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Date : 20161220


Dossier : IMM-5463-15

Référence : 2016 CF 1396

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 20 décembre 2016

En présence de monsieur le juge Roy

ENTRE :

JOSE LUIS FIGUEROA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Jose Luis Figueroa se retrouve une fois de plus devant la Cour fédérale. Cette fois-ci, il souhaite contester un rapport qu’a établi un agent conformément au paragraphe 44(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR). Le libellé des paragraphes 44(1) et (2), qui sont pertinents en l’espèce, est le suivant :

44 (1) S’il estime que le résident permanent ou l’étranger qui se trouve au Canada est interdit de territoire, l’agent peut établir un rapport circonstancié, qu’il transmet au ministre.

44(1) An officer who is of the opinion that a permanent resident or a foreign national who is in Canada is inadmissible may prepare a report setting out the relevant facts, which report shall be transmitted to the Minister.

(2) S’il estime le rapport bien fondé, le ministre peut déférer l’affaire à la Section de l’immigration pour enquête, sauf s’il s’agit d’un résident permanent interdit de territoire pour le seul motif qu’il n’a pas respecté l’obligation de résidence ou, dans les circonstances visées par les règlements, d’un étranger; il peut alors prendre une mesure de renvoi.

(2) If the Minister is of the opinion that the report is well-founded, the Minister may refer the report to the Immigration Division for an admissibility hearing, except in the case of a permanent resident who is inadmissible solely on the grounds that they have failed to comply with the residency obligation under section 28 and except, in the circumstances prescribed by the regulations, in the case of a foreign national. In those cases, the Minister may make a removal order.

[2]               M. Figueroa, le demandeur, conteste un rapport établi le 7 juillet 2009, par la voie d’une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire mise en état le 3 décembre 2015, mais initialement déposée le 1er octobre. La demande est établie en vertu de l’article 72 de la LIPR.

[3]               À première vue, la demande est tardive, très tardive. Selon l’alinéa 72(2)b), l’avis de demande doit être signifié et déposé dans les 15 jours « suivant […] la date où le demandeur en est avisé ou en a eu connaissance ». Ce délai peut être prorogé pour des raisons spéciales. Dans la présente demande, le demandeur indique que [traduction« le décideur ne lui a jamais communiqué la [décision du 7 juillet 2009]. [Il] a eu connaissance le 29 septembre 2015 que l’agent Ward Hindson n’a pas communiqué la décision ». Si cela était exact, le demandeur n’aurait pas besoin dans de telles circonstances de demander une prorogation et de répondre aux exigences de la loi parce qu’il a voulu solliciter un contrôle judiciaire le 1er octobre 2015, soit bien avant l’expiration du délai prescrit de 15 jours. Toutefois, cela ne peut pas être exact. Le rapport a été communiqué au demandeur en décembre 2009 au plus tard, car il a été déféré à la Section de l’immigration, où il a été au cœur de l’enquête qui a été menée et qui s’est soldée par la décision de déclarer le demandeur interdit de territoire au Canada.

[4]               M. Figueroa a contesté la décision de la Section de l’immigration devant notre Cour et sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire a été rejetée au stade de l’autorisation par le juge Sean Harrington (le 30 août 2010). Étant donné qu’une demande d’autorisation est accueillie en fonction du seuil relativement peu élevé qu’est l’existence d’une cause défendable (Bains c. M.E.I., (1990) 109 N.R. 239 (C.A.F.)), le défendeur fait valoir qu’il s’agit là d’une décision déterminante; l’affaire a été entendue et devrait être close.

[5]               Cependant, le demandeur cherche encore à obtenir réparation auprès de la Cour.

[6]               Cette réparation n’est pas disponible. Il y a quatre questions à examiner avant d’arriver à cette conclusion :

a)      la demande de contrôle judiciaire est irrémédiablement tardive, car elle ne satisfait pas au critère applicable à l’octroi d’une prorogation;

b)      l’affaire a été entendue et tranchée et elle s’est soldée par le rejet de la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire concernant la conclusion de la Section de l’immigration quant à l’admissibilité;

c)      compte tenu, d’une part, du pouvoir discrétionnaire très restreint dont dispose l’agent qui établit un rapport fondé sur le paragraphe 44(1) et, d’autre part, des faits incontestés en l’espèce, le rapport était raisonnable;

d)     le processus qui a été suivi pour produire le rapport contesté n’a pas porté atteinte aux droits de participation du demandeur.

[7]               J’examinerai brièvement chacune de ces quatre questions.

I.                   Question préliminaire

[8]               Dans son mémoire complémentaire des faits et du droit, le demandeur sollicite comme réparation non seulement qu’on accueille la demande de contrôle judiciaire, mais aussi que l’on blanchisse sa réputation en faisant [traduction« effacer l’allégation qu’il est ou était membre d’une organisation terroriste » (mémoire des faits et du droit, paragraphe 33).

[9]               La présente affaire se limite au contrôle judiciaire d’un rapport établi en 2009 et exprimant l’avis que le demandeur est interdit de territoire pour raison de sécurité. La disposition qui est en jeu est l’article 34 de la LIPR, et c’est l’alinéa 34(1)f) qui s’applique dans les circonstances particulières de l’espèce :

34 (1) Emportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants :

34(1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on security grounds for

[...]

[…]

f) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte visé aux alinéas a), b), b.1) ou c).

(f) being a member of an organization that there are reasonable grounds to believe engages, has engaged or will engage in acts referred to in paragraph (a), (b), (b.1) or (c).

C’est donc dire que si le demandeur a été membre d’une organisation et s’il y a des motifs raisonnables de croire que cette organisation a été l’auteur d’un acte visé à l’alinéa c), cela répond aux conditions requises pour établir un rapport en vertu de l’article 44. L’acte dont il est question dans le cas présent figure à l’alinéa c), qui indique simplement :

34 (1) Emportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants :

34(1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on security grounds for

c) se livrer au terrorisme;

(c) engaging in terrorism;

[10]           Du point de vue juridique, il n’est pas nécessaire qu’un membre d’une telle organisation ait lui-même commis un acte de terrorisme; il suffit qu’il en soit membre. De plus, la notion d’« organisation terroriste » n’est pas présente dans le régime établi. La loi exige simplement que l’organisation se soit livrée au terrorisme. Il est permis de croire qu’une « organisation terroriste » se livrera au terrorisme, car il s’agit de sa raison d’être, mais les actes de terrorisme auxquels une organisation s’est livrée ne transforment peut-être pas chaque organisation en une « organisation terroriste ».

[11]           Il semble que ce qui amène de nouveau M. Figueroa devant la Cour soit le fait d’être étiqueté comme terroriste. Il prétend que ses activités étaient en fait de nature politique. Comme j’ai essayé de l’expliquer, tant que M. Figueroa est membre d’une organisation qui s’est livrée au terrorisme, un rapport peut être établi en vertu de l’article 44 de la LIPR. La Cour est tenue de se limiter au strict cadre d’une demande de contrôle judiciaire, et elle ne doit examiner que si la décision qu’un agent a rendue était raisonnable au moment où elle l’a été. Pour administrer la loi, la Cour est également liée par elle.

II.                Faits

[12]           Le demandeur est citoyen du Salvador. Il a toutefois quitté son pays d’origine il y a longtemps de cela, en janvier 1996. Le 25 avril 1997, soit seize mois plus tard, il s’est présenté à un point d’entrée canadien, en provenance des États-Unis. Il a fait part de son intention de demander l’asile au pays et un interrogatoire a été fixé au 6 mai 1997.

[13]           À cette date-là, l’agent d’immigration a saisi un certificat délivré par la Mission d’observation des Nations Unies au Salvador, disant du demandeur qu’il était [traduction« Jose Luis Figueroa, ancien combattant du FMLN » et qu’il aurait officiellement abandonné son poste afin d’être réintégré dans la vie de son pays. Il semble que le fondement de la demande d’asile était directement lié au rôle qu’il avait joué dans le FMLN, car, a-t-il dit, il s’exposait à des risques au Salvador pour s’être porté volontaire pour devenir membre actif du FMLN entre la fin de l’année 1985 et le mois de janvier 1996.

[14]           « FMLN » est le sigle du Front Farabundo Martí de libération nationale. M. Figueroa n’a jamais nié avoir été membre de ce parti. Dans son formulaire de renseignements personnels daté du 28 mai 1997, il a écrit, à l’appui de sa demande d’asile :

[traduction]
[…] J’ai joint les rangs du FMLN à la fin de 1985. J’ai commencé à faire du travail d’action politique à l’Université du Salvador. Ce travail consistait à sensibiliser les étudiants à la réalité de notre pays et à les amener à la connaître. J’ai essayé de les convaincre de se joindre au FMLN. À cette époque, mes liens avec le FMLN étaient clandestins. J’ai canalisé mes activités dans le cadre d’organisations étudiantes […].

De 1986 à 1991, j’ai fréquenté l’université et j’ai effectué ce travail politique. Entre la conclusion des accords de paix en janvier 1992 et le mois de décembre 1992, j’ai été concentré dans un camp et, après la date de démobilisation, j’ai pris part à des programmes de formation en programmes techniques destinés à un retour à la vie civile. Dans le camp, mes fonctions étaient d’avoir la responsabilité d’un groupe de combattants du FMLN que l’on formait pour faire partie de la PNC […].

[15]           Le demandeur a non seulement rédigé son formulaire de renseignements personnels, mais il a aussi confirmé la véracité et l’exactitude de ses déclarations à l’audience tenue devant la Section du statut de réfugié, comme on l’appelait à l’époque, en octobre 1999. Il n’a pas nié non plus son rôle actif au sein du FMLN. Essentiellement, il a soutenu que, en tant que membre du FMLN, il craignait d’être pris pour cible s’il retournait au Salvador en raison de ses liens avec le FMLN.

[16]           La demande d’asile du demandeur a été rejetée le 12 mai 2000. La Section du statut de réfugié a reconnu qu’il était membre du FMLN mais a refusé de lui accorder la qualité de réfugié.

[17]           À la suite du refus de sa demande d’asile, le demandeur, qui était représenté par un avocat, n’a pas cherché à contester cette décision par la voie d’une demande de contrôle judiciaire. Il a plutôt présenté une demande d’admission à la « catégorie des demandeurs non reconnus du statut de réfugié ». Pendant que cette demande était encore en instance, il a présenté une demande de dispense de l’obligation de présenter une demande depuis l’étranger afin de pouvoir obtenir un visa d’entrée au Canada (la « demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire », ou demande CH, présentée en vertu de l’article 25 de la LIPR). Cette fois, la demande déposée le 14 juin 2002 faisait non seulement état de l’allégation de risques au Salvador, mais aussi de raisons d’ordre familial pour vouloir rester au Canada. Une demande CH permet de dispenser une personne de l’application des critères ou des obligations que prévoit la LIPR si, de l’avis du ministre, une telle mesure se justifie par des facteurs d’ordre humanitaire, compte tenu de l’intérêt supérieur d’un enfant directement touché. À l’époque, M. Figueroa était déjà père. Il est aujourd’hui père de trois enfants, tous nés au Canada.

[18]           Pendant que la demande soumise à l’agent de révision des revendications refusées et la demande d’obtention d’un visa au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire étaient en instance, une mesure d’expulsion a été prise à son endroit (29 juin 2002).

[19]           Le 5 juin 2003, le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) a fixé un entretien avec le demandeur, qui a eu lieu le 13 juin 2003. Deux mois plus tard, un rapport a été transmis à la Division de l’examen sécuritaire de Citoyenneté et Immigration; on peut ainsi lire, au paragraphe 2 :

[traduction]
2. Les informations que détient le Service au sujet de M. FIGUEROA nous amènent à croire que celui-ci était membre d’une catégorie de personnes interdites de territoire, conformément à l’alinéa 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. M. FIGUEROA était membre du FRONT FARABUNDO MARTI DE LIBÉRATION NATIONALE (FMLN) (voir l’annexe), une organisation qui se livrait au terrorisme.

(Dossier certifié du tribunal, page 230)

[20]           La description du FMLN, dans une annexe jointe au rapport d’août 2003, indiquait en partie ceci :

[traduction]
Le FMLN est une alliance de groupes de guérilla qui ont tout d’abord convenu de s’unir en décembre 1979, lors d’une réunion à La Havane; le document de formation de l’alliance a été signé à Managua en 1980 […] L’objectif déclaré du FMLN était de livrer une guérilla prolongée contre le gouvernement salvadorien. Le FMLN opère dans toutes les régions du Salvador, tant urbaines que rurales et, jusqu’à un certain point, au Honduras.

L’« offensive générale en vue d’une attaque finale » qui avait été planifiée a débuté en janvier 1981, et d’intenses combats ont eu lieu dans de nombreuses parties du pays. Le FMLN s’est emparé d’une station radiophonique et a lancé un appel aux armes, après quoi le gouvernement a décrété la loi martiale et imposé un couvre-feu […]

De grandes offensives ont été lancées en septembre 1983, en mai 1984 et en octobre 1985, et ont toutes été suivies d’opérations militaires à grande échelle, établissant ainsi un mode d’avancées et de retraites répétées de la part des deux camps.

Une intensification renouvelée des activités du FMLN a été signalée au cours des premiers mois de 1987, et elle était habituellement le fait d’unités de petite taille. Cette campagne consistait, notamment, à enlever des maires de petites villes, à poser des « mines antipersonnel » destinées à mutiler leurs victimes, à interrompre la circulation et à saboter les lignes électriques et les services publics.

[…]

Le FMLN a mis fin à ses activités militaro-terroristes à la fin des années 1980 et il s’est joint au gouvernement du Salvador pour prendre part au processus démocratique. D’anciens hauts dirigeants du FMLN font maintenant partie du nouveau gouvernement.

[21]           En janvier 2004, la Division de l’examen sécuritaire de l’Agence des services frontaliers du Canada a transmis le mémoire que le SCRS avait établi. Le mémoire d’août 2003indiquait clairement qu’il fallait que les fonctionnaires s’en servent pour prendre leurs propres décisions. La même remarque est faite dans le mémoire du 25 janvier 2004 :

[traduction]
À titre de décideur, l’agent interrogateur est chargé de passer en revue la totalité des éléments de preuve et de se prononcer sur l’admissibilité. Pour vous aider à prendre une décision bien éclairée, nous vous fournissons un exemplaire du mémoire du SCRS.

(Dossier certifié du tribunal, page 229)

Il ne fait guère de doute que le mémoire du SCRS avait un poids considérable. Dans le même ordre d’idées, il ne fait guère de doute que la décision ne relevait pas du SCRS et que le décideur devait se servir des informations communiquées pour procéder à sa propre évaluation.

[22]           Il ressort du dossier que les autorités en matière d’immigration ont tenté d’interroger le demandeur en mars 2004. L’agent qui devait interroger le demandeur a signalé que si un rapport lié à l’article 34 de la LIPR était établi, le demandeur serait un bon candidat pour une dispense ministérielle. À cette époque, le paragraphe 34(2) de la LIPR disposait :

34(2) Ces faits n’emportent pas interdiction de territoire pour le résident permanent ou l’étranger qui convainc le ministre que sa présence au Canada ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national.

34(2) The matters referred to in subsection (1) do not constitute inadmissibility in respect of a permanent resident or a foreign national who satisfies the Minister that their presence in Canada would not be detrimental to the national interest.

Quoi qu’il en soit, l’agent a décidé de ne prendre aucune autre mesure avant qu’un examen des risques avant renvoi (ERAR) soit effectué.

[23]           Ce n’est qu’en juillet 2004 que l’examen entrepris dans le cadre de la catégorie des demandeurs non reconnus du statut de réfugié au Canada a pris fin, sous la forme d’un ERAR. L’agente a conclu que le demandeur ne s’exposerait pas à des risques s’il retournait au Salvador. Elle a coché la case indiquant que le demandeur n’était pas interdit de territoire. Celui-ci a tenté de laisser entendre qu’on avait décidé, à cette étape, qu’il n’était pas interdit de territoire et que le gouvernement avait changé d’avis cinq ans plus tard. Cela est inexact. Un examen de la décision d’ERAR a confirmé que l’agente ne faisait que valider le statut du demandeur, à savoir que, à ce moment-là, il n’était pas interdit de territoire. En fait, l’agente d’ERAR n’avait pas le pouvoir de prendre cette décision, car ce pouvoir relevait du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, et non du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration.

[24]           Trois jours plus tard, le même agent a accordé au demandeur, pour des motifs d’ordre humanitaire, une dispense de l’obligation d’obtenir à l’étranger un visa d’entrée au Canada (selon l’article 11 de la LIPR, l’étranger doit demander un visa préalablement à son entrée au Canada). Il semble que certains besoins spéciaux, pour l’un des enfants du demandeur, né au Canada, étaient un facteur important. Cette décision a mis en marche un processus permettant d’accorder le droit d’établissement au demandeur et lui a accordé un sursis réglementaire à la mesure de renvoi jusqu’à ce qu’on prenne une décision sur d’éventuels motifs d’interdiction de territoire (par exemple, pour des raisons de sécurité ou de santé).

[25]           Il semble que les choses aient fort peu bougé, malgré une certaine activité dans le dossier, avant juillet 2009.

[26]           Le 3 juillet 2009, l’agent Hindson a communiqué par téléphone avec le demandeur et l’a invité à un entretien. Le demandeur et l’agent ont convenu de se rencontrer le 6 juillet. À l’entretien, d’une durée de près de deux heures, l’agent lui a fait savoir que l’entretien avait pour but de discuter de ses [traduction« interdictions de territoire » possibles au Canada. J’ai passé en revue la transcription de cet entretien. Les deux paragraphes qui suivent constituent, selon moi, un bon résumé des échanges, et ils sont tirés du mémoire des arguments supplémentaire du défendeur :

[traduction]
45.       À cet entretien, l’agent Hindson a reçu d’autres informations concernant la participation de M. Figueroa au sein du FMLN, au Salvador. Le demandeur a expliqué qu’il avait joué un rôle actif auprès du FMLN et que d’autres membres du FMLN le connaissaient par son surnom : « Ivan ». Il a dit s’être joint au FMLN en 1989 et que le FMLN prônait une lutte armée contre le gouvernement. Il a ajouté que, par les messages qu’il transmettait aux étudiants de l’université, il appuyait de vive voix les activités du FMLN. Il a reconnu avoir reçu le certificat des Nations Unies qui indiquait qu’il était un membre démobilisé du FMLN. Il a expliqué à l’agent Hindson que c’était pour lui un honneur que d’autres membres du FMLN lui avaient demandé de faire de la formation dans un camp après sa démobilisation. Il a expliqué à l’agent Hindson qu’il était au courant qu’au cours de la guerre, le FMLN avait assassiné des responsables gouvernementaux et posé des bombes pour faire sauter des militaires, des policiers et des poteaux téléphoniques. Il a déclaré qu’il avait encouragé les étudiants à se joindre au FMLN et qu’il croyait en la cause de ce parti. Il a indiqué que la seule occasion où il avait porté une arme était la fois où on l’avait pris en photo dans le camp de démobilisation.

46.       À la fin de l’entretien, l’agent Hindson a informé le demandeur qu’il allait décider s’il serait orienté vers une audience où il était possible qu’on ordonne son expulsion du Canada ou s’il serait renvoyé aux Admissions afin de que l’on prenne une décision finale sur sa demande d’établissement.

Il vaut la peine de mentionner qu’à l’époque où le demandeur cherchait à être reconnu comme réfugié au Canada, il avait situé le début de ses activités à la fin de 1985. Dans son formulaire de renseignements personnels, en 1997, il a écrit : [traduction« [l]es raisons pour lesquelles je demande l’asile au Canada sont les suivantes. J’ai joint les rangs du FMLN à la fin de 1985 ». Il ne s’agit pas d’une erreur d’écriture, car le demandeur a poursuivi, au paragraphe suivant : [TRADUCTION] « [e]ntre 1986 et 1991, je fréquentais l’université et j’effectuais un travail d’action politique ». À l’évidence, le demandeur était actif au sein du FMLN pendant une période où cette organisation menait des activités violentes.

[27]           L’agent Hindson a terminé son rapport fondé sur le paragraphe 44(1) de la LIPR le 7 juillet 2009. Il a exprimé l’avis que le demandeur était interdit de territoire en vertu de l’alinéa 34(1)f). Voici ce qu’on peut lire dans ce rapport :

[traduction]
Le présent rapport est fondé sur les informations suivantes : Jose Luis Figueroa

-           n’est pas citoyen canadien ou résident permanent du Canada

-           il était, de son propre aveu, membre du Front Farabundo Marti de libération nationale (aussi appelé le FMLN) entre 1985 et 1992

-           le FMLN est une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle se livre ou s’est livrée au terrorisme ou à la subversion.

[28]           Le 13 juillet 2009, l’agent a produit son rapport intitulé [traduction« Points saillants : paragraphe 44(1) et article 55 », lequel confirme les informations qui sous-tendaient l’opinion selon laquelle le demandeur était interdit de territoire. Voici ce qu’on peut y lire :

[traduction]
L’intéressé a demandé l’asile au point d’entrée de Douglas, en compagnie de son épouse 3420-1110. Il a admis avoir été membre actif du FMLN entre 1985 et 1996 et a dit que son rôle consistait à parler aux étudiants et à faire du recrutement à l’université (voir les points saillants). Il était en possession de sa carte d’identité délivrée par l’ONU, qui disait qu’il était un combattant. Il a produit son FRP avec l’aide d’un avocat et a déclaré de nouveau qu’il avait été membre du FMLN depuis 1985 jusqu’après les accords de paix en 1992 […]

Le 26 octobre 1999, la demande d’asile du sujet a été entendue. L’intéressé a déclaré qu’il était membre du FMLN depuis 1985 et qu’il avait travaillé à un échelon politique (voir la transcription). Le 12 mai 2000, il a été conclu que le sujet et son épouse n’étaient PAS des réfugiés au sens de la Convention. Le 13 juin 2000, l’intéressé a présenté une demande dans la catégorie des DNRSRC et, le 21 juin 2002, son épouse et lui ont présenté une demande CH […] Dans sa demande CH, il a déclaré qu’il avait été membre du Parti communiste du Salvador (PCS), un élément du FMLN, entre 1986 et 1995. Le 27 août 2003, le SCRS a interrogé l’intéressé dans le cadre de sa DDE et il a déclaré une fois de plus qu’il avait été membre du FMLN de 1986 à 1995.

Le 4 juillet 2004, l’agente d’ERAR a conclu que l’intéressé ne courait aucun risque mais on lui a accordé un résultat CH positif en raison de l’intérêt supérieur de ses enfants. À cause du problème de la sécurité, cette demande en est encore à la première étape. L’intéressé bénéficie actuellement d’un sursis à la mesure de renvoi le concernant en vertu du L25 x R233 jusqu’à ce qu’une décision soit prise au sujet de son établissement. Le 6 juillet 2009, j’ai interrogé l’intéressé au Centre d’exécution de la loi de la région du Pacifique […] Il a indiqué qu’il n’était devenu actif au sein du FMLN qu’en 1989 et qu’il ne pouvait pas expliquer pourquoi, depuis les douze dernières années, tous ses documents et ses propres témoignages indiquaient qu’il s’était joint au FMLN en 1985. Il a été interrogé sur la raison pour laquelle le document de l’ONU le concernant indiquait qu’il était un combattant si ce n’était pas le cas, mais il n’a pu fournir une explication raisonnable. En outre, il a confirmé qu’il était au courant des activités violentes du FMLN.

[29]           Comme il a déjà été indiqué, le rapport circonstancié fondé sur le paragraphe 44(1) a été transmis au ministre, qui l’a déféré pour enquête à la Section de l’immigration (paragraphe 44(2)). Dans une décision dont la lucidité mérite d’être soulignée, la Section de l’immigration a passé soigneusement en revue les éléments de preuve, y compris, bien sûr, le rapport fondé sur le paragraphe 44(1), et elle est arrivée à la conclusion suivante :

[traduction]
La question des attaques contre les maires a, en fait, été l’objet de recherches très précises. Et, à cet égard, j’attire maintenant votre attention sur le rapport de la Commission de la vérité, qui se trouve à l’onglet 6 de la pièce C‑2. Là, à partir de la page 101, figure, selon moi, une preuve valable, crédible et digne de foi au sujet de la nature des attaques et des actes d’intimidation qui ont été commis par le FMLN contre les maires dans le contexte du conflit civil. La Commission a donc passé en revue un certain nombre d’attaques précises visant les maires dans un certain nombre de villes et d’agglomérations différentes. Il y a dans chaque cas, selon moi, une spécificité appropriée quant aux faits, c’est-à-dire une réponse aux questions « qui, quoi, où, quand, dans quelles circonstances », etc. Il est évident que la Commission a examiné avec soin la totalité des preuves relatives à ces attaques particulières. Dans mon esprit, il ne fait aucun doute que le FMLN a bel et bien mené une campagne d’intimidation contre les maires dont le travail, percevait-il, ne cadrait pas avec les objectifs que ce groupe visait à cette époque-là.

(Page 6 de la décision)

[30]           Et, plus loin dans la décision :

[traduction]
Il ressort clairement de la preuve que, dans le contexte de l’intimidation des maires, des assassinats ont eu lieu. Il semble que ces assassinats étaient autorisés à un échelon relativement élevé et que l’organisation y a pris part. Je suis sûr que l’organisation, à cette époque, pensait qu’il était justifié d’agir ainsi, que cela permettrait de réaliser le changement requis. Cependant, l’homélie elle-même dit de ne pas tuer et l’organisation y a pris part.

L’allégation est donc fondée. Je conclus que M. Figueroa était membre du FMLN. Je conclus que les activités particulières que j’ai soulignées aujourd’hui, soit l’intimidation et l’assassinat de plusieurs maires, correspondent aux genres d’activités que vise la définition du « terrorisme » dans Suresh. L’allégation elle-même est donc fondée.

Je crois que les observations que M. Figueroa et son avocat ont formulées étaient valides et compréhensibles. Mais il s’agit du genre d’observations qui, malheureusement, ne m’ont pas vraiment été utiles au niveau où je me situe. À ce niveau, j’ai une question juridique bien précise à examiner et il s’agit de celle de votre interdiction de territoire. Je n’ai pas mon mot à dire ni de commentaires à formuler au sujet des genres d’affaires sur lesquelles le ministre établit des renvois et des rapports. Ces décisions-là sont prises à un endroit différent et, je présume, en fin de compte par des responsables d’un niveau nettement plus élevé au sein du gouvernement canadien. Ma tâche consiste à examiner l’allégation une fois qu’elle a été présentée.

(Page 11 de la décision)

La Section de l’immigration a conclu que le demandeur était interdit de territoire.

[31]           Je crois que je ne rendrais pas justice à la décision de la Section de l’immigration si je ne citais pas trois autres paragraphes, tirés de la page 12 de cette décision :

[traduction]
En revanche, il me semble que, dans votre dossier, certains faits donnent à penser qu’il n’y aurait pas de mal à demander une dispense, et je vais en mentionner quelques-uns de manière très générale.

Premièrement, vous n’étiez pas impliqué dans les activités néfastes dont nous avons parlé. Vous n’étiez impliqué que dans les aspects politiques de l’organisation, essayant de faire en sorte que les gens saisissent mieux les réalités politiques nouvelles et potentiellement meilleures qui pouvaient survenir s’ils acceptaient de se joindre à une nouvelle force politique. Il n’y a rien de mal à cela. Vous étiez jeune. Vous étiez très jeune à l’époque où ces choses se sont passées.

Une autre chose que l’on s’attendrait à voir prise en compte dans une demande de dispense serait la nature du conflit dans le pays à l’époque en question. Ce que les gens semblaient essayer de faire, c’était de mettre fin à un régime qui avait recours à des escadrons de la mort. Il y a une certaine légitimité, selon moi, à tenter d’arranger les choses de façon à pouvoir éliminer les escadrons de la mort. La mission ultime de l’organisation est donc légitime. Le problème c’est qu’il y a des actes très problématiques qui ont été commis et qu’ils se rangent dans la description du « terrorisme », dans le contexte de la présente audience.

[32]           Comme il a été mentionné plus tôt, cette décision de la Section de l’immigration, dont la tâche consiste à rendre les décisions en matière d’admissibilité, a été l’objet d’une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire, qui a été rejetée le 30 août 2010. Étant donné que le critère qui permet d’autoriser la demande de contrôle judiciaire, tel qu’énoncé dans Bains, est l’existence d’une cause défendable, la Cour, est-il allégué, s’est déjà exprimée sur la question de l’interdiction de territoire du demandeur. Il serait bon que l’argument soit plus nuancé.

[33]           Pour les besoins de la présente instance, il n’est pas nécessaire de parler des autres fois où le demandeur s’est adressé à la Cour depuis que sa demande d’autorisation a été rejetée en 2010. Cela nous amène à la demande de contrôle judiciaire concernant le rapport sur lequel repose la décision de la Section de l’immigration.

III.             Analyse

[34]           Il y a quatre questions qu’il convient d’analyser pour en arriver à la conclusion qu’il y a lieu de rejeter la présente demande.

A.                La demande est irrémédiablement tardive

[35]           L’article 72 de LIPR prévoit que la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire doit être déposée « dans les quinze […] jours […] suivant […] la date où le demandeur en est avisé ou en a eu connaissance ». La demande d’autorisation a été présentée à la fin de 2015. Dans sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire, le demandeur a indiqué qu’il a eu connaissance [traduction« le 29 septembre 2015 que [l’agent Ward Hindson] n’a pas communiqué la décision ». Cela est inexact. Cela ne peut pas être exact.

[36]           Le processus d’interdiction de territoire en raison de l’article 34 de la LIPR a été déclenché par le rapport qui fait l’objet du présent contrôle. Ce rapport a été communiqué au plus tard au demandeur en décembre 2009, dans le cadre du dossier de preuve destiné à l’audience de la Section de l’immigration, qui a commencé le 14 avril 2010. En fait, il était inclus dans la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire concernant la décision de cette section.

[37]           L’article 72 de la LIPR permet d’accorder une prorogation de délai dans les cas qui s’y prêtent. Il faut toutefois que le demandeur réponde au critère en quatre volets qui a été établi dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Hennelly (1999), 244 N.R. 399 (C.A.F.) :

                             i.          une intention constante de poursuivre sa demande;

                           ii.          la demande est bien fondée;

                         iii.          le défendeur ne subit pas de préjudice en raison du délai;

                         iv.          il existe une explication raisonnable justifiant le délai.

[38]           À mon avis, le demandeur ne satisfait à aucun de ces volets. Aucune explication n’a été donnée au sujet du retard, car aucune intention de poursuivre ce type de demande n’a été exprimée avant septembre 2015. En fait, on m’a convaincu que le demandeur cherche maintenant, plusieurs années après avoir été déclaré interdit de territoire, à remettre l’affaire en litige en tentant de contester le rapport qui a simplement déclenché le processus à la suite duquel une décision a été rendue. Comme nous le verrons, le contrôle judiciaire est dénué de tout fondement. Quant au préjudice causé au défendeur, j’admets que l’écoulement du temps peut en avoir causé un, car les souvenirs s’estompent et les détails deviennent flous. Mais cela n’aurait pas été un facteur décisif. Il est nettement plus significatif que le demandeur, tard en 2015, a tenté de trouver un nouveau mécanisme procédural pour remettre en litige une question qui avait été tranchée de manière définitive, soit celle de son interdiction de territoire. On ne peut guère dire qu’il s’agit là d’une intention constante de poursuivre sa demande, mais plutôt d’une intention constante de remettre en litige une question déjà réglée. À vrai dire, rien n’explique le délai.

[39]           En fait, le demandeur ne laisse pas entendre dans son mémoire des faits et du droit (par opposition à ce qui est dit dans la demande) qu’il n’a pris connaissance de l’existence du rapport qu’en septembre 2015. Il prétend plutôt s’être rendu compte à ce moment-là qu’on ne lui avait pas donné [traduction« une possibilité raisonnable de contester efficacement l’allégation » (paragraphe 30). Cela confirme que le demandeur souhaite remettre l’affaire en litige, et non pas qu’il avait une intention constante de poursuivre sa demande en vue de contester un rapport qui se situait au cœur même du litige antérieur.

B.                 Le principe de la chose jugée

[40]           La question de l’admissibilité du demandeur a été entendue et tranchée. Il y a des conditions qu’il est nécessaire de remplir pour éviter que l’on remette en litige les mêmes questions de droit ou les mêmes faits importants qu’un tribunal administratif ou judiciaire a déjà réglés :

                             i.            la même question a été tranchée dans une instance antérieure;

                           ii.            la décision antérieure était finale;

                         iii.            les parties sont les mêmes.

(Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44, [2001] 2 R.C.S. 460, au paragraphe 25)

[41]           La considération de principe qui se situe au cœur du principe de la chose jugée a été décrite de manière très claire dans l’arrêt Danyluk, au paragraphe 18 :

[18]      Le droit tend à juste titre à assurer le caractère définitif des instances. Pour favoriser la réalisation de cet objectif, le droit exige des parties qu’elles mettent tout en œuvre pour établir la véracité de leurs allégations dès la première occasion qui leur est donnée de le faire. Autrement dit, un plaideur n’a droit qu’à une seule tentative. L’appelante a décidé de se prévaloir du recours prévu par la LNE. Elle a perdu. Une fois tranché, un différend ne devrait généralement pas être soumis à nouveau aux tribunaux au bénéfice de la partie déboutée et au détriment de la partie qui a eu gain de cause. Une personne ne devrait être tracassée qu’une seule fois à l’égard d’une même cause d’action. Les instances faisant double emploi, les risques de résultats contradictoires, les frais excessifs et les procédures non décisives doivent être évités.

[42]           Dans le cas présent, il ne fait aucun doute que le demandeur tente de remettre en litige la question même qui a été réglée en 2010. Cette question consistait à savoir si le demandeur était interdit de territoire ou non, à la suite d’un rapport établi en vertu de l’article 44 de la LIPR : la décision de la Section de l’immigration n’aurait pas pu être plus claire. À toutes fins utiles, la Section de l’immigration a confirmé les conclusions qui avaient été tirées dans le rapport fondé sur le paragraphe 44(1).

[43]           Selon ce que je comprends de l’argument qu’invoque le demandeur à ce stade, le rapport n’est pas raisonnable et le processus qui a été suivi pour l’établir était lacunaire. Il s’agit peut-être là de questions qui diffèrent de celles qui ont été tranchées dans le cadre du litige antérieur.

[44]           Le ministère public, pour sa part, soutient que la question de l’interdiction de territoire a été réglée, et que la Cour a refusé de donner l’autorisation demandée.

[45]           Vu le peu d’arguments invoqués sur la question, j’hésiterais à trancher la présente affaire en me reposant uniquement sur le principe de la chose jugée, de la préclusion pour question déjà tranchée ou de la préclusion pour identité de cause d’action. La justification de principe qui sous-tend chacune de ces mesures semble être la même et s’applique de la même façon en l’espèce : un litige doit avoir une fin et il ne devrait pas être possible d’engager deux fois une poursuite pour la même cause d’action.

[46]           Le ministère public semble toutefois se fonder sur le fait que l’autorisation d’interjeter appel a été refusée pour faire valoir que le principe de la chose jugée a été établi. Mon hésitation est attribuable au peu de poids que présente une décision concernant une demande d’autorisation. Dans l’arrêt Krishnapillai c. Canada, 2001 CAF 378, [2002] 3 R.C.F. 74, la Cour d’appel fédérale a hésité elle aussi à trancher une affaire « […] pour le motif qu’un rejet non motivé d’une demande d’autorisation de déposer une demande de contrôle judiciaire donne lieu à préclusion au regard d’une question constitutionnelle soulevée dans la demande » (paragraphe 8). La Cour a explicité ses motifs aux paragraphes 9 et 11 :

[9]        Pour que s’applique le principe de la préclusion pour question déjà tranchée (par opposition au principe de la préclusion pour identité de cause d’action, qui n’est pas débattu ici), le même point doit avoir été effectivement décidé dans le premier procès. Pour que le même point ait été effectivement décidé dans le premier procès, il doit ressortir clairement des faits que ce point a bien été décidé, et l’élément à l’origine de la préclusion doit avoir été au cœur de la décision rendue dans le premier procès. Pour que cet élément ait été au cœur du premier procès, il ne doit faire aucun doute que la décision n’aurait pu être rendue sans que cet élément ne soit considéré et véritablement réglé. Une conclusion discutable ne peut fonder une préclusion pour question déjà tranchée. (Voir l’arrêt Angle c. M.R.N., [1975] 2 R.C.S. 248; The Doctrine of Res Judicata in Canada, Donald J. Lange, Butterworths, 2000, aux pages 38 et suiv.)

[…]

[11]      Dans une demande d’autorisation selon la Loi sur l’immigration, il s’agit de savoir si un argument un tant soit peu défendable est invoqué. Une fois l’autorisation accordée, il s’agit de savoir si le bien-fondé de l’argument a été démontré. On ne saurait dire, s’agissant du principe de l’autorité de la chose jugée, que les deux propositions sont absolument les mêmes. Une décision qui accorde l’autorisation ou qui la refuse ne constitue pas une décision quant au fond. Je n’ai connaissance d’aucune décision d’octroi ou de refus dont on se soit autorisé pour prétendre que les points soulevés dans une demande d’autorisation ont été effectivement décidés dans un sens ou dans l’autre.

[47]           Dans le cas présent, en raison de la singularité de l’affaire, aucun tribunal administratif n’a conclu à la chose jugée, contrairement, par exemple, à l’affaire Tang c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 754, dans laquelle la Cour, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, avait à déterminer si le tribunal administratif avait examiné de manière appropriée si le principe de la chose jugée s’appliquait devant elle. Sans arguments plus complets de la part des parties, dont une non représentée par un avocat, je m’abstiendrai de conclure que la chose jugée a été établie et que l’affaire a donc été entièrement réglée.

C.                 Le rapport était-il raisonnable?

[48]           En raison des longs antécédents de M. Figueroa devant la Cour, je préfère examiner le fond de sa demande.

[49]           M. Figueroa prétend que le rapport est erroné : le FMLN n’a jamais été une organisation terroriste et, en fait, il n’est pas inscrit en tant qu’organisation terroriste au Canada. De plus, une autre agente, lorsqu’elle a examiné sa demande CH en 2004, a conclu qu’il n’était pas interdit de territoire.

[50]           Il ne fait aucun doute que le bien-fondé de la décision d’établir un rapport en vertu de l’article 44, dans le but de conclure qu’une personne est interdite de territoire, est susceptible de contrôle selon la norme de la raisonnabilité. La décision dépend de conclusions de fait, de la question de savoir si la personne est membre d’une organisation, et s’il y a des motifs raisonnables de croire que cette organisation s’est livrée au terrorisme. Dans la présente affaire, le demandeur n’a jamais contesté son appartenance au FMLN. En fait, c’est sur son appartenance qu’il s’est fondé pour demander l’asile au Canada. Il s’agit aussi du fondement de la décision relative à l’interdiction de territoire, à laquelle on n’a pas touché depuis plus de six ans. Quant aux motifs raisonnables de croire que l’organisation s’est livrée à des actes de terrorisme, il s’agit là d’une question mixte de fait et de droit, elle aussi est susceptible de contrôle selon la norme de la raisonnabilité.

[51]           Si l’on examine les arguments de M. Figueroa, celui-ci se trompe quand il laisse entendre que l’agente chargée de la demande CH a décrété en 2004 qu’il n’était pas interdit de territoire. La seule indication sur laquelle il s’appuie est en fait une indication du statut qu’il avait à l’époque où une décision a été prise à propos de sa demande CH : l’agente d’immigration a simplement indiqué, en cochant une case du formulaire de décision, que le demandeur n’était pas interdit de territoire à l’époque, et non qu’une décision avait été prise au sujet de son admissibilité au Canada. Cette décision allait venir cinq ans plus tard. Cet argument est sans fondement.

[52]           Je ne pense pas que l’on puisse tirer un argument quelconque du fait qu’une organisation soit inscrite ou non au Canada en tant qu’« organisation terroriste ». La raison pour laquelle on inscrit des « groupes terroristes », comme dans le Code criminel, est propre à la loi sous le régime de laquelle la liste est établie. Ce qui importe, dans le cas des personnes dont la situation est examinée sous le régime de la LIPR du fait de leur appartenance à une organisation, c’est qu’il y a des motifs raisonnables de croire que cette organisation s’est livrée au terrorisme. Rien n’indique que le législateur envisageait seulement que les organisations ou les groupes dont le nom était inscrit quelque part tombent sous le coup de l’article 34 de la LIPR.

[53]           Dans le contexte du droit de l’immigration, le demandeur doit plutôt composer avec la définition du « terrorisme » qu’a adoptée la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3, au paragraphe 98 :

[98]      À notre avis, on peut conclure sans risque d’erreur, suivant la Convention internationale pour la répression du financement du terrorisme, que le terme « terrorisme » employé à l’art. 19 de la Loi inclut tout « acte destiné à tuer ou blesser grièvement un civil, ou toute autre personne qui ne participe pas directement aux hostilités dans une situation de conflit armé, lorsque, par sa nature ou son contexte, cet acte vise à intimider une population ou à contraindre un gouvernement ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque ». Cette définition traduit bien ce que l’on entend essentiellement par « terrorisme » à l’échelle internationale. Des situations particulières, à la limite de l’activité terroriste, susciteront inévitablement des désaccords. Le législateur peut toujours adopter une définition différente ou plus détaillée du terrorisme. La question à trancher en l’espèce consiste à déterminer si le terme utilisé dans la Loi sur l’immigration a un sens suffisamment certain pour être pratique, raisonnable et constitutionnel. Nous estimons que c’est le cas.

[54]           Il n’était pas nécessaire que l’agent soit convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que le FMLN, l’organisation dont le demandeur, a-t-il admis, était membre, s’était livré au terrorisme. Il suffisait que l’agent ait des motifs raisonnables de croire que c’était le cas. Comme on le sait bien, cette norme est inférieure à celle de la prépondérance des probabilités, qui est celle qui s’applique en général dans les litiges de nature civile (Canada (Procureur général) c. Hôtels Fairmont Inc., [2016] 2 R.C.S. 720, 2016 CSC 56) et qui, a-t-on décrit, est « la croyance légitime à une possibilité sérieuse en raison de preuves dignes de foi » (Chiau c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 R.C.F. 297 (C.A.F.), au paragraphe 24).

[55]           Le demandeur n’a pas établi qu’il était déraisonnable pour l’agent d’avoir, en l’espèce, des motifs raisonnables de croire que c’était le cas. Dans sa décision du 5 mai 2010, la Section de l’immigration conclut de manière très claire et lucide que l’organisation s’était livrée au terrorisme. Cela n’est pas surprenant : la preuve abondait en ce sens.

[56]           Il convient de souligner que le rôle que joue un agent en établissant un rapport en vertu du paragraphe 44(1) de la LIPR est restreint : il s’agit d’une mission de recherche de faits. Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) c. Cha, 2006 CAF 126, [2007] 1 R.C.F. 409 (Cha), la Cour d’appel fédérale a statué :

[35]      Je conclus que le libellé des articles 36 et 44 de la Loi et des dispositions applicables du Règlement n’accorde aucune latitude aux agents d’immigration et aux représentants du ministre lorsqu’ils tirent des conclusions quant à l’interdiction de territoire en vertu des paragraphes 44(1) et (2) de la Loi à l’égard de personnes déclarées coupables d’infractions de grande ou de simple criminalité, sauf pour ce qui est des exceptions prévues explicitement par la Loi et le Règlement. La mission des agents d’immigration et des représentants du ministre ne consiste qu’à rechercher les faits, rien de plus, rien de moins. La situation particulière de l’intéressé, l’infraction, la déclaration de culpabilité et la peine échappent à leur examen. Lorsqu’ils estiment qu’une personne est interdite de territoire pour grande ou simple criminalité, ils ont respectivement l’obligation d’établir un rapport et d’y donner suite.

[36]      Ce point de vue est conforme à celui exprimé par le juge Sopinka dans Chiarelli (précité). Pour le paraphraser, cette condition (ne pas avoir commis certaines infractions au Canada), traduit le choix légitime et non arbitraire du législateur : il y a des cas où il n’est pas dans l’intérêt public de permettre à un non‑citoyen de rester au pays. Il est bien vrai que la situation personnelle peut varier énormément d’un criminel à l’autre. La gravité des infractions varie également, comme peuvent aussi varier les faits entourant la perpétration de telle ou telle infraction. Il n’en demeure pas moins que tous les criminels concernés ont manqué volontairement à une condition essentielle devant être respectée pour qu’il leur soit permis de rester au Canada. Point n’est besoin de chercher, au‑delà de ce seul fait, des circonstances aggravantes ou atténuantes.

[57]           Il incombait au demandeur de montrer que le rapport était déraisonnable, et il ne l’a pas fait.

D.                Le processus suivi a porté atteinte aux droits de participation

[58]           Les questions relatives à l’équité procédurale sont contrôlées selon la norme de la décision correcte (Établissement de mission c. Khela, 2014 CSC 24; [2014] 1 R.C.S. 502, au paragraphe 79). Le droit d’être entendu, lequel fait partie des droits de participation, est fondamental, mais sa teneur variera en fonction du genre de décision à laquelle la participation a trait (Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, au paragraphe 21 [Baker]).

[59]           Ici, comme nous l’avons vu dans les passages extraits de l’arrêt Cha, le pouvoir discrétionnaire dont l’agent dispose est très restreint. Une fois que l’on a conclu que le demandeur était membre du FMLN, ce qu’il ne conteste pas, et que cette organisation s’est livrée au terrorisme, en se fondant sur des motifs raisonnables de croire que c’était le cas, la mission de recherche de faits est terminée (Awed c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 469, au paragraphe 20). Dans ces circonstances, l’exigence de l’équité procédurale à laquelle il faut répondre est relativement faible. Néanmoins, la personne visée par un rapport établi en vertu du paragraphe 44(1) doit savoir sur quoi porte l’examen et il faut lui donner la possibilité de présenter des observations. Il faut aussi que le rapport soit communiqué à l’intéressé (Richter c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 806, [2009] 1 R.C.F. 675, confirmé en appel par 2009 CAF 73).

[60]           Dans la présente affaire, ces exigences ont été remplies. J’ai lu la transcription de l’entretien du 6 juillet 2009. Il ne fait aucun doute qu’on a informé le demandeur du but de l’entretien. On lui a dit qui était la personne qui l’interrogeait et que le but de l’entretien était de discuter des [traduction« interdictions de territoire ». En fait, la transcription de l’entretien a été soumise à la Section de l’immigration, de pair avec le rapport et le renvoi prévu au paragraphe 44(2). Il est clair aussi qu’on a donné au demandeur une possibilité très raisonnable de présenter ses arguments, car l’entretien a duré deux heures. Le demandeur n’a jamais demandé de compléter ses observations.

[61]           En fait, le rapport est un instrument préliminaire que l’on transmet au ministre, qui peut déférer l’affaire à la Section de l’immigration en vue de la tenue d’une enquête. C’est à ce stade-là que la conclusion d’interdiction de territoire est tirée, après que la preuve a été produite et que les parties ont été entendues. Je signale que le demandeur était représenté par un avocat. Cela explique donc pourquoi les exigences de l’équité procédurale sont considérées comme moins strictes à ce stade initial. Les cinq facteurs énoncés dans l’arrêt Baker qui ont une incidence sur la teneur de l’obligation d’équité tendent tous à indiquer que les exigences sont limitées, et on a répondu à celles-ci en l’espèce.

IV.             Conclusion

[62]           Il s’ensuit qu’il y a lieu de rejeter la demande de contrôle judiciaire. Le demandeur, qui tente de remettre en litige la décision d’interdiction de territoire qui a été prononcée dans son dossier, présente sa demande avec six ans de retard. Il ne s’agit pas là d’une affaire qui mériterait une prorogation de délai.

[63]           Quoi qu’il en soit, la décision d’établir un rapport présentant les faits pertinents, en vertu du paragraphe 44(1) de la LIPR, est raisonnable en ce sens que le demandeur n’a jamais contesté qu’il avait été membre du Front Farabundo Marti de libération nationale. Il était raisonnable pour l’agent d’avoir des motifs raisonnables de croire que l’organisation dont le demandeur était membre se livrait au terrorisme.

[64]           Quant à la question de l’équité procédurale, le demandeur a eu la possibilité de présenter ses arguments à l’agent en sachant parfaitement que l’entretien portait sur son admissibilité au Canada. Dans les circonstances, les exigences de l’équité procédurale ont été remplies.

V.                Intitulé de la cause

[65]           À l’audience, le défendeur a demandé que le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile soit inscrit à titre d’unique défendeur. Cela s’explique par le fait que l’agent qui a établi le rapport dont il est question en l’espèce est au service de l’Agence des services frontaliers du Canada, un organisme placé sous la responsabilité du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile. Conformément à l’alinéa 5(2)b) des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22, dans une affaire relevant de la LIPR le défendeur est « […] tout ministre chargé de l’application de cette loi à l’égard de la mesure visée par l’autorisation recherchée ». C’est donc dire que le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile est le défendeur approprié. L’intitulé sera donc modifié en conséquence.

VI.             Question grave de portée générale

[66]           La Cour a demandé aux parties si l’affaire soulevait une question grave de portée générale (alinéa 74d) de la LIPR). Après une brève discussion, les parties ont convenu que non. Les circonstances particulières de la présente affaire, qui la rendent assez singulière, ne se prêtent pas à la détermination d’une telle question. Par ailleurs, « une question doit i) être déterminante quant à l’issue de l’appel, ii) transcender les intérêts des parties au litige et porter sur des questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale » (Zhang c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CAF 168, au paragraphe 9). Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE que :

1.      l’intitulé soit modifié afin que le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile soit l’unique défendeur;

2.      la demande de contrôle judiciaire soit rejetée;

3.      aucune question grave de portée générale ne soit certifiée.

« Yvan Roy »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5463-15

 

INTITULÉ :

JOSE LUIS FIGUEROA c. LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 30 NovembrE 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ROY

 

DATE DU JUGEMENT :

LE 20 DÉcembrE 2016

 

COMPARUTIONS :

Jose Luis Figueroa

POUR LE demandeur
(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

Cheryl D. Mitchell

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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