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Date : 20170124


Dossier : IMM-2983-16

Référence : 2017 CF 86

Montréal (Québec), le 24 janvier 2017

En présence de monsieur le juge Shore

ENTRE :

DANIEL ORALDO SIERRA ESTRADA

partie demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

partie défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Nature de l’affaire

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR] à l’encontre de la décision du 29 février 2016 par laquelle la Section de la protection des réfugiés [SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a conclu que le demandeur n’avait pas la qualité de réfugié ni de personne à protéger en vertu des articles 96 et 97 de la LIPR.

II.                Faits

[2]               Le demandeur, âgé de 27 ans, est citoyen de Cuba et de confession yoruba. Il a un fils de sept ans qui habite Cuba. Il a également une conjointe et une fille de trois ans qui sont toutes deux citoyennes canadiennes.

[3]               Le demandeur allègue faire l’objet de persécution politique à Cuba. Depuis 2005, sa mère est impliquée au sein des Dames en blanc, mouvement pacifique dénonçant l’emprisonnement de dissidents politiques cubains. Ses problèmes auraient commencé en 2007, alors qu’il serait intervenu pour défendre sa mère au moment où des policiers venaient l’arrêter et la malmener chez elle. Il aurait été à son tour arrêté, détenu durant vingt-quatre heures et interrogé.

[4]               Par la suite, le demandeur aurait perdu son emploi de professeur d’éducation physique dans une école en décembre 2008, en raison de son opposition au régime cubain. Ainsi ostracisé par le gouvernement, il n’a plus jamais pu travailler dans son domaine et n’a pas été en mesure de se trouver un autre emploi. En avril 2015, une courte période d’emploi dans une usine aux conditions de travail difficiles s’est soldée par un congédiement, sans que le demandeur n’ait été payé, pour des motifs politiques. Il vivait de paniers alimentaires et du commerce illégal d’aliments et de boissons froides, n’arrivant pas à obtenir de permis. Ce commerce était souvent découvert par les autorités, qui lui confisquaient ses biens et ses liquidités, en plus de lui imposer des amendes.

[5]               Le 1er janvier 2010, le demandeur aurait en vain tenté de fuir Cuba par bateau et aurait été intercepté par les agents côtiers. Il aurait alors été détenu pendant plus d’un mois, puis relâché sous surveillance étroite.

[6]               Le demandeur et sa conjointe se connaissent depuis l’enfance. Ils ont commencé une relation conjugale lors de l’un de ses séjours à Cuba en 2012 et une fille est née de leur union en 2013. Le demandeur aurait été interrogé par les autorités après chacune des visites de sa conjointe à Cuba.

[7]               Le demandeur s’est procuré un passeport et aurait réussi à quitter Cuba pour l’Équateur quelques mois plus tard, le 21 octobre 2015, avec l’aide de sa conjointe. Après avoir traversé huit pays, il est parvenu au Canada, le 9 décembre 2015, et a demandé l’asile. Il a alors été pris en charge par la famille de sa conjointe.

[8]               Le demandeur a tenté de s’enlever la vie le 30 décembre 2015, se sentant seul et craignant d’être déporté à Cuba. Il a reçu son congé de l’hôpital le 4 janvier 2016 et s’est retrouvé à la rue, isolé, ne pouvant retourner chez sa belle-famille. Sa première avocate a cessé de le représenter le vendredi 12 février 2016. L’audition devant la SPR s’est tenue avec un nouvel avocat représentant le demandeur le 16 février 2016.

III.             Décision

[9]               Le 29 février 2016, la SPR a refusé la demande d’asile du demandeur, concluant qu’il n’avait pas la qualité de réfugié ni celle de personne à protéger. La SPR a jugé que le demandeur n’était pas crédible, relevant plusieurs omissions, contradictions et incohérences à son témoignage. Elle reproche au demandeur de ne pouvoir identifier l’organisation des droits humains à laquelle il serait associé par les agents persécuteurs et d’avoir omis certains éléments dans son Formulaire de demande d’asile [FDA], en plus de s’être contredit relativement au nombre de détentions subies et aux emplois occupés à Cuba. Le Tribunal n’a pas été convaincu que le demandeur ait été surveillé étroitement par les autorités cubaines, comme il le prétend, alors qu’il a pu obtenir un passeport et quitter Cuba pour l’Équateur sans être importuné. En somme, la SPR a considéré que le demandeur n’avait pas le profil d’un dissident ou d’un contre-révolutionnaire que les autorités cubaines persécuteraient.

IV.             Observations des parties

A.                Observations du demandeur

[10]           Le demandeur soutient que l’analyse de sa crédibilité par la SPR est déraisonnable. Bien qu’il admette que son témoignage ait pu révéler des omissions et des contradictions, la SPR aurait fait primer la forme sur le fond et aurait ignoré les explications du demandeur. Elle aurait mal interprété le récit du demandeur et n’aurait pas été consciente des malentendus pouvant se glisser dans la traduction et l’interprétation simultanée. La SPR aurait également manqué d’ouverture et de sensibilité, considérant que le demandeur était psychologiquement instable au moment où il a rempli son FDA et considérant que sa première avocate s’est retirée du dossier quelques jours avant l’audience.

B.                 Observations du défendeur

[11]           Le défendeur prétend que la conclusion de la SPR quant à l’absence de crédibilité du demandeur est raisonnable. Compte tenu des omissions, des incohérences et des contradictions relevées dans la preuve, il était pleinement loisible à la SPR de tirer des inférences défavorables sur la crédibilité du demandeur. Quant à son état psychologique, le défendeur souligne que le demandeur a présenté à la SPR une attestation d’hospitalisation indiquant qu’il était apte à comparaître à l’audience. La SPR aurait fait preuve d’ouverture et de sensibilité en permettant au procureur du demandeur de soumettre des documents et des soumissions écrites additionnelles après l’audience.

V.                Question en litige

[12]           La question en litige dans la présente cause est la suivante : la SPR a-t-elle erré en concluant à l’absence de crédibilité du demandeur? Il s’agit d’une question de fait qui est soumise à la norme de contrôle de la décision raisonnable. La Cour doit faire preuve de déférence devant l’appréciation de la crédibilité du demandeur par le tribunal spécialisé qu’est la SPR (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, [2009] 1 RCS 339, 2009 CSC 12 au para 89).

VI.             Analyse

[13]           Après étude du dossier et lecture attentive de la transcription de l’audience, il apparaît que la SPR a erré dans son appréciation de la crédibilité du demandeur et qu’elle a rendu une décision déraisonnable à son endroit.

[14]           La SPR reproche au demandeur d’être ciblé par les autorités cubaines qui l’associent aux Dames en blanc et à une organisation des droits de l’homme dont il ne connaît pas le nom. Durant le témoignage du demandeur, un problème de communication est évident :

Q.        Alors, je vous demandais pourquoi est-ce que l’État cubain vous mettrait en prison monsieur, à votre avis?

R.        Parce qu’il dit que j’appartiens aux droits de la personne.

Q.        Est-ce qu’elle a un nom cette organisation-là?

R.        Non, droits de la personne.

Q.        Alors, est-ce qu’on vous -- de quoi on vous accuse concrètement, monsieur?

R.        D’appartenir aux droits de la personne.

Q.        Donc, les droits de la personne c’est une organisation qui n’a pas de nom?

R.        Juste droits de la personne, je le connais comme les droits de la personne.

Q.        Qui sont ces gens-là?

R.        Ce sont les gens qui luttent pour les droits de la personne à Cuba.

Q.        Est-ce qu’ils ont des noms?

R.        Droits de la personne.

Q.        Ça c’est le droit; c’est le nom officiel, droits de la personne?

R.        Je ne sais pas. Je connais juste comme droit de la personne.

Q.        Et combien sont-ils?

R.        Je ne sais pas. Il s’agit de beaucoup de gens.

Q.        Est-ce que vous les connaissez ces gens-là?

R.        Non.

[…]

Q.        Donc les Dames en blanc ce n’est pas l’organisation des droits de l’homme?

R.        Ça a avoir (sic) aussi avec les droits de la personne.

Q.        Mais ce n’est pas l’organisation dont vous parliez un peu plus tôt?

R.        Je ne comprends pas.

Q.        Vous m’avez dit qu’on vous associait avec une organisation qui s’appelle droits de l’homme.

R.        Oui.

Q.        Donc ça, ce ne sont pas les Dames en blanc?

R.        Bien les Dames en blanc ce sont les Dames en blanc et les droits de la personne ce sont les droits de la personne. Just (sic) que les Dames en blanc sont associées avec les gens des droits de la personne.

[…]

(Extraits de la transcription de l’audience du 16 février 2016, aux pp. 24-25)

[15]           Alors que le demandeur déclare être ciblé par les autorités cubaines parce qu’elles l’associent au mouvement des droits de l’homme en général, la SPR exige qu’il nomme une organisation précise. Or, le demandeur n’est pas membre d’une telle organisation, ce qu’il répète à maintes reprises. Tout au plus, il affirme que les autorités s’en prennent à lui à cause de l’appartenance de sa mère aux Dames en blanc. En tirant une inférence négative sur la crédibilité du demandeur quant à cet aspect de son témoignage, la SPR a commis une erreur de fait décisive, suite à la situation psychologique du demandeur (voir également, selon un document, émanant du Service social d’urgence de la province de Québec qui devait être lu entièrement dans son ensemble, où le demandeur était pendant un certain temps sans abri et où sa situation a été décrite comme « situation précaire »).

[16]           Autrement, les omissions et contradictions que la SPR relève par la suite dans le récit du demandeur ne sont pas de nature à miner sa crédibilité outre mesure. Prises isolément, ses failles sont sans grande importance et s’expliquent par l’épuisement du demandeur qui avait parcouru le continent américain pendant environ deux mois au moment de remplir son FDA au Canada ainsi que par la perte d’informations dans la traduction.

[17]           Par conséquent, il y a lieu de casser la décision de la SPR et de renvoyer la décision devant un panel différemment constitué.

VII.          Conclusion

[18]           La demande de contrôle judiciaire est accueillie et la décision de la SPR du 29 février 2016 est cassée.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire soit accordée et que la décision de la SPR du 29 février 2016 soit cassée. L’affaire est renvoyée à la SPR devant un panel différemment constitué pour qu’elle soit examinée à nouveau. Il n’y a aucune question d’importance générale à certifier.

« Michel M.J. Shore »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2983-16

INTITULÉ :

DANIEL ORALDO SIERRA ESTRADA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 23 janvier 2017

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SHORE

DATE DES MOTIFS :

LE 24 janvier 2017

COMPARUTIONS :

Cristian Erney Roa-Riveros

Pour lA PARTIE DEMANDERESSE

Isabelle Brochu

Pour LA PARTIE DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Roa services juridiques

Montréal (Québec)

Pour lA PARTIE DEMANDERESSE

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour LA PARTIE DÉFENDERESSE

 

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