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Date : 20170117


Dossier : IMM-2862-16

Référence : 2017 CF 56

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 17 janvier 2017

En présence de monsieur le juge Gleeson

ENTRE :

ABDULLAH RAHIMI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                    Résumé

[1]               Le demandeur, M. Abdullah Rahimi, est un citoyen afghan arrivé au Canada par les États-Unis en janvier 2016. Il a présenté une demande d’asile, faisant valoir sa crainte des talibans, en raison : 1) du travail de son père avec UNICEF à Kaboul; 2) de son implication envers l’éducation des filles dans un village à l’extérieur de Kaboul; 3) de sa fréquentation de l’American University of Afghanistan, à Kaboul.

[2]               La Section de la protection des réfugiés (la SPR) a rejeté la demande d’asile au motif qu’elle manquait de crédibilité. M. Rahimi soutient que les conclusions de la SPR relatives à sa crédibilité sont déraisonnables. Il allègue que des éléments de preuve corroborant ses dires ont été ignorés, que sa preuve personnelle et son témoignage ont été mal compris et mal interprété, que les conclusions relatives à sa crédibilité sont hypothétiques et illogiques et que l’analyse au soutien de la décision de la SPR est vague et imprécise.

[3]               La seule question soulevée par la présente demande est de savoir si la décision de la SPR est raisonnable. Après avoir examiné les observations orales et écrites des parties, je conclus que le défaut de la SPR de tenir compte d’éléments de preuve corroborant les allégations de M. Rahimi ainsi que sa mauvaise appréciation de la preuve minent la justification, la transparence et l’intelligibilité de la décision, la rendant de ce fait déraisonnable. Pour les motifs qui suivent, la demande est accueillie.

II.                 Contexte

A.                 Les prétentions

[4]               M. Rahimi soutient qu’après avoir terminé ses études secondaires, il s’est inscrit au Professional Development Institute (PDI) de l’American University à Kaboul. Alors qu’il étudiait au Professional Development Institute, le demandeur a examiné la possibilité d’ouvrir avec son père une école pour fille dans leur village, à l’extérieur de Kaboul. Son père détenait les ressources financières pour établir et faire fonctionner une petite école, possédait une propriété dans le village et son rôle avec UNICEF était relié à l’éducation. L’école a ouvert ses portes au début de l’année 2014. M. Rahimi était responsable des fournitures, des livres et de la rémunération des employés. Il se rendait de Kaboul au village les fins de semaine pour effectuer ses tâches. L’école s’est avérée un succès.

[5]               À la fin de 2014, M. Rahimi affirme qu’il a commencé à recevoir des appels de menace des talibans lui ordonnant de fermer l’école. M. Rahimi n’a pas jugé le premier appel sérieux, mais après avoir reçu un second appel, il a arrêté de se rendre au village et a pris des mesures pour soutenir l’école à partir de Kaboul tout en poursuivant ses propres études. Il est retourné au village pour assister à des funérailles familiales à la fin du mois de février 2015. Le demandeur et son père ont été avertis que les talibans les recherchaient. Ils ont quitté le village tout de suite après les funérailles, mais ce même soir, les talibans ont menacé des membres de leur famille, en ont attaqué d’autres et ont menacé de tuer M. Rahimi et son père. Peu de temps après, les talibans ont fermé l’école de force, ont envoyé une lettre de menace et annoncé à la mosquée locale que le demandeur et son père seraient punis. M. Rahimi a déclaré qu’en mai 2015, il a été victime d’une tentative d’enlèvement à Kaboul. Cette tentative a été déclarée aux autorités, mais la police n’a rien pu faire. M. Rahimi a cessé de se présenter à ses cours à l’université et a tenté de trouver une façon de quitter l’Afghanistan.

B.                 Décision contestée

[6]               La SPR a reconnu que la preuve documentaire objective démontre que les talibans considèrent les personnes travaillant pour des organisations internationales comme des traîtres et jugent que l’éducation des filles est contraire à leur idéologie. La SPR a ajouté qu’il n’existe pas de preuve crédible démontrant que les talibans jugent que les hommes fréquentant l’université sont des traîtres.

[7]               La SPR a conclu que le témoignage du demandeur contenait plusieurs incohérences et divergences. La SPR a trouvé le demandeur vague et hésitant tout au long de son témoignage. En ce qui a trait aux études de M. Rahimi à la American University à Kaboul, la SPR a conclu que son témoignage était flou et qu’il n’y avait pas de preuve qu’il avait réellement fréquenté cette université, comme il l’allègue.

[8]               Relativement à son implication dans l’éducation de jeunes filles, la SPR est d’avis que la preuve n’a pas démontré que M. Rahimi, qui était âgé de 18 ans à ce moment, possédait les ressources financières, le temps ou l’expérience pour bâtir et administrer une école à l’extérieur de Kaboul. La SPR n’a pas retenu l’allégation de M. Rahimi selon laquelle son père avait fourni l’argent nécessaire à l’école et a souligné que la preuve déposée par le demandeur sur le statut légal de cette école était contradictoire. Finalement, la SPR était d’avis qu’après avoir fermé l’école, il n’y avait plus de raisons que M. Rahimi demeure une cible des talibans à Kaboul. Elle a soutenu que l’histoire relative à l’école était incohérente et ne devait pas être crue.

[9]               Sur la question du travail du père du demandeur auprès de UNICEF, la SPR n’a pas été convaincue que cet emploi auprès d’une organisation internationale démontrait que M. Rahimi était une cible de persécution. La SPR a souligné que la preuve documentaire démontrait que les personnes travaillant à Kaboul étaient moins à risque et que si le père craignait les talibans, il serait déménagé ailleurs ou aurait quitté son emploi.

[10]           Enfin, la SPR a souligné plusieurs incohérences ressortant du témoignage du demandeur relativement au moment de son départ de l’Afghanistan, au fait qu’il soit demeuré à Kaboul et que son père ait continué à travailler pour UNICEF. La SPR a conclu que le demandeur n’avait pas démontré un risque sérieux de persécution et que son intention véritable était d’étudier au Canada.

III.               Norme de contrôle applicable

[11]             Les parties s’entendent sur le fait que la norme de contrôle applicable est celle du caractère raisonnable. Il faut faire preuve d’une grande déférence envers les décisions de la SPR, mais il demeure que la décision doit être motivée et mener à une conclusion justifiable (Shabab c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 872, au paragraphe 16, Yang c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 543, au paragraphe 8; Njeri c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 291, au paragraphe 12).

IV.              Analyse

A.                 La décision est-elle raisonnable?

[12]           M. Rahimi a présenté à la SPR de la documentation corroborant sa demande. Celle-ci comprenait :

A.                 Une lettre de menace des talibans datée du mois de mars 2015;

B.                 Des cartes d’identité étudiantes, pour prouver sa fréquentation de l’American University à Kaboul, au moins pour une partie du temps qu’il allègue y avoir étudié;

C.                 Une lettre du cousin de son père décrivant les actions des talibans après les funérailles familiales de mars 2015;

D.                 Des reçus de fournitures scolaires achetées en décembre 2013 et juin 2014, mentionnant le nom de l’école et identifiant M. Rahimi comme étant la personne ayant payé pour ces fournitures;

E.                  Des contrats d’emplois démontrant l’embauche de deux enseignants à l’école;

F.                  Une lettre d’entente pour la création de l’école, décrivant les responsabilités de M. Rahimi et de son père, soit de couvrir tous les frais et de fournir des salles pour l’école;

G.                 Une copie d’un rapport de police détaillant la tentative d’enlèvement de M. Rahimi en mai 2015.

[13]           En rendant sa décision, la SPR n’a pas tenu compte ni analysé ces preuves documentaires, à l’exception de l’une des cartes d’identité. Le défendeur soutient que cela ne démontre pas la possibilité d’une erreur, faisant valoir que le décideur n’avait aucune obligation de relever tous les éléments de preuve et qu’il faut tenir pour acquis que la SPR a examiné l’ensemble de la preuve.

[14]           Je souscris à ce principe bien établi. Toutefois, une cour de justice peut également juger que des conclusions ont été rendues sans égard à la preuve lorsque ces conclusions sont formulées sans renvoyer à la preuve contradictoire ni à la preuve pertinente. Plus la portion de preuve n’ayant pas été analysée est importante, plus une cour de justice sera disposée à en venir à cette conclusion (Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425, au paragraphe 15).

[15]           En l’espèce, on retrouve plusieurs exemples de conclusions qui sont manifestement contraires à la preuve documentaire déposée au soutien de la demande. Par exemple, la SPR conclut qu’il [traduction] « n’y a pas de preuve que le demandeur a fréquenté l’American University comme il l’allègue pour expliquer pourquoi il était une cible de talibans en mai 2015 ». Cette affirmation ne tient pas compte du fait que M. Rahimi a déposé en preuve devant la SPR deux cartes d’identité qui démontrent clairement qu’il étudiait à l’American University of Afghanistan pour au moins une partie des périodes alléguées. La conclusion contraire de la SPR ne faisant aucune référence à l’ensemble de la preuve corroborante, la Cour ne sait pas si cette preuve a reçu peu de poids ou si la SPR a fait fi de cette preuve.

[16]           Un fait peut-être encore plus troublant réside dans le défaut de la SPR de tenir compte de la lettre de menace des talibans adressée à la famille de M. Rahimi. Cette lettre est adressée à M. Rahimi et à son père. Elle affirme que ces deux derniers ont été reconnus coupables par un Choura et qu’il ne leur reste aucune avenue. Une réponse à une demande d’information de la CISR décrit ce type de lettre comme étant une [traduction] « lettre de nuit ». La réponse à une demande d’information décrit qui sont les cibles et les destinataires de ce type de lettre. M. Rahimi et son père semblent correspondre au profil décrit. La réponse à la demande d’information décrit l’apparence et le contenu de ce type de lettre, de même que la façon dont elles sont reçues. Une fois de plus, cette description n’est pas incompatible avec la preuve présentée à la SPR. La réponse à la demande d’information décrit également les conséquences découlant de la réception d’une lettre de nuit, soulignant que les cibles afghanes les prennent au sérieux et qu’elles sont réellement suivies d’actes de violence.

[17]           Le défendeur fait valoir que l’existence de la lettre de nuit a été reconnue par la SPR pendant le témoignage de M. Rahimi et que dans sa décision, elle affirme que le demandeur [traduction] « (...) a déclaré avoir reçu des menaces écrites alors qu’il se trouvait à Kaboul (...) ». On ne retrouve toutefois pas d’analyse portant sur cette lettre de nuit ou sur la lettre provenant du cousin du père du demandeur décrivant les actions des talibans après les funérailles familiales. On ne retrouve dans la décision aucune indication selon laquelle cette preuve n’était pas jugée fiable ou n’avait reçu que peu de poids. La SPR n’a pas non plus entrepris d’analyse de cette preuve corroborante en concluant que toute menace des talibans aurait dû cesser avec la fermeture de l’école.

[18]           La SPR semble également avoir mal interprété les circonstances ayant mené à la fermeture de l’école. La décision contestée porte à croire que M. Rahimi s’est conformé aux demandes des talibans et a fermé l’école lui-même. Ce n’est pas ce que la preuve démontre. La preuve retrouvée dans le formulaire Fondement de la demande d’asile du demandeur et dans son témoignage devant la SPR indique que les talibans ont fermé l’école de force.

[19]           La Cour a les mêmes réserves à l’égard de la conclusion selon laquelle M. Rahim n’a pas démontré qu’il était [traduction] « (...) en mesure de diriger une école de filles à Logar ». En tirant cette conclusion, la SPR ne fait aucune mention de la lettre d’entente créant l’école, des contrats des enseignants et des reçus de fournitures identifiant M. Rahimi et l’école. Toutes ces preuves corroborent directement l’exposé circonstancié de M. Rahimi. La SPR avait bien entendu la liberté de rejeter cet exposé, mais de le faire sans mentionner la preuve déposée rend une fois de plus cette décision déraisonnable.

[20]           Bien que M. Rahimi a soulevé d’autres préoccupations à l’égard de la preuve, dont le fait que la conclusion de la SPR relative à la nature de son témoignage est imprécise et que les conclusions relatives à sa crédibilité sont illogiques et de nature spéculative, je n’ai pas besoin de me pencher sur ces questions. La mauvaise appréciation par la SPR de parties cruciales de la preuve jointe au défaut d’examiner de la preuve documentaire extrêmement pertinente corroborant la demande et contredisant directement les conclusions minent la justification, la transparence et l’intelligibilité de la décision, la rendant de ce fait déraisonnable (Dunsmuir, au paragraphe 47).

V.                 Conclusion

[21]           La demande est accueillie. Les parties n’ont pas relevé de question de portée générale et aucune question n’a été soulevée.


JUGEMENT

LA COUR accueille la demande et l’affaire est renvoyée pour réexamen à un autre décideur. Aucune question n’est certifiée.

« Patrick Gleeson »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

Dossier : IMM-2862-16

 

INTITULÉ :

ABDULLAH RAHIMI c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 10 janvier 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GLEESON

 

DATE DES MOTIFS :

Le 17 janvier 2017

 

COMPARUTIONS :

Benjamin Liston

 

Pour le demandeur

 

Amy King

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bureau du droit des réfugiés

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Pour le défendeur

 

 

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