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Date : 20161207


Dossier : T-161-16

Référence : 2016 CF 1348

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 7 décembre 2016

En présence de monsieur le juge Martineau

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

demandeur

et

PEI XUAN HUANG

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La défenderesse, Mme Pei Xuan Huang, est une citoyenne chinoise qui a demandé la citoyenneté canadienne le 16 mars 2012. Une juge de la citoyenneté a approuvé sa demande de citoyenneté le 31 décembre 2015. Le demandeur, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, sollicite l’annulation de la décision attaquée et le renvoi du dossier à un autre juge de la citoyenneté.

[2]               Pour les motifs qui suivent, il est fait droit à la présente demande de contrôle judiciaire.

[3]               En juin 2014, l’alinéa 5(1)c) de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C‑29 [la Loi] a été modifié pour préciser que le demandeur doit être « effectivement présent » au Canada pour un certain nombre de jours, s’il veut obtenir la citoyenneté canadienne. Cependant, étant donné que la défenderesse a déposé sa demande avant cette modification, sa demande de citoyenneté est visée par l’ancienne version de la Loi (alinéa 31(1)a) du projet de loi C‑24, Loi modifiant la Loi sur la citoyenneté et d’autres lois en conséquence, 2e session, 41e législature, 2014 (sanctionnée le 19 juin 2014), LC 2014, c 22).

[4]               Le texte de l’ancien alinéa 5(1)c) de la Loi, se lit ainsi :

5 (1) Le ministre attribue la citoyenneté à toute personne qui, à la fois :

5 (1) The Minister shall grant citizenship to any person who

[…]

[…]

 

c) est un résident permanent au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés et a, dans les quatre ans qui ont précédé la date de sa demande, résidé au Canada pendant au moins trois ans en tout, la durée de sa résidence étant calculée de la manière suivante :

(c) is a permanent resident within the meaning of subsection 2(1) of the Immigration and Refugee Protection Act, and has, within the four years immediately preceding the date of his or her application, accumulated at least three years of residence in Canada calculated in the following manner :

 

[…]

[…]

 

[Non souligné dans l’original.]

[Emphasis added]

 

[5]               Pour que sa demande de citoyenneté soit approuvée, la défenderesse était tenue de démontrer que « dans les quatre ans qui ont précédé la date de sa demande, [elle a] résidé au Canada pendant au moins trois ans en tout », à savoir entre le 16 mars 2008 et le 16 mars 2012, [la période de quatre ans pertinente]. La défenderesse a déclaré dans sa demande de citoyenneté que, pendant la période de quatre ans pertinente, elle avait été présente effectivement 560 jours au Canada et absente 900 jours, pour un total de 1 460 jours. Il n’est pas contesté que la demanderesse n’a pas été effectivement présente au Canada pendant au moins 1 095 jours. Quoi qu’il en soit, la demanderesse a invité la juge de la citoyenneté à examiner sa demande en fonction de la qualité de sa résidence au Canada.

[6]               D’après la jurisprudence, pour répondre aux conditions que posait l’ancien alinéa 5(1)c) de la Loi, le demandeur devait démontrer, en premier lieu, qu’il avait établi sa résidence au Canada avant ou au début de la période de quatre ans pertinente. En outre, le demandeur devait établir que, pendant la période de quatre ans pertinente, il avait résidé au Canada pendant le nombre de jours exigé en utilisant l’une des méthodes suivantes : 1) présence effective au Canada pour un minimum de 1 095 jours : Pourghasemi (Re) (CFPI), [1993] ACF no 232) [Pourghasemi]; 2) au moins trois ans de « résidence au Canada », définie comme étant le lieu où « une personne s’installe en pensée et en fait à un endroit ou y maintient ou y centralise son mode de vie habituel, avec son cortège de relations sociales, d’intérêts et de convenances » : Re Papadogiorgakis, [1978] 2 CF 208 (QL), 88 DLR (3d) 243 (1re inst.) [Papadogiorgakis]; ou 3) au moins trois ans de « résidence au Canada », étant définie comme étant le lieu où le demandeur « vit régulièrement, normalement ou habituellement selon six critères précis » : Koo (Re), 1992 CanLII 2417 (CF), [1993] 1 CF 286 [Koo], et qui est le critère que la juge de la citoyenneté a choisi en l’espèce.

[7]               Dans Koo, le juge Reed écrit, au paragraphe 10 [le critère du jugement Koo] :

La conclusion que je tire de la jurisprudence est la suivante: le critère est celui de savoir si l’on peut dire que le Canada est le lieu où le requérant « vit régulièrement, normalement ou habituellement ». Le critère peut être tourné autrement : le Canada est-il le pays où le requérant a centralisé son mode d’existence? Il y a plusieurs questions que l’on peut poser pour rendre une telle décision :

1)         la personne était-elle physiquement présente au Canada durant une période prolongée avant de s’absenter juste avant la date de sa demande de citoyenneté?

2)         où résident la famille proche et les personnes à charge (ainsi que la famille étendue) du requérant?

3)         la forme de présence physique de la personne au Canada dénote‑t‑elle que cette dernière revient dans son pays ou, alors, qu’elle n’est qu’en visite?

4)         quelle est l’étendue des absences physiques (lorsqu’il ne manque à un requérant que quelques jours pour atteindre le nombre total de 1 095 jours, il est plus facile de conclure à une résidence réputée que lorsque les absences en question sont considérables)?

5)         l’absence physique est-elle imputable à une situation manifestement temporaire (par exemple, avoir quitté le Canada pour travailler comme missionnaire, suivre des études, exécuter un emploi temporaire ou accompagner son conjoint, qui a accepté un emploi temporaire à l’étranger)?

6)         quelle est la qualité des attaches du requérant avec le Canada : sont‑elles plus importantes que celles qui existent avec un autre pays?

[8]               Le 31 décembre 2015, malgré que la défenderesse n’ait été effectivement présente que 560 jours au cours de la période de quatre ans pertinente – et qu’il lui manquait donc 535 jours pour arriver au nombre de jours prescrit de 1 095 – la juge de la citoyenneté s’est néanmoins déclarée convaincue que la demanderesse répondait à l’obligation de résidence prévue au paragraphe 5(1) de la Loi.

[9]               La juge de la citoyenneté a appliqué l’approche analytique exposée dans Koo, et en est arrivée aux conclusions suivantes :

a)                  les preuves figurant au dossier indiquent que la défenderesse a été effectivement présente au Canada pendant environ huit ans avant ses récentes absences;

b)                  la défenderesse a établi que sa sœur et ses parents résidaient au Canada en qualité de résidents permanents depuis 2010 et 2013 respectivement. Pendant qu’elle se trouvait à l’étranger avec sa fille et son époux, un citoyen canadien, sa sœur et son beau‑frère ont pris soin de son condominium;

c)                  la juge de la citoyenneté a été convaincue que le genre de voyages qu’effectuait la défenderesse correspondait à quelqu’un qui réside de façon permanente au Canada, mais qui a quitté ce pays pour accompagner son mari;

d)                 même si la défenderesse n’a pas résidé pendant les 1 095 jours exigés par la Loi, les absences de la défenderesse s’expliquaient par le fait qu’elle voyageait avec son mari pour son travail à lui;

e)                  les preuves indiquent que les absences de la défenderesse ont été causées par une situation manifestement temporaire;

f)                   divers éléments ont amené la juge de la citoyenneté à penser que la défenderesse avait des liens avec le Canada, par exemple, le fait qu’elle avait étudié le français et le droit et qu’elle ait été propriétaire d’un dépanneur.

[10]           La conclusion qu’a tiré la juge de la citoyenneté selon laquelle la défenderesse répondait à l’obligation de résidence prévue à l’alinéa 5(1)c) de la Loi est une question mixte de fait et de droit. La question soumise à la Cour est celle de savoir si la juge de la citoyenneté a commis un certain nombre d’erreurs susceptibles d’être révisées dans son application des critères de la décision Koo, comme l’allègue le demandeur. Dans le cadre d’un contrôle judiciaire, la Cour ne peut apprécier à nouveau les preuves pour en arriver au résultat qu’elle préférerait (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Iluebbey, 2016 CF 946, [2016] ACF no 927, au paragraphe 46). La Cour doit donc faire preuve de retenue à l’égard des conclusions de la juge de la citoyenneté pourvu qu’elles s’appuient sur les preuves figurant au dossier et que le résultat auquel en est arrivée la juge de la citoyenneté fasse partie de la gamme des issues possibles et acceptables. Ce n’est toutefois pas le cas en l’instance. Les réponses fournies par la juge de la citoyenneté à chacune des six questions mentionnées dans Koo sont viciées, cumulativement, par une incompréhension fondamentale de l’objet et du but du critère d’analyse. C’est ce qui rend le résultat déraisonnable.

[11]           Le critère du jugement Koo n’est pas rigide, puisque, pour le décideur, les six facteurs sont indicatifs et non pas immuables. Cela dit, le critère du jugement Koo exige que le juge de la citoyenneté tire des conclusions claires à l’égard des six facteurs et qu’il concilie ensuite les conclusions favorables avec les conclusions défavorables (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Ojo, 2015 CF 757, [2015] ACF no 758, au paragraphe 32 [Ojo]). Le critère qualitatif n’est pas facile à respecter, étant donné que les liens avec le Canada doivent être très étroits pour que le juge de la citoyenneté puisse assimiler de longues périodes d’absence à des périodes de résidence au Canada (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Nandre, 2003 CFPI 650, [2003] ACF no 841; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Du, 2016 CF 420, [2016] ACF no 435, au paragraphe 18). La présence effective est l’élément essentiel qui permet d’établir la résidence, même en appliquant le critère du jugement Koo, parce que cette présence n’est pas du tout la même chose que le fait de venir au Canada et de quitter fréquemment ce pays, sans y résider suffisamment longtemps pour expérimenter le mode de vie canadien (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Olafimihan, 2013 CF 603, [2013] ACF n672, au paragraphe 26 [Olafimihan]). Il s’agit de savoir si la nature de la présence effective au Canada reflète le souci de revenir chez soi ou celui de simplement visiter le Canada (troisième facteur), c’est là l’essentiel du critère du jugement Koo (Olafimihan, aux paragraphes 25-26). Le fait que le requérant ait acheté une maison ou qu’il loue un appartement au Canada, qu’il paie des impôts au Canada, sont des indices passifs qui ne peuvent, à eux seuls, établir une présomption de résidence pendant la période de quatre ans pertinente (Canada (Ministre de Citoyenneté et Immigration) c Chen, 2004 CF 848, [2004] ACF n1040, au paragraphe 10, faisant référence à Wu c Canada (Ministre de Citoyenneté et Immigration), 2003 CFPI 435, [2003] ACF n639 (1re inst.) (QL)). Bref, si la défenderesse est demeurée propriétaire au Canada pendant la période pertinente, ses longues absences du Canada en compagnie de sa famille proche montrent que, structurellement, elle vivait à l’étranger et n'y faisait pas des séjours temporaires (voir Canada (Citoyenneté et Immigration) c Chang, 2013 CF 432, [2013] ACF n485, au paragraphe 11; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Willoughby, 2012 CF 489, [2012] ACF n626, au paragraphe 9).

[12]           En l’espèce, il n’existe pas d’élément indiquant que la juge de la citoyenneté ait essayé de concilier tous les facteurs favorables et défavorables, comme l’exige Koo. Au contraire, la juge de la citoyenneté a mis de côté des facteurs défavorables importants au cours de son examen. Néanmoins, les preuves au dossier n’appuient pas les conclusions tirées par la juge de la citoyenneté. À ce titre, sa conclusion ne fait pas partie des issues acceptables. Une des erreurs fondamentales que l’on retrouve dans le raisonnement de la juge de la citoyenneté, c’est qu’elle a accordé une importance injustifiée aux raisons expliquant les très longues périodes d’absence de la défenderesse du Canada. En l’espèce, il n’est pas contesté que la défenderesse ait dû quitter le Canada en 2008 à cause des obligations professionnelles de son mari, qui, après avoir perdu son poste au Canada, avait trouvé un nouvel emploi en Chine. Il a ensuite obtenu un emploi aux États-Unis en 2010. La juge de la citoyenneté a vu là une situation temporaire, mais il demeure que, pendant leur séjour aux États-Unis, la défenderesse et son mari ont délibérément demandé le statut de résident permanent. Il est donc évident que la défenderesse et son mari ont volontairement choisi, après avoir quitté le Canada, de résider de façon permanente aux États‑Unis et la juge de la citoyenneté a tiré une conclusion de fait abusive et arbitraire lorsqu’elle a qualifié la situation de « manifestement temporaire ».

[13]           La juge de la citoyenneté a également déclaré dans sa décision que les absences de la défenderesse correspondaient à celles d'une personne qui réside de façon permanente au Canada, mais qui a quitté ce pays pour accompagner son mari. Cela ne modifie toutefois pas le fait qu’en vivant à l’étranger avec son mari et son enfant, la demanderesse n’a pas centralisé son mode de vie au Canada pendant la période de quatre ans pertinente. Il est également manifeste que les brefs voyages de la défenderesse, associés à de longues absences, montrent plutôt qu’elle visitait le Canada plutôt qu’elle revenait chez elle. Comme l’a déclaré la Cour, pour ce qui est du troisième facteur du critère du jugement Koo, le décideur doit rechercher les éléments qui démontrent que le Canada est le pays où le requérant revient, et non un pays où il se trouve en visite. C’est pourquoi il est difficile qu’un requérant écarte la conclusion selon laquelle il n’a fait que « visiter » un pays lorsqu’il ne passe même pas 50 % de son temps dans celui-ci (Olafimihan, au paragraphe 25).

[14]           La juge de la citoyenneté a également écarté le quatrième facteur du jugement Koo. En fait, il ne manquait pas à la défenderesse « quelques jours pour atteindre le total de 1 095 jours exigé », mais il lui manquait 535 jours, pour obtenir le nombre minimum de jours exigés. En réalité, la défenderesse n’a été effectivement présente au Canada que pour moins de 40 % de la période de quatre ans pertinente.

[15]           Pour ce qui est du sixième facteur du critère du jugement Koo, la juge de la citoyenneté a commis une erreur dans la qualification des liens qu’entretenait la défenderesse avec le Canada au cours de la période pertinente. Le fait que la défenderesse n’a pas cessé d’être une « résidente permanente » aux fins des dispositions du paragraphe 28(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, c 27, parce qu’elle accompagnait son mari à l’étranger, ne veut pas dire qu’elle « résidait au Canada » aux fins de l’alinéa 5(1)c) de la Loi. En fait, avant de demander la citoyenneté canadienne, la défenderesse a obtenu le statut de résidente permanente aux États-Unis. Il est difficile de savoir exactement à quel moment elle a fait cette demande, mais il est certain que la demande de résidence permanente aux États-Unis est antérieure à la demande de citoyenneté canadienne. Ce fait obscurcit encore davantage les véritables intentions de la défenderesse. Il semble que la défenderesse soit établie à Montréal depuis 2013, mais cela n’est pas pertinent, parce que cela ne renforce pas la qualité de ses liens avec le Canada, sans mentionner le fait que cette situation est postérieure à la période de quatre ans pertinente. Je mentionne en passant que les raisons du retour au Canada de la défenderesse en 2013 n’ont pas été clairement expliquées.

[16]           Pour conclure, la Cour souligne que l’objectif réel du critère du jugement Koo est d’évaluer si la personne entretient des liens suffisamment étroits avec le Canada pour justifier l’attribution de la citoyenneté – et non pas d’évaluer la question de savoir si la personne a quitté le Canada pour des raisons valides (voir Ojo, au paragraphe 34). En l’espèce, la juge de la citoyenneté a mal appliqué le critère du jugement Koo en accordant une importance trop grande aux motifs expliquant les longues absences de la défenderesse et en omettant d’examiner des facteurs défavorables importants. La décision attaquée ne peut donc pas être qualifiée de raisonnable.

[17]           Pour ces motifs, il est fait droit à la présente demande. La décision est annulée et le dossier renvoyé pour nouvel examen à un autre juge de la citoyenneté. Aucune question n’est certifiée.


JUGEMENT

LA COUR STATUE qu’il est fait droit à la présente demande de contrôle judiciaire. La décision attaquée rendue par la juge de la citoyenneté le 31 décembre 2015 est annulée et le dossier renvoyé pour nouvel examen à un autre juge de la citoyenneté. Aucune question n’est certifiée.

« Luc Martineau »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-161-16

 

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c PEI XUAN HUANG

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 30 NOVEMBRE 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MARTINEAU

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :

 

LE 7 DÉCEMBRE 2016

 

COMPARUTIONS :

Andrea Shahin

 

POUR LE DEMANDEUR

Mai Nguyen

 

POUR La défenderesse

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LE DEMANDEUR

Doyon, Nguyen, Tutunjian & Cliche-Rivard, avocats - S.E.N.C.

Montréal (Québec)

 

POUR La défenderesse

 

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