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Date : 20161215


Dossier : T-1036-13

Référence : 2016 CF 1373

[TRADUCTION FRANÇAISE]

St. John’s (Terre-Neuve-et-Labrador), le 15 décembre 2016

En présence de monsieur le juge Bell

ENTRE :

CORPORATION BAUER HOCKEY

demanderesse

et

HOCKEY EASTON CANADA, INC.

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Aperçu

[1]               Dans la présente demande de contrôle judiciaire, la demanderesse (Bauer) sollicite une ordonnance d’annulation de la décision de radiation de sa marque de commerce du registre des marques de commerce, décision rendue le 11 avril 2013 par la Commission des oppositions des marques de commerce (la Commission).

[2]               Pour les motifs exposés ci-dessous, je suis d’avis d’accueillir la demande, sans toutefois adjuger de dépens.

[3]               Avant de commencer mon analyse succincte, je dois d’abord faire plusieurs observations importantes. Premièrement, Bauer et la défenderesse (Easton) ont réglé toutes les questions litigieuses entre elles au moyen d’une [traduction] CONVENTION DE RÈGLEMENT DU CONTENTIEUX EN MATIÈRE DE PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE conclue le 13 février 2014. Seule la question de la radiation de la marque de commerce par la Commission n’a pas été réglée. Deuxièmement, dans la présente demande, Easton n’a déposé aucune observation écrite devant moi et elle n’a pas non plus comparu à l’audience. Troisièmement, à l’audience, j’ai déclaré que Mme Ruth Corbin de Toronto (Ontario), était une experte dans le domaine de la recherche, du marketing et de l’analyse statistique, et je l’ai autorisée à livrer un témoignage d’opinion relativement à ces questions. De toute évidence, étant donné le défaut de comparution d’Easton, Mme Corbin n’a été contre‑interrogée ni sur ses diplômes ni sur le contenu de son rapport d’expert dont j’ai tenu compte.

II.                Contexte et décision contestée

[4]               Easton a demandé que la Commission déclare la radiation de la marque de Bauer Skate’s Eyestay Design (la Marque de commerce), conformément à l’article 45 de la Loi sur les marques de commerce, LRC, 1985, c T-13 (la Loi). L’article 45 prévoit une procédure simple et rapide de radiation des marques de commerce en cas de défaut d’emploi. Les questions en litige devant la Commission étaient de savoir si le propriétaire inscrit de la Marque de commerce avait employé celle‑ci au Canada au cours des trois années précédant la date de l’avis (la période pertinente), et ce, dans le cours normal de ses affaires.

[5]               La Marque de commerce déposée en vue d’être employée en liaison avec des patins à glace est illustrée ci-dessous :


[6]               La Commission a d’abord examiné si le propriétaire inscrit avait employé la Marque de commerce, au sens du mot « emploi » prévu dans la loi, pendant la période pertinente. La Commission devait déterminer si la Marque de commerce qui avait été employée était la Marque de commerce telle qui avait été déposée. La Commission a décrit les caractéristiques dominantes de la Marque de commerce, telle qu’elle a été déposée, de la façon suivante : « une boîte rectangulaire sous les œillets et parallèle à ceux-ci; ladite boîte rectangulaire placée dans le garant sur la portion extérieure de la chaussure, au centre; et le rebord inférieur du garant formant le contour de la boîte rectangulaire ». Easton a prétendu que les caractéristiques dominantes de la Marque de commerce n’ont pas été maintenues, parce que la Marque de commerce telle qu’elle avait été employée incluait le mot « BAUER ». La Commission a souscrit à cet argument et a donc conclu qu’en raison de la présence de cet autre élément, la Marque de commerce était composée de deux éléments : un dessin sur le garant et le mot « BAUER ». La Commission a conclu que la Marque de commerce n’avait pas été employée pendant la période pertinente et qu’il y avait lieu de la radier du registre des marques de commerce.

[7]               Bien que la conclusion de la Commission concernant l’« emploi » de la Marque de commerce aurait pu permettre de trancher la demande présentée par Easton, la Commission a néanmoins statué, de façon incidente, sur les deux questions suivantes : (i) la Marque de commerce a-t-elle été employée dans la pratique normale du commerce du propriétaire inscrit? (ii) l’emploi de la Marque de commerce s’appliquait-il en faveur du propriétaire inscrit, conformément à l’article 50 de la Loi? La Commission a répondu à la première des deux questions par l’affirmative, et à la seconde par la négative. Bien que je n’arrive pas à comprendre comment la Commission a pu conclure que la Marque de commerce a été employée dans la « pratique normale du commerce » si elle n’a pas été « employée » conformément à la marque déposée, cette question n’est pas pertinente en l’espèce. En ce qui a trait à la seconde question, la Commission a conclu que l’emploi de la Marque de commerce ne s’appliquait pas en faveur du propriétaire inscrit pendant la période pertinente.

III.             Les questions en litige

[8]               La demande de Bauer exige que la Cour examine trois questions :

1.                  Quelle est la norme de contrôle applicable?

2.                  La Marque de commerce qui a été employée est-elle conforme à la Marque de commerce qui a été déposée?

3.                  La Marque de commerce s’appliquait-elle en faveur du propriétaire inscrit pendant la période pertinente.

IV.             Analyse

A.                La norme de contrôle applicable

[9]               Il est bien établi en droit que lorsqu’un tribunal administratif interprète sa loi constitutive, la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Les tribunaux doivent donc normalement faire preuve de déférence à l’égard des décisions de la Commission portant sur l’interprétation de la Loi : voir Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 49, [2008] 1 RCS 190; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers » Association, 2011 CSC 61, aux paragraphes 34 et 39, [2011] 3 RCS 654. Toutefois, le paragraphe 56(5) de la Loi permet au demandeur d’apporter, lors de l’audience à la Cour fédérale, une preuve en plus de celle qui a été fournie devant le registraire. La Cour peut donc exercer le pouvoir discrétionnaire dont la Commission (qui agit pour le compte du registraire) est investie. Lorsqu’une preuve additionnelle qui pourrait avoir une incidence importante sur les conclusions du registraire est admise, la norme de contrôle applicable est alors celle de la décision correcte. Voir l’arrêt Brasseries Molson c John Labatt Ltée (CA), [2000] 3 RCF 145, au paragraphe 51, dans lequel le juge d’appel Rothstein, s’exprimant pour le compte des juges majoritaires de la Cour d’appel, a déclaré :

Même s’il y a, dans la Loi sur les marques de commerce, une disposition portant spécifiquement sur la possibilité d’un appel à la Cour fédérale, les connaissances spécialisées du registraire sont reconnues comme devant faire l’objet d’une certaine déférence. Compte tenu de l’expertise du registraire, et en l’absence de preuve supplémentaire devant la Section de première instance, je considère que les décisions du registraire qui relèvent de son champ d’expertise, qu’elles soient fondées sur les faits, sur le droit ou qu’elles résultent de l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, devraient être révisées suivant la norme de la décision raisonnable simpliciter. Toutefois, lorsqu’une preuve additionnelle est déposée devant la Section de première instance et que cette preuve aurait pu avoir un effet sur les conclusions du registraire ou sur l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, le juge doit en venir à ses propres conclusions en ce qui concerne l’exactitude de la décision du registraire. [...]

[Non souligné dans l’original.]

[10]           Pour les motifs qui deviendront évidents dans l’analyse ci‑dessous, je suis convaincu que la nouvelle preuve a eu une incidence importante sur les conclusions de la Commission et la décision rendue par celle-ci devrait être contrôlée selon la norme de la décision correcte.

B.                 La marque de commerce qui  a été employée par rapport à la Marque de commerce qui a été déposée

[11]           Bauer prétend que la marque de commerce qui a été employée et la Marque de commerce qui a été déposée ne sont pas différentes au point de rendre la Marque de commerce méconnaissable; elle a toujours conservé son identité. Selon l’article 2 de la Loi, une marque de commerce sert à indiquer la source d’un produit, d’un procédé ou d’un service, afin que les consommateurs sachent ce qu’ils achètent et en connaissent la provenance. À l’occasion, une marque de commerce déposée est employée de concert avec des éléments supplémentaires. Dans de telles situations, afin de déterminer s’il y a « emploi » de la marque déposée au titre de l’article 45, le public doit percevoir la marque de commerce comme étant distincte des éléments supplémentaires. Le critère utilisé pour déterminer si les caractéristiques dominantes de la marque de commerce déposée ont été maintenues a été énoncé dans l’arrêt Registraire des marques de commerce c Compagnie internationale pour l’informatique CII Honeywell Bull, SA, [1985] 1 CF 406, à la page 409 (CAF) [Honeywell Bull]. Il faut :

[...] comparer la marque de commerce enregistrée et la marque de commerce employée et [...] déterminer si les distinctions existant entre ces deux marques sont à ce point minimes qu’un acheteur non averti conclurait, selon toute probabilité, qu’elles identifient toutes deux, malgré leurs différences, des marchandises ayant la même origine.

[12]           Bauer admet que, au Canada, il n’existe que peu de décisions qui traitent d’une forme géométrique particulière appliquée à un endroit précis sur un produit (comme c’est le cas pour Skate’s Eyestay Design), à laquelle un élément supplémentaire (« BAUER ») a été ajouté. Par conséquent, Bauer invoque des précédents américains relatifs à des cas semblables : des marques de commerce qui consistent en une forme et un emplacement sur une étiquette, et des marques de commerce qui consistent en une forme employée comme arrière‑plan pour un mot. Dans ces deux cas, les tribunaux américains ont conclu que les marques de commerce étaient valides, et ont décidé que les formes géométriques, combinées avec leur emplacement, créaient pour le consommateur une impression commerciale distincte de celle créée par l’élément supplémentaire : voir Levi Strauss & Co c Blue Bell Inc, (1978) 200 USPQ 434 (ND Cali) (juge Burke); In re Haggar Co, (1982) 217 USPQ 81 (TTAB) (membre Rice).

[13]           Bauer soutient que la Marque de commerce a le même effet :

[traduction]

En raison de la façon dont les patins de hockey sont perçus par les consommateurs lorsqu’ils sont utilisés, et subséquemment dans la vente au détail, le public considère nécessairement que la Marque de commerce qui est appliquée aux patins de hockey Supreme 3000 et Pantera est employée par Bauer commemarque de commerce, et que [l’élément supplémentaire « BAUER »] qui est en surimposition dans la Marque de commerce est une marque de commerce distincte ou un nom commercial qui fait référence au nom de Bauer.

[14]           À cet égard, Bauer a soumis deux affidavits additionnels de M. Tim Pearson, Directeur des affaires et de la planification stratégique, qui n’ont pas été soumisà la Commission, et un rapport de Mme Ruth Corbin, qui a effectué un sondage sur la perception que les consommateurs ont de la Marque de commerce. M. Pearson soutient que la Marque de commerce est conçue pour être vue de loin, en particulier pendant les matchs de hockey de la Ligue nationale de hockey (LNH) diffusés à la télévision. Il affirme que la reconnaissance des marques de commerce dans l’industrie du hockey est fondée sur l’emploi des produits par les joueurs de hockey professionnels. Une fois que les consommateurs ont vu la Marque de commerce sur les patins de hockey d’un joueur de la LNH, ils vont rechercher la même marque de commerce dans les magasins, peu importe qu’elle comporte ou non l’élément supplémentaire « BAUER ». Les consommateurs reconnaîtront aussi de loin la Marque de commerce dans les magasins lorsqu’ils voudront acheter des patins de hockey. Dans l’élément de preuve supplémentaire qu’elle a déposé, Mme Corbin fait état d’un rapport relatif à un sondage mené auprès des consommateurs, dans lequel des acheteurs de patins, choisis au hasard dans divers magasins de sport au Canada, ont reçu un questionnaire et ont été répartis dans trois groupes. Seuls deux des trois groupes sont importants aux fins de la présente analyse. Au premier groupe, on a montré un patin de hockey noir portant la Marque de commerce telle qu’elle a été déposée (c.-à-d. sans l’élément supplémentaire « BAUER »). Au second groupe, on a montré un patin de hockey noir avec une applique blanche de forme ovale qui n’avait jamais été appliquée auparavant sur des patins de hockey vendus sur le marché. Les résultats du sondage ont démontré qu’un nombre statistiquement important de consommateurs a été en mesure de reconnaître l’origine de la Marque de commerce, sans que le nom « BAUER » figure en surimposition sur la marque.

[15]           Enfin, Bauer soutient que les changements mineurs au dessin de la Marque de commerce telle qu’elle est employée ne la rendent pas méconnaissable. Bauer conteste les conclusions de la Commission selon lesquelles « [la Marque de commerce] telle qu’elle est employée » est maintenant composée de deux éléments : un design sur le garant et le mot « BAUER ». En toute déférence, nonobstant la nouvelle preuve, je ne souscris pas à la conclusion de la Commission. Selon moi, les différences ne sont pas telles qu’un consommateur, se trouvant à une certaine distance, ne serait pas en mesure de reconnaître que les patins de hockey affichant la Marque de commerce telle qu’elle est employée sont fabriqués par Bauer. Je suis particulièrement surpris par la distinction établie par la Commission relativement aux formes de la Marque de commerce telle qu’elle a été déposée (un rectangle) et telle qu’elle est employée (un parallélogramme). Je le précise pour deux raisons. Premièrement, en fonction de l’endroit où elle est située sur le garant, la Marque de commerce peut être perçue soit comme un rectangle, soit comme un parallélogramme. Deuxièmement et de façon très fondamentale, un rectangle est une forme de parallélogramme.

[16]           Étant donné mes observations énoncées au paragraphe 15, auxquelles s’ajoutent les éléments de preuve supplémentaires présentés à la Cour, je conclus que la décision de la Commission ne satisfait pas à la norme de la décision correcte. Les consommateurs pourraient vraisemblablement tirer l’inférence que l’origine de Skate’s Eyestay Design, même sans l’élément supplémentaire, est Bauer.

C.                 L’emploi de la Marque de commerce s’applique-t-il en faveur du propriétaire inscrit?

[17]           La Commission a conclu que l’emploi de la Marque de commerce ne s’appliquait pas en faveur du propriétaire inscrit. Compte tenu de la preuve dont la Commission disposait, sa conclusion était manifestement  raisonnable à cet égard. Toutefois, Bauer a présenté des éléments de preuve additionnels visant à lever toute « ambiguïté » entourant les entités de Bauer. Ces nouveaux éléments de preuve comprenaient la preuve de plusieurs changements touchant la société qui ont eu lieu entre le 1er novembre 2002 et le 16 avril 2008, soit pendant la période pertinente. Après avoir examiné les nouveaux éléments de preuve, je suis convaincu qu’il existait un contrat de licence entre le propriétaire inscrit, Nike International Ltd, et la personne morale qui vendait les patins à glace Supreme 3000, à savoir Nike Bauer Hockey Corp.

[18]           Enfin, lorsqu’un contrat de licence contient une clause relative au contrôle, il existe une présomption selon laquelle le propriétaire inscrit de la marque de commerce contrôle directement ou indirectement les caractéristiques ou la qualité des produits : voir McCarthy Tetrault LLP c Rex Inc, (2007) 65 CPR (4th) 46. Le contrat de licence en cause dans la présente affaire contenait une telle clause. Je suis convaincu que le propriétaire inscrit contrôlait les caractéristiques et la qualité des produits.

V.                Dispositif

[19]           Je suis convaincu que les deux affidavits additionnels de M. Pearson, ainsi que le rapport de Mme Corbin auraient changé de façon importante l’issue de la décision de la Commission, et, au vu de tels éléments de preuve, la décision rendue par la Commission ne satisfait pas à la norme de la décision correcte. En conséquence, j’annulerais la décision de la Commission.

JUGEMENT

LA COUR STATUE que la décision de la Commission est annulée, sans dépens.

« B. Richard Bell »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


INTITULÉ :

CORPORATION BAUER HOCKEY c HOCKEY EASTON CANADA, INC.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 12 DÉCEMBRE 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BELL

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

 

LE 15 DÉCEMBRE 2016

 

COMPARUTIONS :

François Guay

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Personne n’a comparu

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Smart & Biggar

Montréal (Québec)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Dimock Stratton, s.r.l.

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

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