’ils étaient renvoyés en Hongrie et l’intérêt supérieur d’Alex à court terme. L’agent a aussi souligné que la demande en instance des demandeurs, en vue d’obtenir le statut de résident permanent pour des motifs d’ordre humanitaire, ne donne pas automatiquement ouverture à un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi, et que leur présence au Canada n’est pas nécessaire au traitement de leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. L’agent a refusé l’argument présenté par les demandeurs, selon lequel leur renvoi aurait une incidence négative sur leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, parce que le taux d’acceptation est beaucoup plus élevé pour les demandeurs restés au Canada que pour ceux qui ont été renvoyés. L’agent a également fait référence à un guide et à un manuel sur le traitement des demandes au Canada pour appuyer sa conclusion, selon laquelle chaque demande CH est jugée sur le fond et que le traitement de leur demande en instance se poursuivrait même après le renvoi des demandeurs.

[8]  Avant d’examiner les facteurs d’ordre humanitaire présentés par les demandeurs et l’intérêt supérieur d’Alex à court terme, l’agent a souligné qu’il n’avait pas compétence pour effectuer une [traduction] « évaluation complémentaire des facteurs d’ordre humanitaire » et qu’il n’était pas mandaté pour effectuer une évaluation du bien-fondé de la demande CH en instance. L’agent a de plus souligné que, dans le contexte d’une demande de report du renvoi, il concentrait son [traduction] « pouvoir discrétionnaire limité sur les éléments de preuve permettant de conclure qu’un grave préjudice découlerait de l’exécution de la mesure de renvoi à la date prévue ».

[9]  L’agent a souligné qu’il était [traduction] « réceptif, attentif et sensible » à [traduction] « l’intérêt supérieur d’Alex à court terme »; il a aussi fait état du rapport du psychiatre, affirmant ce qui suit :

[traduction] Le Dr Agarwal a diagnostiqué chez Alex un trouble de stress post-traumatique subi durant l’enfance; il est indiqué que son séjour au Canada a contribué à la rémission de ses symptômes de trouble de stress post-traumatique, mais qu’il serait exposé au risque d’un nouveau traumatisme s’il était renvoyé en Hongrie. Je souligne que l’évaluation psychiatrique indique également que les parents d’Alex sont très protecteurs à son endroit et ressentent le besoin de le protéger en tout temps. Je souligne que le renvoi pourrait demander une période d’ajustement pour Alex. Toutefois, à 5 ans, il est assez jeune et continuera de bénéficier de l’amour, du soutien et de la protection de ses parents après le retour de la famille en Hongrie. J’ai confiance qu’avec l’amour et le soutien de ses parents, il grandira et deviendra une personne équilibrée sur le plan émotif. J’estime aussi que les éléments de preuve présentés sont insuffisants pour conclure qu’Alex serait incapable de poursuivre ses études en Hongrie. Je reconnais que son expérience et ses chances en matière d’éducation puissent être meilleures au Canada, mais cela ne constitue pas un motif suffisant pour justifier le report du renvoi.

[10]  Pour ce qui est de la santé mentale de Veronika, l’agent a fait référence au rapport du psychologue et a évoqué ses antécédents d’idées suicidaires et le risque potentiel auquel elle serait exposée si elle n’était pas autorisée à rester au Canada. L’agent a rejeté cet élément de preuve, soulignant toutefois ce qui suit :

[traduction] [...] l’évaluation médicale remonte à plus de deux ans et demi [...], la preuve médicale présentée est insuffisante pour affirmer que Veronika a actuellement des idées suicidaires ou présente un risque de suicide. [...] la preuve médicale présentée est insuffisante pour affirmer que Veronika a demandé ou reçu des soins en santé mentale, comme il était recommandé [...]. De plus, les éléments de preuve présentés sont insuffisants pour affirmer que Veronika ne pourrait pas demander des soins en santé mentale à son retour en Hongrie.

[11]  Après avoir pris connaissance des problèmes médicaux de Zoltan et de ses consultations à venir avec des spécialistes, l’agent a conclu que [traduction] « la preuve médicale présentée est insuffisante pour affirmer que la consultation de spécialistes est nécessaire de toute urgence pour la santé optimale de Zoltan ou que cela nuirait à santé s’il ne voyait des spécialistes que dans quelques mois ». L’agent a aussi conclu que [traduction] « la preuve médicale présentée est insuffisante pour affirmer que Zoltan ne pourrait continuer ses traitements après son retour en Hongrie ». L’agent a conclu ce qui suit :

[traduction] Les éléments de preuve présentés sont insuffisants pour affirmer que Zoltan ne pourrait pas recevoir ses résultats médicaux ou son dossier en Hongrie, ou qu’un médecin en Hongrie ne pourrait pas les obtenir, en vue d’assurer la continuité de son traitement. La preuve médicale présentée est insuffisante pour affirmer que Zoltan a besoin d’autres consultations médicales dans un avenir rapproché, ou que les rendez-vous ont été pris, à part les trois rendez-vous indiqués dans la demande de report. De plus, je souligne que la preuve médicale présentée est insuffisante pour affirmer que Zoltan est médicalement inapte à prendre l’avion. Ainsi, en fonction de la preuve médicale présentée, je ne suis pas convaincu que l’état de santé de Zoltan DANYI subirait un préjudice irréparable s’il était renvoyé du Canada.

[12]  L’agent a souligné que la famille ne pouvait, aux termes de la Loi, présenter une demande d’examen des risques avant renvoi, et que la Hongrie n’était pas sur la liste des pays vers lesquels les renvois étaient temporairement suspendus. Il a conclu en affirmant que [traduction] « d’après tout ce qui précède, je conclus que les éléments de preuve présentés sont insuffisants pour affirmer que la famille subira un préjudice excessif ou irréparable suivant son retour en Hongrie ».

III.  Questions en litige

[13]  Compte tenu des observations des parties, trois questions sont à examiner :

  1. Quelle est la norme de contrôle applicable?

  2. La décision de l’agent est-elle raisonnable?

  3. L’agent a-t-il entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire?

IV.  Discussion

A.  Quelle est la norme de contrôle applicable?

[14]  La décision d’un agent d’exécution de la loi de reporter ou non un renvoi du Canada commande la retenue et est susceptible de révision selon la norme de la décision raisonnable (Baron c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2009 CAF 81, au paragraphe 25, [2010] 2 RCF 311 [Baron]; Escalante c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 897, au paragraphe 13, [2016] ACF no 859; Lilala c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 500, au paragraphe 18, [2016] ACF n466).

[15]  Selon la norme de la décision raisonnable, la Cour est chargée de déterminer si la décision du décideur est justifiable, transparente et intelligible, et si elle appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » : Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47, [2008] 1 RCS 190. Les motifs répondent aux critères établis s’ils « permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16 [2011] 3 RCS 708). De plus, « si le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, la cour de révision ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable », et « il [ne] rentre [pas] dans les attributions de la cour de révision de soupeser à nouveau les éléments de preuve » : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, aux paragraphes 59 et 61, [2009] 1 RCS 339.

[16]  Pour ce qui est de la norme de contrôle à appliquer concernant une allégation selon laquelle un décideur administratif a entravé son pouvoir discrétionnaire, elle reste assez floue en jurisprudence. Le juge Stratas, dans l’arrêt Stemijon Investments Ltd. c Canada (Procureur général), 2011 CAF 299, 341 DLR (4th) 710 [Stemijon], a expliqué comment l’entrave au pouvoir discrétionnaire a traditionnellement constitué un motif automatique d’annulation d’une décision administrative et comment aujourd’hui, à la suite de l’arrêt Dunsmuir, une allégation selon laquelle un décideur a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire devrait être soumise à la norme de la décision raisonnable :

[21]  Bien que les arguments des appelantes fassent appel à la norme de la décision raisonnable, leur thèse selon laquelle il y aurait eu « entrave au pouvoir discrétionnaire » semble s’articuler en dehors de l’analyse du caractère raisonnable selon l’arrêt Dunsmuir. Les appelantes semblent faire valoir que « l’entrave au pouvoir discrétionnaire » constitue un motif automatique d’annulation des décisions administratives et qu’il n’est pas nécessaire que nous procédions un examen de la raisonnabilité selon l’arrêt Dunsmuir.

[22]  Il existe de la jurisprudence qui favorise la position des appelantes. Depuis maintenant plusieurs décennies, « l’entrave au pouvoir discrétionnaire » constitue un motif automatique ou prévu d’annulation des décisions administratives. Voir par exemple l’arrêt Maple Lodge Farms Ltd. c Gouvernement du Canada, [1982] 2 R.C.S. 2, à la page 6, dont le raisonnement est le suivant. Les décideurs doivent respecter la loi. Si la loi leur accorde un pouvoir discrétionnaire d’une certaine étendue, ils ne peuvent l’assujettir à des restrictions obligatoires. Les autoriser à le faire équivaudrait à leur permettre de réécrire la loi. Seuls le législateur ou ses délégués dûment autorisés peuvent écrire ou réécrire la loi.

[23]  Ceci s’accorde mal avec l’arrêt Dunsmuir, dans lequel l’objectif déclaré de la Cour suprême visait à simplifier le contrôle judiciaire des décisions sur le fond en encourageant les tribunaux à appliquer une seule méthode d’examen, faisant appel uniquement à deux normes de contrôle, soit la norme de la décision correcte et la norme de la raisonnabilité. Dans l’arrêt Dunsmuir, la Cour suprême n’a pas traité de la façon dont des motifs automatiques ou prévus d’annulation des décisions sur le fond, comme [traduction] « l’entrave au pouvoir discrétionnaire », s’inscrivent dans le régime général. Est-il possible que les motifs automatiques ou désignés soient maintenant pris en compte lors de l’analyse du caractère raisonnable? Notre Cour a récemment exprimé des opinions divergentes en ce qui a trait à cette question (Kane c Canada (Procureur général), 2011 CAF 19). Toutefois, à mon avis, ce débat n’a aucune incidence lorsque nous sommes en présence de décisions qui découlent d’une [traduction] « entrave au pouvoir discrétionnaire ». Le résultat demeure le même.

[24]  L’arrêt Dunsmuir réaffirme un principe primordial bien établi : « tout exercice de l’autorité publique procède de la loi » (paragraphes 27 et 28). Toute décision qui repose sur une autre source que la loi, par exemple une décision qui se fonde uniquement sur un énoncé de politique informel sans égard à la loi, ne peut pas appartenir aux issues acceptables pouvant se justifier et donc être raisonnables selon la définition formulée dans l’arrêt Dunsmuir, au paragraphe 47. Une décision qui découle d’un pouvoir discrétionnaire limité est être en soi déraisonnable.

[17]  Dans la décision Frankie’s Burgers Lougheed Inc. c Canada (Emploi et Développement social), 2015 CF 27, 473 FTR 67, la Cour a adopté l’approche énoncée dans l’arrêt Stemijon :

[24]  En ce qui concerne la question soulevée concernant l’entrave à l’exercice du pouvoir discrétionnaire, il n’est pas nécessaire d’établir de façon absolue si la norme de contrôle est celle de la décision correcte ou celle de la décision raisonnable, car le résultat est le même : une décision résultant d’une entrave à l’exercice du pouvoir discrétionnaire doit en soi être considérée comme déraisonnable (Stemijon Investments Ltd. c Canada (Procureur général), 2011 CAF 299, aux paragraphes 20 à 24).

[18]  Plus récemment, dans la décision Gordon c Canada (Procureur général), 2016 CF 643, 267 ACWS (3d) 738, la Cour a souligné la question non réglée de savoir si la norme de contrôle de la décision correcte ou de la décision raisonnable s’applique à une allégation selon laquelle un décideur administratif entrave son pouvoir discrétionnaire, faisant observer ce qui suit :

[25]  Il existe une certaine confusion quant à la norme de contrôle appropriée à appliquer en matière d’entrave à l’exercice du pouvoir discrétionnaire.

[26]  Traditionnellement, une telle entrave était susceptible de révision en se fondant sur la norme de la décision correcte : Thamotharem c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 198, au paragraphe 33, 366 NR 301.

[27]  Par contre, la Cour d’appel fédérale a récemment adopté la position selon laquelle, suivant l’arrêt Dunsmuir, une entrave à l’exercice du pouvoir discrétionnaire devrait faire l’objet d’une révision selon la norme de la décision raisonnable puisqu’il s’agit d’un type d’erreur de fond. La Cour d’appel fédérale a toutefois veillé à préciser qu’une décision qui découle d’une entrave à l’exercice du pouvoir discrétionnaire est toujours en dehors du cadre des issues possibles acceptables, et est en soi déraisonnable : Stemijon Investments Ltd. c Canada (Procureur général), 2011 CAF 299, aux paragraphes 23 à 25, 425 N.R. 341.

[28]  En l’espèce, il suffit de déclarer que l’entrave à l’exercice du pouvoir discrétionnaire est une erreur susceptible de révision en vertu de l’une ou l’autre des normes de contrôle, et l’issue sera la même, soit l’annulation de la décision : JP Morgan Asset Management (Canada) Inc. c Canada (Revenu national), 2013 CAF 250, aux paragraphes 71 à 73, 450 N.R. 91; voir aussi Stemijon Investments, précité, au paragraphe 23. Autrement dit, si la déléguée du ministre a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, la décision qu’elle a prise devrait être annulée, quelle que soit la norme de contrôle appliquée.

[19]  Aux fins de l’espèce, les motifs sont suffisants pour conclure que, même si on applique la norme de la décision raisonnable en réponse à la question d’entrave au pouvoir discrétionnaire soulevée par les demandeurs, si l’agent a limité son pouvoir discrétionnaire, cela constituerait une erreur susceptible de révision et exigerait que la décision soit annulée.

B.  La décision de l’agent est-elle raisonnable?

1)  Les arguments des demandeurs

[20]  Les demandeurs affirment que l’agent n’a pas tenu dûment compte de l’intérêt supérieur d’Alex, puisque selon la décision Joarder c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 230, au paragraphe 3, 146 ACWS (3d) 305 [Joarder], « on exige que les intérêts immédiats des enfants touchés soient traités équitablement et avec sensibilité » par les agents qui étudient les demandes de report, ce que l’agent a manqué de faire en l’espèce. Les demandeurs soulignent que selon l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, au paragraphe 35, [2015] 3 RCS 909 [Kanthasamy], l’intérêt supérieur de l’enfant dépend fortement du contexte et il faut donc tenir compte de l’âge de l’enfant, de ses capacités, de ses besoins et de son degré de maturité, puisque le « degré de développement de l’enfant déterminera l’application précise du principe dans les circonstances particulières du cas sous étude ».

[21]  D’après les demandeurs, notre Cour a appliqué dans de récentes décisions les principes de l’intérêt supérieur de l’enfant énoncés dans l’arrêt Kanthasamy, au-delà des demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire, et, en l’espèce, l’agent a évalué à tort l’intérêt supérieur d’Alex par la lentille des difficultés, contrairement à ce que préconise l’arrêt Kanthasamy. Les demandeurs renvoient la Cour à la décision Matsubara c Canada (Sécurité publique et Protection civile), (19 février 2016), Ottawa, IMM-739-16, au paragraphe 10, où le juge Manson, accueillant une demande de sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi, a affirmé que [traduction] « l’agent a l’obligation de faire un examen adéquat de l’intérêt supérieur à court terme de l’enfant et non d’après un barème de “difficulté” ou de grave tort préjudiciable, tel que l’agent l’a fait ici ».

[22]  Les demandeurs soutiennent que la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant, R.T. Can. 1992 no 3, art. 3(1), oblige un agent à évaluer l’intérêt supérieur de l’enfant à long terme, et non juste son intérêt à court terme ou immédiat. En outre, les demandeurs affirment que l’évaluation de l’intérêt supérieur de l’enfant ne peut se limiter à une évaluation du tort préjudiciable ou des difficultés. Selon les demandeurs, la priorité accordée par l’agent aux éléments de preuve d’un [traduction] « grave préjudice » l’a amené à écarter d’autres facteurs, comme la discrimination, la ségrégation scolaire et la pauvreté auxquelles font face les enfants d’origine ethnique rome, et il a conclu de manière déraisonnable qu’un enfant comme Alex pouvait subir un préjudice dans la mesure où ce préjudice n’était ni excessif ni irréparable.

[23]  Les demandeurs affirment que l’évaluation faite par l’agent de l’intérêt supérieur d’Alex était déraisonnable à de multiples titres. D’abord, l’agent a retenu le diagnostic médical d’Alex, même s’il a déformé et minimisé son importance en qualifiant le risque qu’Alex subisse un nouveau traumatisme s’il était renvoyé en Hongrie de [traduction] « période d’ajustement ». Ensuite, l’agent n’a pas reconnu qu’Alex subirait un traumatisme s’il était renvoyé en Hongrie, étant donné que la capacité de ses parents à répondre à ses besoins émotionnels serait réduite. Enfin, en omettant de prendre en considération l’interruption de la scolarité d’Alex, plus précisément la discrimination raciale dont il serait victime dans une école hongroise, l’agent s’est appuyé à tort sur des motifs uniquement génériques, sans tenir compte des circonstances propres à Alex, notamment comment ses expériences antérieures de la discrimination raciale ont contribué à son trouble de stress post-traumatique.

[24]  Les demandeurs affirment aussi que l’agent a mal évalué et mal interprété les éléments de preuve portant sur le préjudice psychologique que subirait Veronika si elle était renvoyée du Canada. D’après les demandeurs, il était déraisonnable pour l’agent de discréditer l’évaluation psychologique de Veronika uniquement parce qu’elle n’était pas récente et ne parlait pas des risques auxquels elle fait actuellement face. Les demandeurs affirment que l’évaluation faite par l’agent de la preuve psychologique concernant Veronika n’était pas raisonnable pour plusieurs raisons. Premièrement, le rapport conclut clairement que le risque de suicide de Veronika augmenterait si elle était renvoyée en Hongrie. Deuxièmement, le fait que le rapport remontait à plus de deux ans ne diminuait en rien ses conclusions, puisqu’il n’y a eu aucun changement significatif dans la vie de Veronika depuis la rédaction de ce rapport. Troisièmement, l’agent n’a pas tenu compte du fait que le rapport psychiatrique d’Alex concordait avec les conclusions du psychologue de Veronika. Quatrièmement, en exigeant que Veronika prouve qu’elle avait reçu des soins en santé mentale, comme le recommandait le rapport du psychologue, et qu’elle ne pourrait recevoir de tels soins en Hongrie, l’agent a de manière déraisonnable écarté le rapport, contrairement à ce que préconise l’arrêt Kanthasamy.

2)  Observations du défendeur

[25]  Le défendeur affirme que l’arrêt Kanthasamy ne change rien au rôle des agents chargés de l’exécution de la Loi, et n’entraîne aucune obligation nouvelle ou rehaussée pour ces derniers, puisque la jurisprudence a établi qu’ils ne sont pas obligés de procéder à des évaluations sommaires des motifs d’ordre humanitaire. Le défendeur conteste l’argument des demandeurs selon lequel l’agent d’exécution devrait évaluer l’intérêt supérieur de l’enfant à long terme. Selon le défendeur, d’après la décision Newman c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 888, au paragraphe 29, [2016] ACF no 852 [Newman], les circonstances spéciales qui permettent à un agent d’exécution d’utiliser son pouvoir discrétionnaire pour autoriser un report du renvoi ne comprennent pas « la force ou la nature impérieuse de la demande CH sous-jacente ».

[26]  Le défendeur affirme aussi que l’agent n’a pas appliqué le mauvais critère dans son évaluation de l’intérêt supérieur d’Alex à court terme. Son affirmation selon laquelle [traduction] « la preuve présentée est insuffisante pour démontrer que la famille […] subira un préjudice excessif ou irréparable à son retour en Hongrie » ne signifie pas que l’agent estimait acceptable que l’enfant subisse un préjudice. Selon le défendeur, l’agent a minutieusement examiné l’intérêt supérieur d’Alex à court terme et est arrivé à une conclusion raisonnable, compte tenu de l’évaluation psychiatrique d’Alex et la menace d’un nouveau traumatisme en Hongrie. Le défendeur affirme qu’il était raisonnable pour l’agent de conclure que les motifs étaient insuffisants pour justifier qu’il exerce son pouvoir discrétionnaire restreint.

[27]  Selon le défendeur, l’agent n’a pas omis de prendre correctement en compte la preuve psychiatrique à propos d’Alex ou la preuve psychologique concernant Veronika. Le défendeur soutient qu’il n’existe pas de formule précise pour évaluer ce type de preuve, citant la décision Molefe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 317, au paragraphe 31, [2015] ACF no 304, où la Cour, dans le contexte de la révision d’une décision de la Section de la protection des réfugiés, a déclaré qu’il ne faut pas « accorder un statut supérieur aux rapports présentant l’avis d’experts uniquement parce qu’ils ont été préparés par un professionnel agréé », ainsi que la décision Czesak c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1149, au paragraphe 37, 235 ACWS (3d) 1054, où la Cour a souligné que « les décideurs ne devraient se fier qu’avec prudence aux éléments de preuve des experts judiciaires obtenus aux fins du litige, sauf s’ils font l’objet d’une certaine forme de validation ». Le défendeur affirme qu’un agent d’exécution a le droit d’accorder peu de poids à ce type d’élément de preuve s’il est présenté au nom d’un demandeur en guise d’opinion visant la question même que devait trancher l’agent.

3)  Discussion

a)  La portée du pouvoir discrétionnaire de l’agent d’exécution

[28]  Le pouvoir discrétionnaire d’un agent d’exécution est limité quand il s’agit d’accorder ou non un report d’une mesure de renvoi. L’arrêt Baron de la Cour d’appel fédérale le confirme : « Il est de jurisprudence constante que le pouvoir discrétionnaire dont disposent les agents d’exécution en matière de report d’une mesure de renvoi est limité. » Dans l’arrêt Baron, le juge Nadon a cité la décision Wang c Canada (Citoyenneté et Immigration), [2001] 3 RCF 682, au paragraphe 48, 2001 CFPI 148 [Wang], où la Cour a conclu qu’il fallait réserver le report d’une mesure de renvoi « aux affaires où le défaut de différer ferait que la vie du demandeur serait menacée, ou qu’il serait exposé à des sanctions excessives ou à un traitement inhumain, alors qu’un report pourrait faire que la mesure devienne de nul effet ». Le juge Nadon a également adopté les motifs de la décision Wang, décrivant les limites du pouvoir discrétionnaire d’un agent d’exécution lui permettant de reporter le renvoi (Baron, au paragraphe 51) :

  Il existe divers facteurs qui peuvent avoir une influence sur le moment du renvoi, même en donnant une interprétation très étroite à l’article 48. Il y a ceux qui ont trait aux arrangements de voyage, et ceux sur lesquels ces arrangements ont une incidence, notamment le calendrier scolaire des enfants et les incertitudes liées à la délivrance des documents de voyage ou les naissances ou décès imminents.

  La loi oblige le ministre à exécuter la mesure de renvoi valide et, par conséquent, toute ligne de conduite en matière de report doit respecter cet impératif de la Loi. Vu l’obligation qui est imposée par l’article 48, on devrait accorder une grande importance à l’existence d’une autre réparation, comme le droit de retour, puisqu’il s’agit d’une réparation autre que celle qui consiste à ne pas respecter une obligation imposée par la Loi. Dans les affaires où le demandeur a gain de cause dans sa demande CH, il peut obtenir réparation par sa réadmission au pays.

  Pour respecter l’économie de la Loi, qui impose une obligation positive au ministre tout en lui accordant une certaine latitude en ce qui concerne le choix du moment du renvoi, l’exercice du pouvoir discrétionnaire de différer le renvoi devrait être réservé aux affaires où le défaut de le faire exposerait le demandeur à un risque de mort, de sanctions excessives ou de traitement inhumain. Pour ce qui est des demandes CH, à moins qu’il n’existe des considérations spéciales, ces demandes ne justifient un report que si elles sont fondées sur une menace à la sécurité personnelle.

  Il est possible de remédier aux affaires où les difficultés causées à la famille sont le seul préjudice subi par le demandeur en réadmettant celui-ci au pays par suite d’un gain de cause dans sa demande qui était en instance.

[29]  Un agent d’exécution de la loi a un pouvoir limité de traiter des motifs d’ordre humanitaire soulevés dans le contexte d’une demande de report d’une mesure de renvoi. Tant notre Cour que la Cour d’appel fédérale ont souligné que la simple existence d’une demande CH en instance n’empêchait pas, « en l’absence de considérations particulières », l’exécution d’une mesure de renvoi valide, à moins qu’il n’y ait une menace à la sécurité personnelle (voir : Baron, au paragraphe 50; Wang, au paragraphe 45; Arrechavala de Roman c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CF 478, au paragraphe 23, 432 FTR 176).

[30]  Par ailleurs, dans l’arrêt Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Shpati, 2011 CAF 286, au paragraphe 45, [2012] 2 RCF 133, la Cour d’appel a déclaré que les agents d’exécution « disposent de peu de latitude et les reports sont censés être temporaires. Les agents d’exécution ne sont pas censés se prononcer sur les demandes d’ERAR ou [les demandes] CH ou rendre de nouvelles décisions à ce sujet. » Dans l’arrêt Munar c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1180, au paragraphe 36, [2006] 2 RCF 664 [Munar], la Cour a fait remarquer que l’on « ne peut pas exiger des agents de renvoi qu’ils se livrent à un examen approfondi des motifs humanitaires que l’on doit examiner dans le cadre d’une évaluation CH. Cela constituerait non seulement une demande “préalable” CH, comme le dit le juge Nadon dans l’affaire Simoes, mais il y aurait double emploi jusqu’à un certain point avec la vraie évaluation CH. »

[31]  Plus récemment, dans la décision Newman, la Cour a affirmé ce qui suit :

[19]  [...] peu importe que la demande CH d’un candidat attire la sympathie ou la nature impérieuse des facteurs sous-jacents, les agents de l’ASFC ne sont pas tenus d’enquêter sur les facteurs CH présentés par un demandeur, car le devoir de ces agents n’est pas d’agir en tant que tribunal de dernière minute des demandes CH. L’obligation de mener une évaluation des facteurs CH incombe à un agent responsable de trancher les demandes CH. Il est bien établi qu’un agent de renvoi n’est pas tenu de mener une enquête préliminaire ou une mini analyse CH et d’évaluer le bien-fondé d’une demande CH (Shpati c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2011 CAF 286 [Shpati], au paragraphe 45; Munar c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1180, au paragraphe 36; Prasad, au paragraphe 32).

[32]  Compte tenu des jugements qui précèdent, l’on peut affirmer qu’une demande CH en instance peut justifier un report du renvoi s’il existe des « considérations spéciales » ou une menace à la sécurité personnelle. Comme l’a fait remarquer la Cour dans la décision Newman, les « considérations spéciales » sont plus larges qu’une menace à la sécurité personnelle, mais ne comprennent pas « la force ou la nature impérieuse de la demande CH sous-jacente » (au paragraphe 29); ces « considérations doivent donc être examinées en tenant compte de la latitude restreinte accordée aux agents d’exécution quant aux demandes de report du renvoi. [...] elles doivent transcender le seul fondement de la demande CH, sinon toutes les demandes CH feraient l’objet de “considérations spéciales” » (Newman, au paragraphe 30).

[33]  La latitude accordée à un agent d’exécution quant à l’examen de l’intérêt supérieur des enfants est également restreinte. Dans l’arrêt Baron, le juge Nadon a affirmé (au paragraphe 57) que « l’agent chargé du renvoi n’est pas tenu d’effectuer un examen approfondi de l’intérêt supérieur des enfants avant d’exécuter la mesure de renvoi ». Dans la décision Munar, le juge de Montigny a conclu (au paragraphe 38) que « l’obligation de l’agent de renvoi d’examiner l’intérêt des enfants nés au Canada se situe du côté d’un examen moins élaboré » et que, contrairement à un agent d’immigration qui doit examiner l’intérêt supérieur de l’enfant à long terme dans le contexte d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, un agent d’exécution doit uniquement tenir compte de l’intérêt supérieur de l’enfant à court terme, par exemple s’il faut « surseoir au renvoi jusqu’à ce que l’enfant ait terminé son année scolaire, si l’enfant doit quitter avec l’un de ses parents » (paragraphe 40). De la même façon, dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Varga, 2006 CAF 394, [2007] 4 RCF 3, au paragraphe 16, le juge Evans a déclaré ce qui suit : « Compte tenu du peu de latitude dont jouit l’agent de renvoi pour l’accomplissement de ses tâches, son obligation, le cas échéant, de prendre en considération l’intérêt des enfants touchés est minime, contrairement à l’examen complet qui doit être mené dans le cadre d’une demande CH présentée en vertu du paragraphe 25(1). »

[34]  Plus récemment, dans la décision Kampemana c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CF 1060, au paragraphe 34, [2015] ACF no 1119 [Kampemana], la Cour a confirmé que même si l’agent d’exécution est « tenu de considérer l’intérêt immédiat et à court terme des enfants et d’en traiter équitablement et avec sensibilité », « [i]l n’est pas tenu d’effectuer un examen approfondi de l’intérêt supérieur des enfants avant d’exécuter la mesure de renvoi ». De même, dans la décision Ally c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 560, au paragraphe 21, [2015] ACF no 547, la Cour a conclu que les agents d’exécution « n’avaient pas compétence pour faire l’analyse de fond complète sur l’intérêt supérieur de l’enfant qui s’impose dans le cadre d’une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire » et qu’ils « devraient plutôt se concentrer uniquement sur l’intérêt supérieur de l’enfant à court terme ».

[35]  La jurisprudence a établi que les agents d’exécution doivent tenir compte de l’intérêt supérieur d’un enfant à court terme de manière équitable et avec sensibilité (voir Joarder, au paragraphe 3; Kampemana, au paragraphe 34). Il est également clair que « si l’intérêt supérieur des enfants est certainement un facteur dont il faut tenir compte dans le contexte d’une mesure de renvoi, il ne s’agit toutefois pas d’un facteur déterminant » (Pangallo c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2014 CF 229, au paragraphe 25, 238 ACWS (3d) 711).

b)  L’agent a-t-il évalué de manière raisonnable l’intérêt supérieur d’Alex?

[36]  En l’espèce, l’évaluation faite par l’agent de la santé mentale d’Alex pose problème. Puisque les agents d’exécution doivent évaluer l’intérêt supérieur de l’enfant à court terme, l’agent devait raisonnablement prendre en considération la preuve psychiatrique dans l’examen des intérêts à court terme d’Alex. L’évaluation psychiatrique indique que le retour d’Alex en Hongrie le priverait de son sentiment actuel de sécurité et de stabilité, puisqu’il y a autrefois vécu des événements hautement traumatisants et hostiles. L’évaluation indiquait que son retour ferait resurgir ses symptômes de trouble de stress post-traumatique et compromettrait la capacité de ses parents de satisfaire ses besoins émotionnels et physiques. Vu les conclusions du psychiatre, la conclusion de l’agent selon laquelle le renvoi [traduction] « pourrait entraîner une période d’ajustement » pour Alex ne peut se justifier parce qu’elle ne tient pas compte des intérêts émotionnels, sociaux et psychologiques d’Alex à court terme et dans l’immédiat.

[37]  Même si l’agent a affirmé qu’il concentrait son pouvoir discrétionnaire limité sur les éléments de preuve d’un [traduction] « grave préjudice », il a minimisé et écarté de manière déraisonnable le préjudice grave démontré et indiqué par le psychiatre, dont le rapport concernant Alex indiquait clairement et sans équivoque que le [traduction] « [...] retour dans un milieu où lui et ses parents ont vécu des événements hautement traumatisants et hostiles [...] entraînera un retour de ses symptômes de trouble de stress post-traumatique et compromettra la capacité de ses parents à répondre à ses besoins émotionnels et physiques ». Devant cette preuve psychiatrique, l’on ne saurait affirmer que Alex devra simplement traverser une période d’ajustement après son retour en Hongrie. En l’espèce, l’agent n’a pas raisonnablement pris en considération ni bien évalué le fait que le renvoi en lui-même pourrait causer un préjudice psychologique à Alex.

c)  L’agent a-t-il évalué de manière raisonnable la preuve médicale concernant Veronika?

[38]  L’approche adoptée par l’agent en ce qui a trait à la preuve médicale concernant Veronika contrevient aux enseignements tirés de l’arrêt Kanthasamy, où la Cour suprême a affirmé ce qui suit à propos du rapport d’un psychologue présenté à une agente chargée d’examiner les facteurs d’ordre humanitaire :

[46]  Dans son analyse des conséquences du renvoi de Jeyakannan Kanthasamy sur la santé mentale de ce dernier, par exemple, l’agente déclare qu’elle [traduction] « ne conteste pas le rapport de la psychologue » et qu’elle « admet le diagnostic ». Selon le rapport, le demandeur souffre d’un trouble de stress post-traumatique, ainsi que d’un trouble d’adaptation avec anxiété et humeur dépressive, en raison de ce qu’il a vécu au Sri Lanka, et son état se détériorerait s’il était renvoyé du Canada. Pourtant, l’agente fait inexplicablement abstraction du rapport :

[traduction] … le demandeur n’a pas fourni une preuve suffisante pour démontrer qu’il subit ou qu’il a subi des traitements pour les problèmes susmentionnés ou qu’il ne pourrait obtenir les traitements éventuellement nécessaires dans son pays d’origine, le Sri Lanka, ou encore que cela lui occasionnerait des difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées..

[47]  On comprend mal que, après avoir fait droit au diagnostic psychologique, l’agente exige quand même de Jeyakannan Kanthasamy une preuve supplémentaire quant à savoir s’il a ou non cherché à obtenir des soins ou si de tels soins étaient même offerts, ou quant aux soins qui existaient ou non au Sri Lanka. Une fois reconnu qu’il souffre d’un trouble de stress post-traumatique, d’un trouble d’adaptation et de dépression en raison de ce qu’il a vécu au Sri Lanka, exiger en sus la preuve de l’existence de soins au Canada ou au Sri Lanka met à mal le diagnostic et a l’effet discutable d’en faire un facteur conditionnel plutôt qu’important.

[48]  De plus, en s’attachant uniquement à la possibilité que Jeyakannan Kanthasamy soit traité au Sri Lanka, l’agente passe sous silence les répercussions de son renvoi du Canada sur sa santé mentale. Comme l’indiquent les Lignes directrices, les facteurs relatifs à la santé, de même que l’impossibilité d’obtenir des soins médicaux dans le pays d’origine, peuvent se révéler pertinents (Traitement des demandes au Canada, section 5.11). Par conséquent, le fait même que Jeyakannan Kanthasamy verrait, selon toute vraisemblance, sa santé mentale se détériorer s’il était renvoyé au Sri Lanka constitue une considération pertinente qui doit être retenue puis soupesée, peu importe la possibilité d’obtenir au Sri Lanka des soins susceptibles d’améliorer son état (Davis c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 97; Martinez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 129. Rappelons que Jeyakannan Kanthasamy a été arrêté, détenu et battu par la police sri-lankaise, ce qui lui a laissé des séquelles psychologiques. Pourtant, malgré la preuve claire et non contredite de ce préjudice dans le rapport d’évaluation psychologique, lorsqu’elle applique le critère des « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » au facteur individuel de l’accessibilité de soins médicaux au Sri Lanka – et conclut que requérir de tels soins ne satisferait pas à ce critère –, l’agente minimise les problèmes de santé de Jeyakannan Kanthasamy.

[39]  Même si l’arrêt Kanthasamy portait sur une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, contrairement au présent dossier qui concerne une demande en vue d’obtenir le report d’une mesure de renvoi, à mon avis, les commentaires de la Cour suprême qui précèdent sont tout aussi applicables dans le contexte de l’espèce. En l’espèce, l’agent, à l’instar de l’agente dont il est question dans l’arrêt Kanthasamy, a de manière déraisonnable écarté les conclusions du psychologue concernant la santé mentale de Veronika. L’agent a déploré que le rapport du psychologue ne soit pas récent, et qu’il n’indiquait pas si Veronika avait actuellement des idées suicidaires ou si elle présentait actuellement un risque de suicide. En l’espèce, l’agent, un peu comme l’autre agente dans l’arrêt Kanthasamy, a également conclu que [traduction« la preuve médicale présentée est insuffisante pour affirmer que Veronika a demandé ou reçu des soins en santé mentale, comme il était recommandé » et que [traduction« les éléments de preuve présentés sont insuffisants pour démontrer que Veronika ne pourrait pas demander des soins en santé mentale à son retour en Hongrie ». L’agent n’a pas raisonnablement pris en considération ni bien évalué le fait que le renvoi en soi causerait un nouveau préjudice psychologique à Veronika, et son traitement de la preuve médicale concernant Veronika est déraisonnable, à la lumière de l’arrêt Kanthasamy.

[40]  Pour résumer la question, la décision de l’agent est déraisonnable et doit être annulée, parce que son évaluation et son traitement de la preuve médicale concernant Alex et sa mère ne tenaient pas compte de cette preuve, surtout compte tenu fait que le renvoi en soi pourrait causer un préjudice psychologique chez chacun d’entre eux.

C.  L’agent a-t-il entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire?

[41]  Il n’est pas nécessaire d’examiner la question compte tenu de ma conclusion précédente, selon laquelle la décision de l’agent est déraisonnable vu la manière avec laquelle la preuve médicale concernant Alex et Veronika a été évaluée.

V.  Conclusion

[42]  À la suite de l’audience, le demandeur a proposé une question à certifier si la décision de l’agent devait être jugée raisonnable. Le défendeur s’est opposé à la certification de la question proposée puisqu’elle ne répondait pas aux principes définis par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Liyanagamage c Canada (MCI) (1974), 176 NR 4, aux paragraphes 4 à 6, 51 ACWS (3d) 910, et parce qu’elle était hypothétique. Puisque la décision de l’agent a été jugée déraisonnable, il n’y a pas lieu d’examiner davantage cette question.

[43]  La demande de contrôle judiciaire des demandeurs est accueillie et leur requête en vue d’obtenir un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi dont ils font l’objet est renvoyée à un autre agent d’exécution de la loi pour un nouvel examen.

 


JUGEMENT

LA COUR accueille la demande de contrôle judiciaire; l’affaire est renvoyée à un autre agent d’exécution de la loi au Canada pour qu’il rende une nouvelle décision en conformité avec les motifs du présent jugement, et aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Keith M. Boswell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 27e jour d’avril 2020

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2696-16

 

INTITULÉ :

ZOLTAN DANYI, VERONIKA MATYAS, ALEX DANYI c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 19 décembre 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BOSWELL

 

DATE DES MOTIFS :

Le 30 janvier 2017

 

COMPARUTIONS :

Richard Wazana

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Tamrat Gebeheyu

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Wazana Law

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour les demandeurs

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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