Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20161230


Dossier : IMM­2454­16

Référence : 2016 CF 1420

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 30 décembre 2016

En présence de madame la juge Roussel

ENTRE :

TYRON JOHN RICHARD

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Le demandeur, Tyron John Richard, sollicite le contrôle judiciaire d’une décision rendue par un agent d’immigration principal (l’agent) le 27 mai 2016, par laquelle il a rejeté la demande de résidence permanente présentée au Canada par le demandeur en invoquant des motifs d’ordre humanitaire. M. Richard soutient que l’agent a commis plusieurs erreurs, notamment dans son analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant.

[2]  La demande de contrôle judiciaire est accueillie pour les motifs qui suivent.

I.  Résumé des faits

[3]  M. Richard est citoyen de la Grenade. Il a trois filles nées au Canada avec sa conjointe de fait, avec laquelle il est en relation de couple depuis 2010. Il contribue aussi à l’éducation des deux filles de sa conjointe de fait, qui sont issues d’une relation antérieure. En plus des cinq filles dont il prend soin, M. Richard a un fils d’une relation antérieure, qui ne vit pas avec lui.

[4]  M. Richard est entré au Canada en juillet 2003 et a obtenu le statut de résident permanent au Canada, après avoir été parrainé par son père. Il était à l’époque âgé de seize ans.

[5]  En juillet 2009, M. Richard a été interdit de territoire au Canada, en application de l’alinéa 36(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, en raison de condamnations criminelles en 2007 et 2008. Par conséquent, une mesure d’expulsion a été prise contre lui.

[6]  En août 2010, la Section d’appel de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a accordé à M. Richard un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi pour quatre ans, sous réserve de certaines conditions.

[7]  En novembre 2014, il a été présumé que M. Richard avait renoncé à son appel puisqu’il ne s’était pas présenté à l’audience. Par conséquent, son statut de résident permanent a été révoqué. M. Richard a cru à tort qu’en avisant l’Agence des services frontaliers du Canada de son changement d’adresse, cette information serait transmise à la Section d’appel de l’immigration.

[8]  Un mandat d’arrestation a été lancé contre M. Richard en décembre 2014 et exécuté en janvier 2015. Il a été mis en détention par les autorités de l’immigration, au motif qu’il pourrait se soustraire au renvoi.

[9]  Le 21 mai 2015, M. Richard a présenté une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire à Citoyenneté et Immigration Canada en invoquant son degré d’établissement au Canada, sa réadaptation à la suite de la cessation de ses activités criminelles et l’intérêt supérieur de ses enfants. Concernant l’intérêt supérieur des enfants, M. Richard a fait savoir que la séparation de ses cinq filles mineures, dont l’aînée est âgée de quatorze ans, comporterait des conséquences dévastatrices pour leur bien­être financier, affectif et psychologique. Dans ses observations subséquentes, il a indiqué que la Société d’aide à l’enfance avait présenté une demande d’ordonnance de protection à la fin de 2015 et, durant le déroulement de cette instance, la Société d’aide à l’enfance avait exprimé des préoccupations au sujet de la capacité de la mère de prendre soin des enfants. M. Richard a fait savoir que ses enfants pourraient être placés en famille d’accueil à l’issue de cette instance.

[10]  La demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire de M. Richard a été rejetée le 27 mai 2016. L’agent a conclu que l’interdiction de territoire pour criminalité de M. Richard l’emportait sur les autres facteurs positifs, notamment l’intérêt supérieur de ses six enfants.

[11]  Le 9 juin 2016, le demandeur a déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision de l’agent.

[12]  Le 30 juin 2016, avec le consentement des parties, monsieur le juge Russell a accordé un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi du Canada visant M. Richard en attendant la décision relative à la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire. En juillet 2016, M. Richard a été remis en liberté.

II.  Questions en litige et norme de contrôle

[13]  Bien que M. Richard ait soulevé plusieurs questions dans son témoignage et ses observations écrites, la question déterminante concerne le caractère raisonnable de la décision de l’agent.

[14]  La norme de contrôle pertinente touchant une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire est celle de la décision raisonnable [Rodriguez Zambrano c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 481, au paragraphe 31]. Cette norme de contrôle s’applique également à l’évaluation de l’intérêt supérieur de l’enfant [Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, aux paragraphes 44 et 45 [Kanthasamy]; Kisana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 189, au paragraphe 18; Moya c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 971, aux paragraphes 25 et 26].

[15]  Au moment d’examiner une décision selon la norme du caractère raisonnable, la Cour doit prendre en considération la justification de la décision, la transparence et l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi que l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59; Dunsmuir c Nouveau­Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47).

III.  Discussion

[16]  Dans l’arrêt Kanthasamy, la Cour suprême du Canada a fourni une orientation quant à la façon pour un agent d’évaluer une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, particulièrement lorsque l’intérêt d’enfants est en cause. Au paragraphe 39 de sa décision, la Cour suprême du Canada a indiqué qu’il ne suffisait pas de mentionner que l’intérêt des enfants a été pris en compte. L’intérêt supérieur de l’enfant doit être « bien identifié et défini », puis examiné « avec beaucoup d’attention » eu égard à l’ensemble de la preuve.

[17]  Le ministre soutient que l’agent a effectué une analyse approfondie de l’intérêt supérieur des enfants. L’agent a pris en considération les déclarations faites par M. Richard et son avocat à propos de l’intervention de la Société d’aide à l’enfance auprès des enfants et de l’issue probable de l’action en justice intentée devant le tribunal de la famille. L’agent a conclu qu’aucun document n’avait été produit à l’appui des problèmes de santé de la conjointe de fait de M. Richard et des préoccupations soulevées par la Société d’aide à l’enfance à propos de sa capacité de prendre soin des enfants, dans l’éventualité où M. Richard est renvoyé du Canada. Le ministre reconnaît que les assertions de M. Richard, selon lesquelles il joue un rôle actif dans la vie de ses enfants, la Société d’aide à l’enfance cherche à obtenir une ordonnance de protection des enfants en raison des problèmes de santé qu’éprouve sa conjointe de fait, et le risque que courent les enfants d’être déclarés des pupilles de l’État s’il n’est pas en mesure de s’en occuper, constituent d’importants facteurs intervenant dans sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Par conséquent, il était raisonnable que l’agent exige d’autres assurances, en plus des déclarations de M. Richard et de son avocat. Il revenait à M. Richard d’étayer par des éléments de preuve pertinents les assertions formulées dans sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, y compris celles concernant l’intérêt supérieur de ses enfants. Enfin, le ministre soutient que les motifs de la décision démontrent clairement que l’agent a accordé beaucoup de poids à l’intérêt supérieur des enfants dans son évaluation de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire et qu’il était « réceptif, attentif et sensible » à ce facteur. Par conséquent, les conclusions qu’a tirées l’agent au sujet de l’intérêt supérieur des enfants sont raisonnables, à la lumière des éléments de preuve et de l’information dont il disposait, et de la jurisprudence.

[18]  Bien que je sois d’accord avec le ministre à propos des affirmations de l’agent dans sa décision, à savoir qu’il a tenu compte de l’intérêt supérieur des six enfants de M. Richard et que ses motifs examinent la possibilité qu’ils deviennent des pupilles de l’État, je conclus que l’agent a commis une erreur susceptible de révision lorsqu’il a conclu qu’aucun élément de preuve documentaire ne lui avait été fourni concernant la procédure introduite par la Société d’aide à l’enfance ou que celle­ci ne lui avait donné aucun détail sur la capacité de la conjointe de fait de M. Richard de s’occuper des enfants. Au contraire, le dossier comprenait un affidavit de M. Richard qui fournissait des éléments de preuve de la demande d’ordonnance de protection que la Société d’aide à l’enfance avait présentée au tribunal de la famille. Son affidavit renfermait aussi des détails sur l’intervention antérieure de la Société d’aide à l’enfance auprès de sa conjointe de fait et de ses deux filles.

[19]  En outre, l’agent disposait d’une lettre du 1er mars 2016 provenant de l’avocat en droit de la famille de M. Richard, qui le représentait dans l’instance devant le tribunal de la famille. La lettre renfermait des renseignements sur l’action intentée par la Société d’aide à l’enfance et indiquait que celle­ci avait exprimé [traduction] « de très sérieuses préoccupations » relativement à la capacité de la mère de s’occuper des enfants. En plus de donner d’autres précisions sur l’état de santé de la mère, l’avocat de M. Richard avait précisé que les enfants étaient à risque de devenir des pupilles de l’État.

[20]  Étant donné la présomption de véracité attachée à un affidavit [Zarandi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1036, au paragraphe 17] et le fait que l’agent n’a pas soulevé de doutes sur le plan de la crédibilité concernant l’affidavit de M. Richard ou la lettre de son avocat en droit de la famille, il était déraisonnable que l’agent rejette ces éléments de preuve sans autre explication.

[21]  Je signale également que l’agent a affirmé dans sa conclusion avoir pris en compte attentivement l’intérêt supérieur des enfants et qu’il s’agit d’un important facteur dans le cas d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Toutefois, immédiatement après, l’agent précise qu’il [traduction] « est certes compréhensible que [M. Richard] ne souhaite pas être séparé de ses enfants », puis ajoute qu’il avait aussi tenu compte de l’interdiction de territoire pour criminalité visant M. Richard. Dans son analyse, l’agent semble mettre l’accent sur les intérêts de M. Richard et les effets qu’il ressentirait de la séparation. Plus précisément, l’agent n’a pas tenu compte de la mise en garde formulée par la Cour suprême dans l’arrêt Kanthasamy, au paragraphe 39 :

[39]  Par conséquent, la décision rendue en application du par. 25(1) sera jugée déraisonnable lorsque l’intérêt supérieur de l’enfant qu’elle touche n’est pas suffisamment pris en compte (Baker, par. 75). L’agent ne peut donc pas se contenter de mentionner qu’il prend cet intérêt en compte (Hawthorne, par. 32). L’intérêt supérieur de l’enfant doit être « bien identifié et défini », puis examiné « avec beaucoup d’attention » eu égard à l’ensemble de la preuve (Legault c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 4 CF 358 (C.A.), aux paragraphes 12 et 31; Kolosovs c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 165, par. 9-12 (CanLII)).

[22]  Bien que notre Cour soit tenue d’examiner la décision du tribunal dans son ensemble, après avoir examiné la décision, je conclus que l’intérêt supérieur des enfants n’a pas été clairement défini ni évalué de leur point de vue à eux. L’agent n’a pas bien défini leurs intérêts et, plus précisément, ceux découlant du renvoi possible de M. Richard du Canada. En conséquence, il est impossible de savoir si l’agent a prêté attention à ces intérêts, ce qui rend sa décision déraisonnable.

[23]  En outre, je signale également qu’en analysant les conséquences économiques du renvoi de M. Richard du Canada, l’agent aborde les conséquences sur d’autres membres de la famille de M. Richard. Il n’est aucunement question de l’incidence sur les enfants. Puis, dans son analyse de l’intérêt supérieur des enfants, l’agent se limite à observer que M. Richard avait été éloigné de ses filles par suite de sa détention et qu’il n’avait pas procuré de soutien financier à ses enfants pendant une longue période. L’agent observe aussi que leur situation n’était pas dissemblable à celle de nombreuses autres familles qui, de nos jours, peinent à gagner suffisamment d’argent pour subvenir à leurs besoins et avoir le temps voulu pour s’occuper de leurs enfants. L’agent n’a pas analysé plus avant les répercussions économiques sur les enfants.

[24]  La Cour suprême a affirmé dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, au paragraphe 75, qu’une décision est déraisonnable si elle ne tient pas suffisamment compte de l’intérêt de l’enfant touché. Je crois que c’est le cas en l’espèce.

[25]  Je conclus également, contrairement aux prétentions du ministre, que l’agent a commis une erreur susceptible de révision en concluant que M. Richard n’avait pas présenté d’éléments de preuve objectifs à propos de son emploi à temps plein dans un centre automobile d’août 2014 jusqu’à sa détention en janvier 2015. En fait, M. Richard a produit un élément de preuve sous forme d’état de la rémunération, délivré en 2014 par l’Agence du revenu du Canada. L’agent a fait erreur en l’excluant parce que l’état portait seulement le numéro de l’entreprise et non sa dénomination. Le ministre reconnaît que l’agent a fait erreur en tirant cette conclusion, mais soutient que cette erreur n’est pas déterminante.

[26]  Je ne suis pas d’accord. En l’espèce, la décision de l’agent, à savoir si la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire de M. Richard devait être accueillie ou non, repose sur l’évaluation de quatre facteurs : la criminalité de M. Richard, son degré d’établissement au Canada, les conséquences économiques de son renvoi en Grenade et l’intérêt supérieur des enfants. L’agent a conclu que la criminalité de M. Richard au Canada l’emportait sur les autres facteurs positifs. Dans la mesure où l’évaluation par l’agent de l’un de ces facteurs est fondée sur une conclusion erronée, on peut raisonnablement se demander si l’erreur aurait pu avoir une incidence sur l’évaluation globale par l’agent de la pondération respective des facteurs.

[27]  Pour ces motifs, la Cour conclut que la décision est déraisonnable et doit être annulée.

[28]  À l’audience, M. Richard a proposé la question suivante aux fins de certification :

[traduction] Dans des circonstances spéciales, lorsque des éléments de preuve sont présentés à un agent et indiquent que l’intérêt supérieur des enfants est grandement touché, et que des éléments de preuve qui lui ont été présentés indiquent que leurs intérêts ne sont pas adéquatement mis de l’avant, dans ces circonstances spéciales, l’agent n’a­t­il une obligation accrue d’équité de s’informer plus à fond de l’intérêt supérieur des enfants?

[29]  Le ministre s’oppose à la certification de cette question, faisant valoir que la situation est fortement tributaire des faits et ne répond pas aux critères pertinents.

[30]  Dans Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CAF 168, au paragraphe 9, la Cour d’appel fédérale a confirmé le critère relatif aux questions à certifier :

[9]  Il est de droit constant que, pour être certifiée, une question doit i) être déterminante quant à l’issue de l’appel, ii) transcender les intérêts des parties au litige et porter sur des questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale. En corollaire, la question doit avoir été soulevée et examinée dans la décision de la cour d’instance inférieure, et elle doit découler de l’affaire, et non des motifs du juge (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Liyanagamage, [1994] A.C.F. no 1637 (QL) (C.A.F.), au paragraphe 4; Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration c Zazai, 2004 CAF 89, aux paragraphes 11 et 12; Varela c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 145, [2010] 1 R.C.F. 129, aux paragraphes 28, 29 et 32).

[31]  Je suis d’accord avec le ministre pour dire que la question soulevée par M. Richard est de nature très factuelle et n’est pas déterminante quant à l’issue de l’espèce. Par conséquent, aucune question semblable ne sera certifiée.


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre agent des visas pour une nouvelle détermination.

  3. Aucune question n’est certifiée.

« Sylvie E. Roussel »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 7e jour d’octobre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM­2454­16

INTITULÉ :

TYRON OHN RICHARD c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 19 décembre 2016

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ROUSSEL

DATE DES MOTIFS :

LE 30 DÉCEMBRE 2016

COMPARUTIONS :

Subodh S. Bharati

Pour le demandeur

Ladan Shahrooz

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Subodh S. Bharati

Avocats

Toronto (Ontario)

Pour le demandeur

William F. Pentney

Sous­procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.