Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20170120


Dossier : IMM-2515-16

Référence : 2017 CF 74

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 20 janvier 2017

En présence de monsieur le juge Mosley

ENTRE :

ANDRII STOROZHUK

STEPHANIIA STOROZHUK

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Les demandeurs, Andrii Storozhuk et Stephaniia Storozhuk, sont des citoyens de l’Ukraine. Ils sont arrivés au Canada en juillet 2012 et ont présenté des demandes d’asile dès leur arrivée à Montréal, citant la persécution religieuse. En mai 2014, leurs demandes d’asile ont été refusées par la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié pour des raisons de crédibilité. Une demande de contrôle judiciaire de cette décision a été entendue et rejetée par la Cour en juin 2015.

[2]               Les demandeurs ont ensuite pu présenter une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR), qui a donné lieu à une décision défavorable le 28 avril 2016. Il s’agit en l’espèce de se prononcer sur leur demande de contrôle judiciaire visant cette décision en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR).

I.                    DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[3]               Les demandeurs ont fait mention d’un nouveau risque dans leur demande d’ERAR. M. Storozhuk soutient en effet qu’il est un pacifiste et qu’il refuse d’accomplir son service militaire en Ukraine par crainte d’être contraint de commettre des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité. Pour corroborer son affirmation, il a présenté deux avis lui provenant directement de membres de sa famille en Ukraine dans lesquels on peut lire qu’il est tenu de se présenter aux autorités pour son service militaire. Les demandeurs ont présenté les copies de ces deux avis accompagnées de leur traduction comme preuve de la conscription.

[4]               Lors de son examen des demandes d’ERAR présentées par les demandeurs et des observations qui les accompagnaient, l’agent, aux termes de l’article 113 de la LIPR, n’a pas tenu compte des observations qui dataient d’avant la décision rendue par la SPR, des observations qui auraient raisonnablement pu être obtenues aux fins d’évaluation par la SPR, ou des observations qui ne diffèrent pas en substance de celles prises en considération par la SPR pour se prononcer.

[5]               L’agent a noté que la question de l’appartenance et des croyances religieuses, sur laquelle reposait la demande dont avait été saisie la SPR, n’a pas été soulevée ni approfondie par les demandeurs dans leur demande d’ERAR. L’allégation de M. Storozhuk selon laquelle il est un pacifiste et qu’il craint de se présenter aux autorités pour son service militaire a donc été examinée comme un nouveau risque.

[6]               L’agent a décrit de manière relativement approfondie les nouveaux éléments de preuve soumis par les demandeurs, se disant préoccupé par l’authenticité de ceux-ci et soulignant un certain nombre de problèmes qui sont révélateurs selon lui d’un manque d’authenticité des deux avis militaires : [traduction]

a)      les deux avis ne comportaient aucune date et nulle part dans leurs traductions il n’était précisé quand ils avaient été envoyés à M. Storozhuk;

b)      les demandeurs n’ont pas précisé les noms des membres de leur famille qui auraient reçu les avis ni expliqué comment ou pourquoi les avis leur avaient été envoyés en Ukraine;

c)      les deux avis mentionnent que l’omission de se présenter à l’examen médical est passible d’une amende de 85 hryvnias, mais nulle part dans le deuxième avis il n’est fait mention de l’omission de M. Storozhuk de se présenter à l’examen médical après le premier avis ou de toute sanction imposée en raison de celle-ci;

d)      les demandeurs n’ont pas expliqué comment ou quand les avis leur ont été envoyés au Canada ni n’ont présenté les enveloppes dans lesquelles les avis leur sont parvenus.

[7]               Malgré cela, l’agent n’a tiré aucune conclusion défavorable quant à la crédibilité des demandeurs sur la foi des avis. L’agent était d’avis que, bien que M. Storozhuk ait présenté [traduction] « ce qu’il croit être un avis de convocation aux fins de la conscription militaire, les demandeurs n’ont pas présenté selon lui de preuve objective probante démontrant la véracité de ces avis ». En dernière analyse, l’agent a accordé plus de poids à la preuve documentaire objective portant sur les paramètres de la conscription en Ukraine.

[8]               L’agent a ainsi remarqué que M. Storozhuk avait accompli, entre 1993 et 1995, plus d’une année de service militaire en Ukraine. Ses recherches sur les pratiques de conscription en Ukraine ont révélé que l’âge traditionnel de la conscription en Ukraine se situe entre 20 et 27 ans. Selon lui, l’âge de M. Storozhuk au moment de remplir sa demande d’ERAR, soit 42 ans, et le fait qu’il avait déjà accompli plus d’une année de service militaire en Ukraine l’excluent des catégories de personnes visées par la conscription.

[9]               L’agent a également tenu compte de la copie d’une publication de la Commission ukrainienne pour les droits de la personne ainsi que des articles de presse présentés par les demandeurs qui décrivent le décès de plusieurs soldats en Ukraine, pour arriver à la conclusion que les demandeurs n’avaient pas réussi à démontrer en quoi ils se trouvaient dans la même situation que les personnes décrites dans ces articles. Il a finalement conclu que ces articles faisaient état de conditions régnant dans le pays en général et de conditions avec lesquelles est aux prises la population dans son ensemble.

[10]           Se fondant sur l’ensemble de la preuve, l’agent a conclu qu’il existait moins qu’une simple possibilité que les demandeurs soient exposés à la persécution en Ukraine aux termes de l’article 96 de la LIPR. De plus, il n’y avait selon lui aucun motif sérieux de croire que la vie des demandeurs serait menacée ou qu’ils seraient exposés au risque de traitements ou peines cruels et inusités au sens de l’article 97 de la LIPR. Pour ces motifs, l’agent a refusé la demande d’ERAR.

II.                 DISPOSITIONS LÉGISLATIVES PERTINENTES

[11]           Les dispositions pertinentes de la LIPR sont rédigées comme suit :

Demande de protection

Application for protection

112 (1) La personne se trouvant au Canada et qui n’est pas visée au paragraphe 115(1) peut, conformément aux règlements, demander la protection au ministre si elle est visée par une mesure de renvoi ayant pris effet ou nommée au certificat visé au paragraphe 77(1).

112 (1) A person in Canada, other than a person referred to in subsection 115(1), may, in accordance with the regulations, apply to the Minister for protection if they are subject to a removal order that is in force or are named in a certificate described in subsection 77(1).

Examen de la demande

Consideration of application

113 Il est disposé de la demande comme il suit:

113 Consideration of an application for protection shall be as follows:

a) le demandeur d’asile débouté ne peut présenter que des éléments de preuve survenus depuis le rejet ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’il n’était pas raisonnable, dans les circonstances, de s’attendre à ce qu’il les ait présentés au moment du rejet;

(a) an applicant whose claim to refugee protection has been rejected may present only new evidence that arose after the rejection or was not reasonably available, or that the applicant could not reasonably have been expected in the circumstances to have presented, at the time of the rejection;

III.               QUESTIONS EN LITIGE

[12]           Le défendeur a soulevé une question préliminaire concernant la preuve documentaire versée au dossier de la demande. Il s’agit d’un ensemble d’articles de presse portant sur le service militaire en Ukraine et d’un rapport du Home Office du Royaume-Uni qui ne figuraient pas dans le dossier certifié du tribunal. Au sujet du rapport du Home Office, il est postérieur à la décision relative à l’ERAR. Les documents semblent avoir été tirés d’Internet après que la décision a été rendue. De toute évidence, l’agent d’ERAR ne disposait pas de ces documents au moment de rendre sa décision.

[13]           Il est de jurisprudence constante que le contrôle judiciaire d’une décision administrative doit s’effectuer sur la base des éléments de preuve ayant été présentés devant les décideurs administratifs. Des éléments de preuve supplémentaires ne sont admissibles que dans des circonstances très précises, lorsqu’ils peuvent être nécessaires pour régler des questions d’équité procédurale ou de compétence : Mckenzie c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 719, [2015] ACF no 718, au paragraphe 44; voir aussi Alabadleh c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 716, [2006] ACF no 913, au paragraphe 6, Ordre des architectes de l’Ontario c. Assn. of Architectural Technologists of Ontario, 2002 CAF 218, [2003] 1 CF 331, au paragraphe 30.

[14]           La présente affaire ne soulève aucune question d’équité procédurale susceptible de nécessiter les éléments de preuve supplémentaires contestés ni de question de compétence qu’il serait utile de résoudre.  Tout indique que les demandeurs ont effectué des recherches sur Internet après avoir reçu la décision de l’agent afin d’y trouver des documents pour contredire ses conclusions. Il n’incombe pas à la Cour saisie d’une demande de contrôle judiciaire de recevoir, d’examiner et d’apprécier de nouveaux éléments de preuve comme s’il s’agissait d’une audience de novo. Les nouveaux éléments de preuve ne peuvent donc être admis et n’ont pas été pris en considération aux fins de ce contrôle judiciaire.

[15]           Les parties s’entendent pour dire que la norme de contrôle d’une conclusion de fait et d’une conclusion mixte de fait et de droit d’un agent d’ERAR est celle de la décision raisonnable : Thamotharampillai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2016 CF 352, [2016] ACF no 312, au paragraphe 18. Je suis d’accord.

[16]           Cela étant, la retenue s’impose envers l’analyse réalisée par l’agent d’ERAR des éléments de preuve au dossier, qui relève de son expertise : Belaroui c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 863, [2015] ACF no 845, au paragraphe 9; Aboud c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 1019, [2014] ACF no 1059, au paragraphe 17.

[17]           Lorsque la norme du caractère raisonnable s’applique, la Cour n’interviendra que si la décision de l’agent appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 47).

[18]           La question qu’il reste à examiner est donc la suivante :

1.                  La décision de l’agent d’ERAR était-elle raisonnable à la lumière des nouveaux éléments de preuve?

IV.              ANALYSE

[19]           Les demandeurs allèguent que la décision de l’agent n’était pas raisonnable parce qu’ils ne se sont pas vu offrir la chance de répondre aux préoccupations entourant l’authenticité des deux avis.

[20]           L’objection des demandeurs n’est pas appuyée par la jurisprudence. En principe, l’agent d’ERAR n’a pas l’obligation de chercher à obtenir des renseignements à jour, puisqu’il incombe au demandeur d’ERAR de lui soumettre tous les éléments de preuve pertinents : Tovar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 490, [2015] ACF no 469, au paragraphe 21; Ormankaya c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1089, [2010] ACF no 1362, au paragraphe 31. Les demandeurs ne sont pas acquittés de cette obligation ni n’ont présenté des éléments de preuve suffisants pour établir sans l’ombre d’un doute l’authenticité des avis ou les conséquences négatives sous-entendus dans ceux-ci et qu’ils souhaitaient faire croire à l’agent.

[21]           L’agent a indiqué avoir pris en considération les deux avis, mais être arrivé à la conclusion, au vu des éléments de preuve objectifs, qu’ils ne démontraient pas l’existence d’un risque futur. Je conviens avec le défendeur que ces documents ne démontrent pas l’existence d’un risque de persécution, même si l’on concluait qu’ils sont authentiques et que M. Storozhuk pourrait être tenu de se soumettre à un examen médical en guise d’étape préalable à un éventuel enrôlement dans l’armée ukrainienne.

[22]           Il était loisible à l’agent de conclure, sur la foi de la preuve documentaire, qu’il est improbable qu’une personne de l’âge de M. Storozhuk et ayant déjà servi dans l’armée puisse être visée par la conscription : Obazee c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 871, [2012] ACF no 935, au paragraphe 25; Ferguson c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1067, [2008] ACF no 1308, au paragraphe 33.

[23]           Quoi qu’il en soit, même s’il avait été jugé apte à accomplir un service militaire, les poursuites engagées en vertu d’une loi d’application générale à l’égard d’une personne n’ayant pas répondu à un avis de convocation ou ayant refusé de s’enrôler pour objection de conscience ne constituent habituellement pas de la persécution : Sahin c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 664, [2013] ACF no 701, aux paragraphes 55 à 57; Ozunal c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 560, [2006] ACF no 709, aux paragraphes 16 et 17 et 22 à 24; Usta c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1525, [2004] ACF no 1832, aux paragraphes 14 à 16.

[24]           Il existe bien entendu des circonstances dans lesquelles l’application des lois régissant le service militaire constitue de la persécution. Cela dit, il faudrait présenter des éléments de preuve démontrant incontestablement des conséquences plus graves que les sanctions qui semblent être prévues en Ukraine selon les faits présentés à l’agent en l’espèce. Comme il vient d’être mentionné, de simples poursuites engagées en vertu d’une loi d’application générale dans un État démocratique fonctionnel ne sont généralement pas suffisantes. En revanche, l’obligation de servir dans l’armée d’un régime autoritaire qui viole les droits de la personne pourrait fort bien être qualifiée de persécution par un tribunal canadien. Si les demandeurs soutiennent que c’est le cas en Ukraine, les éléments de preuve n’en apportent toutefois pas la preuve.

[25]           À mon avis, il était raisonnable de la part de l’agent de mettre en doute l’authenticité des deux avis présentés en guise de nouveaux éléments de preuve par les demandeurs. Pour qu’une preuve ait une valeur probante suffisante, elle doit convaincre l’agent du fait qu’elle cherche à démontrer : Flores Carrillo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 94, [2008] 4 RCF 636, au paragraphe 30.

[26]           Les lacunes relevées par l’agent dans les documents ont amené l’agent à conclure, à juste titre, qu’elles en minaient la valeur probante. Par exemple, les demandeurs ont omis d’expliquer comment ou pourquoi les deux avis avaient été reçus par des membres de leur famille. Sur ce point, l’adresse résidentielle de M. Storozhuk qui figure dans les deux avis ne correspond à aucune des anciennes adresses fournies par les demandeurs dans leur demande. L’agent est en droit de consulter des rapports récents et accessibles au public sur les conditions régnant dans le pays, même lorsqu’ils n’ont pas été produits par les demandeurs : Jama c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 668, [2014] ACF no 734. L’examen ainsi réalisé par l’agent des sources de nouvelles pertinentes et du cartable national de documentation ne corrobore pas l’allégation des demandeurs concernant les conséquences qu’ils encourent après avoir omis de répondre aux avis.

[27]           L’agent a indiqué avoir tenu compte des nouveaux éléments de preuve ainsi que de la publication de la Commission ukrainienne pour les droits de la personne et des articles de presse décrivant le décès de plusieurs soldats en Ukraine, ce qui vient contredire l’allégation des demandeurs selon laquelle l’agent a fait fi d’éléments de preuve pertinents. Il n’était pas déraisonnable de la part de l’agent de conclure, au vu des circonstances de cette affaire, que les demandeurs ne sont pas parvenus à démontrer que leur situation s’apparentait à celle des personnes décrites dans les articles de presse présentés.

[28]           Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question n’a été proposée aux fins de certification.


JUGEMENT

LA COUR rejette la présente demande. Aucune question n’est certifiée.

« Richard G. Mosley »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2515-16

INTITULÉ :

ANDRII STOROZHUK, STEPHANIIA STOROZHUK c. MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 12 JANVIER 2017

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MOSLEY

DATE DES MOTIFS :

LE 20 JANVIER 2017

COMPARUTIONS :

Robert Gertler

Pour les demandeurs

Christopher Ezrin

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Robert Gertler

Avocat

Gertler Law Office

Toronto (Ontario)

Pour les demandeurs

William F. Pentney

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.