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Date : 20161223


Dossier : IMM-2092-16

Référence : 2016 CF 1412

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 23 décembre 2016

En présence de monsieur le juge Brown

ENTRE :

ASMA BUSHRA

demanderesse

Et

LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  La nature de l’affaire

[1]  Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire qu’a déposée Asma Bushra [la demanderesse] en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], relativement à une décision datée du 17 mars 2016 par laquelle un agent des visas du Haut-commissariat du Canada à Islamabad (Pakistan) a rejeté sa demande de résidence permanente à titre de membre de la famille de fait à charge [la décision].

[2]  La demanderesse, qui est âgée de 29 ans et qui a suivi des études secondaires, est citoyenne de la République islamique du Pakistan. Elle a deux sœurs, Uzma et Nadara. Les deux parents sont décédés : la mère est morte en 2009 et le père en 1988, un an à peine après la naissance de la demanderesse. Cette dernière a de la famille à Lahore (Pakistan), mais elle n’en est pas proche. Sa sœur Nadara vit au Pakistan dans une [traduction] « famille conjointe », c’est-à-dire qu’elle vit avec son époux, de même qu’avec les frères, les sœurs et les parents de ce dernier. La seconde sœur de la demanderesse, Uzma, a épousé Ghulam Murtaza Nadir Butt [Ghulam, ou le beau-frère] en 2002. La demanderesse et sa mère se sont installées chez Uzma et Ghulam en 2002 et, à ce moment, la demanderesse était âgée de 15 ans. Elle vit chez sa sœur et son beau-frère depuis ce temps. Sa sœur Uzma est comme une mère pour elle.

[3]  Il est admis que la demanderesse n’a jamais travaillé. Son beau-frère a toujours pris soin d’elle.

[4]  Le beau-frère de la demanderesse est ahmadi; il s’est enfui du Pakistan pour se rendre au Sri Lanka en 2012, après avoir menacé de mort par son frère à cause de sa religion. Il a été admis comme réfugié au Canada le 16 septembre 2015 en tant que membre de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières. Il a présenté une demande pour que son épouse et son enfant, qu’il avait laissés au Pakistan, le rejoignent au Canada. Il a joint à cette requête une demande présentée en temps opportun pour que la demanderesse vienne au Canada en tant qu’élément permanent de sa famille, et ce, à titre de membre de la famille de fait à charge en vertu des dispositions relatives au délai prescrit d’un an que prévoit le Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [le RIPR].

[5]  Le 8 décembre 2015, le beau-frère de la demanderesse a reçu de la Section d’aide au réétablissement de CIC une lettre disant qu’il avait été conclu que la demanderesse [traduction« répondait aux conditions d’admissibilité prévues par les dispositions relatives au délai prescrit d’un an ».

[6]  Détail particulièrement pertinent, la lettre envoyée au beau-frère comprenait les deux phrases suivantes :

[traduction] Après avoir examiné avec soin votre dossier et les informations contenues dans le formulaire de demande de traitement de membres de la famille n’accompagnant pas le demandeur […] que vous avez rempli, il a été conclu que les membres de la famille suivants répondent aux conditions d’admissibilité prévues par les dispositions relatives au délai prescrit d’un an :

[noms de l’épouse et de l’enfant omis]

Asma BUSHRA  DDN : 30AVR1987  PERSONNE À CHARGE DE FAIT

[…]

La détermination finale de l’admissibilité sera effectuée par le bureau des visas.

[Souligné dans l’original.]

[7]  Un agent des visas, situé à Toronto, a étudié le dossier et a noté que la demanderesse n’est pas mariée, qu’elle n’a jamais travaillé, que son identité et sa relation avec sa sœur ont été confirmées et que son beau-frère a toujours pris soin des dépenses financières de la famille. L’agent a conclu qu’il était nécessaire d’organiser un entretien pour évaluer la mesure dans laquelle la demanderesse était à la charge de son beau-frère.

[8]  Le 2 mars 2016, la demanderesse a reçu de la Section des visas du Haut-commissariat une lettre l’informant que son entretien aurait lieu le 17 mars 2016, au Haut-commissariat à Islamabad.

[9]  La lettre de convocation à l’entretien ne faisait pas mention de préoccupations ou de considération d’ordre humanitaire [CH] : elle l’informait seulement de la date et de l’heure de l’entretien, ainsi que des documents qu’elle devait amener.

[10]  La demanderesse et sa sœur Uzma se sont présentées, comme demandé, pour leurs entretiens. Les deux ont été interrogées le même jour par le même agent des visas; Uzma, la sœur, a été interrogée en premier et la demanderesse en second.

[11]  Les notes de l’agent des visas n’indiquent pas que celui-ci a évoqué la question des considérations d’ordre humanitaire auprès de la demanderesse ou de sa sœur, même si, d’après ce qui semble être des notes que l’agent des visas a prises à titre indicatif, il est évident que l’entretien allait porter sur les considérations d’ordre humanitaire.

[12]  La seule mention que l’on relève dans les notes à propos des considérations d’ordre humanitaire se trouve dans la décision par laquelle la demande de la demanderesse a été rejetée, après l’audience. L’agent des visas a rejeté la demande de la demanderesse en vue d’obtenir le statut de membre de la famille à charge de fait dans le délai prescrit d’un an.

II.  Les questions en litige

[13]  La seule question en litige consiste à savoir si la demanderesse a été privée de son droit à l’équité procédurale parce qu’on ne l’a pas informée avant son entretien que la question à trancher consistait à savoir si elle était en mesure d’établir ou non le bien-fondé d’une demande basée sur des motifs d’ordre humanitaire.

III.  La norme de contrôle applicable

[14]  Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, aux paragraphes 57 et 62 [Dunsmuir], la Cour suprême du Canada a conclu qu’il est inutile de procéder à une analyse de la norme de contrôle si « la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier ». La norme de contrôle à appliquer dans le cas d’une contestation de la manière dont un agent des visas a évalué une demande est la décision raisonnable : Dhillon c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 614, au paragraphe 19; Li c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1284, au paragraphe 15. Les décisions fondées sur des motifs d’ordre humanitaire doivent aussi être contrôlées selon la norme de la raisonnabilité, et il y a lieu de faire preuve envers elles d’une retenue considérable : Okbai c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 229, au paragraphe 9 [Okbai].

[15]  En revanche, l’équité procédurale exige qu’on informe les demandeurs des points qui suscitent des préoccupations et qu’on leur donne la possibilité d’apaiser les préoccupations des agents : Sidhu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 515, aux paragraphes 75 et 76, citant le juge Mosley dans Rukmangathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 284, au paragraphe 22 :

À mon avis, le fait que la Cour d’appel fédérale a souscrit, dans l’arrêt Muliadi, précité, aux remarques que lord Parker avait faites dans la décision In re H.K. (An Infant), [1967] 2 Q.B. 617, montre que l’obligation d’équité peut exiger que les fonctionnaires de l’Immigration informent les demandeurs des questions suscitées par leur demande, pour que ceux-ci aient la chance d’« apaiser » leurs préoccupations, même lorsque ces préoccupations découlent de la preuve qu’ils ont soumise. D’autres décisions de la présente cour étayent cette interprétation de l’arrêt Muliadi, précité. Voir, par exemple, Fong c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 3 C.F. 705 (1re inst.), John c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2003] A.C.F. no 350 (1reinst.) (QL) et Cornea c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2003), 30 Imm. L.R. (3d) 38 (C.F. 1reinst.), où il a été statué qu’à l’entrevue, l’agent des visas doit informer le demandeur de l’impression défavorable que lui donne la preuve que celui-ci a soumise.

[16]  Les questions d’équité procédurale sont contrôlées en fonction de la norme de la décision correcte : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 43. Dans l’arrêt Dunsmuir, au paragraphe 50, la Cour suprême du Canada a expliqué ce qu’il faut faire lorsqu’on effectue un contrôle en fonction de la norme de la décision correcte :

La cour de révision qui applique la norme de la décision correcte n’acquiesce pas au raisonnement du décideur; elle entreprend plutôt sa propre analyse au terme de laquelle elle décide si elle est d’accord ou non avec la conclusion du décideur. En cas de désaccord, elle substitue sa propre conclusion et rend la décision qui s’impose. La cour de révision doit se demander dès le départ si la décision du tribunal administratif était la bonne.

IV.  Les dispositions applicables

[17]  En l’espèce, le dossier certifié contient un extrait de la politique intranet du défendeur qui régit la détermination des membres de la famille de fait. Ce document est celui sur lequel l’agent des visas s’est fondé en l’espèce, et le défendeur l’a versé dans le dossier. Les extraits pertinents de ce document indiquent clairement, d’une part, qu’il n’est pas nécessaire que ces personnes soient des parents ou des membres de la famille et, d’autre part, que la LIPR permet aux demandeurs tels que la demanderesse en l’espèce d’être évalués en fonction de considérations d’ordre humanitaire plutôt que comme des réfugiés à part entière. Un exemple donné est celui d’une belle-sœur – ce qui est le cas de la demanderesse en l’espèce – qui n’a pas d’autre moyen de subsistance dans une culture où le demandeur principal aurait normalement assumé la responsabilité de subvenir à ses besoins, comme cela semble être le cas en l’espèce : 

Détermination des membres de la famille de fait à charge

► Qui est admissible?

Le membre de la famille de fait qui accompagne le demandeur :

  1. doit avoir un lien de dépendance avec l’unité familiale à laquelle il prétend appartenir et ne pas correspondre à la définition de membre de la famille. Il peut s’agir de liens du sang, de mariage ou simplement une longue association (il ne s’agit pas nécessairement d’un parent). La dépendance peut être psychologique ou économique ou une combinaison de ces deux facteurs. Ces personnes devraient habituellement, mais pas nécessairement, habiter avec le demandeur principal en tant que membre du même ménage et, dans bien des cas, font face aux mêmes dangers que le demandeur principal.

[…]

► Liste non exhaustive de personnes qui peuvent être considérées comme membres de la famille à charge de fait :

[…]

  une sœur ou une belle-sœur veuve qui n’a pas d’autre moyen de subsistance, dans les cultures où le demandeur aurait normalement assumé la responsabilité de subvenir à ses besoins;

[…]

► Qu’arrive-t-il si la personne à charge de fait ne répond pas elle-même à la définition de « réfugié »?

Dans le contexte des réfugiés, le paragraphe 25(1) de la LIPR (séjour pour motif d’ordre humanitaire) peut parfois s’avérer un outil approprié pour faciliter la réinstallation de personnes à charge de fait qui ne répondent pas elles-mêmes à la définition de « réfugié », mais qui, selon l’agent, devraient être réinstallées avec le demandeur principal.

[Non souligné dans l’original.]

V.  L’analyse

[18]  La seule question en litige dans la présente affaire est l’équité procédurale, laquelle, dans la présente affaire, est axée sur les faits et tributaire des circonstances.

[19]  Il ne fait aucun doute que la seule question qui préoccupait véritablement l’agent des visas était l’admissibilité de la demanderesse pour motifs d’ordre humanitaire, mais dans la lettre convoquant la demanderesse à l’entretien, aucune mention n’en est faite. Il ressort clairement des notes que l’agent des visas situé à Toronto a versées dans le dossier que l’entretien allait porter principalement sur des motifs d’ordre humanitaire. Par ailleurs, bien que l’agent des visas ait entrepris d’approfondir la question des motifs d’ordre humanitaire dans les grandes lignes préparées pour cet entretien, il n’a pas informé la demanderesse que le but véritable de l’entretien était de discuter de son admissibilité pour motifs d’ordre humanitaire. En fait, dans le cas de la demanderesse, la première fois où l’on a fait mention de motifs d’ordre humanitaire dans son entretien, d’après les notes du système, c’est après la fin de l’entretien.

[20]  À mon humble avis, la lettre susmentionnée était ambigüe et déroutante. Elle donnait l’impression que les conditions d’admissibilité de la demanderesse étaient remplies (comme cela avait été déclaré antérieurement à son beau-frère, en fait), alors que ce n’était pas le cas. Ce fait aurait raisonnablement réduit le degré attendu de préparation de la demanderesse en vue de son entretien. Il est raisonnable de se dire que la préparation de la demanderesse et ses attentes à l’égard de l’entretien auraient été différentes si elle avait su que celui-ci aurait principalement porté sur ses facteurs d’ordre humanitaire.

[21]  Je reconnais qu’il est indiqué dans la lettre que ce sera un agent des visas qui rendra la décision finale. Mais là n’est pas la question. La question consiste à savoir s’il aurait fallu aviser d’une certaine façon la demanderesse, soit dans les lettres, soit au cours de l’entretien, que la question à examiner et le but de l’entretien étaient d’évaluer son admissibilité pour motifs d’ordre humanitaire. À mon humble avis, la demanderesse n’a pas été traitée d’une manière équitable.

[22]  Il y a d’autres problèmes. L’un d’eux est que la lettre de décision ne fait nullement référence à la dépendance financière complète de la demanderesse à l’égard de son beau-frère, avec lequel elle vit depuis les quatorze ou quinze dernières années. Je suis conscient que rien n’oblige à traiter de tous les faits mais, à mon sens, ce fait particulier était l’élément essentiel de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire de la demanderesse. En l’espèce, la « famille » entière de la demanderesse (à toutes fins pratiques) quittait le pays tandis qu’elle restait sur place. De plus, il est dit dans la lettre que ses [traduction« antécédents de travail » ont été pris en compte, mais le dossier est clair : il n’y avait pas d’antécédents de travail à l’extérieur de la maison que l’on pouvait prendre en compte. J’en suis donc réduit à me demander si cet aspect a été oublié. Là encore, je suis conscient qu’un contrôle judiciaire n’est pas une chasse aux erreurs, mais le fait que la demanderesse n’a jamais travaillé à l’extérieur de la maison est sûrement lié à l’essentiel de sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, laquelle repose à son tour sur la dépendance complète de la demanderesse à l’égard de son beau-frère. Je ne suis pas convaincu qu’on a évalué ce fait d’une manière raisonnable. Je n’en dirai pas plus, compte tenu de la nouvelle décision qu’il convient de rendre en l’espèce.

VI.  Une question à certifier

[23]  Ni l’une ni l’autre des parties n’a proposé une question à certifier, et l’affaire n’en soulève aucune.

VII.  Conclusion

[24]  La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire renvoyée en vue d’une nouvelle décision; aucune question n’est certifiée et aucune ordonnance n’est rendue quant aux dépens.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision datée du 17 mars 2016 de l’agent des visas est infirmée.

  3. L’affaire est renvoyée à un décideur différent en vue d’une nouvelle décision.

  4. Aucune question n’est certifiée.

  5. Aucune ordonnance n’est rendue quant aux dépens.

« Henry S. Brown »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2092-16

 

INTITULÉ :

ASMA BUSHRA c LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 NOVEMBRE 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

 

DATE DU JUGEMENT :

LE 23 DÉcembRE 2016

 

COMPARUTIONS :

Max Chaudhary

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Suzanne M. Bruce

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Chaudhary Law

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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