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Date : 20160727


Dossier : T-1273-13

Référence : 2016 CF 791

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 27 juillet 2016

En présence de monsieur le juge Phelan

AFFAIRE INTÉRESSANT 684761 B.C. LTD. et une demande du ministre du Revenu national en vertu de l’article 225.2 de la Loi de l’impôt sur le revenu

ENTRE :

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

demandeur

et

684761 B.C. LTD.

défenderesse

ORDONNANCE ET MOTIFS MODIFIÉS

I.                   Introduction

[1]               Il s’agit d’une requête déposée par 684761 B.C. Ltd. [l’entreprise] en vue d’obtenir une ordonnance annulant ou modifiant l’ordonnance du juge Martineau prononcée le 31 juillet 2013 [l’ordonnance conservatoire].

[2]               Sous certaines réserves, le ministre du Revenu national [le ministre] ne peut recouvrer un montant dû en vertu d’une cotisation établie a) avant le 90e jour suivant l’envoi de l’avis de cotisation au contribuable ou b) si le contribuable en appelle de la cotisation, avant qu’une décision n’ait été rendue sur l’appel (Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985), ch. 1 (5e suppl.), à l’article 225.1 [la LIR]).

[3]               L’article 225.2 de la LIR prévoit une exception à cette interdiction en permettant au ministre, après avoir obtenu une ordonnance sur une requête ex parte (ordonnance conservatoire), de prendre des mesures de recouvrement immédiates. Une ordonnance ex parte sera accordée s’il y a des motifs raisonnables de croire que le délai compromettrait le recouvrement en tout ou en partie du montant cotisé. L’ordonnance conservatoire permet au ministre de prendre des mesures de recouvrement qui ne pourraient normalement être prises qu’après le rejet de l’appel (voir les alinéas 225.1a) à g)).

[4]               Le contribuable peut demander à la Cour de réviser l’ordonnance conservatoire (paragraphe 225.2(8)); le juge de révision doit déterminer de façon sommaire si l’ordonnance conservatoire est fondée et doit soit la confirmer, l’écarter ou la modifier.

[5]               En l’espèce, le paragraphe 160(1) de la LIR est d’une grande pertinence :

160 (1) Lorsqu’une personne a, depuis le 1er mai 1951, transféré des biens, directement ou indirectement, au moyen d’une fiducie ou de toute autre façon à l’une des personnes suivantes :

160 (1) Where a person has, on or after May 1, 1951, transferred property, either directly or indirectly, by means of a trust or by any other means whatever, to

a) son époux ou conjoint de fait ou une personne devenue depuis son époux ou conjoint de fait;

(a) the person’s spouse or common-law partner or a person who has since become the person’s spouse or common- law partner,

b) une personne qui était âgée de moins de 18 ans;

(b) a person who was under 18 years of age, or

c) une personne avec laquelle elle avait un lien de dépendance,

(c) a person with whom the person was not dealing at arm’s length,

les règles suivantes s’appliquent :

the following rules apply:

d) le bénéficiaire et l’auteur du transfert sont solidairement responsables du paiement d’une partie de l’impôt de l’auteur du transfert en vertu de la présente partie pour chaque année d’imposition égale à l’excédent de l’impôt pour l’année sur ce que cet impôt aurait été sans l’application des articles 74.1 à 75.1 de la présente loi et de l’article 74 de la Loi de l’impôt sur le revenu, chapitre 148 des Statuts revisés du Canada de 1952, à l’égard de tout revenu tiré des biens ainsi transférés ou des biens y substitués ou à l’égard de tout gain tiré de la disposition de tels biens;

(d) the transferee and transferor are jointly and severally, or solidarily, liable to pay a part of the transferor’s tax under this Part for each taxation year equal to the amount by which the tax for the year is greater than it would have been if it were not for the operation of sections 74.1 to 75.1 of this Act and section 74 of the Income Tax Act, chapter 148 of the Revised Statutes of Canada, 1952, in respect of any income from, or gain from the disposition of, the property so transferred or property substituted for it, and

e) le bénéficiaire et l’auteur du transfert sont solidairement responsables du paiement en vertu de la présente loi d’un montant égal au moins élevé des montants suivants :

(e) the transferee and transferor are jointly and severally, or solidarily, liable to pay under this Act an amount equal to the lesser of

(i) l’excédent éventuel de la juste valeur marchande des biens au moment du transfert sur la juste valeur marchande à ce moment de la contrepartie donnée pour le bien,

(i) the amount, if any, by which the fair market value of the property at the time it was transferred exceeds the fair market value at that time of the consideration given for the property, and

(ii) le total des montants représentant chacun un montant que l’auteur du transfert doit payer en vertu de la présente loi (notamment un montant ayant ou non fait l’objet d’une cotisation en application du paragraphe (2) qu’il doit payer en vertu du présent article) au cours de l’année d’imposition où les biens ont été transférés ou d’une année d’imposition antérieure ou pour une de ces années.

(ii) the total of all amounts each of which is an amount that the transferor is liable to pay under this Act (including, for greater certainty, an amount that the transferor is liable to pay under this section, regardless of whether the Minister has made an assessment under subsection (2) for that amount) in or in respect of the taxation year in which the property was transferred or any preceding taxation year,

Toutefois, le présent paragraphe n’a pas pour effet de limiter la responsabilité de l’auteur du transfert en vertu de quelque autre disposition de la présente loi ni celle du bénéficiaire du transfert quant aux intérêts dont il est redevable en vertu de la présente loi sur une cotisation établie à l’égard du montant qu’il doit payer par l’effet du présent paragraphe.

but nothing in this subsection limits the liability of the transferor under any other provision of this Act or of the transferee for the interest that the transferee is liable to pay under this Act on an assessment in respect of the amount that the transferee is liable to pay because of this subsection.

II.                Contexte

[6]               M. Onkar (Tony) Khunkhun est le seul directeur et l’actionnaire unique de l’entreprise défenderesse. La défenderesse était en processus de dissolution au début des présentes procédures, mais ce processus a été retardé jusqu’au 9 octobre 2014 par l’Agence du revenu du Canada [l’ARC].

[7]               La défenderesse (demanderesse pour la présente requête) et l’entreprise 0725353 B.C. Ltd. (dont l’épouse de M. Khunkhun est propriétaire) détiennent toutes deux des entreprises qui semblent avoir été créées dans le but de faciliter une transaction immobilière réalisée par la défenderesse en 2008 relativement à une parcelle de terre située au 2040, chemin Glenmore à Kelowna, en Colombie-Britannique. L’autre entreprise devant être prise en considération en l’espèce est RA Quality Homes Ltd. [RA Homes], une entreprise d’aménagement immobilier dont M. Khunkhun est également propriétaire.

[8]               Au mois de juin 2013, la défenderesse avait une dette de 824 735,20 $ envers le ministre du Revenu, découlant d’une cotisation de l’ARC établie le 16 décembre 2011. Cette cotisation est le résultat d’une vérification de la défenderesse pour son année imposition se terminant le 30 juin 2008. La position du demandeur est que la défenderesse est désormais endettée de plus de 929 547,39 $ envers le ministre, le montant précis n’étant pas ici contesté.

[9]               La vérification a révélé que la défenderesse a disposé d’une option d’achat d’une parcelle de terre située à Kelowna, en Colombie-Britannique, et qu’elle a ainsi réalisé un profit de 2,6 millions de dollars. La défenderesse a payé 1,2 million de dollars en commission d’intermédiaire à 0725353 B.C. Ltd., entreprise entièrement détenue par l’épouse de M. Khunkhun, pour avoir fourni des services de courtier immobilier et pour avoir trouvé la propriété. La défenderesse a ensuite prêté un montant de 1 220 500,00 $ à RA Homes, entreprise appartenant également à M. Khunkhun et étant contrôlée par celui-ci. RA Homes a utilisé ces fonds pour acheter des biens immobiliers, certains étant encore en sa propriété, dans le cours normal de ses affaires.

Alors que 0725353 B.C. Ltd. a payé son impôt sur le profit de 1,2 million de dollars généré par cette transaction, la défenderesse a versé sa part de profit en don de bienfaisance. Celle-ci a ensuite réclamé un don de bienfaisance de 936 000,00 $, qui a été refusé. La cotisation visée par la présente ordonnance conservatoire découle de cette transaction.

[10]           M. Khunkhun a déposé un avis d’opposition à la cotisation au nom de la défenderesse le ou vers le 1er mai 2012. Cette nouvelle cotisation est actuellement devant la Cour canadienne de l’impôt et a été suspendue par ordonnance de la Cour.

[11]           La défenderesse n’a pas produit de déclaration de revenus après la période se terminant le 30 juin 2009. À ce moment, les actifs de la défenderesse étaient les suivants : 426,00 $ en espèces et dépôts, 32 024,00 $ en comptes clients et 1 375 592,00 $ en prêts dus par des parties liées. L’emprunt de RA Homes fait partie de ces prêts à des parties liées.

[12]           Il semble que ce dernier prêt n’avait pas été remboursé au moment où le demandeur a déposé sa requête. Le ministre a d’abord caractérisé ce prêt comme étant un prêt remboursable à vue, mais la défenderesse a finalement déposé un contrat de prêt daté du 1er avril 2008, qui indiquait que l’échéance de l’emprunt était le 31 mars 2011. La défenderesse a également produit en preuve une demande de prolongation, qui a repoussé la date d’exigibilité du paiement au 31 mars 2016.

[13]           Au soutien de sa requête ex parte, le demandeur a déposé un affidavit assermenté de Michael Sundstrom, un agent de recouvrement. Cet affidavit décrit en détail la dette de la défenderesse à l’égard du ministre ainsi que le comportement financier « peu orthodoxe » de la défenderesse et de M. Khunkhun, explicités ci-après. Deux autres affidavits ont été déposés au nom de M. Sundstrom dans le cadre de cette procédure.

[14]           Le ou vers le 30 juin 2006, M. Khunkhun a fait l’acquisition d’une propriété de Mme Surjit Aujla. L’ARC a enquêté sur cette transaction puisque la vente a été réalisée pour un montant de 448 750,00 $, alors que la juste valeur marchande de la propriété était de 475 000,00 $. À la suite de cette transaction, une lettre de précotisation a été envoyée à M. Khunkhun en vertu de l’article 160 de la LIR et de l’article 325 de la Loi sur la taxe d’accise concernant un transfert avec lien de dépendance qui aurait été fait sans contrepartie ou moyennant une contrepartie inadéquate alors que l’auteur du transfert était endetté à l’égard du ministre. L’ARC n’a toutefois pas poursuivi cet argument en raison des explications données par M. Khunkhun. Ce dernier a informé l’ARC que le solde restant a été payé sous la forme d’une radiation d’emprunt pour une dette due par M. Aujla à M. Khunkhun.

[15]           Le 26 décembre 2007, la défenderesse a acquis une option d’achat d’actions de l’entreprise OSE Corp (ensuite renommée Petro Basin Energy Corp), soi-disant en guise de paiement pour services de conseil immobilier, services qui n’ont pas été documentés. La défenderesse a exercé son option d’achat d’action le 10 juin 2008, à un taux de 0,11 $ l’action. À cette époque, les actions valaient 2,08 $ chacune. Le 26 juin 2008, la défenderesse a donné 450 000 de ses 600 000 actions à Skyway Foundation of Canada, qui lui a remis un reçu pour don de bienfaisance de 936 000,00 $. Ce don de bienfaisance a ultimement été refusé par l’ARC dans la cotisation précitée, et c’est l’imposition de ce montant qui est l’objet de l’ordonnance conservatoire.

[16]           Ce don et les transactions connexes ont été visés par une enquête de l’Organisme canadien de réglementation du commerce des valeurs mobilières. Il était allégué que les activités de courtage auraient été orchestrées par une tierce partie, Thalbinder Poonian, pour augmenter artificiellement le prix des actions d’OSE Corp. La Commission des valeurs mobilières de la Colombie-Britannique a depuis conclu que M. Poonian a fait preuve d’un comportement ayant contribué à donner une apparence trompeuse d’activité de courtage ou de prix artificiel des actions d’OSE Corp (voir Singh Poonian (Re), 2014 BCSECCOM 318). Toutefois, ni la défenderesse ni M. Khunkhun n’ont été visés par de telles allégations.

[17]           En 2012, l’ARC a appris que Mme Aujla avait transféré 88 500,00 $ à RA Homes. L’ARC a fait part de ses préoccupations relativement à ce paiement, craignant qu’il s’agisse en fait d’un paiement pour la propriété qui aurait été versé à M. Khunkhun par l’intermédiaire de RA Homes. M. Khunkhun a informé l’ARC qu’avant l’achat de la propriété, Mme Aujla et son époux avaient une dette à son égard et que ce 88 500,00 $ en était un paiement partiel.

[18]           En octobre 2012, une cotisation a été établie contre RA Homes en vertu de l’article 325 de la Loi sur la taxe d’accise en lien avec les transactions effectuées entre l’entreprise et Mme Aujla, que M. Sundstrom soupçonnait d’abord d’être liée à M. Khunkhun (soupçon qui s’est avéré non fondé). M. Sundstrom a par la suite déposé des certificats contre des titres de nombreuses propriétés appartenant à RA Homes et évaluées collectivement à 4,3 millions de dollars. La cotisation a été contestée en appel, et la Division des appels de l’ARC a réduit de 80 % le montant dû, qui est passé de 87 656,00 $ à 17 000,00 $.

[19]           Entre mai 2012 et avril 2013, la défenderesse, M. Khunkhun et RA Homes ont chacun officiellement porté plainte contre M. Sundstrom. Cette information n’a pas été divulguée par le ministre lors de la première requête ex parte.

[20]           Depuis le prononcé de l’ordonnance conservatoire, le ministre a adressé à RA Homes une demande formelle de paiement en vertu de l’article 224 de la LIR. Aucune autre mesure de recouvrement n’a été prise. En date du 13 septembre 2013, RA Homes n’avait fait aucun paiement en réponse à la demande formelle de paiement.

[21]           Le 31 juillet 2013, le juge Martineau a rendu une ordonnance ex parte en application du paragraphe 225.2(2) de la LIR, autorisant le ministre à prendre les mesures décrites aux alinéas 225.1(1)a) à 225.1(1)g) de la LIR à l’égard du montant cotisé à l’encontre de la défenderesse.

[22]           Le 16 août 2013, la défenderesse a déposé un avis de requête visant à faire annuler ou modifier l’ordonnance du juge Martineau. L’audience prévue pour la requête a été reportée à plusieurs reprises pour faciliter les négociations de règlement entre les parties, de même que les modifications apportées aux observations de la défenderesse. L’audience a ensuite été reportée pour permettre le dépôt de nouveaux affidavits.

[23]           Le demandeur soutient que la défenderesse doit au moins 929 547 $ au ministre.

[24]           Les questions à trancher sont les suivantes :

                     La défenderesse a-t-elle établi des motifs raisonnables de douter que le recouvrement du montant dû serait compromis en raison du délai (premier volet du critère à appliquer)?

                     Le ministre demandeur a-t-il démontré, selon la prépondérance des probabilités, qu’il est plus probable qu’improbable que le recouvrement serait compromis en raison du délai (premier volet du critère à appliquer)?

                     La requête de la défenderesse devrait-elle être rejetée en vertu des articles 58 et 59 des Règles?

III.             Analyse

[25]           Comme l’ont décrit les décisions Canada (Revenu national) c. Reddy, 2008 CF 208, aux paragraphes 6 à 8, 329 FTR 13 [Reddy], et Danielson v Canada (Deputy Attorney General), [1987] 1 FC 335 [Danielson], au paragraphe 7, le cadre législatif applicable par le juge de révision consiste en un critère à deux volets :

1.                  La défenderesse porte le fardeau d’établir l’existence de motifs raisonnables de douter que le délai compromettrait que le recouvrement des montants cotisés.

2.                  Si ce premier volet est démontré, le fardeau de la preuve est renvoyé au ministre, qui doit justifier l’ordonnance conservatoire en démontrant, selon la prépondérance des probabilités, qu’il est plus probable qu’improbable que le recouvrement soit compromis en raison du délai.

[26]           La Cour doit non seulement déterminer si le contribuable détient suffisamment d’actifs pour rembourser la dette, mais plus particulièrement établir si le recouvrement lui-même est compromis en raison du délai accordé avant le recouvrement (voir Danielson, au paragraphe 7). De simples soupçons ou inquiétudes d’une possible compromission du recouvrement ne sont pas suffisants. La décision Danielson a d’ailleurs mentionné, au paragraphe 8, ce qui suit à ce sujet :

[traduction]

De solides éléments de preuve fournis par le ministre indiquant que le contribuable dissipe ses avoirs ou qu’il les soustrait à la juridiction du ministère du Revenu national et à ses autres créanciers éventuels pourraient être très convaincants. Ce serait un cas limite plus difficile à trancher lorsque les biens du contribuable sont périssables ou que leur valeur risque vraisemblablement de diminuer avec le temps.

A.                Volet 1

[27]           Le demandeur, tant dans ses observations écrites qu’orales, met un fort accent sur le transfert de propriété en dehors de l’entreprise RA Homes. Il s’agit d’une affaire à examiner dans un contexte de « transactions peu orthodoxes », de « comportements peu orthodoxes » (les deux expressions étant utilisées indifféremment).

[28]           Le fardeau de la défenderesse est de démontrer selon des motifs raisonnables que le délai (le temps écoulé), ne compromettra pas le recouvrement. Une preuve est nécessaire pour satisfaire ce volet; toutefois, les « motifs raisonnables de croire » renvoient à une croyance légitime à une possibilité sérieuse plutôt qu’à la prépondérance des probabilités (voir Reddy, au paragraphe 11).

[29]           Au mois d’octobre 2015, l’entreprise devait environ 1 166 000 $ au ministre. Pour leur part, RA Homes ainsi que M. et Mme Khunkhun devaient respectivement environ 129 000 $ et 985 000 $.

La défenderesse soutient que toutes ses dettes fiscales sont contestées et que ni Mme Khunkhun ni son entreprise n’ont de dettes fiscales en souffrance.

[30]           Le demandeur, pour sa part, est d’avis que la valeur nette commune n’est pas suffisante pour garantir les dettes.

[31]           Quoi qu’il en soit, je retiens la preuve que M. et Mme Khunkhun possèdent une valeur nette excédentaire de 2,8 millions $ en valeur nette pour leur maison familiale à elle seule. De plus, il n’y a pas de preuve que M. Khunkhun a tenté de se soustraire du paiement de ses impôts ou de déplacer ses actifs dans une région n’étant pas de la compétence du ministre.

[32]           Compte tenu des circonstances, la défenderesse a établi qu’il y a des motifs raisonnables de douter que le recouvrement des montants cotisés serait compromis en raison du délai.

[33]           Avant de se pencher sur le deuxième volet du critère, il importe d’examiner l’allégation selon laquelle le ministre n’a pas « dévoilé en toute transparence » l’information requise à la Cour pour obtenir l’ordonnance ex parte. Le nœud du problème concerne les trois plaintes déposées par M. Khunkhun à l’égard du représentant de l’ARC, M. Sundstrom. Ces plaintes allèguent que M. Sundstrom se soit comporté de mauvaise foi, soit qu’il [traduction] « en avait contre » M. Khunkhun, notamment en mentionnant (possiblement à des tiers) qu’à son avis, la défenderesse (et son directeur) affichait un comportement financier peu orthodoxe et qu’il était possible que de l’argent soit transféré pour éviter le recouvrement. Il a également suggéré qu’une fraude mobilière était possible.

[34]           Ces plaintes ne sont pas pertinentes pour trancher la question de savoir si le recouvrement serait compromis par le délai; toutefois, si les plaintes sont fondées, elles auraient pu s’avérer pertinentes pour évaluer la crédibilité de certaines allégations du ministre et, par conséquent, pour déterminer la nécessité de prononcer une ordonnance conservatoire.

Considérant la conclusion de la Cour relativement au deuxième volet du critère, il n’est pas nécessaire de trancher cette question.

B.                 Volet 2

[35]           Le demandeur fait valoir qu’il y a des motifs raisonnables de conclure qu’il y a une possibilité sérieuse que le recouvrement de la dette soit compromis en raison du délai.

[36]           Plus précisément, le ministre est préoccupé par la possibilité que le prêt de RA Homes soit remboursable, alors que le ministre est visé par des restrictions relatives au recouvrement et que les fonds se trouvent ainsi hors de sa portée. Le ministre est également préoccupé par la possibilité que RA Homes se débarrasse de ses actifs et qu’elle devienne incapable de s’acquitter de ses propres obligations fiscales.

Le fait que RA Homes vende ou transfert actuellement ses actifs à des entreprises liées est préoccupant.

[37]           Il fait également valoir que le transfert de la moitié des intérêts de M. Khunkhun dans la maison familiale à son épouse est inquiétant.

[38]           De façon plus générale, le demandeur soutient que M. Khunkhun a été impliqué dans des « transactions peu orthodoxes » et qu’il a admis que ses entreprises étaient structurées de façon à éviter les créanciers potentiels ou actuels, comme par la création d’entreprises destinées à des fins particulières ou à des projets précis.

La suggestion selon laquelle il y aurait eu une telle « admission » est exagérée et constitue une interprétation erronée. L’un des objectifs normal et légitime de l’incorporation est la structuration des entreprises pour permettre de limiter la responsabilité à l’égard de revendications. Il n’y a rien de préjudiciable en soi à créer une entreprise ayant un objectif précis.

[39]           À mon avis, la position du demandeur se fonde sur un soupçon insuffisant pour autoriser la poursuite de l’ordonnance conservatoire.

La vente de biens immobiliers ne constitue pas à elle seule un motif pouvant justifier l’ordonnance. En outre, les ventes immobilières de RA Homes font partie du cours normal des activités d’une entreprise d’aménagement immobilier. Il n’y a aucune preuve que RA Homes appauvrit ses actifs ou qu’elle place des fonds dans des régions n’étant pas de la compétence du ministre. La vente de propriétés modifie simplement le type d’actifs possédés, passant de biens immobiliers à des espèces.

[40]           La position du ministre selon laquelle il est peu orthodoxe, d’un point de vue de recouvrement, de structurer des entreprises de façon à minimiser légalement leur responsabilité, est intenable. Il serait d’ailleurs suspect qu’une entreprise rentable n’en fasse pas de même.

[41]           L’allégation de « transaction peu orthodoxe » (également parfois appelé « comportement peu orthodoxe ») ainsi que les faits sur lesquels le demandeur se fonde sont exagérés et peuvent être distingués en fonction de leurs faits particuliers. La LIR n’utilise pas le terme « peu orthodoxe » pour qualifier le comportement d’un contribuable.

[42]           La jurisprudence ne définit pas non plus ce terme, mais la Cour, dans la décision Canada (Revenu national) c. Robarts, 2010 CF 875, 374 FTR 87, a précisé le type de situations auxquelles il est possible de l’appliquer. Au paragraphe 61, la Cour affirme ce qui suit :

[61]      On ne trouve pas dans la jurisprudence de définition de l’expression « comportement peu orthodoxe », mais on y trouve de nombreux exemples de ce qu’on entend par là. En voici quelques-uns :

a)         Conserver une importante somme d’argent liquide à des endroits comme son appartement, un coffre‑fort et un entrepôt frigorifique (Ministre du Revenu national c. Rouleau, [1995] 2 C.T.C. 442, 101 F.T.R. 57, au paragraphe 6);

b)         Conserver dans le coffre de son automobile une somme d’argent liquide importante dont on ne peut retracer l’origine par le truchement des registres bancaires habituels (Ministre du Revenu national c. Arab, 2005 CF 264, [2005] 2 C.T.C. 107, au paragraphe 20);

c)         Tenir une double comptabilité pour un restaurant, la première pour les inscriptions dans le journal des ventes, le grand livre et les déclarations fiscales, la seconde pour les ventes additionnelles non déclarées par la société propriétaire du restaurant (Delaunière (Re), 2007 CF 636, 2008 D.T.C. 6274 (angl.) au paragraphe 4);

d)         Conserver une somme d’argent liquide importante dans un coffre‑fort, un classeur de sa maison et dans la poche d’un peignoir (Mann c. Ministre du Revenu national, 2006 CF 1358, [2007] 1 C.T.C. 243, au paragraphe 43);

e)         Avancer des fonds à une société sur le point d’être dissoute pour éluder l’impôt sur le revenu (Laquerre, 2008 CF 459, 2009 D.T.C. 5596 (angl.), au paragraphe 11).

[43]           Comme il a été mentionné dans la décision Canada (Revenu National) c. Grenon, 2015 CF 1050, 256 ACWS (3d) 986, on retrouve dans les situations où les ordonnances conservatoires sont maintenues des circonstances factuelles comprenant souvent des éléments de criminalité et des comportements douteux ou préjudiciables. J’ajouterais que, dans la plupart des cas, on peut observer une touche d’irrégularité, de duplicité ou de conduite douteuse.

[44]           Au moins l’un de ces éléments se retrouve dans les décisions citées par le demandeur. Ce n’est cependant pas le cas en l’espèce. Dans les décisions citées par le ministre :

                     l’actionnaire de contrôle était impliqué dans une société étrangère détenant les actifs désignés (Minister of National Revenue c. Service M.L. Marengère Inc., 1999 CarswellNat 2310 (C.F. 1re inst.);

                     la source non divulguée de la valeur nette du contribuable avait une allure criminelle (Deputy Minister of National Revenue (Taxation) v. Quesnel, 2001 BCSC 267);

                     les actifs étaient détenus d’une telle façon qu’ils étaient inutilisables et les pratiques du contribuable rendaient facile le transfert des actifs à l’étranger (Rouleau (A) v. Canada, 1995 CarswellNat 426 (C.F. 1re inst.));

                     les actifs ont été liquidés et transférés dans d’autres entreprises et fiducies afin de les cacher à la Couronne (Laquerre (Re), 2008 CF 459, 333 FTR 36);

                     des liquidations diversifiées, des actifs liquides et des transferts à l’extérieur du Canada étaient retrouvés (Canada (Revenu national) c. Accredited Home Lenders Canada Inc., 2012 CF 461, 408 FTR 151);

                     des fonds non traçables se trouvaient entre les mains de tiers (Laframboise c. R., 1986 CarswellNat 377 (C.F. 1re inst.)).

[45]           En plus du fait que RA Homes mène ses affaires dans le cours normal de son entreprise, il n’y a pas d’élément de preuve qui pourrait démontrer que la défenderesse ou son directeur sont impliqués dans l’une des conduites douteuses qui ont été décrites.

[46]           Le transfert de la maison familiale à l’épouse de M. Khunkhun ne pose pas de difficulté particulière à l’égard de la preuve de la défenderesse sur l’importance de la valeur nette du logement. Une évaluation réalisée sommairement par l’ARC ne peut recevoir la même valeur que l’opinion d’un évaluateur accrédité présentée par M. Khunkhun.

[47]           La défenderesse a démontré en novembre 2015 et en janvier 2016 qu’elle était en mesure de rembourser le ministre. Le demandeur a décidé de ne pas faire de contre-interrogatoire sur cet élément de preuve, qui est donc accepté comme étant véridique.

[48]           Enfin, le demandeur n’a pas établi que la possibilité de faire valoir une cotisation dérivée en vertu de l’article 160 de la LIR (transactions entre personnes ayant un lien de dépendance) est insuffisante pour compenser le besoin d’obtenir une ordonnance conservatoire.

[49]           Dans la décision Minister of National Revenue v Steele, 1995 CarswellSask 449 (SKQB), une ordonnance conservatoire a été annulée parce qu’il était possible de procéder au recouvrement en faisant plutôt intervenir l’article 160 de la LIR. Plus récemment, ce principe a été cité favorablement dans la décision Canada (Revenu National) c. Park, 2011 CF 263, 385 FTR 240.

[50]           En plus des autres éléments démontrant que l’ordonnance conservatoire n’est pas nécessaire, la possibilité d’utiliser ce redressement élimine le besoin allégué d’une telle ordonnance.

[51]           En résumé, le ministre n’a pas été en mesure de démontrer la nécessité continue d’une ordonnance conservatoire. L’accent mis sur le comportement peu orthodoxe, qui était au cœur de la justification de cette ordonnance, n’est pas fondé en faits ou en droit. Pour ce motif seul, l’ordonnance devrait être annulée. La possibilité d’utiliser l’article 160 comme mesure de réparation de rechange constitue également l’une des difficultés auxquelles le demandeur est confronté pour justifier le maintien de l’ordonnance.

C.                 Articles 58 et 59 des Règles

[52]           La question technique de la violation des articles des Règles relatives à la signification et au contenu d’un dossier de requête n’est pas assez importante pour justifier le besoin d’un redressement à cette étape.

IV.             Conclusion

[53]           Pour ces motifs, l’ordonnance du 31 juillet 2013 doit être annulée. La défenderesse a droit aux dépens, calculés de la façon ordinaire.


ORDONNANCE

LA COUR annule l’ordonnance du 31 juillet 2013. La défenderesse a droit aux dépens, calculés de la façon ordinaire.

« Michael L. Phelan »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1273-13

 

INTITULÉ :

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL c. 684761 B.C. LTD.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 22 février 2016

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE PHELAN

 

DATE DES MOTIFS :

Le 12 juillet 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS MODIFIÉS :

LE 27 JUILLET 2016

COMPARUTIONS :

Nicole S. Johnston

Loretta Chun

 

Pour le demandeur

 

Gavin Laird

 

Pour la défenderesse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

Pour le demandeur

 

Laird & Company

Avocats

Pitt Meadows (Colombie­Britannique)

 

Pour la défenderesse

 

 

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