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Date : 20170119


Dossier : IMM-2564-16

Référence : 2017 CF 69

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 19 janvier 2017

En présence de monsieur le juge Brown

ENTRE :

MOISES MALVAEZ MARTINEZ ET AL

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Nature de l’affaire

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée par Moises Malvaez Martinez (le demandeur principal), aux termes du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR), à l’encontre d’une décision rendue par un agent d’immigration, en date du 2 mai 2016, par laquelle il a rejeté la demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (la demande CH), présentée au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR (la décision). La demande est accueillie pour les motifs suivants.

[2]  Le demandeur principal et son épouse (conjointe du demandeur) sont citoyens du Mexique. Le mari est arrivé au Canada le 24 mars 2009 et la conjointe du demandeur est arrivée au Canada le 28 juin 2009. Ils ont présenté une demande d’asile le 25 janvier 2010. La Section de la protection des réfugiés a conclu que les questions déterminantes portaient sur la crédibilité et la protection de l’État. Le 3 novembre 2011, la demande des demandeurs a été rejetée pour des raisons liées à la crédibilité et à la protection de l’État. Les demandeurs ont présenté à la Cour une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision de la Section de la protection des réfugiés; la demande d’autorisation a été rejetée.

[3]  Ils n’ont pas quitté le pays, et il semble qu’aucun effort n’a été fait pour les renvoyer. En juillet 2015, ils ont présenté une demande de résidence fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, en raison de leurs liens avec le Canada, des facteurs de risque dans leur pays d’origine et de l’intérêt supérieur de leur jeune enfant né au Canada (intérêt supérieur de l’enfant), une fille née quelques mois après l’arrivée de la mère au Canada. Au moment où la demande CH a été présentée, le demandeur principal avait aussi présenté une demande d’évaluation des risques avant renvoi (ERAR), demande qui était en cours d’examen.

[4]  Leur demande CH a été rejetée et ils en ont été avisés le 2 juin 2016. À ce moment, un deuxième enfant était né, un fils; les demandeurs ont informé le défendeur de cette naissance avant qu’ils ne reçoivent la décision, mais après que la décision eut été signée et datée.

[5]  En ce qui a trait à la norme de contrôle applicable en l’espèce, la Cour suprême du Canada a affirmé aux paragraphes 57 et 62 de l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 (Dunsmuir), qu’il n’est pas nécessaire de se livrer à une analyse pour déterminer la norme de contrôle si « la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier ». L’examen de la décision CH rendue par un agent s’effectue selon la norme de la décision raisonnable : Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, au paragraphe 44. La décision d’octroyer ou non une dispense pour motifs d’ordre humanitaire est une mesure de nature « exceptionnelle et hautement discrétionnaire qui mérite donc une déférence considérable de la part de la Cour » : Qureshi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 335, au paragraphe 30. La nature extrêmement discrétionnaire des décisions relatives aux considérations d’ordre humanitaire « élargit la gamme d’issues possibles acceptables » : Holder c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 337, au paragraphe 18; Inneh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 108, au paragraphe 13.

[6]  Au paragraphe 47 de l’arrêt Dunsmuir, la Cour suprême du Canada explique ce que doit faire une cour lorsqu’elle effectue une révision selon la norme de la décision raisonnable :

La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[7]  Les demandeurs ont invoqué de nombreux exemples démontrant le caractère déraisonnable de la décision; cependant, un seul de ces exemples sera abordé parce que, à mon avis, il est déterminant dans la présente demande. Voilà en quoi il consiste.

[8]  Sous la rubrique « Facteurs de risque dans le pays d’origine », l’agent a déclaré :

[traduction] L’avocat soutient en outre que la sécurité de la famille sera menacée si elle retourne au Mexique. Les éléments de preuve documentaire déposés par l’avocat décrivent une situation de sécurité publique précaire au pays. L’impunité et la corruption sont largement répandues et demeurent un problème grave, surtout dans les forces de l’ordre et le secteur judiciaire, au niveau de l’État et au niveau local. Cependant, les demandeurs n’ont pas démontré qu’ils seraient moins en sécurité que le reste de la population. Bien que malheureux, les problèmes sociaux illustrés par la criminalité et la violence sont des conditions généralisées au pays que tous les Mexicains doivent affronter et qui ne sont pas uniques aux demandeurs.

[Non souligné dans l’original]

[9]  Les termes soulignés utilisés ici sont semblables à ceux utilisés par l’agent chargé d’examiner une demande CH, et dont les motifs ont fait l’objet d’un contrôle judiciaire dans la décision Diabate c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 129 [Diabate]. En l’espèce, le juge Gleason (alors juge à la Cour fédérale) a conclu, après une analyse rigoureuse, que les agents chargés d’examiner des demandes CH commettaient une erreur susceptible de révision lorsqu’ils exigeaient, dans le contexte d’une analyse des considérations d’ordre humanitaire, qu’un demandeur établisse que les circonstances auxquelles il sera exposé sont différentes de celles auxquelles est généralement exposé le reste de la population du pays d’origine :

L’agente a-t-elle commis une erreur susceptible de contrôle lorsqu’elle a évalué les difficultés que M. Diabate pourrait rencontrer s’il était renvoyé en Côte d’Ivoire?

[32]  [...] [J]e crois effectivement que l’agente a commis une erreur susceptible de contrôle lorsqu’elle a évalué les difficultés que connaîtrait le demandeur en cas de renvoi en Côte d’Ivoire. Pour l’évaluation de ce facteur, l’agente a examiné la situation actuelle en Côte d’Ivoire, une situation qui laisse voir une amélioration du fonctionnement de la démocratie, mais la persistance d’un climat de violence. Elle concluait ainsi : [traduction] « Les conditions de vie sont encore problématiques en Côte d’Ivoire, mais j’observe qu’elles sont les mêmes pour toute la population. Le demandeur n’a pas montré en quoi son cas diffère de celui de l’ensemble de la population ». Malheureusement, cette énonciation du critère applicable selon l’article 25 de la LIPR est fautive et déraisonnable.

[33]  Je reconnais avec le demandeur qu’une telle interprétation de l’article 25 va à l’encontre de son objet. Comme je l’ai dit, l’article 25 a pour objet de conférer une dispense d’application des exigences énoncées dans d’autres dispositions de la LIPR. Imposer lesdites exigences à un demandeur qui cherche à en être dispensé a pour effet de réduire à néant l’objet de l’article 25 et constitue de ce fait une interprétation que la LIPR ne peut raisonnablement admettre. L’agente a transposé dans son analyse portant sur l’article 25 une exigence de l’article 97, selon laquelle, pour être admissible à la protection, une personne doit être exposée à un risque « alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas ». Une telle interprétation revient à dépouiller de sa fonction l’article 25.

[34]  Le juge Mandamin était saisi d’une question semblable dans l’affaire Shah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1269, [2011] ACF n° 1553. Il examinait la décision d’une agente concernant une demanderesse originaire de Trinité-et-Tobago. Dans cette affaire, l’agente avait estimé que la demanderesse n’avait [traduction] « pas présenté d’éléments de preuve objectifs suffisants pour démontrer qu’elle serait personnellement ciblée par des criminels à son retour à Trinité », et elle avait conclu que sa demande CH n’était pas recevable parce que [traduction] « la situation et les difficultés que la demanderesse craint sont les mêmes que celles auxquelles d’autres personnes sont confrontées de façon générale dans ce pays » (Shah, au paragraphe 70). Concluant que la décision de l’agente devait être annulée, le juge Mandamin s’exprimait ainsi (au paragraphe 73) :

[traduction] Je conclus que l’agente a appliqué une norme plus exigeante que celle qu’il convient d’appliquer dans le cas des décisions CH, en obligeant de façon incorrecte la demanderesse à établir qu’elle serait exposée à un risque personnel plus grave que celui auquel sont exposées les autres personnes à Trinité. Le critère du risque causant des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives ne se limite pas aux risques personnels auxquels la vie ou la sécurité de l’intéressé seraient exposées et l’agente a, en l’espèce, omis d’examiner comme elle le devait si le problème général de la criminalité constituait effectivement, dans les circonstances de l’espèce, des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives. Ce faisant, elle a commis une erreur susceptible de contrôle […].

[35]  Pour arriver à cette conclusion, le juge Mandamin s’en est rapporté au raisonnement suivi par le juge Pinard dans la décision Rebaï c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 24 [Rebaï], où le juge Pinard faisait la distinction, au paragraphe 7, entre les paramètres d’une analyse ERAR et ceux d’une analyse CH :

Lors d’un ERAR, la question qui se pose est celle de savoir si le demandeur serait personnellement exposé au risque d’être soumis à la torture ou à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités […] Dans une demande CH, la question principale est de savoir si l’obligation voulant que le demandeur présente sa demande de résidence permanente à partir de l’étranger lui causerait des difficultés inhabituelles, injustes ou indues […] Bien qu’il puisse adopter les conclusions de fait tirées dans l’ERAR, l’agent doit examiner ces facteurs à la lumière du critère de risque moins rigoureux applicable aux décisions relatives aux demandes CH, soit « la question de savoir si les facteurs de risques peuvent être assimilés à des difficultés inhabituelles, injustifiées et excessives » […]

[Renvois omis]

[36]  Je suis d’avis que la présente espèce est tout à fait assimilable à l’affaire Shah. Le rôle de l’agent dans l’analyse CH consiste à se demander si une personne serait exposée à des « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » pour le cas où il lui faudrait demander la résidence permanente depuis l’extérieur du Canada. Il est à la fois fautif et déraisonnable, dans le cadre d’une telle analyse, d’exiger d’un demandeur qu’il prouve que les circonstances qu’il devra affronter ne sont pas généralement celles que doit affronter la population dans son pays d’origine. Le cadre de l’analyse d’une demande CH doit plutôt être celui du demandeur lui-même, ce qui oblige l’agent à se demander si les difficultés entraînées par un départ du Canada et un renvoi dans le pays d’origine seraient inhabituelles, injustifiées ou démesurées.

[37]  Vu les circonstances particulières de la présente affaire, le demandeur pourrait fort bien être exposé à des difficultés inhabituelles s’il était contraint de retourner en Côte d’Ivoire, un pays livré à la violence, où le demandeur n’a pas de proches parents et où il n’a pas mis les pieds depuis 26 ans. Il faudrait toutefois mettre ce facteur en balance avec les choix faits par le demandeur, choix qui impliquaient une désobéissance à la loi et qui ont eu pour effet de prolonger l’absence du demandeur de la Côte d’Ivoire. L’agente a négligé d’aborder directement ces questions, se focalisant plutôt sur les conditions générales que devait affronter l’ensemble de la population ivoirienne, un facteur qui, pour les motifs susmentionnés, est totalement étranger à l’examen qu’elle devait faire.

[10]   Pour ces motifs, le juge Gleason a accueilli la demande de contrôle judiciaire.

[11]  Toutefois, le défendeur invoque la décision Ramaischrand c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 441 [Ramaischrand], qui contient la discussion suivante :

[8]  Ceci est la seule référence faite à la criminalité dans tout le dossier. Les demandeurs ont affirmé que l’agent n’avait pas tenu compte de la [traduction] « documentation sur les conditions du pays qui confirme l’anarchie de même que l’absence de protection des autorités policières ». Toutefois, ladite documentation ne se trouve pas dans le dossier. Cette preuve concernant la criminalité au Guyana ne se trouve que dans la demande de contrôle judiciaire. En fait, la demande CH se concentre plutôt sur leur installation et l’intérêt supérieur de l’enfant. Par conséquent et vu l’absence de preuve, il ne peut être dit que l’agent a fait erreur en concluant que les demandeurs n’éprouveraient pas de difficultés injustifiées, inhabituelles ou excessives en raison de la criminalité au Guyana.

[9]  Même si un risque généralisé pouvait être prouvé, cela ne serait pas assez pour obtenir une réponse favorable à une demande CH : Paul c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1300, au paragraphe 8. Comme l’a fait remarquer le juge Shore dans Lalane, précitée, au paragraphe 38, il doit y avoir un lien entre les preuves corroborant le risque généralisé et celles concernant le risque personnalisé. Sans quoi, « chaque ressortissant d’un pays en difficulté devrait recevoir une évaluation positive de sa demande CH, peu importe sa situation personnelle en cause, ce qui n’est pas le but et l’objectif d’une demande CH ». L’agent a donc conclu de manière raisonnable que les demandeurs n’avaient pas réussi à prouver que la situation comportait un risque personnalisé.

[12]  Le demandeur souligne à juste titre, et je suis d’accord, que la décision Ramaischrand traite de cette question, mais seulement de façon incidente. Le droit applicable est tel qu’il est énoncé dans Diabate.

[13]  À mon humble avis, il n’est pas prudent de maintenir la décision de l’agent. Si j’examine la décision comme un tout, en m’abstenant de faire une chasse aux trésors, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur, il est impossible, à mon humble avis, de dire quelle conclusion aurait été tirée, n’eût été des exigences erronées et déraisonnables de l’agent mentionnées ci-dessus : Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34. La décision n’appartient pas aux issues possibles et acceptables, pouvant se justifier au regard du droit, comme l’exige l’arrêt Dunsmuir. Par conséquent, le présent contrôle judiciaire doit être accueilli.

II.  Question certifiée

[14]  Aucun des avocats n’a proposé de question à certifier et aucune ne se pose.

III.  Conclusions

[15]  La demande de contrôle judiciaire est accueillie, l’affaire doit être renvoyée pour nouvelle détermination, et aucune question ne sera certifiée.


JUGEMENT

LA COUR ACCUEILLE la demande de contrôle judiciaire, la décision de l’agent d’immigration datée du 2 mai 2016 est annulée et l’affaire est renvoyée pour une nouvelle détermination par un décideur différent. Aucune question n’est certifiée, et aucuns dépens ne sont adjugés.

« Henry S. Brown »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 2e jour d’octobre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2564-16

 

INTITULÉ :

MOISES MALVAEZ MARTINEZ ET AL. c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 9 janvier 2017

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

 

DATE DES MOTIFS :

LE 19 janvier 2017

 

COMPARUTIONS :

Patricia Wells

Pour le demandeur

 

Tamrat Gebeyehu

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Patricia Wells

Avocate

Toronto (Ontario)

Pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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