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Date : 20170106


Dossier : IMM-2685-16

Référence : 2017 CF 18

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 6 janvier 2017

En présence de monsieur le juge Brown

ENTRE :

BOBIR KHAKIMOV

demandeur

et

LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Nature de l’affaire

[1]               La Cour est saisie de la demande de contrôle judiciaire présentée par Bobir Khakimov [le demandeur], sur le fondement du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR], à l’encontre de la décision datée du 26 mai 2016 par laquelle la Section de la protection des réfugiés [SPR] a conclu que le demandeur n’avait pas la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger aux termes de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la LIPR [décision].

II.                Faits

[2]               Le demandeur est un citoyen musulman de l’Ouzbékistan âgé de 31 ans. Il a fait tout au plus des études secondaires. Il est marié et a deux jeunes enfants. Il a travaillé quelques années comme charpentier avant de réussir financièrement comme homme d’affaires en Ouzbékistan; il avait une entreprise de construction enregistrée qui avait ouvert en 2008. Le demandeur voyage afin d’acheter des pièces d’automobile et des téléphones cellulaires d’occasion pour les importer et les revendre en Ouzbékistan dans le cadre d’une entreprise non enregistrée. Il allègue craindre d’être persécuté en raison du préjudice qu’il risque de subir aux mains de son beau‑père, et en raison de sa religion et de ses opinions politiques perçues.

[3]               Le demandeur s’est marié en 2008. Son beau‑père le détestait profondément et souhaitait quelqu’un de mieux pour sa fille. Le demandeur allègue que les fréquents conflits avec son beau‑père l’avaient rendu très déprimé. À la suggestion d’un ami, il avait commencé à fréquenter une mosquée en octobre 2014 pour trouver la tranquillité d’esprit. Comme cette pratique l’aidait psychologiquement, il allait à la mosquée et priait fréquemment.

[4]               Le demandeur se rendait régulièrement à l’extérieur de l’Ouzbékistan pour le travail et le plaisir, selon ses dires. Quand il voyageait à l’étranger, il cherchait des nouvelles dans Internet et, à son retour au pays, il communiquait à des amis de confiance les renseignements qu’il avait recueillis en ligne sur la corruption, la politique et la persécution religieuse en Ouzbékistan. L’accès à Internet et à l’information est rigoureusement restreint et contrôlé en Ouzbékistan.

[5]               Les problèmes entre le demandeur et son beau‑père se seraient aggravés à la fête d’anniversaire de sa femme, le 1er décembre 2014. En janvier 2015, le demandeur a été appelé au bureau de la mahalla locale. Selon la SPR, le rapport Freedom in the World 2014 sur l’Ouzbékistan de Freedom House contenu dans le cartable national de documentation définit les mahallas comme des comités de quartier qui disposent de pouvoirs très étendus dans le pays. Le rapport indique que [traduction] « les discussions privées libres et ouvertes sont limitées par les mahallas, des organisations de quartier traditionnelles que le gouvernement a érigées en système officiel de surveillance et de contrôle publics ».

[6]               Le chef de la mahalla est un ami de son beau‑père. Selon ce que le chef de la mahalla aurait dit au demandeur, le beau‑père avait signalé que le demandeur avait un comportement étrange et qu’il était devenu un islamiste radical. Le beau‑père du demandeur aurait également dit à la mahalla que le demandeur s’était rendu dans trop de pays, qu’il avait consulté des sites Web mis à l’index, qu’il avait dit à ses amis que le gouvernement ouzbek était mauvais et qu’il ramenait des renseignements interdits en Ouzbékistan.

[7]               Le demandeur affirme avoir nié ces allégations. Il a informé la mahalla qu’il était un musulman normal et que son beau-père disait des mensonges. La mahalla l’aurait averti qu’il serait mis en prison s’il ne faisait pas taire les soupçons à son égard; il devait arrêter d’aller à la mosquée, ne pas se laisser pousser la barbe et ne pas porter de vêtements islamiques. Le demandeur affirme que la mahalla avait parlé de lui dans le voisinage et que, peu après, il n’avait plus d’amis.

[8]               En avril 2015, le demandeur s’est rasé la barbe et a espacé ses visites à la mosquée.

[9]               En décembre 2015, son beau‑père a amené sa femme et ses enfants chez lui. Quand le demandeur est venu les chercher, son beau‑père a appelé la police. La police a refusé d’intervenir et dit au demandeur qu’un père avait plus de droits qu’un mari, et que son beau‑père était un homme puissant et bien connu dans la communauté. La police a dit au demandeur qu’il s’était fait une mauvaise réputation de religieux fanatique dans le quartier. Le demandeur s’est alors rendu à la mahalla, qui lui a dit qu’elle ne s’opposerait jamais à son beau‑père. Le demandeur aurait dit à la mahalla qu’il déménagerait dans une autre ville, mais la mahalla l’aurait informé qu’il ne serait pas autorisé à faire radier son adresse, par respect pour son beau‑père.

[10]           À l’époque où il éprouvait ces problèmes avec son beau‑père, le demandeur a fait plusieurs voyages dans divers pays, parfois avec sa femme et ses enfants, parfois seul, notamment dans plusieurs pays où il aurait pu demander l’asile :

           Nouvelle‑Zélande, février 2015

           Corée du Sud, juin 2014, janvier 2015 et février 2015

           Finlande, de novembre à décembre 2014

           Royaume-Uni, de septembre 2014 à mai 2015

           Italie, septembre 2015

           États‑Unis, septembre 2015 et janvier 2016

[11]           Le demandeur est rentré en Ouzbékistan après chacun de ces voyages, à l’exception du voyage qu’il a fait aux États‑Unis en janvier 2016. Invité à dire pourquoi il n’était pas resté au Royaume‑Uni en mai 2015, le demandeur a répondu que sa famille passait du bon temps et que son beau-père s’était calmé. Le demandeur n’avait pas pensé à demander l’asile au Royaume‑Uni à ce moment‑là.

[12]           Le demandeur est arrivé à New York le 14 janvier 2016, muni d’un visa américain. Le 27 janvier 2016, il a demandé l’asile au point d’entrée de Fort Erie. Il bénéficiait d’une exception à l’Entente sur les pays tiers sûrs parce que son frère vivait au Canada. Sa demande a été renvoyée à la SPR pour qu’elle tienne une audience.

III.             Décision

[13]           Le 26 mai 2016, la SPR a conclu que le demandeur n’avait pas la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger aux termes de la LIPR. De l’avis de la SPR, le fait que le demandeur s’était réclamé de nouveau de la protection de son pays déterminait l’issue de la demande d’asile. La SPR remettait également en cause la crédibilité du demandeur.

[14]           La SPR a fait remarquer que très peu d’éléments de preuve documentaire lui avaient été présentés pour étayer la persécution alléguée du demandeur, et qu’elle devait donc se fier à la parole du demandeur. La SPR a constaté que le demandeur avait bien réussi comme homme d’affaires en Ouzbékistan et l’a qualifié de demandeur d’asile averti. Elle a estimé que le comportement du demandeur n’était pas celui d’une personne qui craignait la persécution en Ouzbékistan. Plus particulièrement, le fait que le demandeur s’était maintes fois réclamé de nouveau de la protection de l’Ouzbékistan et les nombreux voyages qu’il avait faits dans des pays industrialisés sans jamais demander l’asile affaiblissaient sa crainte alléguée de rentrer en Ouzbékistan.

[15]           Selon la SPR, la crédibilité du demandeur avait été ébranlée à l’audience lorsque le demandeur avait nié que son beau-père et la mahalla l’avaient accusé d’être un radical ou un terroriste. Je constate que, si le demandeur avait nié ces accusations dans son témoignage, il avait toutefois reconnu plus tard qu’elles avaient bien été portées. Pour cette même raison, la SPR a aussi déterminé qu’elle ne pouvait accorder qu’un faible poids à une lettre qui lui avait été présentée, écrite par le père du demandeur, qui parlait des accusations portées contre son fils.

[16]           La SPR a examiné le cartable national de documentation sur l’Ouzbékistan, le rapport annuel de 2015 de la Commission américaine sur la liberté religieuse dans le monde et un rapport sur l’Ouzbékistan rédigé par un forum ouzbek-allemand sur les droits de la personne et la Human Rights Alliance, fourni par le conseil. La SPR a noté que l’interaction entre le demandeur et la mahalla se serait produite en janvier 2015, et que le demandeur avait depuis quitté l’Ouzbékistan pour y revenir ensuite plusieurs fois. Selon la SPR, le demandeur ne semblait pas avoir été suivi ni surveillé comme l’indiquait la preuve documentaire. Elle a donc conclu ceci :

[traduction] […] ces échanges avec la mahalla ne se sont pas produits comme ils ont été décrits, ou ne se sont pas produits du tout, et le demandeur d’asile n’a jamais retenu l’attention du gouvernement de l’Ouzbékistan […] Je conclus également que le demandeur d’asile a menti en disant avoir été désigné comme un radical possible en Ouzbékistan par son beau‑père vindicatif. La crédibilité du demandeur s’en trouve affaiblie sur un point important.

[17]           Le fait que le demandeur n’avait pas demandé l’asile dans un certain nombre de pays sûrs et qu’il se soit continuellement réclamé de nouveau de la protection de l’Ouzbékistan a fortement affaibli ses allégations de crainte dans son pays, a estimé la SPR. La SPR a pris note de l’explication donnée par le demandeur selon laquelle il était rentré en Ouzbékistan parce que sa famille s’y trouvait et qu’il ne voulait pas la laisser. Toutefois, la SPR a jugé que les actions du demandeur étaient difficiles à accepter, compte tenu des mesures incroyablement dures et oppressives prises par le gouvernement ouzbek contre les personnes ayant le profil que le demandeur affirmait avoir. La SPR a déclaré ceci :

[traduction] Il s’agit d’un de ces cas singuliers où les actions du demandeur minent si sérieusement ses allégations de crainte qu’elles deviennent déterminantes pour l’issue de la demande.

[18]           La SPR a aussi jugé que le demandeur avait tenté d’obscurcir ses antécédents de voyage en ne divulguant pas toutes ses demandes de visa, ce qui a miné encore davantage sa crédibilité. Pour conclure, la SPR s’est exprimée ainsi :

[traduction] [20] En ce qui concerne les affirmations du demandeur d’asile selon lesquelles il est un fervent musulman et ne peut pratiquer sa religion librement dans son pays, je ne puis reconnaître qu’il est aussi fervent qu’il veut bien me le faire croire, et je rejette également cet élément de sa demande. Il a présenté une lettre d’une mosquée au Canada qui atteste sa foi, et je vois qu’il a fréquenté une mosquée ici, au Canada. Toutefois, ces éléments de preuve ne sont pas convaincants et n’établissent pas que la religion du demandeur lui a causé des difficultés à son retour en Ouzbékistan.

[21]      En raison des mes conclusions sur la crédibilité exposées ci‑dessus, et comme le demandeur n’a pas expliqué de façon raisonnable pourquoi il aurait quitté nombre de pays sûrs pour rentrer dans un pays où il était supposément en danger, je conclus que les actions du demandeur par lesquelles il se serait donc mis lui‑même en danger contredisent sa crainte et rendent ses motivations suspectes. Sa demande d’asile est rejetée au titre des articles 96 et 97 de la LIPR.

[19]           C’est cette décision qui est visée par la demande de contrôle judiciaire déposée par le demandeur.

IV.             Norme de contrôle

[20]           Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, aux paragraphes 57 et 62 [Dunsmuir], la Cour suprême du Canada a statué qu’il n’est pas nécessaire de se livrer à une analyse pour arrêter la norme de contrôle lorsque « la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier ». La question de la crédibilité est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable. Une grande retenue est de mise à l’endroit des conclusions sur la crédibilité tirées par la SPR : Rahal c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 319, aux paragraphes 22 et 42 [Rahal]; Li c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 941, au paragraphe 33; Zaree c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 889, au paragraphe 6; Geng c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] ACF no 488, au paragraphe 15.

[21]           Dans l’arrêt Dunsmuir, au paragraphe 47, la Cour suprême du Canada a expliqué ce qui était attendu de la cour de révision qui applique la norme de la décision raisonnable :

La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[22]           Les questions d’équité procédurale sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 43. Dans l’arrêt Dunsmuir, au paragraphe 50, la Cour suprême du Canada a expliqué ce qui était attendu de la cour de révision qui applique la norme de la décision correcte :

La cour de révision qui applique la norme de la décision correcte n’acquiesce pas au raisonnement du décideur; elle entreprend plutôt sa propre analyse au terme de laquelle elle décide si elle est d’accord ou non avec la conclusion du décideur. En cas de désaccord, elle substitue sa propre conclusion et rend la décision qui s’impose. La cour de révision doit se demander dès le départ si la décision du tribunal administratif était la bonne.

V.                Analyse

[23]           En définitive, une décision défavorable a été rendue à l’encontre du demandeur dans la présente affaire du fait qu’il s’était de nouveau réclamé de la protection de son pays; selon la SPR, c’était l’élément déterminant qui permettait de trancher la demande. De nombreuses conclusions sur la crédibilité ont aussi été tirées et, à cet égard, il est utile de rappeler que de telles conclusions sont au cœur même du rôle de la SPR. Pour commencer, la SPR a un vaste pouvoir discrétionnaire qui lui permet de retenir certains éléments de preuve plutôt que d’autres, et de déterminer le poids à accorder à ceux qu’elle retient : Medarovik c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 61, au paragraphe 16; Pushpanathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 867, au paragraphe 68. La Cour d’appel fédérale a statué que les conclusions de fait et les conclusions sur la crédibilité constituaient l’essentiel de l’expertise de la SPR : Giron c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1992), 143 NR 238 (CAF). La SPR est reconnue en tant que tribunal spécialisé à l’égard des revendications du statut de réfugié et elle est statutairement autorisée à appliquer sa spécialisation : Chen c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 805, au paragraphe 10. Et dans l’arrêt Siad c Canada (Secrétaire d’État), [1997] 1 CF 608, au paragraphe 24 (CAF), la Cour d’appel fédérale a indiqué que la SPR :

[…] se trouve dans une situation unique pour apprécier la crédibilité d’un demandeur du statut de réfugié. Les décisions quant à la crédibilité, qui constituent « l’essentiel du pouvoir discrétionnaire des juges des faits » doivent recevoir une déférence considérable à l’occasion d’un contrôle judiciaire, et elles ne sauraient être infirmées à moins qu’elles ne soient abusives, arbitraires ou rendues sans tenir compte des éléments de preuve.

[24]           La SPR peut tirer des conclusions sur la crédibilité fondées sur des invraisemblances, le bon sens et la raison, mais elle ne doit pas tirer de conclusions défavorables après avoir examiné « à la loupe » des éléments qui ne sont pas pertinents ou qui sont accessoires à la revendication du demandeur : Haramichael c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2016 CF 1197, au paragraphe 15, citant Lubana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 116, aux paragraphes 10 et 11 [Lubana]; Attakora c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] ACF no 444. La SPR peut rejeter des preuves non réfutées si celles-ci « ne sont pas compatibles avec les probabilités propres à l’affaire dans son ensemble, ou si elle relève des contradictions dans la preuve » : Lubana, précitée, au paragraphe 10. La SPR peut également conclure à bon droit que le demandeur n’est pas crédible « à cause d’invraisemblances contenues dans la preuve qu’il a présentée, dans la mesure où les inférences qui sont faites ne sont pas déraisonnables et que les motifs sont formulés “en termes clairs et explicites” » : Lubana, précitée, au paragraphe 9.

[25]           En l’espèce, il convient d’examiner les diverses conclusions une par une, sans oublier bien entendu que la décision doit en définitive être évaluée comme un tout, et non de manière microscopique, et sans faire de chasse aux erreurs. Le demandeur conteste les conclusions suivantes; mes commentaires sur chacune d’elles suivent :

A.                 Le demandeur affirme qu’il était en Ouzbékistan le 1er décembre 2014; la SPR a vu que les timbres sur son passeport indiquaient qu’il se trouvait en fait en Finlande à cette date‑là. Le demandeur dit qu’il n’a pas eu droit à une audience équitable parce que la SPR ne lui a pas mentionné ce point à l’audience, alors qu’il aurait eu la possibilité de contester cette conclusion. Commentaire de la Cour : Je reconnais que ce point soulève une question d’équité procédurale, qui doit être évaluée selon la norme de la décision correcte. Selon moi, il faut reconnaître que la capacité de comprendre le sens des divers timbres apposés sur un passeport relève de l’expertise spécialisée de la SPR. Cela dit, la question est de savoir si, malgré ou étant donné l’expertise particulière de la SPR, il était néanmoins inéquitable de considérer que cette incohérence minait l’allégation selon laquelle le demandeur se trouvait en Ouzbékistan à l’époque de la fête d’anniversaire, car c’est à ce moment‑là que le demandeur aurait commencé à éprouver des problèmes avec son beau‑père. En toute déférence, la SPR aurait dû aborder ce point avec le demandeur et a commis un manquement en ne le faisant pas. Il s’agit donc maintenant de savoir si ce manquement concerne un point essentiel de l’évaluation de la SPR ou s’il est sans conséquence. Selon moi, le défaut de la SPR d’aborder cette question avec le demandeur n’est pas important, étant donné que la SPR a explicitement déterminé que c’était le fait que le demandeur s’était réclamé de nouveau de la protection de son pays, et non la crédibilité, qui avait été déterminant. À cet égard, je suis convaincu que le manquement n’a pas eu d’effet sur la décision : Mobil Oil Canada Ltd. c Office Canada–Terre‑Neuve des hydrocarbures côtiers, [1994] 1 RCS 202, et Yassine c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1994), 172 N.R. 308 (CAF), cités dans Patel c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 55, au paragraphe 5.

B.                 Le demandeur affirme que la preuve n’appuie pas la conclusion selon laquelle il avait été accusé d’être un terroriste par la mahalla ou son beau-père. Commentaire de la Cour : À mon humble avis, la conclusion tirée par la SPR sur ce point est étayée par le dossier et est donc raisonnable. Je reconnais que le demandeur, à certains moments de son témoignage, a répondu à la question de savoir s’il comprenait que le mot [traduction] « accusé » signifiait [traduction] « inculpé », en ce sens que des mesures formelles avaient été prises contre lui. Toutefois, la SPR pouvait à bon droit tenir compte de la lettre rédigée par le père du demandeur, qui mentionnait des [traduction] « accusations », et des réponses données par le demandeur pendant l’audience. De plus, le demandeur avait lui‑même changé son fusil d’épaule pendant son témoignage et répondu par l’affirmative à la question suivante : [traduction] « Vous avez été accusé de terrorisme par votre beau-père et la mahalla, est‑ce exact? » La SPR a fait une évaluation raisonnable de la preuve étant donné que le demandeur avait reconnu le fait.

C.                 Le demandeur dit que la SPR a tiré une conclusion déraisonnable sur la vraisemblance en déterminant que la mahalla croyait qu’il était un musulman radical et en rejetant son allégation voulant qu’il n’avait pas été signalé à la police ni arrêté en raison de ses activités religieuses, après que son beau‑père eut parlé de ces activités à la mahalla. Commentaire de la Cour : Selon moi, il existe un lien rationnel entre la conclusion de la SPR et la preuve concernant la situation dans le pays, qui indique massivement que les musulmans aux opinions extrémistes sont étroitement surveillés et exposés à la persécution. Le dossier soutient également la conclusion de la SPR. Dans le formulaire Fondement de la demande d’asile, le demandeur répète ce que la mahalla lui aurait dit : [traduction] « On m’a dit que mon beau‑père était puissant et respecté, mais que moi j’avais une mauvaise réputation de musulman radical. » Il était loisible à la SPR de tirer une conclusion d’invraisemblance sur ce fondement.

D.                 Les doutes soulevés à propos de la future persécution religieuse du demandeur ne sont pas raisonnables. Commentaire de la Cour : Tout en soulignant que le demandeur n’était pas aussi fervent qu’il voulait bien le lui faire croire, la SPR a vu qu’il fréquentait une mosquée au Canada. La SPR n’était cependant pas convaincue que la religion du demandeur lui avait causé des difficultés à son retour en Ouzbékistan. En tirant cette conclusion, la SPR a agi de manière déraisonnable et a confondu le risque prospectif de persécution, qui aurait dû être apprécié en l’espèce, et la pratique religieuse actuelle du demandeur liée à la persécution subie dans le passé.

E.                  Le demandeur affirme que la SPR a cherché des incohérences en montrant un zèle excessif. Commentaire de la Cour : Cette allégation est fondée sur la conclusion tirée par la SPR selon laquelle le demandeur n’avait pas dit la vérité sur ses demandes de visa. Dans le formulaire Annexe A – Antécédents, le demandeur devait dire s’il avait « déjà reçu le refus de statut de réfugié, ou du visa d’immigrant ou de résident permanent ou de visiteur ou de résident temporaire, pour aller au Canada ou dans tout autre pays (je souligne). Il avait répondu par l’affirmative, et indiqué qu’il avait essuyé un refus deux fois, à propos de demandes de visa canadien. Subséquemment, il avait pris des mesures pour modifier officiellement sa réponse et dire qu’un visa canadien lui avait été refusé trois fois. Le ministre a présenté des éléments de preuve montrant que, en fait et en plus, les États‑Unis avaient refusé six fois de délivrer un visa au demandeur et que le Royaume-Uni lui avait refusé un visa une fois. Invité à expliquer ces omissions, le demandeur a dit qu’il n’avait pas compris le formulaire. Cette explication a été rejetée de manière raisonnable, parce que le demandeur est un voyageur averti. Chose plus importante encore, toutefois, il avait omis de mentionner le rejet non pas de une ou deux demandes de visa, mais de sept demandes, par deux pays. De surcroît, il avait omis de mentionner ces refus non seulement quand il avait rempli le formulaire la première fois, mais aussi lorsqu’il était revenu de lui‑même modifier ses antécédents de demandes rejetées. Il reste à comprendre pourquoi, alors qu’il savait de toute évidence à quoi s’en tenir, il avait maintenu les fausses déclarations contenues dans sa réponse initiale à propos des visas des États‑Unis et du Royaume‑Uni. Le demandeur affirme que ses omissions sont peu importantes et sans pertinence; si je peux me permettre, je suis loin d’être convaincu par cet argument, étant donné plus particulièrement l’énormité de cette omission presque calculée de sa part. L’argument du demandeur selon lequel la SPR a montré un zèle excessif n’est pas fondé : au contraire, la SPR a équitablement et raisonnablement évalué le fait que le demandeur s’était maintes fois réclamé de nouveau de la protection de son pays, comme elle était tenue de le faire, et s’est concentrée à juste titre sur le retour du demandeur en Ouzbékistan après le voyage fait avec sa famille à Londres.

[26]           Comme nous l’avons souligné, le motif déterminant du rejet de la demande par la SPR était le fait que le demandeur s’était réclamé de nouveau de la protection de son pays, après les voyages suivants :

           Nouvelle-Zélande, février 2015

           Corée du Sud, juin 2014, janvier 2015 et février 2015

           Finlande, de novembre à décembre 2014

           Royaume-Uni, de septembre 2014 à mai 2015

           Italie, septembre 2015

           États-Unis, septembre 2015 et janvier 2016

[27]           Bien que certains doutes puissent entourer le fait que le demandeur s’était réclamé de nouveau de la protection de son pays avant avril 2015, époque à laquelle il s’était rasé la barbe et avait espacé ses visites à la mosquée, le problème pour le demandeur, cerné par la SPR, était sa décision de se ré‑établir dans son pays avec toute sa famille après avoir fait un voyage familial au Royaume-Uni, en mai 2015. À mon avis, étant donné le caractère raisonnable de ses conclusions de manque de crédibilité (que la Cour a déjà examinées) et le fait que le demandeur s’était continuellement réclamé de nouveau de la protection de son pays sans y être contraint, comme le montre le dossier, la SPR pouvait à bon droit conclure que ce dernier fait était déterminant. Dans la décision Kostrzewa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1449, le juge Crampton (tel était alors son titre) s’est exprimé ainsi :

[26] Comme la Cour l’a décidé à de nombreuses reprises, le fait pour un demandeur d’asile de se ré‑établir dans le pays dans lequel il déclare craindre la persécution ou un préjudice tel qu’il est énoncé à l’article 97 de la LIPR mine grandement les prétentions de crainte subjective, en particulier en l’absence de raisons impérieuses pour un tel ré‑établissement (Hernandez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 197, au paragraphe 21; Ortiz Garcia c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1346, au paragraphe 8; Mughal c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1557, aux paragraphes 33 à 35; Natynczyk c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 914, au paragraphe 69).

[28]           À mon humble avis, la conclusion de la SPR selon laquelle [traduction] « [i]l s’agit d’un de ces cas singuliers où les actions du demandeur minent si sérieusement ses allégations de crainte qu’elles deviennent déterminantes pour l’issue de la demande » est raisonnable au sens de l’arrêt Dunsmuir, et appartient aux décisions pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[29]           La Cour a examiné les allégations une par une afin d’apprécier les arguments soulevés par le demandeur, mais pour trancher la demande de contrôle judiciaire, il ne suffit pas d’additionner les points positifs et de soustraire les points négatifs. Il faut examiner la décision comme un tout, sans faire de chasse aux erreurs : Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c Pâtes et Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34, au paragraphe 54. En toute déférence, considérée dans son ensemble, la décision de la SPR appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit, au sens de l’arrêt Dunsmuir.

VI.             Question certifiée

[30]           Aucune partie n’a proposé de question de portée générale, et aucune n’est soulevée.

VII.          Conclusion

[31]           La demande de contrôle judiciaire doit donc être rejetée, et aucune question ne sera certifiée.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question n’est certifiée, et aucuns dépens ne sont adjugés.

« Henry S. Brown »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2685-16

 

INTITULÉ :

BOBIR KHAKIMOV c LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

8 DÉCEMBRE 2016

 

jugEment ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

 

DATE DES MOTIFS :

LE 6 JANVIER 2017

 

COMPARUTIONS :

Jack C. Martin

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Norah Dorcine

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jack C. Martin

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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