Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20170127


Dossier : IMM-4720-15

Référence : 2017 CF 106

Ottawa (Ontario), le 27 janvier 2017

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

ISEN SINANI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Le demandeur conteste la décision d’un agent de visa en poste à l’Ambassade canadienne à Vienne, en Autriche (l’Agent), lui refusant la délivrance d’un visa de résident permanent au titre de regroupement familial au motif qu’il existe des motifs raisonnables de croire qu’il est interdit de territoire au Canada pour raisons de sécurité au sens de l’article 34 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi).

[2]  Le demandeur soutient que la décision de l’Agent doit être annulée parce qu’elle est déraisonnable et que le processus qui y a mené s’est avéré contrevenir aux règles de l’équité procédurale. Il convient de noter, d’entrée de jeu, que cette décision est largement fondée sur des renseignements qui, pour des motifs de sécurité nationale, n’ont pas été divulgués intégralement au demandeur. Toutefois, il convient aussi de noter que dans deux ordonnances rendues en cours d’instance aux termes de demandes interlocutoires à l’égard desquelles le demandeur a eu l’occasion de faire valoir son point de vue, la Cour s’est dite satisfaite que l’essence de ces renseignements avait été néanmoins divulguée au demandeur dans le cadre du processus de vérification sécuritaire et d’équité procédurale lié à sa demande de résidence permanente et que les règles de la justice naturelle ne requéraient pas, dans les circonstances, la nomination d’un avocat spécial au sens de l’article 85 de la Loi.

[3]  Ayant considéré l’ensemble du dossier, je suis d’avis, pour les motifs qui suivent, qu’il n’y a pas lieu de faire droit à la présente demande de contrôle judiciaire.

I.  Contexte

[4]  Le demandeur est citoyen de la Macédoine où il vit avec ses parents. Il est musulman de naissance. Entre 2003 et 2009, il se rend en Égypte, et par la suite en Arabie Saoudite, pour y poursuivre, en langue arable, des études religieuses. En 2009, il retourne en Égypte pour y faire, cette fois, des études universitaires sur l’Islam. Il quitte l’Égypte en mai 2011.

[5]  Le 5 novembre 2012, le demandeur épouse une citoyenne canadienne dont il fait la connaissance quelques mois auparavant et qui est aussi musulmane de naissance. Le mariage est célébré en Macédoine. En janvier 2013, le demandeur, parrainé par sa nouvelle épouse, qui réside au Canada, dépose une demande de résidence permanente dans la catégorie du regroupement familial.

[6]  Il est établi tôt dans le processus de traitement de ladite demande que le demandeur rencontre les exigences réglementaires relatives à la catégorie du regroupement familial. Toutefois, suite au contrôle de sécurité initial relatif à son admissibilité au Canada, des vérifications supplémentaires, en collaboration avec des agences partenaires, dont l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC), s’avèrent nécessaires.

[7]  En août 2014, le demandeur est convoqué en entrevue à l’Ambassade du Canada en Autriche. L’entrevue porte notamment sur ses connaissances de la doctrine du Takfir, une conception de l’Islam dont s’inspirent, suivant le mémoire du demandeur, citant l’arrêt Almrei (Re), 2009 CF 1263, certains groupes extrémistes islamiques afin de justifier des actes de violence.

[8]  Au début juin 2015, l’ASFC transmet à Citoyenneté et Immigration Canada un rapport classifié dans lequel sa Division du filtrage de la sécurité nationale se dit d’avis que le demandeur est interdit de territoire pour raison de sécurité au sens des paragraphes 34(1)(c), (d) et (e) de la Loi sur la base, notamment, qu’il existe, selon elle, des motifs raisonnables de croire que s’il en a l’occasion, le demandeur [TRADUCTION] « se livrera à des activités qui peuvent être considérées comme des actes de « terrorisme » que ce soit en sol canadien ou à l’étranger » (Dossier certifié du tribunal, à la page 215).

[9]  Ce rapport est suivi, le 22 juillet 2015, d’une lettre d’équité aux termes de laquelle le demandeur est informé que l’évaluation de sa demande de résidence permanente soulève deux préoccupations. La première est de ne pas avoir répondu véridiquement, contrairement à ce qu’exige le paragraphe 16(1) de la Loi, aux questions de l’entrevue portant sur les raisons qui ont motivé son départ de l’Égypte et de l’Arabie Saoudite et sur le fait qu’il dit ne connaître et n’avoir jamais rencontré personne épousant la doctrine du Takfir. La lettre précise à cet égard que le demandeur a été vague et évasif sur ces sujets tout en démontrant par ailleurs une connaissance approfondie de la doctrine du Takfir. La seconde préoccupation a trait à l’enquête de sécurité menée à son égard, laquelle démontre qu’il existe des motifs raisonnables de croire qu’il a été en contact, en Macédoine, en Égypte et en Arabie Saoudite, « avec des individus qui ont commis ou planifient de commettre des actes terroristes et avec des individus qui ont recruté ou qui recrutent des jeunes afin de les radicaliser pour commettre de tels actes » et qu’il est, par conséquent, interdit de territoire au Canada au sens des paragraphes 34(1)(c), (d) et (e) de la Loi (Dossier certifié du tribunal, à la page 222).

[10]  Le demandeur est invité, aux termes de cette lettre, à répondre à ces préoccupations, ce qu’il fait le 11 août 2015 en produisant une lettre et de la documentation.

[11]  Le 10 septembre 2015, l’Agent rejette la demande de résidence permanente du demandeur (Dossier certifié du tribunal, à la page 224). Dans ses aspects essentiels, ladite décision indique ce qui suit :

Le 22 juillet 2015, je vous ai fait parvenir une lettre vous indiquant que vous ne pourriez peut-être pas satisfaire aux exigences liées à l’immigration au Canada parce que je n’étais pas satisfait que vous aviez répondu véridiquement à toutes les questions qui vous ont été posées et parce que j’avais des motifs raisonnables de croire que vous êtes interdit de territoire selon les paragraphes 34(1)(c), (d) et (e) de la Loi.

J’ai examiné attentivement votre réponse à cette lettre et les documents fournis en appui que nous avons reçu (sic) le 11 août 2015, mais ceux-ci n’ont pas adressés les éléments mentionnés dans la lettre du 22 juillet 2015. Par conséquent, je demeure satisfait, selon la balance des probabilités, que vous n’avez toujours pas répondu véridiquement à toutes les questions qui vous ont été posées et je suis satisfait qu’il existe des motifs raisonnables de croire que vous êtes interdits (sic) de territoire selon les paragraphes 34(1)(c), (d) et (e) de la Loi.

[12]  Les notes consignées par l’Agent au Système mondial de gestion des cas de Citoyenneté et Immigration Canada (SMGC) nous renseignent davantage sur ce qui a motivé sa décision. On y constate notamment que, suivant l’Agent :

  1. Le demandeur n’a pas, de façon générale, fourni une explication détaillée et crédible des motivations qui l’ont poussé à étudier la religion en Égypte et en Arabie Saoudite;
  2. En particulier, la preuve documentaire qu’il a présenté à cet effet, si elle démontre qu’il a légalement séjourné et étudié dans ces deux pays, ne permet toutefois pas d’établir qu’il ne s’y livrait pas à d’autres activités;
  3. Rien n’indique à cet égard qu’il n’avait pas le temps d’y suivre d’autres cours ou d’y rencontrer d’autres individus;
  4. Aucune preuve documentaire ne démontre son emploi du temps en 2006 et 2007;
  5. Le demandeur n’a pas démontré en quoi il lui était nécessaire de retourner en Égypte en 2009 pour y poursuivre des études dans une institution d’enseignement – la Mishkah University – n’offrant des cours de religion islamique qu’en ligne;
  6. Le demandeur n’a pas traité des raisons qui ont motivé son départ d’Égypte et d’Arabie Saoudite en lien avec l’allégation qu’il avait rencontré des individus prônant la commission d’actes terroristes et radicalisant des jeunes pour commettre de tels actes; et
  7. Aucune preuve démontrant que le demandeur fréquente ou fréquentait des individus appartenant à une école de pensée opposée à celle du Tafkir n’a été faite alors qu’il n’était pas déraisonnable de s’attendre à ce que le demandeur puisse soumettre une lettre de support d’anciens collègues de classe ou professeurs confirmant son appartenance à une doctrine de paix.

II.  Questions en litige et norme de contrôle

[13]  Il s’agit ici de déterminer si, comme le prétend le demandeur, la décision de l’Agent, à la lumière de l’ensemble de la preuve au dossier, est déraisonnable ou encore si elle a été prise au mépris des règles de l’équité procédurale.

[14]  Il est bien établi qu’en cette matière, la norme de révision applicable au mérite de la décision de l’Agent est celle de la décision raisonnable (Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1 au para 85 [2002] 1 RCS 3; Karahroudi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2016 CF 522 au para 29 [Karahroudi]) alors que la norme applicable aux questions mettant en cause l’équité procédurale est celle de la décision correcte (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 43). Les parties ne remettent pas cela en cause.

[15]  Avant d’entreprendre l’analyse des questions en litige, il convient d’abord de tracer le cadre juridique dans lequel s’inscrit la demande de résidence permanente du demandeur et le traitement qui en a été fait. Ensuite, j’aborderai la question de l’équité procédurale puisque c’est sur cette question que le procureur du demandeur, à l’audition, a fait porter son effort. Je compléterai mon analyse en traitant de la question relative à la raisonnabilité de la décision de l’Agent.

III.  Analyse

A.  Le cadre juridique

[16]  Suivant l’article 11 de la Loi, tout étranger doit, pour être autorisé à entrer au Canada, être muni d’un visa, ou de tout autre document requis par règlement, délivré par un agent d’immigration. Ce visa ou ce document ne peut être délivré par l’agent que sur preuve, suite à un contrôle, que l’étranger se conforme à la Loi et n’est pas interdit de territoire. Lors de tout contrôle, l’article 16 de la Loi oblige l’étranger, notamment, à répondre véridiquement aux questions qui lui sont posées et à donner les renseignements et éléments de preuve pertinents.

[17]  L’article 34 de la Loi énonce, pour sa part, les faits donnant ouverture à une interdiction de territoire pour raison de sécurité. En l’espèce, comme nous l’avons vu, le demandeur a été interdit de territoire sur la base des paragraphes 34(1)(c), (d) et (e), lesquels se lisent comme suit :

Sécurité

Security

34 (1) Emportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants :

34 (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on security grounds for:

[…]

[…]

c) se livrer au terrorisme;

(c) engaging in terrorism;

d) constituer un danger pour la sécurité du Canada;

(d) being a danger to the security of Canada;

e) être l’auteur de tout acte de violence susceptible de mettre en danger la vie ou la sécurité d’autrui au Canada;

(e) engaging in acts of violence that would or might endanger the lives or safety of persons in Canada; or

[18]  Ces faits, pour donner ouverture à interdiction de territoire, doivent, selon l’article 33 de la Loi, être appréciés « sur la base de motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir ». Ainsi, pour enclencher l’application de l’article 34, il n’est pas nécessaire que la menace à la sécurité du Canada soit actuelle; il suffit qu’elle puisse survenir (Harkat c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CAF 122 au para 152).

[19]  Il est bien établi maintenant que si la croyance nécessaire à la mise en œuvre de l’article 34 doit reposer davantage que sur de simples soupçons, elle n’a pas pour autant à être établie suivant la norme de la prépondérance des probabilités applicable en matière civile. Pour satisfaire à ce fardeau mitoyen, cette croyance doit posséder un fondement objectif reposant sur des renseignements concluants et dignes de foi (Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40 au para 114, [2005] 2 RCS 100; Nagulathas c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1159 au para 27).

[20]  Par ailleurs, dans le cadre du contrôle judiciaire d’une décision comme celle prise en l’espèce, le défendeur peut demander à la Cour, aux termes de l’article 87 de la Loi, d’interdire la communication de renseignements dont la divulgation pourrait porter atteinte à la sécurité nationale ou encore constituer un danger pour la sécurité d’autrui. Pour ce faire, la Cour peut, suivant l’article 87.1 de la Loi, requérir, sur la base de considérations d’équité et de justice naturelle, la nomination d’un avocat spécial dont le rôle, selon le paragraphe 85.1(1) de la Loi, est de défendre les intérêts de l’étranger lors de toute audience tenue à huis clos et en l’absence de celui-ci et de son conseil dans le cadre de l’examen de la requête présentée par le défendeur.

B.  L’équité procédurale

[21]  Le demandeur prétend, pour l’essentiel, que l’Agent aurait contrevenu aux règles de l’équité procédurale, telles qu’elles s’imposaient à lui aux termes, notamment, du Guide Opérationnel de Citoyenneté et Immigration Canada, Traitement des demandes à l’étranger, de trois façons, soit : (i) en faisant défaut de lui donner un préavis adéquat de ce qui serait discuté lors de son entrevue du mois d’août 2014, laquelle a surtout porté sur sa connaissance de l’Islam et de la doctrine du Takfir; (ii) en omettant de lui communiquer toute l’information qu’il détenait et sur laquelle sa décision allait être basée, y compris la preuve extrinsèque; et (iii) en ne motivant pas suffisamment sa décision.

[22]  Ces trois moyens ne sauraient réussir.

[23]  Il est de jurisprudence constante que la notion d’équité procédurale est éminemment variable et que son contenu est tributaire du contexte particulier de chaque cas (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 au para 21). En d’autres termes, il revient à la Cour de déterminer si le processus ayant mené à la décision contestée dans un cas donné satisfait au degré de protection procédurale requis dans les circonstances de l’espèce.

[24]  À cet égard, il est aussi de jurisprudence constante que le degré d’équité procédurale qui s’impose à un agent de visas appelé à déterminer s’il y a lieu d’octroyer un visa à une personne qui est à l’extérieur du Canada se situe vers l’extrémité inférieure du registre. En d’autres termes, elle est minimale même si le refus d’octroyer le visa peut avoir des répercussions non‑négligeables pour cette personne et sa famille. Il en est ainsi non seulement parce que la Loi ne confère pas un droit à l’obtention d’un visa et que la décision d’octroyer ou non un visa demeure hautement discrétionnaire, mais aussi parce que dans de tels cas, le demandeur de visa, contrairement à l’étranger se trouvant au Canada et qui se voit interdit de territoire, ne risque pas d’être placé en détention ou encore d’être renvoyé dans un pays où sa vie, sa sécurité ou sa liberté sont à risque (Chiau c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2000), [2001] 2 CF 297 au para 54, [2000] ACF no2043 (QL) (CA) [Chiau]; Khan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 345 au para 30, [2002] 2 CF 413 [Khan]; Medovarski c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 51 au para 46, [2005] 2 RCS 539 [Medovarski]; Fouad c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 460 au para 14 [Fouad]).

[25]  Il suffira donc, pour que les règles de l’équité procédurale soient respectées, que l’agent de visas communique au demandeur de visa les renseignements sur lesquels il entend s’appuyer pour prendre sa décision, de façon à ce que le demandeur de visa puisse présenter sa version des faits et corriger les erreurs ou les malentendus qui auraient pu s’y glisser (Maghraoui c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 883 au para 22 [Maghraoui] ; Karahroudi, au para 33). À mon avis, cette obligation, dans les circonstances de la présente affaire, a été remplie.

[26]  En ce qui a trait à l’entrevue tenue en août 2014, il est vrai que la lettre de convocation ne précise pas la nature des préoccupations des autorités canadiennes à son sujet au-delà de l’énoncé général à l’effet que suite à un examen approfondi de sa demande de résidence permanente, il a été établi qu’il devait faire l’objet d’une entrevue afin de déterminer s’il est admissible au Canada et s’il satisfait aux exigences de la Loi (Dossier du demandeur, pages 49-50). Toutefois, la preuve démontre que ces préoccupations ont été discutées à l’entrevue, qu’elles se sont précisées par la suite et qu’elles ont été énoncées de la façon la plus complète possible dans la lettre d’équité du 22 juillet 2015, lettre à laquelle le demandeur, je le répète, s’est vu offrir la possibilité de répondre, ce qu’il a fait en détail en août 2015.

[27]  Tenant compte, comme il se doit, de l’ensemble des circonstances, je ne vois pas d’accroc aux règles de l’équité procédurale sur ce point.

[28]  Quant au contenu de ce qui a été communiqué au demandeur, il est bien établi que des considérations relatives à la sécurité nationale peuvent limiter l’étendue de la divulgation de la preuve à un justiciable (Charkaoui c Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration), 2007 CSC 9 au para 58, [2007] 1 RCS 350 [Charkaoui]. Il n’existe pas, en ce sens, de droit absolu à la divulgation de toute la preuve.

[29]  Il y aura donc des cas où des documents sur lesquels s’est fondé le décideur bénéficieront de la protection du privilège fondé sur la sécurité nationale et que l’obligation d’agir équitablement sera satisfaite sans que le contenu intégral de ces documents n’ait à être divulgué (Maghraoui, au para 22 ; Karahroudi, au para 34). Dans l’affaire Maghraoui plus précisément, le juge Yves de Montigny, maintenant juge à la Cour d’appel fédérale, rappelait en ces termes les contraintes qui s’imposent à l’agent de visas dans un tel contexte :

[27]  […] L’agente n’avait pas l’obligation de remettre au demandeur les rapports du SCRS. La Cour suprême du Canada a reconnu à plusieurs reprises que des considérations relatives à la sécurité nationale peuvent limiter l’étendue de la divulgation de renseignements à l’intéressé : Ruby c Canada (Solliciteur général), 2002 CSC 75, [2002] 4 RCS 3; Suresh, précité; Charkaoui, précité. D’autre part, il n’existe aucun mécanisme semblable à ce que prévoient les articles 86 et 87 devant la [Commission de l’immigration et du statut de réfugié] et la Cour fédérale permettant au Ministre de présenter une requête en non-divulgation dans le cadre d’une procédure administrative. Il n’est pas du tout certain qu’un agent du Ministre puisse, sans autorisation législative, caviarder de son propre chef et sans aucun encadrement, des renseignements dont la divulgation pourrait à son avis porter atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui. […]

[30]  Rien, donc, n’autorisait l’Agent à communiquer au demandeur, dans leur intégralité, les rapports d’évaluation sécuritaire à partir desquels il a tiré ses conclusions fondées sur l’article 34 de la Loi. Sur le plan de l’équité procédurale, il lui suffisait de communiquer au demandeur suffisamment de renseignements pour lui permettre de prendre connaissance de ceux qui lui sont défavorables et de donner sa version des faits à leur égard (Nadarasa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1112 au para 25 [Nadarasa]).

[31]  À cet égard, dans son ordonnance faisant droit à la requête présentée par le défendeur aux termes de l’article 87 de la Loi, ma collègue la juge Martine St-Louis s’est dite satisfaite que « l’essence » de l’information visée par ladite requête « a déjà été divulguée au demandeur dans le cadre du processus de vérification sécuritaire et d’équité procédurale lié à sa demande de résidence permanente » (Ordonnance de la juge St-Louis, 26 juillet 2016). Ayant pris connaissance de l’ensemble de la preuve au dossier, y compris de l’information dont la divulgation a été interdite aux termes de cette ordonnance, je suis aussi d’avis, comme la juge St‑Louis, que l’essence de cette information a été communiquée au demandeur et qu’il a pu ainsi « prendre connaissance [des renseignements] qui lui sont défavorables et de donner sa version des faits » (Nadarasa, au para 25).

[32]  Il importe d’ajouter que la juge St-Louis, dans une ordonnance antérieure, s’est aussi dite d’avis qu’aucune considération d’équité et de justice naturelle ne justifiait en l’espèce la nomination d’un avocat spécial aux fins de défendre les intérêts du demandeur lors de l’examen à huis clos et ex-parte de la requête présentée par le défendeur aux termes de l’article 87 de la Loi (Ordonnance de la juge St-Louis, 16 juin 2016). Cette décision, de nature discrétionnaire, n’a pas été contestée par le demandeur.

[33]  Bref, je suis d’avis que malgré que certains renseignements ne lui aient pas été divulgués en raison d’impératifs liés à la sécurité nationale, la demande de résidence permanente du demandeur a néanmoins été traitée et décidée par l’Agent dans le respect complet des règles de l’équité procédurale.

[34]  Finalement, le demandeur plaide l’inéquité procédurale de la décision de l’Agent au motif qu’elle ne serait pas suffisamment motivée pour lui permettre de comprendre la raison pour laquelle sa demande de résidence permanente a été rejetée. Or, l’argument de l’insuffisance des motifs, par opposition à celui de l’absence de motifs dans des circonstances où ils s’imposent, concerne désormais non pas l’équité procédurale mais plutôt la raisonnabilité de la décision d’un décideur administratif, et en particulier sa justification de même que la transparence et l’intelligibilité du processus décisionnel (Newfoundland and Labrador Nurses' Union c Terre‑Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 au para 22, [2011] 3 RCS 708 [Newfoundland Nurses]). Présenté sous l’angle de l’équité procédurale, l’argument du demandeur ne saurait donc être retenu.

[35]  Comme nous le verrons, il ne saurait davantage être retenu aux termes d’une analyse de la raisonnabilité de la décision de l’Agent.

C.  La raisonnabilité de la décision de l’Agent

[36]  Il est maintenant bien établi que le fait qu’une décision d’un décideur administratif ne soit pas suffisamment motivée ne suffit pas, à lui seul, pour conclure au caractère déraisonnable de ladite décision (Newfoundland Nurses, au para 14). En cette matière, la Cour doit se garder d’adopter une approche trop formaliste et d’exiger la perfection de la part du décideur administratif. Une certaine retenue s’impose à cet égard. En d’autres termes, le fait que les motifs de la décision sous examen ne fassent pas référence à tous les arguments, dispositions législatives, précédents ou autres détails que la Cour aurait voulu y lire, ne suffit pas pour mettre en doute la validité desdits motifs ou encore celle du résultat émanant de ladite décision (Newfoundland Nurses, au para 16).

[37]  L’exercice d’appréciation de la suffisance des motifs de la décision en cause doit plutôt se faire en corrélation avec le résultat atteint dans le contexte global de la preuve au dossier, des arguments soumis par les parties et du processus applicable. Ainsi, s’il ne lui est par ailleurs pas permis de substituer ses propres motifs à ceux de la décision sous examen, la Cour demeure habilitée, avant de conclure à l’insuffisance des motifs, à examiner l’ensemble du dossier pour apprécier le caractère raisonnable du résultat et déterminer, ce faisant, si les motifs expliquent de façon adéquate le fondement de la décision (Newfoundland Nurses, au para 18; Karahroudi, au para 40; De Silva c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 790 aux para 40-41).

[38]  En l’espèce, l’on pourrait toujours dire que les motifs de la décision de l’Agent auraient pu être plus explicites mais lorsqu’on les considère à la lumière de l’ensemble du dossier, y compris les notes consignées par l’Agent au SMGC, je suis satisfait, sur la base des enseignements de l’arrêt Newfoundland Nurses, qu’ils reflètent l’essence des préoccupations qui sous-tendent ladite décision et qu’ils contribuent ainsi à sa raisonnabilité. En clair, lesdits motifs, tels que je les comprends, révèlent que le demandeur n’a pas convaincu l’Agent, alors que c’était son fardeau, qu’il n’est pas interdit de territoire en raison de sa réticence sur des faits importants révélés par l’enquête de sécurité effectuée dans le cadre du traitement de sa demande de résidence permanente. Je juge cette justification suffisante dans les circonstances de la présente affaire.

[39]  Sur le fond, le demandeur plaide pour l’essentiel que la décision de l’Agent ne repose que sur des soupçons et s’inspire de stéréotypes culturels et ethniques. Considérant la preuve au dossier, y compris celle soustraite à la divulgation pour des motifs de sécurité nationale, je suis satisfait que les préoccupations de l’Agent ne reposaient pas sur de simples conjectures ou encore sur quelconque stéréotype, mais qu’elles étaient fondées sur des éléments de preuve objectifs justifiant, dans l’optique d’une analyse fondée sur la norme de la décision raisonnable, les conclusions auxquelles l’Agent en est arrivé.

[40]  Je rappelle à cet égard que le rôle de la Cour, lorsqu’elle est appelée à décider de la raisonnabilité de la décision d’un décideur administratif, n’est pas de substituer à celle du décideur administratif sa propre appréciation de la preuve et des questions mixtes de droit et de fait qui sous-tendent la décision en cause. Ce rôle est plus limité dans la mesure où la Cour n’interviendra généralement, vu l’expertise du décideur administratif à l’égard des questions qu’il a l’habitude de traiter, que si la décision contestée ne possède pas les attributs de la justification, de la transparence ou de l'intelligibilité ou encore que si la conclusion qui en découle n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47, [2008] 1 RCS 190).

[41]  En l’espèce, l’Agent, je le rappelle, a jugé que le demandeur n’avait pas, de façon générale, fourni d’explications détaillées et crédibles concernant, notamment, (i) ce qui l’a poussé à se rendre étudier la religion en Égypte et en Arabie Saoudite, à quitter ces deux pays et à retourner en Égypte pour y poursuivre des études religieuses dans une institution offrant pourtant ses cours en ligne, (ii) son emploi du temps alors qu’il se trouvait dans ces deux pays; et (iii) les rencontres qu’il a pu y faire, ainsi qu’en Macédoine, d’individus prônant la commission d’actes terroristes et radicalisant des jeunes afin de les inciter à commettre de tels actes.

[42]  À la lumière de l’ensemble de la preuve au dossier, il était à mon avis loisible à l’Agent de conclure comme il l’a fait. En d’autres termes, la conclusion de l’Agent voulant qu’il soit satisfait qu’il existe des motifs raisonnables de croire que le demandeur est interdit de territoire aux termes des paragraphes 34(1)(c), 34(d) et 34(e) de la Loi, lorsqu’elle est examinée à l’aulne de l’entièreté du dossier, y compris la preuve protégée par le privilège lié à la sécurité nationale, possède, selon moi, les attributs de la justification, de la transparence et de l'intelligibilité et appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[43]  Le demandeur a bien tenté dans le cadre du présent contrôle judiciaire de parfaire sa preuve à certains égards, notamment en produisant des relevés de notes et permis de résidence de l’institution saoudienne qu’il a fréquentée. Toutefois, cette preuve ne peut être considérée par la Cour puisqu’elle n’était pas devant l’Agent, lequel, de ce fait, n’a pu en vérifier l’authenticité, l’exactitude ou encore la force probante. Comme le souligne le défendeur, le contrôle judiciaire de la raisonnabilité d’une décision d’un décideur administratif doit, sauf exceptions qui ne sont pas applicables en l’espèce et qui ne sont pas, du reste, invoquées, toujours se faire à la lumière de la preuve qui était devant ce décideur au moment de la prise de décision puisque c’est à lui, et non à la Cour, qu’il revient de se prononcer sur les faits (Runchey c Canada (Procureur général), 2013 CAF 16 au para 31).

[44]  La demande de contrôle judiciaire sera donc rejetée.

[45]  Vu l’issue de ladite demande, le demandeur prie la Cour de certifier les deux questions suivantes pour la Cour d’appel fédérale :

  • a) L’agent d’immigration viole-t-il l’équité procédurale en ne donnant pas à un demandeur de visa de résident permanent au Canada l’occasion de s’expliquer sur des informations contenues dans des rapports secrets?

  • b) Un demandeur de visa de résident permanent au Canada doit-il bénéficier d’une équité procédurale maximale lorsque sa famille vit au Canada lors du traitement de sa demande dans un bureau des visas du Canada à l’étranger?

[46]  Il y a ouverture à certification lorsque la question proposée est grave et de portée générale et qu’elle transcende les intérêts des parties au litige tout en permettant de régler l’appel (Zazai c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2004 CAF 89 au para 11; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Liyanagamage (1994), 176 NR 4 au para 4, [1994] ACF no1637 (QL) (CA)).

[47]  Les deux questions par le demandeur sont certes importantes pour lui mais je ne suis pas convaincu qu’elles sont graves et de portée générale ou encore qu’elles permettraient le règlement de l’appel.

[48]  Dans le cas de la première question, il est acquis depuis longtemps, tel que nous l’avons vu, qu’il n’existe pas de droit absolu à la divulgation de toute la preuve et que des considérations relatives à la sécurité nationale peuvent limiter l’étendue de la divulgation (Charkaoui, au para 58). Il n’en reste pas moins que dans l’état actuel du droit, comme nous l’avons vu également, les règles de l’équité procédurale exigent que le justiciable visé soit, dans toute la mesure du possible, mis au fait de la substance des préoccupations découlant des rapports contenant de l’information secrète de manière à pouvoir donner sa version des faits. En ce sens, il est permis de dire que les demandeurs de visa de résident permanent se voient offrir, dans le cadre du régime actuel, l’occasion de s’expliquer sur des informations contenues dans des rapports secrets.

[49]  En l’espèce, le demandeur a été mis au fait de l’essence de l’information contenue dans les rapports qui ne lui ont pas été communiqués dans leur intégralité et il s’en est prévalu pour donner sa version des faits. La première question proposée pour certification ne m’apparait donc pas, dans les circonstances, ni de portée et d’intérêt général, ni susceptible de régler l’appel.

[50]  Quant à la deuxième question, il est également bien établi depuis longtemps que le degré d’équité procédurale qui s’impose à un agent de visas appelé à déterminer s’il y a lieu d’octroyer un visa à une personne qui est à l’extérieur du Canada est minimale car même si le refus d’octroyer le visa peut avoir des répercussions non-négligeables pour cette personne et sa famille, celui-ci ne met pas en cause, contrairement à l’étranger se trouvant au Canada et qui se voit interdit de territoire, des enjeux engageant le droit à la vie, à la liberté et à la sa sécurité de la personne, lesquels requièrent un niveau élevé d’équité procédurale (Chiau, au para 54; Khan, au para 30; Medovarski, au para 46).

[51]  Encore ici, l’état du droit me semble fixé et ne pas permettre, même si on en fait une lecture généreuse, qu’un demandeur de visa de résident permanent au Canada puisse bénéficier d’une équité procédurale « maximale » lorsque sa famille vit au Canada lors du traitement de sa demande dans un bureau des visas du Canada à l’étranger.

[52]  Aucune question ne sera donc certifiée.

[53]  En terminant, je tiens à rappeler que l’avocat du demandeur a plaidé cette cause dans la position peu enviable de ne pas avoir accès à toute l’information au dossier. Dans ces circonstances, le demandeur ne pouvait espérer davantage de son procureur.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que:

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. Aucune question n’est certifiée.

« René LeBlanc »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4720-15

 

INTITULÉ :

ISEN SINANI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Québec (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 novembre 2016

 

JUGEMENT et motifs:

LE JUGE LEBLANC

 

DATE DES MOTIFS :

LE 27 janvier 2017

 

COMPARUTIONS :

Ibrahima Dabo

 

Pour le demandeur

ISEN SINANI

 

Evan Liosis

 

Pour le défendeur

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Ibrahima Dabo

Avocate

Québec (Québec)

 

Pour le demandeur

ISEN SINANI

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.