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Date : 20161220


Dossier : IMM-1050-16

Référence : 2016 CF 1393

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Fredericton (Nouveau-Brunswick), le 20 décembre 2016

En présence de monsieur le juge Bell

ENTRE :

JIELING CAO

JIANRONG YE

WEIHONG YE (UN MINEUR)

(alias WEI HONG YE)

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Aperçu

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée à l’encontre d’une décision de la Section d’appel des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [SAR] datée du 17 février 2016. Dans cette décision le tribunal a conclu que les demandeurs ne sont pas des réfugiés ni des personnes qui ont la qualité de personnes à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés [LIPR], LC 2001, c 27.

[2]               Jieling Cao [Mme Cao], son époux Jianrong Ye et leur fils mineur Weihong Ye sont tous des citoyens du Guyana. Les demandeurs adultes sont nés en Chine et ils ont immigré au Guyana en 1994. Ce sont des citoyens naturalisés du Guyana. Leur fils a acquis la citoyenneté guyanienne à la naissance.

[3]               Les demandeurs adultes possédaient une petite entreprise à Berbice, au Guyana, qui exploitait un restaurant chinois. Entre le mois d’août 2007 et le mois de juin 2014, les demandeurs ont été volés sous la menace d’une arme à trois occasions. De plus, en décembre 2010, il y a eu introduction par infraction dans leur restaurant et leur domicile, situé au‑dessus du restaurant. Heureusement, ils n’étaient pas à leur domicile lorsque cela s’est produit.

[4]               Les demandeurs, qui ont été jugés crédibles par la Section de la protection des réfugiés, ont décrit en détail les incidents et leurs interactions avec la police dans leur formulaire Fondement de la demande d’asile. Au mois d’août 2007, deux hommes originaires du Guyana sont entrés dans leur restaurant armés d’un pistolet. Ils ont braqué leur arme sur les demandeurs, ils les ont frappés et ils ont volé des objets se trouvant dans le restaurant. Les demandeurs ont signalé l’incident à la police; toutefois, au cours des rencontres qui ont suivi, les policiers ont demandé qu’une [traduction] « petite somme » leur soit versée et ils leur ont dit que les « Chinois causaient toujours des problèmes ». Mme Cao a déclaré dans son témoignage qu’après l’introduction par effraction du mois de décembre 2010, ils ont rencontré les policiers à trois reprises, pour se faire dire qu’ils (les policiers) commenceraient leur enquête [traduction] « demain ». Au mois d’août 2013, quatre hommes originaires du Guyana se trouvant à bord d’une fourgonnette se sont stationnés à l’extérieur du restaurant. Trois d’entre eux sont entrés, armés de fusils, ont attaché les mains des demandeurs et ils ont volé de l’argent, de la nourriture et d’autres objets de valeur. Les demandeurs ont signalé l’incident à la police, mais on leur a dit que les [traduction] « Chinois causent toujours beaucoup de problèmes ». Enfin, au mois de juin 2014, trois hommes originaires du Guyana ont volé les demandeurs. Cette fois encore, ils ont rapporté l’incident à la police et, une fois de plus, les policiers ont reproché aux [traduction] « familles chinoises de causer beaucoup de problèmes ».

[5]               Les demandeurs ont vendu leur entreprise au mois de février 2015 et au mois d’août de la même année ils se sont rendus au Canada où ils ont demandé l’asile en vue d’être protégés contre la violence faite aux Chinois et en raison de l’absence de protection de l’État. Pour les motifs exposés ci‑dessous, je suis d’avis d’accueillir la demande de contrôle judiciaire.

II.                La décision contestée

A.                La décision de la SPR

[6]               La SPR a commencé son analyse en indiquant qu’elle ajoutait foi à toutes les allégations des demandeurs. La crédibilité n’était pas en cause. La SPR a analysé les actes criminels dont les demandeurs ont été victimes et elle est arrivée à la conclusion que ceux‑ci ne pouvaient être rattachés à un motif prévu par la Convention. Elle a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que les actes des agents de persécutions inconnus n’étaient pas motivés par la race, mais plutôt par l’argent. La SPR a en outre conclu que les demandeurs n’avaient pas été exposés à un risque personnalisé étant donné qu’il s’agissait d’actes aléatoires perpétrés par de simples criminels. Le tribunal a par conséquent jugé que les demandeurs n’étaient pas des personnes à protéger.

B.                 La décision de la SAR

[7]               Après avoir effectué sa propre analyse de la preuve, la SAR a conclu que les actes criminels ne visaient pas de façon particulière les demandeurs ou des personnes d’origine chinoise. La SAR a reconnu que des crimes étaient commis contre des entreprises détenues par des Chinois et des propriétaires d’entreprise chinois, mais elle a conclu qu’au Guyana la criminalité est trop répandue et fréquente pour conclure que les demandeurs étaient ciblés en raison de leur race. Ayant conclu que les demandeurs étaient exposés à un risque généralisé d’être victimes d’actes criminels au Guyana, la SAR a convenu avec la SPR que la demande fondée sur l’article 97 devait être rejetée.

III.             Questions en litige et norme de contrôle

[8]               Une seule question doit être tranchée pour statuer sur la présente demande; il s’agit de déterminer si la décision de la SAR concernant l’absence de lien entre la crainte de persécution des demandeurs et un motif prévu par la Convention est raisonnable.

[9]               La Cour ne peut intervenir que si la décision ne cadre pas avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité et qu’elle n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit : Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, par. 47, [2008] 1 RCS 190.

IV.             Analyse

[10]           Les demandeurs soutiennent qu’ils sont visés par l’article 96 et qu’ils sont des réfugiés au sens de la Convention pour deux motifs : premièrement, ils sont les victimes de crimes ciblant des personnes d’origine chinoise au Guyana; deuxièmement, la police guyanaise était complice de la persécution dont ils ont fait l’objet.

[11]           Les demandeurs s’appuient sur Fi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1125, [2006] ACF no 1401 [Fi], qui traite de la question des demandes d’asile dans un contexte de violence généralisée :

Par conséquent, une demande d’asile présentée dans un contexte de violence généralisée dans un pays donné doit satisfaire aux mêmes exigences que toute autre demande. […] À la différence de l’article 97 de la LIPR, en vertu de l’article 96 de la LIPR, il n’y a aucune obligation que le demandeur démontre que sa crainte de la persécution est « personnalisée » s’il peut démonter autrement qu’elle est « entretenue […] par un groupe auquel il est associé ou, à la rigueur, par tous les citoyens en raison d’un risque de persécution fondée sur l’un des motifs énoncés dans la définition ».

[Non souligné dans l’original.]

[12]           Bien que je ne sois pas prêt à conclure qu’il a été établi qu’il existe une situation de violence généralisée au Guyana, la preuve permet certainement de conclure qu’il y a dans ce pays des problèmes de criminalité généralisés. Selon moi, il convient d’appliquer l’approche proposée dans la décision  Fi en l’espèce.

[13]           Pendant sa plaidoirie, l’avocat du défendeur a fait valoir que la présente affaire ne concerne pas la protection offerte par l’État. Je suis d’accord, mais seulement dans la mesure où effectivement ni la SPR ni la SAR n’ont procédé à l’analyse de cette question. Comme il est expliqué ci‑dessous, la SAR semble avoir amalgamé la question de la protection de l’État et le concept de la persécution fondée sur la race.

[14]           Dans son analyse, la SAR a conclu que les actes des policiers n’étaient pas motivés par le racisme. Elle dit ce qui suit :

[…] après avoir eu amplement l’occasion de s’exprimer sur le sujet, l’appelante a dit très peu de choses qui pourraient laisser croire à du racisme de la part des policiers. Par ailleurs, s’il était estimé qu’au moins un commentaire des policiers suggérait des propos racistes, la SAR rappelle aux appelants qu’il s’agirait d’une omission locale de la part des policiers […].

[15]           J’estime que cette conclusion est déraisonnable compte tenu des témoignages des demandeurs et de leurs déclarations dans le formulaire Fondement de la demande d’asile, qui ont tous été jugés crédibles. De plus, en ce qui concerne la deuxième phrase du passage cité ci‑dessus, la SAR précise que « les omissions locales de maintenir l’ordre d’une façon efficace n’équivalent pas à une absence de protection étatique, à moins qu’elles s’inscrivent dans une tendance plus générale de l’État à être incapable ou à refuser d’offrir une protection ». Elle cite Zhuravlvev c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] ACF no 507, [2000] 4 FCR 3. En toute déférence, la SAR fait erreur. La présente affaire ne concerne pas des « omissions locales » de maintenir l’ordre d’une façon efficace; on y allègue plutôt des crimes motivés par la race et une conduite répréhensible de la part des membres des services de police locaux motivée par le racisme. Le Guyana est une république démocratique pluripartite régie par une constitution qui n’est pas sans rappeler celle du Canada; voir Constitution of the Co-Operative Republic of Guyana Act, LRO 1/2012. Les corps policiers – locaux et nationaux – doivent maintenir la primauté du droit et ne pas créer des [traduction] « cibles faciles » pour les criminels en raison d’un racisme systémique.

[16]           La SAR reconnaît que dans le cas d’étrangers qui sont des [traduction] « cibles faciles » il peut y avoir un lien avec un motif prévu par la Convention :

[s]i les criminels avaient volé les appelants simplement parce que les appelants, en tant qu’étrangers, étaient des [traduction] « cibles faciles » et que personne d’autre n’avait été volé, alors la SAR pourrait estimer que les actes criminels avaient été expressément ciblés selon l’un des motifs prévus par la Convention. Les statistiques sur les crimes violents prouvent que cela n’est pas le cas non plus.

[17]           La SPR et la SAR ne se sont pas penchées sur la question de savoir si les demandeurs sont devenus des [traduction] « cibles faciles » en raison du racisme de la police envers les personnes d’origine ethnique chinoise, une question qui a clairement été soulevée dans le formulaire Fondement de la demande d’asile. Le rôle joué par les policiers, s’il en est, devait être examiné pour déterminer l’existence d’un lien avec un motif prévu par la Convention. Plutôt que d’effectuer cette analyse, la SAR s’est appuyée sur un argument relatif à la protection de l’État pour rejeter l’appel.

V.                Conclusion

[18]           Pour les motifs exposés ci‑dessus, je conclus que la décision est déraisonnable en ce qu’elle ne respecte pas les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité (voir Dunsmuir, ci‑dessus, au par. 47). La demande de contrôle judiciaire est accueillie sans frais et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SAR pour qu’il rende une nouvelle décision.

JUGEMENT

LA COUR ORDONNE CE QUI SUIT : la demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision de la SAR est annulée et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SAR pour qu’il rende une nouvelle décision. Aucune question n’est certifiée aux fins d’examen par la Cour d’appel fédérale.

« B. Richard Bell »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1050-16

INTITULÉ :

JIELING CAO, JIANRONG YE, WEIHONG YE (UN MINEUR) (ALIAS WEI HONG YE) c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 19 octobre 2016

 

jugEment ET MOTIFS :

le juge BELL

 

DATE :

LE 20 DÉCEMBRE 2016

 

COMPARUTIONS :

Michael Korman

 

POUR Les demandeurs

 

Christopher Crighton

 

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Otis & Korman

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR Les demandeurs

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

pour le défendeur

 

 

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