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Date : 20170126


Dossier : IMM‑4167‑15

Référence : 2017 CF 101

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 26 janvier 2017

En présence de monsieur le juge Brown

ENTRE :

MAHMOUD OMAR CHIRUM

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Nature de la question

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire déposée par Mahmoud Omar Chirum [le demandeur] en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 [la LIPR], d’une décision rendue par la Section d’appel de l’immigration [SAI] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [CISR], en date du 24 août 2016, dans laquelle la SAI a accueilli l’appel interjeté par la Section de l’immigration [SI], jugeant donc le demandeur interdit de territoire en vertu de la LIPR [décision de la SI]. La SAI, ayant décidé d’accueillir l’appel, a mis en place une mesure d’expulsion contre le demandeur [la décision].

[2]  Pour les motifs suivants, la demande est rejetée.

II.  Faits

[3]  Le demandeur est un citoyen érythréen âgé de 65 ans. De 1976 à 1991, le demandeur vivait au Soudan. Le demandeur et sa famille, son épouse et quatre enfants, sont arrivés au Canada le 19 juin 2009. Ils ont demandé l’asile et ont tous été approuvés, à l’exception du demandeur dont la demande a été suspendue à la suite d’un rapport en vertu de l’article 44 dans lequel il était allégué que son adhésion au Front de libération du peuple érythréen [EPLF] le rendait interdit de territoire, en vertu des alinéas 34(1)b), c), f) et 35(1)a) de la LIPR.

[4]   Le demandeur est devenu membre d’EPLF en 1978. Le dossier certifié du tribunal comprend plusieurs centaines de pages d’information sur l’historique d’EPLF et de la guerre civile entre Érythrée et l’EPLF, qui visait à obtenir et qui a, en fin de compte, obtenu le droit d’autodétermination des Érythréens et des forces érythréennes, qui ont tenté de maintenir son annexion antérieure de l’Érythrée. Le demandeur est devenu membre d’EPLF pendant cette période. Il travaillait pour EPLF et s’y portait volontaire. Ses tâches consistaient à aider la réinstallation de réfugiés érythréens qui avaient été déplacés et publier les livrets d’EPLF; il offrait également des services de traduction au fur et à mesure que l’EPLF le demandait.

[5]  Le demandeur est retourné à l’Érythrée à la suite de son indépendance en 1993; la guerre civile a pris fin en 1991, avec la victoire de l’armée de l’EPLF qui comptait environ 95 0000 hommes et femmes. Pendant cette période, le demandeur a commencé à occuper divers postes en tant que fonctionnaire du gouvernement. Le gouvernement après l’indépendance était dirigé par le Front populaire pour la démocratie et la justice [PFDJ]. De 1991 à 2009, le demandeur a travaillé au sein du ministère de l’Information : de 1991 à 1996, il était le rédacteur en chef; de 1996 à 1999, il a travaillé en tant que directeur de la radio; et de 1999 à 2001, il était le directeur général de la télévision et de la radio.

[6]  Le demandeur soutient qu’il a commencé à dénoncer les politiques et les régimes répressifs du PFDJ et, par conséquent, il a été muté au poste d’ambassadeur. De mars 2001 à mai 2007, le demandeur a agi en tant qu’ambassadeur de l’Érythrée en Égypte et de juin 2006 à juin 2009, il a agi en tant qu’ambassadeur de l’Érythrée au Koweït.

[7]  Le demandeur reconnaît qu’il était un membre de l’EPLP.

[8]  Par conséquent, à ce stade de la procédure, il faut décider si l’EPLP est une organisation visée par l’alinéa 34(1)b) de la LIPR, c.‑à‑d. si l’EPLP est une organisation qui est l’instigateur ou l’auteur d’actes visant le renversement d’un gouvernement par la force. Cette question découle de l’application combinée des alinéas 34(1)b) et f) qui précisent que les personnes suivantes sont interdites de territoire :

34 (1) Emportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants :

[…]

b) être l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement d’un gouvernement par la force;

[…]

(f) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte visé aux alinéas [...] b) [...]

[9]  Même si le demandeur était un membre de l’organisation EPLP, il convient de noter que le demandeur ne participait pas directement aux forces militaires, de police et de sécurité de l’EPLP ou du gouvernement subséquent d’Érythrée. La SI a conclu ce qui suit :

[traduction]

[113] Les faits suivants sont constants :

  aucun élément de preuve n’indique que M. Chirum a déjà été membre du militaire;

  aucun élément de preuve n’indique qu’il ne participait aucunement aux décisions et aux actions qui pourraient être définies comme des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité.

  M Chirum était un fonctionnaire du gouvernement érythréen.

o à l’origine, il occupait l’emploi de journaliste ou de rédacteur;

o  il a ensuite atteint le niveau de directeur de télévision;

o  le niveau le plus haut qu’il a atteint était celui d’ambassadeur en Égypte et ensuite au Koweït.

La décision de la Section de l’immigration du 19 mars 2014

[10]  La SI a conclu que, selon l’ensemble des renseignements, la différence entre le Front de libération du peuple érythréen et la Force de libération du peuple érythréen étaient théoriques et négligeables pour l’application de l’article 34 de la LIPR. Elle a décidé que le demandeur avait été un membre de l’EPLF entre 1976 et 1991.

[11]  La SI a conclu qu’il n’y avait aucun motif raisonnable pour étayer une conclusion fondée sur l’alinéa 34(1)b) de la LIPR parce que le renversement, en tant que concept, est contraire aux situations de « conflit armé officiel ou de guerre généralisée ». Elle a conclu que le conflit armé non international [CANI] est autorisé en vertu des règles du droit international. En conséquence, des personnes comme le demandeur qui se sont comportées conformément à ces règles étaient admissibles au Canada, puisque le contraire serait [traduction] « illogique et absurde » :

[traduction]

[45]  Ce conflit concernait nécessairement le recours à la force afin de réaliser un changement de gouvernement ou de gouvernance.

[46]  Il est illogique et absurde que, par rapport au contexte de la collectivité internationale, l’établissement d’un ensemble de règles claires qui régissent un conflit une fois qu’il atteint une certaine ampleur (CANI), y compris des conséquences complètes de l’inobservation, que le législateur avait l’intention que les participants à un tel conflit, qui se comportent conformément aux règles, seraient interdits de territoire au Canada simplement en raison de leur participation au conflit.

[…]

[50]  le Canada est un signataire de cette convention [Convention de Genève de 1949] et de ses protocoles [l’article 1 du protocole supplémentaire II]. Ces deux définitions sont mutuellement exclusives : le caractère illicite signifie illégal, tandis qu’un état de CANI évoque un ensemble de règles complètes qui régissent la façon dont le conflit doit être mené.

[12]  La SI a également rejeté les conclusions selon lesquelles le demandeur était interdit de territoire en vertu des alinéas 34(1)c) (terrorisme) et 35(1)a) (crimes de guerre). Ceux‑ci ne sont plus en litige en raison de la décision de la SAI.

[13]  Le ministre a déposé un avis d’appel devant la SAI le 6 avril 2014.

III.  Décision

La décision de la Section d’appel de l’immigration

[14]  Le 25 août 2015, la SAI a accueilli l’appel du ministre. Elle a conclu que le demandeur est interdit de territoire en vertu de l’alinéa 34(1)b) de la LIPR et a mis en place une mesure d’expulsion à son encontre.

[15]  La SAI a déclaré que sa décision était fondée sur l’interdiction de territoire en vertu de l’alinéa 34(1)b) dans les motifs suivants :

[27]  Le tribunal convient avec l’appelant que la SI a fait erreur et que la preuve fournit des motifs raisonnables de croire que le FLE a été l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement d’un gouvernement par la force24. Le tribunal est d’avis que la SI n’a pas bien fait la distinction entre différents types de recours à la force, et a conclu de sa classification de la subversion décrite en l’espèce que l’appelant se soustrayait à l’alinéa 34(1)b). À cet égard, la SI semble avoir mal interprété l’arrêt Najafi25 de la Cour d’appel fédérale, que le tribunal juge à la fois convaincant et applicable aux faits en l’espèce. Sur ce, et parce que le tribunal reconnaît la faiblesse des motifs raisonnables de croire qu’il y a eu subversion26, le tribunal conclut que l’appelant s’est acquitté du fardeau de la preuve qui lui incombait.

[16]  Elle a refusé de statuer sur les questions relatives aux autres dispositions en matière d’interdiction de territoire au motif que l’appel avait déjà été tranché en vertu de l’alinéa 34(1)b). En conséquence, comme cela a été indiqué, les allégations en vertu des alinéas 34(1)c) et 35(1)a) ne font l’objet d’aucun autre examen.

[17]  Le demandeur demande maintenant le contrôle judiciaire de cette décision.

IV.  Questions en litige

[18]  Les questions suivantes sont soulevées :

  1. Les motifs de la SAI sont‑ils aussi viciés qu’ils sont déraisonnables?

  2. La décision de la SAI selon laquelle la SI a commis une erreur dans son interprétation de Najafi c Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, 2014 CAF 262, autorisation d’appel à la CSC refusée, 36241 (le 23 avril 2015) [Najafi], est-elle par ailleurs déraisonnable en ce qu’elle a mal qualifié la décision de la SI comme ayant fait une [traduction] « exemption » et lorsqu’elle a omis de traiter de manière suffisante les arguments du demandeur fondés sur les articles 7 et 15 de la Charte?

V.  Norme de contrôle

[19]  Dans Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], Cour suprême du Canada a conclu qu’une analyse de la norme de contrôle n’est pas nécessaire lorsque « la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier. » Le caractère suffisant des motifs, sur lequel repose l’espèce, à mon humble avis, est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable : Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 SCC 62, au paragraphe 22 [Newfoundland Nurses]. La Cour d’appel fédérale a examiné l’alinéa 34(1)b) de la LIPR en fonction de la norme de la décision raisonnable, en soulignant la présomption de retenue à accorder à l’interprétation de la SAI de sa propre loi constitutive : Najafi, précitée, au paragraphe 56.

[20]  Dans Dunsmuir, au paragraphe 47, la Cour suprême du Canada a expliqué les exigences auxquelles une cour qui effectue un contrôle judiciaire doit satisfaire en ce qui concerne la norme de contrôle de la décision raisonnable :

La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

VI.  Les dispositions pertinentes

[21]  Les articles 33 à 35 de la LIPR sont en litige :

SECTION 4

DIVISION 4

Interdictions de territoire

Inadmissibility

Note marginale : Interprétation

Marginal note: Rules of interpretation

33 Les faits — actes ou omissions — mentionnés aux articles 34 à 37 sont, sauf disposition contraire, appréciés sur la base de motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir.

33 The facts that constitute inadmissibility under sections 34 to 37 include facts arising from omissions and, unless otherwise provided, include facts for which there are reasonable grounds to believe that they have occurred, are occurring or may occur.

Sécurité

Security

34 (1) Emportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants :

34 (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on security grounds for

a) être l’auteur de tout acte d’espionnage dirigé contre le Canada ou contraire aux intérêts du Canada;

(a) engaging in an act of espionage that is against Canada or that is contrary to Canada’s interests;

b) être l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement d’un gouvernement par la force;

(b) engaging in or instigating the subversion by force of any government;

b.1) se livrer à la subversion contre toute institution démocratique, au sens où cette expression s’entend au Canada;

(b.1) engaging in an act of subversion against a democratic government, institution or process as they are understood in Canada;

c) se livrer au terrorisme;

(c) engaging in terrorism;

d) constituer un danger pour la sécurité du Canada;

(d) being a danger to the security of Canada;

e) être l’auteur de tout acte de violence susceptible de mettre en danger la vie ou la sécurité d’autrui au Canada;

(e) engaging in acts of violence that would or might endanger the lives or safety of persons in Canada; or

f) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte visé aux alinéas a), b), b.1) ou c).

(f) being a member of an organization that there are reasonable grounds to believe engages, has engaged or will engage in acts referred to in paragraph (a), (b), (b.1) or (c).

Atteinte aux droits humains ou internationaux

Human or international rights violations

35 (1) Emportent interdiction de territoire pour atteinte aux droits humains ou internationaux les faits suivants :

35 (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on grounds of violating human or international rights for

a) commettre, hors du Canada, une des infractions visées aux articles 4 à 7 de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre;

(a) committing an act outside Canada that constitutes an offence referred to in sections 4 to 7 of the Crimes Against Humanity and War Crimes Act;

b) occuper un poste de rang supérieur — au sens du règlement — au sein d’un gouvernement qui, de l’avis du ministre, se livre ou s’est livré au terrorisme, à des violations graves ou répétées des droits de la personne ou commet ou a commis un génocide, un crime contre l’humanité ou un crime de guerre au sens des paragraphes 6(3) à (5) de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre;

(b) being a prescribed senior official in the service of a government that, in the opinion of the Minister, engages or has engaged in terrorism, systematic or gross human rights violations, or genocide, a war crime or a crime against humanity within the meaning of subsections 6(3) to (5) of the Crimes Against Humanity and War Crimes Act; or

c) être, sauf s’agissant du résident permanent, une personne dont l’entrée ou le séjour au Canada est limité au titre d’une décision, d’une résolution ou d’une mesure d’une organisation internationale d’États ou une association d’États dont le Canada est membre et qui impose des sanctions à l’égard d’un pays contre lequel le Canada a imposé — ou s’est engagé à imposer — des sanctions de concert avec cette organisation ou association.

(c) being a person, other than a permanent resident, whose entry into or stay in Canada is restricted pursuant to a decision, resolution or measure of an international organization of states or association of states, of which Canada is a member, that imposes sanctions on a country against which Canada has imposed or has agreed to impose sanctions in concert with that organization or association.

VII.  Discussion

[22]  La question centrale dont étaient saisies la SI et la SAI était la signification du terme « renversement » figurant à l’alinéa 34(1)b) de la LIPR. Essentiellement, l’espèce repose sur la question de savoir si les motifs de la SAI répondent au critère du caractère raisonnable proposé par la Cour suprême du Canada dans Dunsmuir et s’ils cadrent avec l’affaire connexe Newfoundland Nurses.

[23]  La proposition selon laquelle la SAI a simplement déclaré le côté qu’elle préfère est insoutenable à la lecture de ces motifs. Le fait d’affirmer cela écarte le dossier et le droit applicable en l’espèce.

[24]  Afin de démontrer le caractère raisonnable de la décision de la SAI, j’examinerai d’abord chaque phrase du paragraphe 27 de ses motifs, en tenant compte de Dunsmuir. Il convient de commencer en répétant ce paragraphe clé :

[27]   Le tribunal convient avec l’appelant que la SI a fait erreur et que la preuve fournit des motifs raisonnables de croire que le FLE a été l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement d’un gouvernement par la force. Le tribunal est d’avis que la SI n’a pas bien fait la distinction entre différents types de recours à la force, et a conclu de sa classification de la subversion décrite en l’espèce que l’appelant se soustrayait à l’alinéa 34(1)b). À cet égard, la SI semble avoir mal interprété l’arrêt Najafi [note de bas de page supprimée] de la Cour d’appel fédérale, que le tribunal juge à la fois convaincant et applicable aux faits en l’espèce. Sur ce, et parce que le tribunal reconnaît la faiblesse des motifs raisonnables de croire qu’il y a eu subversion [note de bas de page supprimée], le tribunal conclut que l’appelant s’est acquitté du fardeau de la preuve qui lui incombait.

[25]  La première phrase énonce la conclusion de la SAI. Elle n’est ni déraisonnable ni opposable; les tribunaux doivent donner leur conclusion quant aux questions en litige.

[26]  La deuxième phrase indique la première partie du raisonnement de la SAI dans sa conclusion, notamment que la SI a distingué incorrectement les différents types de force utilisés et qu’elle est parvenue à une décision incorrecte en raison de sa classification du type de renversement en litige. Ces termes portent directement sur la question principale, notamment, la définition de renversement. Dans cette phrase, la SAI cerne, avec précision, les erreurs commises par la SI. Dans le contexte du dossier et du droit applicable en l’espèce, la signification de cette phrase est claire : la SI a conclu que, s’il est interprété de correctement, le terme « renversement » ne s’applique pas aux CANI. Dans cette deuxième phrase, la SAI rejette les observations du demandeur et les conclusions de la SI quant à la signification du terme « renversement ». Ses motifs sur ce point sont à la fois transparents et intelligibles. Cette phrase est également raisonnable parce qu’elle reconnaît que le raisonnement de la décision de la SI a été rejeté par la Cour d’appel fédérale dans Najafi, comme ayant en fait été effectué.

[27]  Dans la troisième phrase, la SAI déclare son motif de ne pas souscrire au motif de la SI : la SAI conclut que Najafi est à la fois convaincante et applicable aux faits de l’espèce, elle conclut que Najafi tranche les mêmes questions que celles dont était saisi la SI en l’espèce et elle conclut que la Cour d’appel fédérale, dans Najafi, a tiré une conclusion contraire à la conclusion de la SI relative à la définition de « renversement ». Il n’y a aucune ambiguïté à cet égard; les motifs de la SAI sont encore clairs. La question centrale dans Najafi était la même que celle en l’espèce, notamment, la définition du terme « renversement » figurant à l’alinéa 34(1)b) de la LIPR. La SAI a simplement reconnu, comme elle était tenue de le faire, que les décisions de la Cour d’appel fédérale lient la SI, comme elles lient la SAI et notre Cour. Cette reconnaissance fait partie de l’analyse de la justification qui, à son tour, fait partie de l’analyse du caractère raisonnable.

[28]  La dernière phrase indique correctement le faible critère des motifs raisonnables de croire (par rapport aux options prévues par la loi aux fins du fardeau de preuve, c.‑à‑d. la prépondérance des probabilités ou une preuve hors de tout doute raisonnable). La SAI procède ensuite à rendre sa conclusion sur la question de savoir si les éléments de preuve établissent le renversement, conformément à la définition prévue par la Cour d’appel fédérale dans Najafi, en concluant enfin qu’ils l’établissent. La SAI était tenue de tirer une conclusion relative à cette question. Je ne peux voir comment on peut lui reprocher de l’avoir fait.

[29]  Par conséquent, à mon humble avis, les motifs de la SAI cadrent avec les exigences de Dunsmuir en ce qu’ils sont transparents, intelligibles et justifiés.

[30]  La deuxième exigence de Dunsmuir est que la décision appartienne aux issues acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit en l’espèce. Je suis d’avis que le défendeur a droit d’obtenir gain de cause à cet égard également.

[31]  Les deux principaux éléments d’une conclusion en vertu des alinéas 34(1)b) et f) fondée sur ces faits sont : (1) le demandeur est un membre de l’organisation EPFL (voir l’alinéa 34(1)f) de la LIPR); et (2) l’EPLF doit être une organisation qui est l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement d’un gouvernement par la force (voir l’alinéa 34(1)b) de la LIPR).

[32]  Le demandeur a reconnu qu’il était un membre de l’EPFL. Cela répond au premier élément clé et fait en sorte que la décision de la SAI appartient aux issues pouvant se justifier au regard du dossier.

[33]   En ce qui concerne la question de savoir si l’EPFL était l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement d’un gouvernement par la force, cette conclusion peut également se justifier au regard du dossier. Le dossier indique, et le mémoire du demandeur relatif au contrôle judiciaire indique lui‑même en fait que l’EPFL a amassé une armée comptant 95 000 hommes et femmes pour faire une [traduction] « guerre de libération » de la sécession ou d’indépendance du gouvernement érythréen dont le gouvernement était également, malgré l’annexion de l’Érythrée, le gouvernement de l’EPFL et de la population érythréenne à ce moment‑là. La SI a conclu que la [traduction] « guerre de libération » était une [traduction] « longue confrontation armée » et qu’elle a [traduction] « eu lieu entre le gouvernement érythréen et l’EPLF » et d’autres groupes armés. La SI a également conclu que [TRADUCTION] « [c]e conflit concernait, nécessairement, le recours à la force afin de réaliser un changement de gouvernement ou de gouvernance. »

[34]  Il s’agit donc de décider si l’EPLF, en vertu de ces faits, était une organisation visée par l’alinéa 34(1)b) de la LIPR.

[35]  Dans Najafi, la Cour d’appel fédérale a décidé que le « renversement » prévu à l’alinéa 34(1)b), qui renvoie à un gouvernement, ne s’applique pas seulement lorsqu’il existe un [traduction] « gouvernement démocratiquement élu ». Ce faisant, elle a conclu que le « renversement » doit faire l’objet d’une « application large », conformément à ce qui est exigé par la Cour d’appel fédérale dans Najafi, précitée, au paragraphe 78. Au paragraphe 89 de sa décision, la Cour d’appel fédérale a rejeté l’argument selon lequel « l’alinéa 34(1)b) doit être interprété comme s’il visait seulement le recours à la force qui n’est pas légitime ou légal selon le droit international » :

89  Même si j’adopte cette méthode, le contexte juridique global ne me permet pas de conclure que l’alinéa 34(1)b) doit être interprété comme s’il visait seulement le recours à la force qui n’est pas légitime ou légal selon le droit international.

[Non souligné dans l’original.]

[36]  Dans cette phrase, la Cour d’appel fédérale rejette clairement et sans équivoque l’argument du demandeur selon lequel la définition de « renversement » devrait être interprétée de manière à exclure les CANI.

[37]  À mon avis, les motifs de la SAI, lorsqu’ils sont lus dans le contexte du dossier de l’espèce, sont transparents, intelligibles et ils peuvent se justifier. Il n’est pas difficile de conclure ce que la SAI a établi et que l’argument selon lequel les motifs sont insuffisants ne doit donc pas être retenu.

[38]  Même si mon analyse repose sur Dunsmuir, j’estime que Newfoundland Nurses n’est pas d’une utilité pour le demandeur. Au contraire, elle complète et prévoit, en toute déférence, une clarification utile de Dunsmuir :

[12]  Il importe de souligner que la Cour a souscrit à l’observation du professeur Dyzenhaus selon laquelle la notion de retenue envers les décisions des tribunaux administratifs commande [traduction] « une attention respectueuse aux motifs donnés ou qui pourraient être donnés à l’appui d’une décision ». Dans son article cité par la Cour, le professeur Dyzenhaus explique en ces termes comment le caractère raisonnable se rapporte aux motifs :

[traduction]

Le « caractère raisonnable » s’entend ici du fait que les motifs étayent, effectivement ou en principe, la conclusion. Autrement dit, même si les motifs qui ont en fait été donnés ne semblent pas tout à fait convenables pour étayer la décision, la cour de justice doit d’abord chercher à les compléter avant de tenter de les contrecarrer. Car s’il est vrai que parmi les motifs pour lesquels il y a lieu de faire preuve de retenue on compte le fait que c’est le tribunal, et non la cour de justice, qui a été désigné comme décideur de première ligne, la connaissance directe qu’a le tribunal du différend, son expertise, etc., il est aussi vrai qu’on doit présumer du bien‑fondé de sa décision même si ses motifs sont lacunaires à certains égards. [Je souligne.]

(David Dyzenhaus, « The Politics of Deference : Judicial Review and Democracy », dans Michael Taggart, dir., The Province of Administrative Law (1997), 279, p. 304)

Voir aussi David Mullan, « Dunsmuir v. New Brunswick, Standard of Review and Procedural Fairness for Public Servants : Let’s Try Again! » (2008), 21 C.J.A.L.P. 117, p. 136; David Phillip Jones, c.r., et Anne S. de Villars, c.r., Principles of Administrative Law (5e éd. 2009), p. 380; et Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12 (CanLII), [2009] 1 R.C.S. 339, par. 63.

[13]  C’est dans cette optique, selon moi, qu’il faut interpréter ce que la Cour voulait dire dans Dunsmuir lorsqu’elle a parlé de « la justification de la décision [ainsi que de] la transparence et [de] l’intelligibilité du processus décisionnel ». À mon avis, ces propos témoignent d’une reconnaissance respectueuse du vaste éventail de décideurs spécialisés qui rendent couramment des décisions — qui paraissent souvent contre‑intuitives aux yeux d’un généraliste — dans leurs sphères d’expertise, et ce en ayant recours à des concepts et des termes souvent propres à leurs champs d’activité. C’est sur ce fondement que notre Cour a changé d’orientation dans Syndicat canadien de la Fonction publique, section locale 963 c. Société des alcools du Nouveau‑Brunswick, 1979 CanLII 23 (CSC), [1979] 2 R.C.S. 227, où le juge Dickson a insisté sur le fait qu’il y avait lieu de faire preuve de déférence en appréciant les décisions des tribunaux administratifs spécialisés. Cet arrêt a amené la Cour à faire preuve d’une déférence accrue envers les tribunaux, comme en témoigne la conclusion, tirée dans Dunsmuir, qu’il doit être « loisible au tribunal administratif d’opter pour l’une ou l’autre des différentes solutions rationnelles acceptables » (par. 47).

[14]  Je ne suis pas d’avis que, considéré dans son ensemble, l’arrêt Dunsmuir signifie que l’« insuffisance » des motifs permet à elle seule de casser une décision, ou que les cours de révision doivent effectuer deux analyses distinctes, l’une portant sur les motifs et l’autre, sur le résultat (Donald J. M. Brown et John M. Evans, Judicial Review of Administrative Action in Canada (feuilles mobiles), §§12:5330 et 12:5510). Il s’agit d’un exercice plus global : les motifs doivent être examinés en corrélation avec le résultat et ils doivent permettre de savoir si ce dernier fait partie des issues possibles. Il me semble que c’est ce que la Cour voulait dire dans Dunsmuir en invitant les cours de révision à se demander si « la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité » (par. 47).

[15]  La cour de justice qui se demande si la décision qu’elle est en train d’examiner est raisonnable du point de vue du résultat et des motifs doit faire preuve de « respect [à l’égard] du processus décisionnel [de l’organisme juridictionnel] au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, par. 48). Elle ne doit donc pas substituer ses propres motifs à ceux de la décision sous examen mais peut toutefois, si elle le juge nécessaire, examiner le dossier pour apprécier le caractère raisonnable du résultat.

[16]  Il se peut que les motifs ne fassent pas référence à tous les arguments, dispositions législatives, précédents ou autres détails que le juge siégeant en révision aurait voulu y lire, mais cela ne met pas en doute leur validité ni celle du résultat au terme de l’analyse du caractère raisonnable de la décision. Le décideur n’est pas tenu de tirer une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit‑il, qui a mené à sa conclusion finale (Union internationale des employés des services, local no 333 c. Nipawin District Staff Nurses Assn., 1973 CanLII 1333 (CSC), [1975] 1 R.C.S. 382, p. 391). En d’autres termes, les motifs répondent aux critères établis dans Dunsmuir s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables.

[Souligné dans l’original.]

[39]  À mon humble avis, les arguments du demandeur constituent une attaque à la suffisance des motifs de la SAI. Newfoundland Nurses enseigne que l’« insuffisance » des motifs ne permet pas à elle seule d’annuler une décision. J’ai conclu que les motifs de la SAI étaient suffisants, mais, même s’ils ne l’étaient pas, ils ne pourraient être annulés dans un contrôle judiciaire pour ce seul motif. Je souligne que l’avocat du défendeur a suggéré que, même s’il n’est pas nécessaire, d’autres motifs auraient pu être fournis. Toutefois, à cet égard, d’autres motifs auraient été utiles pour les avocats dans de nombreuses autres, sinon dans la plupart des autres, affaires. Cependant, en l’espèce, d’autres motifs n’étaient pas nécessaires vu l’incidence du rejet des arguments du demandeur en vertu de Najafi. Quoi qu’il en soit, le critère dans un contrôle judiciaire n’est pas la préférence de l’une ou l’autre des parties, mais plutôt la question de savoir si les critères énumérés dans Dunsmuir et dans Newfoundland Nurses sont satisfaits.

[40]  Le demandeur soutient que la SAI a agi de manière déraisonnable lorsqu’elle a déclaré qu’il a demandé une exemption du « renversement » prévu à l’alinéa 34(1)b) lorsque son argument était effectivement que le terme « renversement » devrait être défini de manière à exclure le CANI. Aucun motif n’a été établi devant moi pour faire une telle distinction et je ne suis pas convaincu qu’une telle différence existe, ce qui me mène à rejeter ce motif de contrôle judiciaire.

[41]  Le demandeur a également soutenu que la SAI a agi de manière déraisonnable lorsqu’elle a omis de répondre de manière suffisante aux arguments du demandeur fondés sur la Charte, en vertu des articles 7 et 15, lorsqu’elle n’a mentionné que le nom de trois décisions, une de chaque palier des cours fédérales : Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration); Esteban c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 51, [2005] 2 RCS 539; Stables c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1319; et, Poshteh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 121. Je n’ai pas l’intention de répondre à cet argument parce que le demandeur a informé la Cour et le défendeur qu’il n’invoque plus ces arguments fondés sur la Charte.

[42]  Je devrais ajouter que cela ne met pas pour autant fin à l’affaire du demandeur. Tel que la Cour d’appel fédérale l’a indiqué dans Najafi, nonobstant le fait que le demandeur est interdit de territoire en vertu des alinéas 34(1)b) et f) de la LIPR, il peut quand même présenter au ministre une demande de mesure spéciale en vertu des paragraphes 42.1(1) et (2) de la LIPR, le ministre étant le mieux placé pour répondre aux questions qu’il soulève.

[43]  Le contrôle judiciaire exige que la cour de révision examine les motifs en tant qu’un ensemble organique. Il ne s’agit pas de « faire une chasse aux trésors, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur » : Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c. Pâtes et Papier Irving, Ltée., 2013 CSC 34, au paragraphe 54, [2013] 2 RCS 458. Les motifs de la SAI répondent au critère établi dans Dunsmuir s’ils « permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables », et ces motifs le permettent : Newfoundland Nurses, au paragraphe 16. À mon humble avis, les motifs de la SAI répondent aux critères de justification, de transparence et d’intelligibilité au sein du processus décisionnel et ils appartiennent aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit, conformément à Dunsmuir. Le contrôle judiciaire est donc rejeté.

VIII.  La question certifiée

[44]  Ni l’une ni l’autre des parties n’a demandé la certification d’une question et aucune n’est soulevée.

IX.  Conclusion

[45]  La demande est rejetée et aucune question n’est certifiée.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée, qu’il n’y a aucune question à certifier et qu’aucuns dépens ne sont adjugés.

« Henry S. Brown »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑4167‑16

 

INTITULÉ :

MAHMOUD OMAR CHIRUM c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO, ONTARIO

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 NOVEMBRE 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

 

DATE DES MOTIFS :

LE 26 JANVIER 2017

 

COMPARUTIONS :

Me ANDREW BROUWER

 

pour le demandeur

 

Me BERNARD ASSAN

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

ANDREW BROUWER

AVOCAT ET PROCUREUR

TORONTO (ONTARIO)

 

pour le demandeur

 

WILLIAM F. PENTNEY

SOUS‑PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

TORONTO (ONTARIO)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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