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Date : 20161207

Dossier : T-126-15

Référence : 2016 CF 1352

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 7 décembre 2016

En présence de monsieur le juge Annis

ENTRE :

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

demandeur

et

IGGILLIS HOLDINGS INC. ET IAN GILLIS

défendeurs

et

ABACUS CAPITAL CORPORATIONS MERGERS AND ACQUISITION

intervenante

JUGEMENT ET MOTIFS

Table des matières

I.            Aperçu. 4

II.          Exposé des faits. 16

III.        Cadre législatif 24

IV.        Questions en litige. 24

V.          Analyse. 24

A.         La note de service Abacus est-elle, à première vue, protégée par le secret professionnel de l’avocat?  24

(1)        Le droit du secret professionnel de l’avocat 24

(2)        La note de service Abacus est à première vue protégée par le secret professionnel de l’avocat 26

B.          La note de service Abacus est-elle protégée par le privilège d’intérêt commun?. 31

(1)        Le droit du privilège d’intérêt commun. 31

(2)        La note de service Abacus est protégée par le privilège d’intérêt commun conformément à la décision Pitney Bowes  37

C.         Le privilège d’intérêt commun est-il une composante valide du principe du secret professionnel de l’avocat?  42

(1)        Introduction. 42

(2)        L’Établissement et le récent élargissement du privilège d’intérêt commun relatif aux consultations juridiques  44

(3)        Le privilège d’intérêt commun consultatif en tant qu’exception à la renonciation est incompatible avec le principe du secret professionnel de l’avocat et l’en dépouille de toute signification. 66

(4)        Le secret professionnel de l’avocat doit être interprété de manière stricte. 75

(5)        Les justifications émergentes du privilège d’intérêt commun n’ont aucun fondement 79

D.         Conserver le privilège d’intérêt commun relatif au litige tout en rejetant le privilège d’intérêt commun consultatif 83

(1)        Introduction. 83

(2)        La Cour devrait-elle évaluer si le privilège d’intérêt commun devrait être limité aux litiges?. 85

(3)        La raison d’être et les objectifs du privilège relatif au litige et du secret professionnel de l’avocat relatif aux consultations sont fondamentalement différents. 88

(4)        Les communications en prévision d’un litige sont distinctes de celles dont on prévoit qu’elles susciteront un litige  95

(5)        Les différents fondements du privilège relatif au litige et du secret professionnel de l’avocat entraînent des fondements différents pour déterminer s’il y a lieu de reconnaître un privilège d’intérêt commun. 99

(6)        Réexamen de l’arrêt Ambac et de l’article de la professeure Giesel 101

VI.        Analyse coûts-avantages du privilège d’intérêt commun consultatif 104

A.         L’analyse coûts-avantages ne peut pas être appliquée pour greffer le privilège d’intérêt commun consultatif au privilège générique du secret professionnel de l’avocat 104

B.          Les avantages du privilège d’intérêt commun pour l’administration de la justice. 106

(1)        Les avantages pour l’administration de la justice décrits dans l’arrêt Ambac. 106

(2)        Encourager une divulgation de qualité pour assurer une représentation plus efficace menant à un comportement plus conforme. 108

(3)        Le privilège d’intérêt commun aide à éviter un litige et une responsabilité. 113

(4)        Avantages systémiques du privilège d’intérêt commun. 116

C.         Les coûts du privilège d’intérêt commun pour l’administration de la justice. 117

(1)        Une augmentation du nombre de communications privilégiées. 117

(2)        Le privilège d’intérêt commun refuse aux tribunaux l’accès à des éléments de preuve de fond importants et pertinents. 120

(3)        Le privilège d’intérêt commun consultatif offre un privilège qui n’est pas disponible pour la plupart des personnes qui ont recours à des services de consultation juridique. 122

(4)        Possibilité d’abus du privilège d’intérêt commun. 124

(5)        Le privilège d’intérêt commun consultatif entraîne un coût pour l’administration de la justice en permettant des opérations commerciales pour lesquelles un litige est anticipé. 130

D.         Principes sociaux externes. 130

(1)        Les considérations de principe ne sont pas pertinentes au privilège d’intérêt commun. 131

(2)        Les avantages sociaux du privilège d’intérêt commun doivent être prouvés selon la prépondérance des probabilités. 133

(3)        La preuve à l’appui de la thèse selon laquelle le privilège d’intérêt commun est nécessaire pour favoriser les opérations commerciales est, au mieux, spéculative. 135

(4)        Le privilège d’intérêt commun consultatif nuit à l’administration de la justice en permettant des opérations commerciales pour lesquelles on prévoit un litige. 138

(5)        De nombreuses opérations commerciales qui auraient été facilitées par le privilège d’intérêt commun n’offrent aucune valeur, mais contribuent aux difficultés auxquelles la société fait face. 141

VII.      Conclusion. 144

I.                    Aperçu

[1]               La présente demande vise à déterminer si les défendeurs peuvent revendiquer un privilège d’intérêt commun afin de protéger les communications confidentielles entre un avocat et son client divulguées durant la négociation d’une opération commerciale pour la vente d’actions des sociétés des défendeurs à l’intervenante. Ces communications sont présumées porter sur un intérêt juridique commun des parties contractantes en vue de permettre la réalisation de la vente.

[2]               Étant donné l’évolution peu orthodoxe du règlement de cette affaire, la Cour offre une brève description du processus suivi pour en arriver à ses conclusions. Cela servira également de feuille de route de la décision.

[3]               Le demandeur a signifié des demandes de renseignements identiques [les demandes] aux défendeurs afin de les enjoindre à produire un document [la note de service Abacus ou la note de service] en vertu du paragraphe 231.2(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985), ch. 1 (5e suppl.), telle que modifiée [la LIR ou la Loi].

[4]               Les deux défendeurs ont refusé de produire la note de service. Le demandeur dépose maintenant la présente demande sommaire en vertu du paragraphe 231.7(1) de la Loi en vue de faire exécuter les demandes. Abacus Capital Corporations Mergers and Acquisitions [Abacus ou l’intervenante] est intervenue dans la présente affaire, déposant des éléments de preuve et présentant des arguments à l’appui du secret professionnel de l’avocat qu’elle revendique à l’égard de la note de service Abacus.

[5]               La note de service Abacus a été rédigée par Joel Nitikman [M. Nitikman], avocat de l’intervenante, Abacus, et a été communiquée à Richard Kirby [M. Kirby], avocat des deux défendeurs, dans le cadre de l’achat, par Abacus, et de la vente, par les deux défendeurs, de certains actifs et de certaines actions [les actions]. M. Kirby a également participé à la formulation du contenu de la note de service par l’entremise d’échanges avec M. Nitikman avant la rédaction de celle-ci.

[6]               Abacus se compose d’un grand groupe de sociétés, de sociétés de personnes et de fiducies. Elle participe aux efforts de planification fiscale, notamment en offrant des conseils sur les montages financiers des sociétés. Ces conseils, se matérialisant en une réduction de l’impôt à payer, bénéficient aux personnes ou aux entités qui font appel à ses services. En l’espèce, 17 sous-opérations [les opérations] ont été conclues (y compris des opérations antérieures et postérieures à la vente et la vente elle-même) dans le but de réaliser ce qui est décrit collectivement comme étant l’« opération », par laquelle une entité d’Abacus a acquis les actions des sociétés des défendeurs.

[7]               Aucune lettre d’intention formelle n’a été conclue entre les défendeurs et Abacus. Cependant, les opérations et leurs effets quant à l’application de la Loi à leur égard ont été décrits dans la note de service vis-à-vis de laquelle les défendeurs revendiquent maintenant le secret professionnel de l’avocat.

[8]               Plus précisément, les défendeurs soutiennent que la note de service fait l’objet d’un privilège d’intérêt commun. Il s’agit d’un principe juridique accessoire au privilège habituel du secret professionnel de l’avocat et selon lequel la divulgation de communications privilégiées à des parties qui partagent un intérêt juridique commun n’entraîne pas la renonciation au privilège de manière à mettre fin à sa protection contre la divulgation dans le cadre de processus juridiques axés sur la recherche de la vérité.

[9]               Il reste une certaine confusion concernant l’application du privilège d’intérêt commun. Aucune controverse n’entoure la nature secrète des communications faisant l’objet d’un intérêt commun dans des cas où au moins deux clients sont représentés par le même avocat. C’est ce qu’on appelle habituellement le secret professionnel conjoint. Il existe toutefois une certaine controverse concernant le principe du secret professionnel de l’avocat lorsque différents clients sont représentés par différents avocats [avocats alliés] qui se partagent des renseignements privilégiés sur une question faisant l’objet d’un intérêt juridique commun non liée au litige en cours ou prévu. Ces renseignements portent souvent sur des opérations commerciales, comme c’est le cas en l’espèce. Pour les besoins de la présente affaire, et dans les affaires les plus récentes sur ce sujet, le privilège d’intérêt commun renvoie expressément au privilège qui s’applique lorsque des avocats s’allient, et non lorsque des communications juridiques sont échangées dans un contexte de secret professionnel conjoint.

[10]           Les défendeurs se fondent sur une abondante jurisprudence américaine et canadienne, notamment sur une jurisprudence provenant de la common law, pour démontrer que le privilège d’intérêt commun est un principe reconnu qui s’applique à tous les aspects du secret professionnel de l’avocat, y compris aux opérations commerciales. Il reste toutefois une controverse importante concernant la portée du privilège d’intérêt commun, car treize États américains l’ont limité aux affaires relatives à des litiges, notamment aux cas de litige anticipé. Plus précisément, la Cour se fondera sur la décision rendue très récemment le 9 juin 2016 par la Cour d’appel de New York dans Ambac Assurance Corp v Countrywide Home Loans Inc, 27 NY (3d) 616 (CA 2016) [Ambac], où cette distinction a été établie et où le juge a refusé d’appliquer le privilège d’intérêt commun dans les circonstances qui ne sont pas liées à un litige. En vue d’analyser cette distinction, dans la présente décision, le privilège d’intérêt commun non relatif à un litige est la plupart du temps appelé « privilège d’intérêt commun consultatif (relatif aux consultations juridiques) » afin de le différencier du « privilège d’intérêt commun relatif au litige ». Le privilège d’intérêt commun consultatif est aussi souvent appelé dans la jurisprudence « privilège d’intérêt commun transactionnel », car une grande partie de la jurisprudence portant sur ce sujet concerne des opérations commerciales.

[11]           Le demandeur ne soutient pas que l’on doive établir une distinction entre le privilège d’intérêt commun consultatif et le privilège d’intérêt commun relatif aux litiges. Le privilège d’intérêt commun consultatif est largement accepté au Canada, même s’il n’a été examiné qu’une seule fois par notre Cour dans Pitney Bowes of Canada Ltd c. Canada, 2003 CFPI 214 [Pitney Bowes]. Cette décision a confirmé le principe, mais dans des situations qui, selon la Cour, s’appliquent au secret professionnel conjoint. Ni le privilège d’intérêt commun ni aucune distinction dans son application n’ont été examinés par la Cour d’appel fédérale, la Cour suprême du Canada ou la Cour suprême des États-Unis.

[12]           Le demandeur fait valoir que la note de service n’est pas privilégiée parce qu’il s’agit principalement d’un « document commercial » où l’avis juridique est accessoire à la nature réelle de l’opération. Le demandeur soutient également que la note de service ne fait pas l’objet d’un privilège d’intérêt commun et que, par conséquent, Abacus a perdu son privilège à l’égard de celle-ci, ou y a renoncé, lorsque M. Nitikman a communiqué la note à M. Kirby. La Cour rejette la thèse du demandeur.

[13]           Néanmoins, les conséquences du privilège d’intérêt commun en l’espèce ont causé des inquiétudes à la Cour en ce qui concerne l’équité étant donné l’incidence qu’il pourrait avoir s’il était appliqué dans un processus judiciaire visant à contester l’opération. La Cour a également eu de la difficulté à comprendre le fondement du principe du privilège d’intérêt commun tel qu’il est formulé dans la jurisprudence canadienne citée dans la décision Pitney Bowes. Au départ, elle ne savait pas que l’état du droit aux États-Unis concernant l’application limitée du privilège d’intérêt commun aux affaires liées à un litige n’était pas encore établi, car le demandeur n’avait pas soulevé cette question.

[14]           La première préoccupation de la Cour concernait l’effet du privilège d’intérêt commun sur la capacité de la Cour, au procès, à trancher définitivement la question de fond s’il était établi que la note de service était privilégiée. En l’espèce, la seule preuve décrivant comment l’opération a été réalisée et dont la Cour aurait disposée aurait consisté en les opérations qui en auraient résulté, comme le décrivent les documents publics. L’avocat des défendeurs l’a reconnu. Cela signifie que les tribunaux n’auraient plus accès aux communications juridiques échangées entre avocats ni aux renseignements connexes portant sur la façon dont l’accord a été négocié. Selon la Cour, ce résultat priverait non seulement les tribunaux d’une grande quantité d’information sur la façon dont les opérations ont été effectuées, mais les priverait également de renseignements importants hautement pertinents qui, à de nombreux égards, permettraient de trancher la question en litige.

[15]           La deuxième difficulté à laquelle s’est confrontée la Cour découle de la décision Pitney Bowes. Les défendeurs soutiennent que cette décision lie la Cour en raison des principes du stare decisis « horizontal » et de la courtoisie judiciaire qui s’appliquent aux décisions d’une même cour. En fait, je ne me range pas à la décision rendue dans Pitney Bowes, car elle se distingue par ses faits : il s’agit plutôt d’une question de représentation commune. J’invoque également des « raisons impérieuses » pour ne pas l’appliquer (R c. Henry, [2005] 3 RCS 609, au paragraphe 44 (CSC); Pfizer Canada Inc. c. Apotex Inc., 2014 CAF 250, au paragraphe 115). L’une de ces raisons était ma préoccupation initiale concernant la conclusion de la Cour selon laquelle « les valeurs économiques et sociales inhérentes à la promotion des transactions commerciales [...] favorisaient la reconnaissance d’un tel privilège » (Pitney Bowes, au paragraphe 17).

[16]           La Cour n’a pas compris comment le secret professionnel de l’avocat, qui est reconnu depuis longtemps comme étant une forme générique de privilège ne nécessitant pas de corroboration, se justifiait dans un domaine précis de la pratique juridique touchant les opérations commerciales et, par ailleurs, que cela se faisait sur le fondement de « valeurs économiques et sociales ». Cela semble être une application de l’évaluation au cas par cas requise pour établir une nouvelle forme de privilège. Après un examen approfondi, la Cour conclut que les questions relatives au secret professionnel de l’avocat sont, dans tous les cas, limitées aux facteurs touchant l’administration de la justice, ce qui signifie que les valeurs économiques et sociales ne sont pas pertinentes aux fins de la discussion.

[17]           Quant à faire valoir les « valeurs économiques et sociales » de la société, je ne pouvais pas non plus appliquer ce raisonnement aux dix-sept opérations pro forma de la présente affaire, qui ont été effectuées dans le seul but d’éviter de payer de l’impôt sur une opération commerciale. L’évitement fiscal est autorisé eu égard à l’application stricte des principes d’interprétation et de la primauté du droit, mais ce n’est pas une conduite qui devrait être incitée et appuyée par de nouvelles théories sur le privilège destinées à tenir à l’écart des tribunaux des éléments de preuve pertinents qui contestent la légalité de ces stratagèmes.

[18]           Troisièmement, la Cour a également reconnu une divergence entre le privilège d’intérêt commun et ce que l’on pourrait décrire comme les « principes fondateurs de Wigmore » du secret professionnel de l’avocat soulevés dans deux affaires américaines présentées par le demandeur. Parmi les passages de Wigmore ayant attiré l’attention de la Cour, notons la citation suivante reproduite dans Duplan Corp v. Deering Milliken Inc, 397 F Supp 1146 (DSC 1974), au paragraphe 1175 [Duplan] :

[traduction] Le privilège est conçu pour que le client ait une liberté d’esprit objective lorsqu’il demande un avis juridique (précité, art. 2291). Il ne concerne pas la liberté d’esprit d’autres personnes ni le désir de l’avocat de garder secrètes les affaires qu’il règle dans le dossier d’un client. Il n’est donc pas suffisant que l’avocat, lorsqu’il invoque le privilège, mentionne que l’information lui a été communiquée alors qu’il agissait pour le client ou qu’elle lui a été communiquée par un tiers à l’intention du client.

[Non souligné dans l’original.]

[19]           La Cour a par ailleurs compris qu’il y avait initialement une controverse entourant la question de savoir si le privilège d’intérêt commun pouvait s’appliquer au-delà des circonstances faisant intervenir le secret professionnel conjoint. Cela a soulevé la question de savoir comment les principes de Wigmore relatifs au secret professionnel de l’avocat ont été contournés. Dans Bank Brussels Lambert v Credit Lyonnais (Suisse), 160 FRD 437 (SD NY 1995) [Bank Brussels Lambert], il a été fait mention de plusieurs décisions, l’une étant North River Insurance Co v Philadelphia Reinsurance Corp, 797 F Supp 363 (D NJ 1992). Dans cette affaire, la Cour ne pouvait pas justifier l’incohérence entre le principe du privilège d’intérêt commun et les principes du secret professionnel de l’avocat, énonçant à la page 367 que [traduction] « le principe de l’intérêt commun s’écarte complètement de ses ancrages dans le droit traditionnel du privilège lorsqu’il est jugé de manière générale qu’il s’applique dans d’autres contextes que ceux où il y a double représentation » [non souligné dans l’original].

[20]           Étant donné les préoccupations de la Cour décrites précédemment, la Cour a demandé à l’avocat des parties de présenter des observations sur plusieurs questions, notamment sur le poids accordé, dans Pitney Bowes, aux valeurs sociales et culturelles et à d’autres facteurs pertinents de cette nature et sur la question de savoir si le privilège d’intérêt commun était un privilège générique ou au cas par cas, afin de l’aider à comprendre le détournement apparent, par la théorie du privilège d’intérêt commun, des principes de Wigmore concernant le secret professionnel de l’avocat. Bien que les parties aient répondu à cette directive, la Cour n’était pas convaincue que ses demandes avaient reçu une réponse.

[21]           C’est à ce moment-là que la Cour a eu connaissance d’un récent article de la professeure Grace M. Giesel, de la Brandeis School of Law de l’Université de Louisville (End the Experiment: The Attorney-Client Privilege Should Not Protect Communications in the Allied Lawyer Setting (2011-2012) 95 Marq L Rev 475 [l’article Giesel ou Giesel]). Comme le titre l’indique, la professeure Giesel a semé la controverse en concluant que le privilège d’intérêt commun, qu’elle décrit comme un [traduction] « privilège de l’avocat allié », devrait être jugé invalide dans les contextes de consultation juridique et de litige. Sa thèse est que le privilège d’intérêt commun est incompatible avec le principe du secret professionnel de l’avocat et que le coût pour les processus judiciaires de recherche de la vérité l’emporte sur les avantages allégués.

[22]           L’étude de l’évolution du droit relatif au privilège d’intérêt commun réalisée par la professeure Giesel a démontré, à la satisfaction de la Cour, que son acceptation était [traduction] « un peu furtive », déguisée en un proche cousin des situations d’intérêt commun dans le contexte du secret professionnel conjoint. Plus important encore, la professeure Giesel a prouvé qu’en raison du malentendu concernant le lien entre le privilège d’intérêt commun et le secret professionnel conjoint, en aucun moment dans sa longue histoire une analyse juridique approfondie n’avait été réalisée à l’égard du principe du privilège d’intérêt commun. Elle semble également être la première juriste à effectuer une analyse coûts-avantages du principe.

[23]           La Cour a par la suite appris que l’article Giesel était cité dans l’arrêt Ambac. La Cour d’appel de New York, par une majorité de 4 contre 2, a rejeté la revendication de privilège d’intérêt commun, limitant l’application du principe au contexte de litige, y compris aux situations de litige anticipé. C’est à la lecture de cette décision que la Cour a compris que treize États américains avaient rejeté l’application du privilège d’intérêt commun aux opérations commerciales.

[24]           L’arrêt Ambac est pertinente pour plusieurs raisons. Il semble que cela soit la première fois en 145 ans d’application de toute forme de privilège d’intérêt commun qu’un tribunal a effectué une sorte d’analyse coûts-avantages. Les juges majoritaires se sont concentrés sur les coûts, tandis que les juges dissidents ont principalement examiné les avantages et ont également contesté la logique d’établir une distinction entre l’application du privilège aux litiges et aux situations de consultation, alors que le secret professionnel de l’avocat s’applique dans tous les domaines de la consultation juridique. Les juges majoritaires ont limité leur analyse au contexte consultatif et ont conclu que les coûts du privilège d’intérêt commun l’emportaient sur les avantages.

[25]           En l’espèce, il est important de remarquer que même si les juges majoritaires dans l’arrêt Ambac étaient d’accord avec la conclusion de l’article Giesel selon laquelle le privilège d’intérêt commun ne pouvait pas être réconcilié avec le secret professionnel de l’avocat ([traduction] « ne correspondait pas » à celui-ci), ils ne se sont pas fondés sur la thèse de Giesel voulant que cela constitue un motif pour rejeter toutes les formes de privilège d’intérêt commun. Les juges majoritaires ne pouvaient pas le faire sans ébranler leur conclusion selon laquelle le privilège d’intérêt commun s’appliquait à un contexte de litige, mais pas le privilège d’intérêt commun consultatif. L’arrêt Ambac a plutôt reconnu la théorie sur laquelle les défendeurs se sont appuyés et selon laquelle le privilège d’intérêt commun sert de défense ou d’exception à la renonciation au secret professionnel de l’avocat. D’après leur analyse coûts-avantages des deux formes de privilège, les juges majoritaires ont conclu qu’il était raisonnable d’exclure la renonciation dans le contexte du privilège d’intérêt commun relatif au litige, mais pas dans le contexte des opérations commerciales. Cette distinction et la solidité de leur raisonnement sont significatives dans la présente décision. La Cour conclut que la distinction appropriée entre ces deux formes de privilège d’intérêt commun devrait reposer sur les différences sous-jacentes entre le privilège d’intérêt commun relatif aux litiges et le secret professionnel de l’avocat. La Cour se fonde sur la décision rendue par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Blank c. Canada (Ministre de la Justice), 2006 CSC 39, au paragraphe 7 [Blank], où elle a déclaré qu’il s’agissait de deux « concepts distincts, et non de deux composantes d’un même concept ».

[26]           Notre Cour a remis l’article Giesel et l’arrêt Ambac aux parties et leur a demandé de formuler des commentaires sur les questions soulevées. Les défendeurs (qui, dans la plupart des cas ci-après, lorsqu’il sera question des observations, incluront l’intervenante) ont présenté des réponses complètes, rejetant la thèse de la professeure Giesel et l’application de l’arrêt Ambac pour plusieurs motifs auxquels la Cour tente de répondre dans son analyse.

[27]           À la suite de son analyse, la Cour conclut en toute déférence qu’elle n’est pas liée par la décision Pitney Bowes parce qu’il s’agissait d’un cas de secret professionnel conjoint. La Cour est également en désaccord avec leurs conclusions voulant que le privilège d’intérêt commun consultatif puisse reposer sur des principes généraux de renforcement des valeurs sociales et économiques des opérations commerciales qu’il aurait facilitées, ou sur une « attente » de confidentialité.

[28]           La Cour rejette également le privilège d’intérêt commun comme étant une forme acceptable de secret professionnel de l’avocat pour plusieurs motifs, dont :

1)      Le privilège d’intérêt commun a été introduit dans le droit en matière de privilèges dans un climat de confusion, ayant été considéré comme étant similaire au secret professionnel conjoint et comme une prolongation appropriée du privilège d’intérêt commun relatif au litige.

2)      Le privilège d’intérêt commun consultatif ne peut pas se justifier comme une prolongation appropriée du privilège d’intérêt commun relatif au litige. Le privilège relatif au litige et le secret professionnel de l’avocat sont des concepts distincts puisant des justifications doctrinales différentes. Le privilège d’intérêt commun relatif au litige est compatible avec le fondement consultatif stratégique du privilège relatif au litige, tandis que le privilège d’intérêt commun consultatif rompt et est incompatible avec le secret professionnel de l’avocat fondé sur le maintien de la relation entre l’avocat et son client.

3)      Par conséquent, la Cour conclut en toute déférence que l’arrêt Ambac était correcte, mais a été rendu selon un principe juridique erroné en ne rejetant pas le privilège d’intérêt commun consultatif parce qu’il ne peut être réconcilié avec le principe du secret professionnel de l’avocat. Pour le même motif, la Cour conclut que l’article Giesel était mal fondé à rejeter le privilège d’intérêt commun relatif au litige en raison de son incompatibilité avec la théorie du secret professionnel de l’avocat, mais avait raison de rejeter le privilège d’intérêt commun consultatif pour ces motifs.

4)      Le privilège d’intérêt commun consultatif est incompatible et en conflit intrinsèque avec la raison d’être sous-jacente au secret professionnel de l’avocat, de sorte que sa justification à titre de « moyen de défense » à la renonciation est insoutenable, tout comme le sont ses autres justifications, soit celle de reposer sur une attente ou sur la théorie émergente de la renonciation sélective. Comme le privilège d’intérêt commun consultatif est incompatible avec le principe du secret professionnel de l’avocat, il n’est pas nécessaire de réaliser une analyse coûts-avantages de ses effets.

5)      Néanmoins, une analyse du privilège d’intérêt commun consultatif quant aux considérations pertinentes à l’administration de la justice démontre que les coûts l’emportent considérablement sur les avantages. En effet, le privilège d’intérêt commun transactionnel nuit à l’administration de la justice parce qu’il ne permet que des opérations où un litige est anticipé.

6)      Les questions de principe concernant les valeurs sociales et économiques des opérations commerciales que le privilège d’intérêt commun consultatif aurait permises ne sont pas pertinentes pour le secret professionnel de l’avocat. Dans tous les cas, ces valeurs de principe que le privilège d’intérêt commun consultatif favoriserait sont spéculatives, inutiles à la réalisation de la plupart des opérations et autrement limitées à la réalisation des opérations qui anticipent un litige nuisant à l’administration de la justice. En outre, ces opérations commerciales qui semblent constituer la majeure partie de la jurisprudence relative au privilège d’intérêt commun consultatif n’ont que des avantages économiques ou sociaux douteux pour la société, voire aucun avantage.

II.                 Exposé des faits

[29]           IGGillis Holdings Inc. [IGHI] est dûment constituée en société selon les lois de la province de l’Alberta. Ian Gillis est l’administrateur unique et l’un des actionnaires de la société.

[30]           Les défendeurs détenaient Two Bit Holdings Inc., qui est devenue l’une des sociétés associées de la société de personnes United Diamond constituée en 2006. M. Gillis était directeur exécutif de la société de personnes United Diamond qui détenait des actifs dans une entreprise de fabrication, de conception et de mise au point d’outils de forage et de technologies, de produits et de procédés connexes.

[31]           Les défendeurs étaient également des actionnaires directs et propriétaires réels d’United Diamond Ltd., une autre société associée de la société de personnes United Diamond. M. Gillis était aussi un administrateur d’United Diamond Ltd.

[32]           En 2007, les défendeurs ont réalisé une série d’opérations qui ont finalement donné lieu à la vente des actifs de la société de personnes United Diamond en même temps que la vente des actions des sociétés associées. Abacus a acheté les actions par l’entremise d’une société prête-nom.

[33]           Abacus a structuré l’achat des actions des sociétés associées de la société de personnes United Diamond par l’intermédiaire des opérations. Entre janvier et décembre 2007, Abacus a présenté aux actionnaires des associés de la société de personnes United Diamond des informations et des documents décrivant les opérations qui seront réalisées pour la vente des actions émises et en circulation des associés de la société de personnes.

[34]           Abacus se compose d’un grand groupe de sociétés, de sociétés de personnes et de fiducies. Son site Web la décrit ainsi :

Abacus Private Equity est un investisseur privé, actif depuis plus de quinze ans au Canada et offrant des solutions financières structurées aux entreprises canadiennes afin d’optimiser leurs activités et transactions dans le but de création de valeur. Abacus accorde une attention particulière aux modalités d’imposition de ses acquisitions et cherche à offrir une valeur accrue aux vendeurs par le biais de structures de transaction efficaces. Elle compte parmi son équipe certains des fiscalistes canadiens les plus réputés, et elle bénéficie de liens très étroits et bien établis avec les meilleurs conseillers fiscaux des plus grands cabinets d’experts-comptables et d’avocats au Canada. Abacus fut acquis par Hillcore Group (www.HillcoreGroup.com). Depuis 2005, Hillcore Group a fait l’acquisition d’actifs de plus de 6,5 milliards de dollars par l’entremise de ses sociétés affiliées, incluant 670 millions de dollars en 2014. Les sociétés sous la gestion de Hillcore Group ont des actifs évalués à plus de 3,2 milliards de dollars, en date du 31 décembre 2014. Hillcore Group a des bureaux à Toronto, Vancouver, Calgary et Montréal, et emploie plus de 2 500 personnes à travers le Canada.

[Non souligné dans l’original.]

[35]           Le modèle de gestion d’Abacus est d’acheter des actions auprès des actionnaires de sociétés ciblées et de vendre les actifs de ces sociétés à des tiers (ou d’exploiter les sociétés ciblées comme une entreprise en activités) d’une manière avantageuse sur le plan fiscal.

[36]           Le 20 décembre 2007, Abacus, par l’intermédiaire d’une filiale en propriété exclusive directe ou indirecte nommée UDL Acquisitions Ltd., a acquis les actions des actionnaires d’United Diamond Ltd. et de Two Bit Holdings Inc.

[37]           Lors de cette opération, Abacus était représentée par le cabinet d’avocats Fraser Milner Casgrain, S.E.N.C.R.L. [FMC] (maintenant appelé Dentons Canada, S.E.N.C.R.L.) et plus précisément M. Nitikman, un associé au sein du groupe fiscal du bureau de Vancouver de FMC. M. Nitikman avait représenté Abacus lors de nombreuses opérations précédentes.

[38]           Les vendeurs, y compris IGHI, qui appartenaient à Ian Gillis, étaient représentés par M. Kirby, un associé en fiscalité du bureau d’Edmonton du cabinet d’avocats Felesky Flynn LLP, par Ogilvie LLP, un cabinet d’avocats national possédant un bureau à Edmonton (Alberta), qui agissait à titre de conseiller juridique; ainsi que par Kingston Ross Pasnak LLP, un cabinet de comptables agréés d’Edmonton (Alberta) [collectivement appelés les conseillers des défendeurs].

[39]           Les négociations et les discussions entre M. Kirby et M. Nitikman concernant l’opération ont débuté à la fin de novembre 2007 et se sont poursuivies jusqu’après la réalisation de l’opération.

[40]           Au cours de ces négociations et discussions, M. Nitikman a rédigé plusieurs notes de service fiscales (y compris la note de service Abacus) et les a communiquées à Abacus et aux conseillers des défendeurs, notamment en ce qui concerne les éléments fiscaux de l’opération en vue d’obtenir une valeur accrue pour les vendeurs par le biais de structures efficaces au niveau des opérations.

[41]           Les conseillers des défendeurs, plus particulièrement M. Kirby, ont commenté ces notes de service et en ont discuté longuement avec M. Nitikman. Plus particulièrement, M. Kirby a collaboré par courriel et par téléphone en ce qui concerne les éléments fiscaux de l’opération.

[42]           Un exemple de l’effort commun des avocats peut être observé dans la série de courriels échangés entre eux, qui décrivent la façon dont ils ont travaillé ensemble pour trouver une solution commune à un problème qui concernait l’imposition de dividendes. Il s’agit de courriels privilégiés qui ont été communiqués par inadvertance et ont été inclus dans l’affidavit du demandeur, mais dont les conseils qu’ils contiennent ne sont pas révélés dans cet exemple.

[43]           Dans ces courriels, M. Kirby soulève d’abord un problème particulier après avoir examiné une note de M. Nitikman. Il est suivi d’un courriel de réponse de M. Nitikman décrivant la solution à adopter concernant l’application de certaines dispositions de la LIR. M. Kirby a par la suite répondu en soulevant une autre disposition de la LIR, se demandant si elle s’appliquait. Après un échange de plusieurs courriels, M. Nitikman reconnaît la nature du problème soulevé par M. Kirby et offre une autre solution en matière de droit fiscal. Cette solution affecterait toutefois la structure de l’opération. La chaîne de courriels se termine par la présentation, par M. Kirby, d’une [traduction] « autre option »; il indique être en train [traduction« d’effectuer quelques calculs ». Toute cette correspondance est envoyée en copie conforme à Michael Doner, l’employé donneur d’instruction d’Abacus, au nom d’Abacus. Il est présumé que les défendeurs auraient eux aussi été tenus au courant de ces discussions par M. Kirby.

[44]           L’avis juridique a également été communiqué aux deux parties, car les avis de M. Kirby étaient simultanément transmis à son client et communiqués à Abacus. Toutes ces communications se faisaient, dans une certaine mesure, sous forme de négociations puisque les défendeurs devaient être satisfaits de la « valeur accrue » obtenue par la réduction d’impôt pour parvenir à un accord, y compris du risque d’aller de l’avant sur cette base. M. Nitikman a fait remarquer à notre Cour qu’aucune négociation n’a été tenue sur le prix des actions ou d’autres questions commerciales importantes à l’égard de l’opération.

[45]           En conséquence, aucun exemple ne démontre clairement que le client a demandé un avis et que l’avis a été fourni, puis communiqué à un tiers ou à son avocat. Le client est Abacus, mais l’avis a été fourni dans le cadre des négociations des parties qui consistent en des échanges durant lesquels M. Kirby a aussi dispensé des conseils fiscaux qui ont été communiqués à Abacus. Le conseil juridique a donné lieu à la note de service Abacus, qui est principalement le produit du travail d’Abacus, reposant sur sa vaste expérience des opérations similaires, mais à laquelle l’avocat des défendeurs a collaboré, du moins comme le démontrent les courriels communiqués.

[46]           Ces notes de service et ces diagrammes ont été communiqués dans le but de s’assurer que M. Kirby a) approuvait les étapes de l’opération qui seraient suivies pour acheter les actions, b) comprenait les risques fiscaux et juridiques associés à ces étapes, et c) avait la possibilité d’examiner ces risques et de négocier des modifications à l’opération afin de les atténuer ou de les répartir.

[47]           Dans bon nombre des opérations d’Abacus, celle-ci donne instruction à son avocat dès le début de l’opération de négocier une entente avec l’avocat du vendeur que toutes les communications entre les parties et d’autres parties intéressées portant sur l’opération fassent l’objet d’un privilège d’intérêt commun.

[48]           M. Doner a signé un affidavit et a déposé auprès du greffe de la Cour une enveloppe scellée contenant une série de courriels échangés entre M. Nitikman et M. Kirby, dont le premier a été envoyé par M. Nitikman à M. Kirby le lundi 26 novembre 2007 à 6 h 55 et le dernier a été envoyé par M. Kirby à M. Nitikman le mardi 18 décembre 2007 à 8 h 46, confirmant que M. Kirby et M. Nitikman avaient convenu que toutes les communications portant sur l’opération faisaient l’objet d’un privilège d’intérêt commun. Ces courriels n’ont fait l’objet d’aucune observation durant l’audience et ont été remis dans leur enveloppe scellée avec d’autres notes de service déposées à notre Cour.

[49]           Le 17 décembre 2007, M. Nitikman, pour le compte d’Abacus, a transmis la note de service Abacus à M. Kirby, pour le compte des défendeurs.

[50]           Le 20 décembre 2007, Abacus, par l’intermédiaire d’une filiale en propriété exclusive directe ou indirecte nommée UDL Acquisitions Ltd., a acquis les actions des actionnaires d’United Diamond Ltd. et de Two Bit Holdings Inc.

[51]           À la suite des opérations, la société et M. Gillis ont reçu directement et à titre bénéficiaire des montants d’au moins 26 928 326,82 $.

[52]           L’Agence du revenu du Canada [ARC] est d’avis que les opérations conclues en 2007 par les défendeurs en tant que sociétés associées de la société de personnes United Diamond pourraient avoir été conclues dans le but de maximiser l’avantage conféré à un actionnaire en évitant de payer de l’impôt à la suite de la vente des actifs des sociétés associées.

[53]           Deux demandes de renseignements, chacune datée du 7 août 2013, ont été envoyées aux défendeurs pour leur demander de fournir, entre autres, une copie d’une lettre d’intention, ou d’un document semblable, délivrée aux défendeurs par Abacus entre le 1er janvier 2007 et le 20 décembre 2007.

[54]           Le 10 octobre 2013, l’ARC a reçu un dossier de M. Kirby accompagné d’une lettre datée du 9 octobre 2013. Dans la lettre, l’avocat représentant les défendeurs indiquait qu’aucune lettre d’intention officielle n’avait été conclue entre la société et Abacus, mais que les opérations étaient décrites dans une note de service et des diagrammes qu’Abacus avait fournis à la société par l’entremise de son avocat dans la note de service Abacus. Dans sa lettre, M. Kirby a affirmé que la note de service Abacus était assujettie au secret professionnel de l’avocat.

[55]           Le 17 décembre 2013, un agent de l’ARC s’est présenté aux bureaux de Felesky Flynn LLP pour examiner les documents relatifs aux opérations. Durant cette réunion, d’autres documents ont été fournis à l’ARC. Celle-ci n’a toutefois pas eu accès à la note de service Abacus. L’ARC a été avisée que les défendeurs revendiquaient un privilège à l’égard de la note Abacus.

[56]           Durant l’activité de recouvrement visant les défendeurs, l’ARC a également délivré à Abacus, le 8 octobre 2014, une demande de renseignements et de documents conformément à l’article 231.2 de la Loi [la demande de renseignements à Abacus]. La note de service Abacus n’a pas été remise à l’ARC.

[57]           Conformément à une directive de la Cour datée du 27 mai 2016, les défendeurs ont déposé la note de service Abacus auprès de la Cour dans une enveloppe scellée. Les défendeurs n’ont pas renoncé au privilège d’intérêt commun à l’égard de la note de service Abacus et refusent qu’elle soit divulguée au demandeur.

III.               Cadre législatif

[58]           Le cadre législatif qui comprend les articles 231.2 et 231.7 de la Loi est joint en annexe.

IV.              Questions en litige

[59]           La présente demande soulève les questions suivantes :

1.      La note de service Abacus est-elle, à première vue, protégée par le secret professionnel de l’avocat?

2.      La note de service Abacus était-elle protégée par le privilège d’intérêt commun conformément à la décision Pitney Bowes et à sa jurisprudence à l’appui?

3.      Le privilège d’intérêt commun est-il un élément constitutif valide du secret professionnel de l’avocat?

V.                 Analyse

A.                 La note de service Abacus est-elle, à première vue, protégée par le secret professionnel de l’avocat?

(1)               Le droit du secret professionnel de l’avocat

(a)                Fardeau de la preuve

[60]           Dans une demande présentée conformément à l’article 231.7 de la Loi, une fois que le demandeur prouve que les demandes de renseignements ont été signifiées adéquatement conformément au paragraphe 231.2(1), le fardeau se déplace sur les défendeurs, qui sont tenus de prouver que les documents retenus font l’objet d’un privilège (Canada (Revenu national) c. Lee, 2015 CF 634, au paragraphe 44). Si les défendeurs s’acquittent de leur fardeau, il revient au demandeur de prouver qu’il y a eu renonciation au privilège ou qu’il s’est autrement éteint (Canada (Revenu national) c. Thornton, 2012 CF 1313, au paragraphe 26).

(b)               Le privilège s’applique seulement aux conseils juridiques, dans son sens large

[61]           Les conseils juridiques (par opposition aux conseils commerciaux) dispensés oralement ou par écrit par un avocat à son client sont privilégiés (R c. Campbell, [1999] 1 R.C.S. 565, au paragraphe 50; Superior Plus Corp. c. La Reine, 2015 CCI 132, aux paragraphes 38 et 46, conf. par 2015 CAF 241). En ce qui concerne le privilège de la consultation juridique (par opposition aux conseils commerciaux), ce qui importe est de savoir si on demande aux avocats, en tant qu’avocats, de fournir un conseil juridique : Three Rivers DC v Governor and Company of the Bank of England (no 6), [2004] UKHL 48, au paragraphe 58, cité dans Behague v Revenue & Customs, [2013] UKFTT 596, au paragraphe 21 (TC).

[62]           Par ailleurs, [traduction] « la consultation juridique ne se limite pas à expliquer le droit au client; il doit inclure la prestation de conseils sur les mesures raisonnables et prudentes à prendre dans le contexte juridique en cause » (Balabel c. Air India, [1998] ch. 317, à la page 330 (C.A de l’Angleterre), cité avec approbation dans Blood Tribe c. Canada (Attorney General), 2010 ABCA 112, au paragraphe 26, elle-même citée avec approbation dans Slansky c. Canada (PG), 2013 CAF 199, au paragraphe 77 [Slansky]).

(2)               La note de service Abacus est à première vue protégée par le secret professionnel de l’avocat

[63]           Le ministre avance deux observations qui doivent être examinées par notre Cour. La première est que les communications relatives à la planification fiscale ne sont pas privilégiées, notamment les conseils dispensés par des avocats à des fins de comptabilité ou de planification fiscale. Sur ce point, le ministre cite la décision du juge Mosley dans Canada (Revenu national) c. Revcon Oilfield Constructors Incorporated, 2015 CF 524, au paragraphe 20 [Revcon]. La deuxième est que le demandeur affirme que la note de service Abacus n’est pas une communication juridique parce que les avocats visés ne donnaient pas des conseils juridiques ni n’agissaient, d’une autre manière, en qualité d’avocats, mais négociaient plutôt une entente commerciale. Par conséquent, M. Nitikman agissait en qualité de conseiller d’entreprise ou à un autre titre que celui de spécialiste du droit, de sorte que ses conseils n’étaient pas protégés par le secret professionnel de l’avocat : Canada (Commissaire à la protection de la vie privée) c. Blood Tribe Department of Health, 2008 CSC 44, au paragraphe 10 [Blood Tribe].

[64]           En ce qui concerne la décision Revcon, à mon avis, le passage cité par le demandeur pour expliquer la notion selon laquelle les conseils d’avocats à des fins de planification fiscale ne sont pas privilégiés ne représente pas la conclusion du juge Mosley à cet égard. Cela ressort clairement aux paragraphes 29 à 32 de la décision, où le savant juge a conclu que la lettre d’un avocat qui comporte un « avis juridique concernant les conséquences fiscales des opérations pour certaines personnes nommées, et les obligations de déclaration du revenu de ces personnes » était privilégiée. En outre, en renvoyant à la planification fiscale, le juge Mosley a invoqué la décision de la juge Heneghan dans Belgravia Investments Limited c. Canada, 2002 CFPI 649 [Belgravia]. Cette décision portait sur le secret professionnel des conseillers professionnels qui ne sont pas avocats. De plus, les paragraphes 45 à 48 de Belgravia cités dans Revcon appuient la proposition selon laquelle les faits contenus dans un document privilégié ne sont pas protégés contre une communication préalable.

[65]           Je ne puis souscrire à l’observation du ministre selon laquelle la note de service Abacus rédigée par M. Nitikman ne comportait pas d’avis juridiques à l’intention des parties à qui elle était communiquée. Étant donné la nature de cette question, notre Cour a exercé son pouvoir discrétionnaire pour examiner la note. Elle a été communiquée dans une enveloppe scellée conformément à la directive de la Cour. J’ai conclu qu’il était nécessaire d’examiner le document afin de statuer sur l’existence d’un privilège conformément aux principes énoncés dans l’arrêt Blood Tribe, au paragraphe 17.

[66]           La note de service décrivait un certain nombre d’étapes ou d’opérations distinctes qui seraient nécessaires pour la vente des actions d’IGHI à Abacus. Chaque étape comprenait un diagramme qui expliquait visuellement l’opération. Chaque diagramme était accompagné d’une description détaillée des conséquences fiscales se rapportant aux principes législatifs et jurisprudentiels pertinents qui devraient s’appliquer. Bien que l’on ne puisse peut-être pas dire que les diagrammes décrivant les opérations sont privilégiés, je comprends que ces renseignements sont connus du ministre. Je suis convaincu que la nature essentielle de la note de service est juridique. Elle décrit les conséquences fiscales en fonction d’une analyse du cadre législatif que l’on croit s’appliquer à la suite de l’achat prévu et de la vente des actions d’IGHI à chaque étape des transactions constituant l’opération. Aucun élément de preuve ne démontre que l’un ou l’autre des avocats agit en qualité de conseiller d’entreprise ou en une autre qualité que celle de juriste.

[67]           Notre Cour est davantage préoccupée par la manière dont le contenu de la note de service a été établi pour former l’avis juridique qu’elle comporte que par la nature juridique de la note de service Abacus.

[68]           En ce sens, les faits de la présente affaire sont différents de ceux des autres affaires dans ce domaine où la relation entre l’avocat et son client était clairement définie, car le client avait demandé un avis juridique à l’égard d’une question précise qui avait finalement été communiqué aux autres parties. En l’espèce, les avocats des deux clients collaboraient pour parvenir ensemble à une structure optimale qui permettrait de réduire l’impôt à payer à l’égard de l’opération. Par conséquent, notre Cour conclut que la note de service Abacus était le fruit d’efforts conjugués des deux avocats, qui possédaient une très grande expérience des considérations juridiques de l’impôt sur le revenu et des sujets connexes en droit commercial. Notre Cour comprend que c’est dans ce sens que le demandeur fait valoir que les circonstances correspondent à la négociation d’un contrat commercial, déguisé en échange de conseils juridiques.

[69]           Cependant, cela ne veut pas dire qu’un plan d’affaires établi en collaboration en fonction des conséquences de la mise en œuvre des conseils juridiques des avocats pour faire des économies fiscales fait de la note de service une pièce commerciale. La note de service constitue presque exclusivement un avis décrivant les effets juridiques de chaque étape de l’opération.

[70]           Je ne souscris pas à l’idée que deux parties qui confèrent à leurs avocats le mandat de travailler ensemble pour le compte des deux clients afin de trouver une « solution commerciale » mutuellement avantageuse, mais en fonction des conséquences de l’application de leur avis juridique à la question précise de l’économie fiscale, fait en sorte que le fruit de leur travail est une simple pièce commerciale comme le soutient le demandeur, étant donné le contenu presque exclusivement juridique de la note de service. Je ne crois pas non plus que la note de service soit une pièce commerciale parce que les avocats des parties ont travaillé ensemble à chaque étape de l’opération pour trouver des solutions ou tirer des conclusions juridiques. De même, la note de service demeure essentiellement un avis juridique pour leur client respectif, même si les parties étaient tenues de coopérer pour mettre en œuvre le plan fiscal général afin de réduire les impôts.

[71]           Peu importe les problèmes découlant du fait que les deux parties travaillent ensemble par voie de communication bidirectionnelle d’avis juridiques, il s’agit d’une question qui doit être analysée en fonction du principe du privilège d’intérêt commun. Les défendeurs font valoir que les tribunaux placent le principe du secret professionnel de l’avocat sur un piédestal, exigeant une protection presque absolue, comme le décrit de façon convaincante la juge Trudel au nom de la Cour d’appel fédérale dans Thompson c. Canada (Revenu national), 2013 CAF 197, aux paragraphes 34 à 37 :

[34] Le secret professionnel entre client et avocat compte parmi les doctrines ayant un caractère sacré en common law; selon la Cour suprême du Canada, il constitue un des privilèges « les plus anciens et les plus puissants reconnus dans la jurisprudence ». Il est généralement considéré comme « une règle de droit fondamentale et substantielle » : R. c. National Post, 2010 CSC 16, [2010] 1 R.C.S. 477, au paragraphe 39, citant l’arrêt R. c. McClure, 2001 CSC 14, [2001] 1 R.C.S. 445 [McClure], que le professeur Adam Dodek a commenté dans le document intitulé « Le privilège des communications entre l’avocat et son client – Défis pour le XXIe siècle » (document de travail préparé pour l’Association du Barreau canadien, février 2011).

[35] Dans l’arrêt McClure, au paragraphe 35, le juge Major s’est exprimé comme suit :

[…] le secret professionnel de l’avocat doit être aussi absolu que possible pour assurer la confiance du public et demeurer pertinent. Par conséquent, il ne cède le pas que dans certaines circonstances bien définies et ne nécessite pas une évaluation des intérêts dans chaque cas.

[36] La Cour suprême du Canada a repris ce point de vue à l’occasion de l’affaire Lavallee, ajoutant :

Par conséquent, je suis d’avis que la Cour est tenue d’adopter des normes rigoureuses pour assurer sa protection (au paragraphe 36).

[37] Plus récemment, la Cour suprême du Canada a fait les observations suivantes dans l’arrêt R. c. Cunningham, 2010 CSC 10, [2010] 1 R.C.S. 331, au paragraphe 26 [Cunningham] :

Point n’est besoin d’insister sur son importance fondamentale dans notre système juridique. La relation entre l’avocat et son client fait partie intégrante de l’administration de la justice. Le secret incite à la communication libre et entière des éléments nécessaires à la bonne représentation devant la justice.

[72]           Je conclus donc que la note de service est une consultation juridique donnée par les avocats à leur client dans la plus stricte confidentialité et qu’elle est protégée contre la divulgation par le secret professionnel de l’avocat, à moins qu’il y ait eu renonciation au privilège ou qu’elle soit protégée par le privilège d’intérêt commun.

B.                 La note de service Abacus est-elle protégée par le privilège d’intérêt commun?

(1)               Le droit du privilège d’intérêt commun

[73]           La théorie de l’intérêt commun est bien expliquée dans la décision Shipyard Associates, LP v Hoboken (City of), 2015 WL 4623470, au paragraphe 6 (D NJ) [Shipyard Associates], citée par les défendeurs. Notre Cour la décrit ainsi :

[traduction] La théorie de l’intérêt commun, ou de la communauté d’intérêts, permet aux « avocats qui représentent différents clients ayant des intérêts juridiques similaires d’échanger des renseignements sans être tenus de les divulguer à d’autres », In re Teleglobe Commc’ns Corp., 493 F.3d 345, 364 (3d Cir.2007). Le cas échéant, ce principe protège les communications « échangées entre les avocats lorsque tous les membres de la communauté partagent un “intérêt juridique commun” à l’égard des renseignements communiqués », Ibid, au paragraphe 364.

[Souligné dans l’original.]

[74]           Une exigence importante à respecter pour appliquer le privilège d’intérêt commun à un contexte transactionnel est qu’il doit avoir évolué à partir d’un contexte litigieux. La décision rendue dans In re Teleglobe Communications Corp, 493 F 3d 345, aux paragraphes 363 et 364 (3d Cir 2007) [Teleglobe], est la plus fréquemment citée pour décrire l’élargissement des contextes litigieux de manière à inclure les opérations commerciales :

[traduction] 2. Le privilège de la communauté d’intérêts (ou d’intérêt commun)

Reconnaissant qu’il est souvent préférable pour les codéfendeurs représentés par des avocats différents dans des procédures criminelles de coordonner leur défense, les tribunaux ont créé le privilège relatif à la défense commune. Dans sa forme originale, il permettait aux avocats de codéfendeurs au criminel d’échanger des renseignements confidentiels sur les stratégies de défense sans renoncer au privilège à l’encontre de tiers. De plus, un codéfendeur ne pouvait pas renoncer au privilège associé aux renseignements communiqués sans le consentement de tous les autres codéfendeurs. Plus tard, les tribunaux ont remplacé le privilège relatif à la défense commune, qui ne s’appliquait qu’aux codéfendeurs au criminel, par un privilège plus large qui protège toutes les communications échangées dans une « communauté d’intérêts » appropriée, au criminel comme au civil. En conséquence, le privilège d’intérêt commun permet aux avocats qui représentent différents clients ayant des intérêts juridiques similaires d’échanger des renseignements sans devoir les divulguer aux autres. Il s’applique aux litiges civils et criminels et même aux contextes purement transactionnels.

[Non souligné dans l’original, notes omises]

(a)                Intérêt juridique commun

[75]           L’intérêt commun essentiel au principe du privilège d’intérêt commun dans un contexte d’opérations commerciales serait de conclure l’opération, ce qui est également le fondement des valeurs économiques et sociales qui justifieraient sa reconnaissance. C’est ce qui ressort de la citation plus large suivante de la décision Pitney Bowes, aux paragraphes 16 et 17 :

[16] D’autres cours se sont penchées sur cette question et ont conclu que l’arrêt Buttes s’applique lorsque les parties à une transaction commerciale échangent les avis juridiques. Parmi les affaires qui m’ont été soumises, Fraser Milner Casgrain LLP c. Canada (Ministre du Revenu national), 2002 BCSC 1344, [2002] B.C.J no 2146, est celle dont les faits sont les plus proches de ceux de l’espèce. Dans cette affaire, le défendeur demandait la divulgation d’un certain nombre de documents liés à la création de certains partenariats commerciaux. Les documents en litige incluaient un avis juridique rédigé pour l’un des groupes de sociétés puis communiqué à d’autres parties à la transaction proposée. Dans ses motifs, le juge Lowry a résumé les autres décisions récentes en la matière, qui ont toutes été citées en l’espèce, de la façon suivante : (Archean Energy Ltd. c. Canada (Ministre du Revenu national) (1997), 98 D.T.C. 6456 (C.B.R. Alb.), [1997] A.J. no 347 (QL); Anderson Exploration Ltd. c. Pan Alberta Gas Ltd., [1988] 10 W.W.R. 633 (C.B.R. Alb.) et St. Joseph Corp. c. Canada (Travaux publics et services gouvernementaux), 2002 CFPI 274, [2002] F.C.J. no 361 (QL) (T.D.) :

[traduction] Dans Archean Energy, les avis juridiques portant sur les conséquences fiscales d’un certain nombre d’achats d’actions ont été exposés pour une société qui, plus tard, les a fournis à une autre société, l’acheteur dans les transactions. Il a été soutenu, sur demande effectuée par l’acheteur en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu, que les avis étaient secrets car ils avaient été fournis pour favoriser l’intérêt commun de voir la transaction s’effectuer et non avec l’intention de renoncer au privilège afférent. Dans Anderson Exploration, deux sociétés avaient échangé des documents confidentiels de nature propriétale lors de la négociation d’une fusion. Un avis juridique obtenu par l’une d’entre elles avait également été fourni à l’autre. Plus tard, dans des poursuites distinctes ayant trait à une filiale de l’une des deux sociétés, le demandeur a demandé l’accès aux documents produits par les négociations de fusion. La Cour a conclu que la divulgation des documents à des tiers n’avait pas tenu lieu de renonciation au privilège afférent à l’ensemble de la documentation en raison de l’intérêt commun lié à leur divulgation. Dans St. Joseph, les avis juridiques échangés lors d’une transaction commerciale étaient réputés secrets étant donné que les parties avaient un intérêt conjoint à s’assurer de sa réalisation (au paragraphe 8).

[17] En fin de compte, le juge Lowry a conclu qu’en plus du privilège des communications liées à une instance liée à l’intérêt commun reconnu dans l’arrêt Buttes, les tribunaux devraient également reconnaître une autre sorte de privilège lié à l’intérêt commun : un fondé sur [traduction] « l’intérêt commun des parties à la réalisation réussie d’une transaction » au (paragraphe 12). Il a conclu que [traduction] « les valeurs économiques et sociales inhérentes à la promotion des transactions commerciales » favorisaient la reconnaissance d’un tel privilège. C’est ce type de privilège qu’il a appliqué à l’affaire sur laquelle il devait statuer.

[Non souligné dans l’original.]

[76]           À ce moment-ci, il est important de comprendre que la décision Pitney Bowes portait sur le secret professionnel conjoint, même si cela n’a pas été reconnu par la Cour. Toutes les parties avaient décidé de retenir les services du même avocat, qui a toutefois donné deux avis juridiques, comme l’indique le paragraphe 4 de la décision :

[4] Les parties à la transaction de location ont convenu que, lorsque plusieurs parties avaient besoin de conseils juridiques dans des domaines où leurs intérêts n’étaient pas opposés, elles les obtenaient toutes auprès d’un même avocat, sans égard à la représentation juridique générale pour la transaction. En particulier, Clifford Chance du R.-U. a fourni deux avis portant sur le droit du Royaume-Uni, tous deux ayant comme date le 12 décembre 1997 : un adressé exclusivement à Pitney Bowes et l’autre adressé conjointement à N.S. Group et à la Banque Royale. Ce sont ces deux avis juridiques qui font l’objet de la présente demande.

[Non souligné dans l’original.]

[77]           Bien que deux avis juridiques distincts aient été donnés à des clients différents, les faits indiquent qu’il y a eu recours aux services d’un seul avocat qui était chargé de fournir des avis pour lesquels il était entendu qu’ils seraient communiqués aux parties. S’il ne s’agissait pas d’un mandat conjoint, M. Chance n’aurait pas pu, d’un point de vue éthique, représenter toutes les parties en fournissant l’avis. La Cour estime que cette affaire porte sur le secret professionnel conjoint plutôt que sur le secret professionnel de l’avocat, mais que la différence n’a apparemment pas été reconnue par la Cour. Bien que les avis aient été rédigés pour différents clients, ils l’ont été avec l’intention de les communiquer. Comme la Cour l’a mentionné au paragraphe 22 : « [l]es avis ont été préparés en vue de leur distribution ». La relation de clients conjoints a toujours été considérée comme étant conforme au principe du secret professionnel de l’avocat, comme on le verra ci-après. Il y a toutefois lieu de reconnaître qu’avant l’article de la professeure Giesel, la différence entre les conséquences des intérêts communs dans le contexte du secret professionnel conjoint et celles dans le contexte du privilège d’intérêt commun n’était pas reconnue dans la jurisprudence relative au privilège d’intérêt commun. Le fait que les défendeurs se soient initialement fondés sur des affaires relatives au secret professionnel conjoint pour revendiquer un privilège d’intérêt commun semble aussi étayer cette conclusion.

(b)               L’attente à titre de justification du privilège d’intérêt commun

[78]           L’« attente » est une autre justification avancée pour appuyer le privilège d’intérêt commun consultatif. Cette justification a aussi été utilisée dans la décision Pitney Bowes, ainsi qu’il ressort des paragraphes 18 et 20 :

[18] Comme cela a été mentionné précédemment, dans ces genres d’affaires, la véritable question est celle de savoir si le privilège qui s’appliquerait, au départ, aux documents en litige a été perdu par renonciation, par divulgation ou autre. C’est une question de fait fondée sur un certain nombre de facteurs, y compris les attentes des parties et la nature de la divulgation.

[…]

[20] Néanmoins, dans de nombreuses transactions commerciales, les parties voudront négocier sur la base d’une compréhension mutuelle de la position juridique de l’autre. Elles chercheront à obtenir des avis juridiques auprès d’avocats dignes de confiance dont les avis seront respectés par les autres parties. D’ailleurs, il se peut que les avocats représentent plus d’une partie à la transaction. La communication des avis juridiques garantit que chaque partie comprend la position juridique des autres et que les négociations peuvent se dérouler ouvertement et en connaissance de cause. Les conseils peuvent être fournis à une ou plusieurs parties en sachant que les autres devraient en recevoir une copie. Selon les attentes, expresses ou tacites, les avis juridiques ont pour but d’aider à la réalisation de la transaction et, en ce sens, profitent à toutes les parties à ladite transaction. De telles circonstances créent, à mon avis, une présomption selon laquelle le privilège rattaché aux communications entre client et avocat reste intact malgré la divulgation des avis aux autres parties.

[Non souligné dans l’original.]

[79]           Encore une fois, les faits permettant d’établir une distinction sont importants pour appuyer le raisonnement du juge O’Reilly. Si toutes les parties avaient engagé le même avocat, créant ainsi une relation conjointe avocat-client, elles s’attendaient très certainement à ce que les avis juridiques soient échangés parmi les avocats alliés. Je suppose que cela était probablement exigé dans le mandat de l’avocat, ou qu’il aurait été au courant de l’intention des parties de le faire. Il s’agit d’une attente qui était probablement une obligation et qui, par conséquent, faisait sans doute partie des conditions de l’entente entre les parties « d’obtenir des conseils juridiques auprès d’un même avocat ».

(c)                Autres facettes du principe du privilège d’intérêt commun consultatif

[80]           La constitution du privilège d’intérêt commun consultatif n’exige pas l’existence d’une entente écrite (Sable Offshore Energy Project c. Ameron International Corp, 2015 NSCA 8, au paragraphe 68). Compte tenu de son champ d’application, le privilège d’intérêt commun étendra la protection à toutes les parties, y compris aux comptables et autres professionnels, qui sont protégées par la confidentialité que les parties voulaient créer à l’égard des tiers (Canada (Revenu national) c Welton Parent Inc., 2006 CF 67, au paragraphe 67). Il s’agit d’une considération importante lorsqu’on évalue la portée des communications protégées par le privilège d’intérêt commun consultatif.

(2)               La note de service Abacus est protégée par le privilège d’intérêt commun conformément à la décision Pitney Bowes

[81]           Les actes des parties sont conformes au fondement du privilège d’intérêt commun relatif à la création de certains partenariats commerciaux, comme il est décrit dans le raisonnement de la décision Pitney Bowes. Abacus et IGHI ont clairement convenu que l’échange des avis juridiques et des points de vue constituant la note de service entre leurs avocats ne constituerait pas une renonciation au privilège. La note de service reflétait le travail des parties pour parvenir à une structure de l’opération qui visait à minimiser l’impôt à payer et était, de toute évidence, à l’avantage mutuel des deux parties. Les défendeurs soutiennent qu’il s’agit là en fait du fondement de leur entente commerciale, car il n’y a eu aucune négociation sur le prix ou le nombre d’actions, etc. De plus, la note de service contenait une déclaration selon laquelle l’ARC pouvait demander la communication de celle-ci, mais que sa protection par le privilège d’intérêt commun était une condition de son échange entre les parties.

(a)                Les parties n’ont pas d’intérêts opposés en ce qui concerne l’intérêt commun

[82]           Le ministre a fait valoir que les parties avaient des intérêts juridiques opposés, chacune étant d’un côté opposé de l’entente de vente et d’achat. Pour cette raison, un intérêt commun des parties dans la négociation et la réalisation de l’opération commerciale ne créerait pas un intérêt juridique commun servant de fondement pour échanger des renseignements privilégiés sans que cela soit considéré comme une renonciation au privilège.

[83]           Je ne souscris pas à cette thèse. Bien qu’il soit vrai que les parties à une entente de vente et d’achat ont généralement un intérêt opposé, lorsqu’elles travaillent en collaboration pour réduire l’impôt payable sur la vente des actions, les deux parties partagent un intérêt commun à l’égard de cette question juridique. La note de service Abacus ne portait que sur cette question puisque des avis juridiques sous-tendaient l’opération. Les faits sont similaires à ceux dans la décision Pitney Bowes, où, au paragraphe 4, il a été mentionné que « plusieurs parties avaient besoin de conseils juridiques dans des domaines où leurs intérêts n’étaient pas opposés » en vue « de voir la transaction s’effectuer ».

(b)               L’intérêt commun est une « préoccupation juridique »

[84]           Le demandeur a soutenu que notre Cour devrait adopter l’approche américaine, selon laquelle l’intérêt commun doit être une « préoccupation juridique ». Le ministre a fait valoir qu’Abacus et IGHI ne partageaient essentiellement qu’un [traduction] « intérêt commercial commun à l’égard de la réalisation de l’opération » et que cet intérêt n’était donc pas essentiellement juridique.

[85]           Vu mes remarques précédentes, je ne suis pas d’accord avec le fondement factuel de cet argument. Or, même si je l’étais, je suis convaincu que la jurisprudence américaine citée par le demandeur appuie l’application du principe de privilège d’intérêt commun en l’espèce.

[86]           Dans la décision Bank Brussels Lambert, la Cour de district des États-Unis pour le district sud de New York a conclu, aux pages 446 et 447, que le principe s’appliquait aux cas où les parties sont représentées par des avocats distincts, mais qui participent à une entreprise juridique commune. La Cour a utilisé l’exemple d’une situation [traduction] « où une défense ou une stratégie commune avait été établie et déployée par les parties et leur avocat respectif », en distinguant la situation parce qu’aucun procès n’était prévu. Étant donné que le demandeur a reconnu que la décision Teleglobe semble représenter le droit au Canada, qui applique le privilège d’intérêt commun au-delà des contextes de litige, le fondement de la décision Bank Brussels Lambert ne s’applique pas au Canada. Il s’agit de la première décision canadienne qui conclut que le privilège d’intérêt commun ne devrait s’appliquer que dans les cas de litige.

[87]           Dans tous les cas, la Cour a examiné ce qu’elle considérait comme la [traduction« question la plus problématique », où les entités ont des [traduction] « intérêts parallèles, mais ne recherchent pas activement une stratégie juridique commune », s’exprimant ainsi à la page 447 :

[traduction] Plus problématique encore est la question de savoir si le principe pourrait justifier des communications entre des entités qui ont des intérêts parallèles, mais qui ne recherchent pas activement une stratégie juridique commune. Dans sa forme la plus extrême, cette version du principe de l’intérêt commun a été décrite ainsi :

Il existe une communauté d’intérêts parmi des personnes différentes ou des sociétés distinctes lorsqu’elles ont un intérêt juridique identique à l’égard du sujet d’une communication entre un avocat et un client concernant un avis juridique. Les tierces parties qui reçoivent des copies de la communication et qui revendiquent une communauté d’intérêts peuvent être des entités juridiques distinctes du client qui reçoit l’avis juridique et peuvent ne pas être partie à un procès envisagé ou en cours. Le principal facteur à prendre en considération est que la nature de l’intérêt doit être identique et non similaire, et être juridique et pas uniquement commerciale. Le fait qu’il puisse y avoir un chevauchement entre un intérêt commercial et un intérêt juridique pour une tierce partie n’annule pas l’effet de l’intérêt juridique en établissant une communauté d’intérêts. Duplan Corp. v. Deering Milliken, Inc., 397 F. Supp. 1146, 1172 (D.S.C. 1975).

En pratique, toutefois, la Cour exigeait dans la décision Duplan plus que des simples intérêts juridiques concomitants. Même si la Cour a conclu qu’une communication avec un tiers qui était contractuellement tenu d’agir comme conseiller juridique en brevets pour la partie relevait du principe de l’intérêt commun, elle a jugé que la divulgation faite au titulaire exclusif du brevet de la partie constituait une renonciation. Ibid, au paragraphe 1175.

Le principe de l’intérêt commun, ainsi, a un volet théorique et un volet pratique. En théorie, les parties qui partagent des informations protégées par le secret professionnel doivent avoir un intérêt juridique commun plutôt qu’un intérêt commercial. En pratique, elles doivent avoir fait preuve de coopération lors de l’élaboration d’une stratégie juridique commune.

[Non souligné dans l’original.]

[88]           La Cour a par ailleurs conclu aux pages 447 et 448 que les demandeurs ne pouvaient pas se fonder sur le principe du privilège d’intérêt commun parce que [traduction] « le principe du privilège d’intérêt commun n’englobe pas de stratégie commerciale commune qui, parmi ses éléments, inclut une crainte de litige ». Elle a poursuivi en précisant qu’il [traduction] « n’y avait pas non plus d’indication que l’avocat de ce cabinet avait coordonné ses efforts juridiques avec les avocats des autres membres du groupe Bank ».

[89]           Même en appliquant ce raisonnement selon lequel il pourrait être discutable de recourir à des avocats en vue de réaliser une opération lorsqu’il n’y a pas de stratégie juridique coordonnée commune, il est clair pour notre Cour, en l’espèce, qu’Abacus et les défendeurs ont élaboré une opération de vente commune selon une stratégie juridique commune afin de réaliser l’opération et qu’à cette fin, ils ont coordonné avec soin les efforts juridiques de leurs avocats qui ont fini par définir la nature des opérations commerciales que les parties ont réalisées.

[90]           La présente situation relève également de l’exception établie dans la décision Bank Brussels Lambert, car, contrairement à cette décision, les questions juridiques qui sous-tendent la structure de l’opération de vente commune n’étaient pas incidentes à la note de service, mais sa raison d’être. Par conséquent, dans les deux cas, la note de service pourrait être protégée par le principe du privilège d’intérêt commun conformément aux principes énoncés dans la décision Bank Brussels Lambert, en présumant qu’il s’appliquait au privilège d’intérêt commun consultatif. Je conclus que la jurisprudence américaine que le demandeur a présentée à notre Cour n’est d’aucune utilité en l’espèce, car les parties sont représentées par des avocats différents, mais « participent à une entreprise juridique commune ».

[91]           En outre, la jurisprudence américaine plus récente (voir p. ex. Shipyard Associates; Teleglobe) a reconnu le privilège d’intérêt commun dans des circonstances presque identiques à celles en l’espèce, que je n’ai pas besoin de décrire étant donné que je retiens la thèse des défendeurs selon laquelle le privilège d’intérêt commun dans un contexte transactionnel est solidement implanté dans le droit canadien ainsi que dans le monde de la common law.

[92]           Même si notre Cour a reconnu le défi relatif à l’envergure du privilège d’intérêt commun, elle croit néanmoins fermement que le privilège n’est pas une composante valide du principe du secret professionnel de l’avocat pour les motifs exposés dans la prochaine partie.

C.                 Le privilège d’intérêt commun est-il une composante valide du principe du secret professionnel de l’avocat?

(1)               Introduction

[93]           Le statut bien établi du privilège d’intérêt commun consultatif en tant qu’élément du secret professionnel de l’avocat dans les pays de common law a été bien démontré par l’abondante jurisprudence présentée par les défendeurs. Toutefois, l’article de la professeure Giesel et l’arrêt rendu par la Cour d’appel de New York dans Ambac ont récemment relancé le débat sur la question de savoir si le privilège d’intérêt commun consultatif est une composante valide du principe du secret professionnel de l’avocat. Aux États-Unis comme au Canada, le principe est arrivé dans un climat de confusion en même temps que le secret professionnel conjoint et le privilège relatif au litige et n’a jamais fait l’objet d’un examen approfondi comme celui réalisé par la professeure Giesel et, dans une certaine mesure, celui réalisé dans l’arrêt Ambac.

[94]           En examinant la question susmentionnée, la Cour commence son analyse par un aperçu de la confusion entourant les origines du privilège d’intérêt commun consultatif aux États-Unis et au Canada. Ensuite, elle effectue une analyse afin de démontrer l’incompatibilité du privilège d’intérêt commun avec le principe du secret professionnel de l’avocat. Cette analyse constitue un motif pour rejeter la théorie selon laquelle le privilège d’intérêt commun peut être considéré comme un moyen de défense à la renonciation au secret professionnel de l’avocat. Puis, elle examine et rejette la thèse des défendeurs selon laquelle le droit canadien actuel favorisait une interprétation libérale du privilège qui inclurait le privilège d’intérêt commun consultatif. Enfin, les principes émergents du privilège d’intérêt commun sont examinés et rejetés. Cela comprend les théories particulières de l’attente et de la renonciation sélective. Celles-ci sont également incompatibles avec le principe du secret professionnel de l’avocat.

[95]           Tout au long de son analyse, notre Cour examine l’article Giesel et la décision de la Cour d’appel de New York dans l’arrêt Ambac, en plus de répondre aux observations des défendeurs relativement aux directives de la Cour. Malgré sa nouvelle analyse coûts-avantages du privilège d’intérêt commun et sa décision rendue à 4 contre 2, il est difficile d’ignorer l’arrêt Ambac puisqu’il a été rendu dans l’État de New York où l’on peut présumer qu’il se réalise le plus grand nombre d’opérations commerciales que n’importe où ailleurs aux États-Unis. Étant donné que l’État a confirmé le refus de reconnaître un privilège d’intérêt commun consultatif comme c’est le cas dans douze autres États, malgré toute la jurisprudence présentée par les défendeurs démontrant l’acceptation du principe dans le monde, la viabilité du privilège d’intérêt commun consultatif semble être une question très actuelle et non réglée.

(2)               L’Établissement et le récent élargissement du privilège d’intérêt commun relatif aux consultations juridiques

(a)                Le privilège d’intérêt commun tire son origine du contexte des litiges et est fondé sur les principes du secret professionnel conjoint

[96]           L’historique judiciaire du principe est important. S’il existe des lacunes dans le raisonnement de l’évolution d’un principe, elles se répercuteront dans son application moderne. J’estime que c’est le cas du privilège d’intérêt commun consultatif. Les principales lacunes historiques du raisonnement proviennent du fait que l’on considère que le privilège d’intérêt commun consultatif partage le même objectif et le même fondement que le secret professionnel conjoint et le privilège relatif au litige, alors qu’il n’a presque aucun lien avec l’un ou l’autre, à l’exception que ces derniers se caractérisent par un intérêt commun.

[97]           Bien qu’historiquement la confusion avec le secret professionnel conjoint ait exacerbé le problème et soit arrivée en premier, l’erreur fondamentale dans l’histoire du privilège d’intérêt commun consultatif, selon la Cour, est survenue lorsque l’on s’est mis à penser qu’il était fondé sur les mêmes raisons d’être qui sous-tendent le privilège d’intérêt commun relatif au litige. Omettant de reconnaître que le privilège relatif au litige et le secret professionnel de l’avocat sont des « concepts distincts », le privilège d’intérêt commun consultatif a été établi en profitant du succès du privilège d’intérêt commun relatif au litige. Cela a permis d’établir le principe sans effectuer d’analyse appropriée de sa compatibilité avec le principe du secret professionnel de l’avocat. Une réévaluation de cette question démontre l’incompatibilité du privilège d’intérêt commun consultatif avec le principe du secret professionnel de l’avocat, et reconnaît que le privilège d’intérêt commun n’avantage en rien l’administration de la justice. En fait, il lui nuit.

[98]           L’article Giesel présente une analyse exhaustive de l’histoire de la création du privilège d’intérêt commun aux États-Unis. Son examen, cependant, ne décrit pas comment le privilège d’intérêt commun relatif au litige a évolué en privilège d’intérêt commun consultatif. La professeure Giesel souscrit à la théorie voulant que toutes les formes de privilège d’intérêt commun, à l’exception du secret professionnel conjoint, doivent être rejetées en raison de leur incompatibilité avec le principe du secret professionnel de l’avocat. Sur ce point, je ne puis être d’accord avec elle, car j’estime que les principes du privilège d’intérêt commun ne sont pas incompatibles avec le principe du privilège relatif au litige. Je limite donc l’application de son analyse au privilège d’intérêt commun consultatif qui, je suis d’accord, est incompatible avec le principe du secret professionnel de l’avocat.

[99]           Il ne s’ensuit pas que notre Cour conclut que les questions relatives au secret professionnel conjoint ne sont pas pertinentes dans l’histoire ou l’analyse du privilège d’intérêt commun consultatif. Le privilège d’intérêt commun est apparu la première fois dans le droit canadien à la Cour d’appel de l’Ontario et à la Cour suprême, en remarque incidente, dans l’arrêt Pritchard c. Ontario (Commission des droits de la personne), 2004 CSC 31 [Pritchard], dans le cadre d’un litige relatif aux relations de clients conjoints. En outre, comme il a été mentionné, la décision Pitney Bowes concernait aussi une situation faisant intervenir un secret professionnel conjoint. Le secret professionnel conjoint a définitivement apporté de la confusion dans l’examen du privilège d’intérêt commun consultatif, comme il ressort des nombreux cas de « privilège d’intérêt commun » qui portent soit sur le privilège relatif au litige soit sur le secret professionnel conjoint.

[100]       Ayant exprimé mon désaccord concernant l’un des aspects de l’article Giesel, je me dois de souligner sa contribution importante aux questions examinées dans la présente décision. Son article est important pour plusieurs raisons, en plus de définir la distinction entre le privilège d’intérêt commun et le secret professionnel conjoint. Elle est également la première juriste qui, à ma connaissance, a réalisé une analyse coûts-avantages du privilège d’intérêt commun. Je crois que cela pourrait avoir inspiré les juges dans l’arrêt Ambac à emboîter le pas, y compris les juges majoritaires à confirmer que les coûts du privilège d’intérêt commun consultatif l’emportaient sur les avantages. Plus important encore, elle démontre l’incompatibilité du principe du privilège d’intérêt commun (consultatif) avec les principes du secret professionnel de l’avocat décrits par le professeur Wigmore. À cet égard, elle ouvre les yeux de la communauté juridique sur l’incompatibilité entre la théorie du secret professionnel de l’avocat et le privilège d’intérêt commun consultatif. Cela met en valeur l’absence de congruité des différentes raisons d’être alléguées du privilège d’intérêt commun avec les principes du secret professionnel de l’avocat ou l’administration de la justice. Ces questions sont au cœur de l’analyse ci-dessous de notre Cour.

(b)               Confusion avec le secret professionnel conjoint

[101]       Il a été question du privilège d’intérêt commun pour la première fois dans une affaire de droit pénal devant la Cour suprême de la Virginie en 1871, dans l’arrêt Chahoon v Commonwealth, 62 Va 822 (Sup Ct 1871) [Chahoon]. Dans cet arrêt, M. Chahoon s’était réuni avec deux autres défendeurs et leurs avocats dans une affaire de complot criminel. Durant le procès, l’avocat de M. Chahoon a voulu questionner l’un des avocats au sujet de ce que M. Chahoon avait dit lors de la réunion. La Cour a conclu que l’avocat n’était pas tenu de répondre à la question qui relevait du privilège. Lorsqu’elle a tiré sa conclusion, la Cour a mentionné ce qui suit (aux paragraphes 841 et 842) :

[traduction] Cela fait-il une différence, en l’espèce, qu’il ait été embauché comme avocat par Sanxay seulement? Les parties étaient accusées conjointement de complot en vue de commettre un crime particulier et gravement accusées d’avoir falsifié et distribué le même document. Elles pourraient avoir eu recours au même avocat, ou elles pourraient avoir retenu les services d’avocats différents, comme c’est le cas. Mais peu importe si elles ont fait l’une ou l’autre de ces choses, l’effet est le même quant à leur droit de communiquer avec tous les avocats et quant au privilège dont fait l’objet ces communications. Elles avaient la même défense à faire valoir, les agissements de l’une d’entre elles à l’égard du complot étant les agissements de toutes, et l’avocat de chacune des parties étant en effet l’avocat de toutes les parties, bien que, par souci de commodité, il ait été embauché et payé par son client respectif.

[Non souligné dans l’original.]

[102]       Les conclusions de la Cour dans l’arrêt Chahoon ont par la suite été appliquées et invoquées comme fondement du privilège. Cependant, il ne fait aucun doute que la Cour, dans l’arrêt Chahoon, s’est fondée sur les principes du secret professionnel conjoint dans une situation où les clients étaient représentés par des avocats différents, appliquant ainsi le principe du secret professionnel conjoint à une situation faisant intervenir le privilège d’intérêt commun.

[103]       La professeure Giesel critique sévèrement l’arrêt Chahoon et n’est pas d’avis que les situations mettant en cause des avocats alliés comme dans Chahoon sont semblables aux situations faisant intervenir le secret professionnel conjoint selon le principe du secret professionnel de l’avocat pour plusieurs raisons mentionnées ci-dessous. Bien que notre Cour souscrive à son raisonnement, ses conclusions sont plus nuancées. Dans la mesure où le privilège d’intérêt commun a été appliqué dans le domaine du litige, je conclus que l’arrêt Chahoon est correct, mais fondé sur des motifs erronés en raison de la mauvaise qualification des faits de l’affaire, qui ont été considérés comme étant « effectivement » une relation de clients conjoints. Je crois que la justification appropriée est que le partage d’avis juridique sur la base d’un intérêt commun à l’égard d’un litige peut être conforme à la nature contradictoire stratégique des litiges, qui est examinée ci-dessous. Toutefois, même sur cette base, notre Cour s’est fondée sur des considérations stratégiques dans l’arrêt Chahoon : [traduction] « [e]lles avaient la même défense à faire valoir, les agissements de l’une d’entre elles à l’égard du complot étant les agissements de toutes » (aux paragraphes 841 et 842).

[104]       Toutes les communications partagées dans un contexte de secret professionnel conjoint se font entre l’avocat et son client, et le privilège est conforme au principe du secret professionnel de l’avocat. En revanche, les communications dans une situation de privilège d’intérêt commun où des avocats sont alliés ne se limitent pas à celles échangées entre un avocat et son client puisque l’avocat n’entretient pas de relation avocat-client avec les autres parties qui ont leur propre avocat. Par conséquent, appliquer le principe du secret professionnel de l’avocat aux communications échangées dans une situation où des avocats sont alliés revient à protéger des communications qui ne se font pas seulement entre un avocat et son client et, par conséquent, ne sont pas essentielles à la relation. Une telle application du principe du secret professionnel de l’avocat va à l’encontre de sa propre raison d’être, qui est de favoriser une communication complète et franche de renseignements entre le client et son avocat et, par sa nature essentielle, de favoriser l’administration de la justice.

[105]       Ensuite, le devoir de loyauté de l’avocat envers tous les clients conjoints oriente les limites éthiques de la représentation de clients conjoints. Cela permet de veiller à ce que l’avocat exerce un jugement indépendant au nom de chaque client pour prévenir tout risque de répercussion négative à un membre du groupe de clients conjoints découlant des responsabilités de l’avocat envers l’un des autres clients conjoints. Le devoir de loyauté exige que l’avocat qui représente des clients conjoints s’assure que ceux-ci consentent à la communication de tous les renseignements reçus par l’avocat. Ce même devoir de loyauté exige également que l’avocat cesse d’occuper si l’un des clients décide qu’une question qui est essentielle à la représentation des parties par l’avocat ne devrait pas être dévoilée aux autres. Ce devoir ne s’applique qu’à l’avocat, et le client peut se fonder sur les conseils privilégiés de celui-ci pour l’aider à se conformer à la loi.

[106]       En revanche, les avocats qui ont un intérêt commun dans le cadre d’une entente visée par le privilège d’intérêt commun ne sont pas tenus à un devoir de loyauté envers les clients des autres avocats et par conséquent, ne s’inquiètent pas de se retrouver en situation de conflit d’intérêts. Ainsi, il n’y a aucune obligation d’échanger des renseignements entre toutes les parties ayant un intérêt commun. L’échange de renseignements ne se fait que dans la mesure où il est dans l’intérêt des parties de travailler ensemble à l’égard d’un intérêt juridique commun. Cette distinction entre le secret professionnel conjoint et le privilège d’intérêt commun a été mentionnée par les juges majoritaires dans l’arrêt Ambac, qui ont fait remarquer que dans une situation de clients conjoints, [traduction] « les clients partagent incontestablement une parfaite harmonisation des intérêts pour que l’avocat puisse, du point de vue éthique, représenter les deux parties » (au paragraphe 631).

[107]       De plus, la représentation de clients conjoints est conforme à la raison d’être du secret professionnel de l’avocat, contrairement au privilège d’intérêt commun. Le secret professionnel conjoint a été reconnu dès 1854 dans la décision Rice v Rice, 53 Ky 335, aux paragraphes 335 et 336 (1854) [Rice], comme étant une forme de secret professionnel de l’avocat. En conséquence, appliquer le secret professionnel de l’avocat à un contexte de représentation de clients conjoints [traduction] « ne constitue pas un élargissement du champ d’application du privilège du secret professionnel de l’avocat datant des années 1800 » (Giesel, à la page 523).

[108]       Cela soulève des questions concernant la source des déclarations dans l’arrêt Chahoon selon lesquelles [traduction] « rien ne peut être plus certain » et [traduction] « toutes les autorités ont reconnu » que le secret professionnel conjoint s’appliquait à la situation (Chahoon, aux paragraphes 839 et 840). La Cour n’a cité aucune jurisprudence à l’appui de cette allégation. La seule explication à la déclaration selon laquelle toutes les autorités s’entendent sur ce point est que la Cour s’est fondée à tort sur la jurisprudence antérieure relative au secret professionnel conjoint, c.-à-d. Rice, pour justifier le privilège d’intérêt commun au motif qu’il s’agissait « effectivement » de la même situation. Il s’agit clairement d’un point de vue erroné qui ne tenait pas compte des principes fondamentaux de la théorie du secret professionnel de l’avocat. Malheureusement, jusqu’à récemment, on a continué à se fonder sur des cas de clients conjoints pour justifier la théorie du privilège d’intérêt commun.

[109]       Enfin, un intérêt commun est nécessaire pour établir un privilège d’intérêt commun, mais ne l’est pas pour établir un secret professionnel conjoint. Le secret professionnel conjoint est fondé sur le respect des exigences du secret professionnel de l’avocat, qui est assujetti à des règles strictes concernant le devoir de loyauté de l’avocat et l’obligation d’éviter de se trouver en conflit d’intérêts. Le fait que les parties partagent un intérêt commun est pertinent quant aux obligations éthiques d’un avocat qui représentent des clients conjoints, mais ce n’est pas une exigence de ce type de représentation. Le mélange de ces deux principes est si important que la professeure Giesel parle de circonstances où le principe du privilège d’intérêt commun s’est établi et exige maintenant une démonstration d’intérêt commun pour que le secret professionnel conjoint s’applique lorsque le droit du secret professionnel de l’avocat ne l’exige pas (voir Giesel, à la page 524ff).

[110]       Par conséquent, notre Cour convient que l’élargissement historique du privilège relatif aux avocats alliés était [traduction] « un peu furti[f] » (Giesel, à la page 511). La Professeure Giesel indique qu’aux États-Unis, de 1871 à 1942, aucun autre cas mettant en jeu le privilège d’intérêt commun n’a été signalé. Ensuite, entre 1942 et 1965, trois affaires ont appliqué l’arrêt Chahoon, soit Schmitt v Emery, 2 NW (2d) 413 (Cour supérieure du Minnesota); Continental Oil Company v United States, 330 F (2d) 347 (9th Cir 1964); et Hunydee v United States, 335 F (2d) 183 (9th Cir 1965). Ces affaires portaient toutes sur des litiges. Aucune n’a reconnu que la Cour s’était fondée, dans l’arrêt Chahoon, sur les principes du secret professionnel conjoint pour rendre sa décision, et aucune ne s’est demandé si le fait d’appliquer le privilège dans une situation où des avocats sont alliés faisait avancer les objectifs du secret professionnel de l’avocat ou y était conforme.

(c)                Le privilège d’intérêt commun relatif au litige s’étend au privilège d’intérêt commun consultatif

[111]       Bien que l’on ne sache pas très exactement quand le privilège d’intérêt commun a été appliqué à l’extérieur d’un contexte de litige à des situations de consultation juridiques, la description suivante semble décrire l’évolution la plus probable. Dans un article rédigé par Daniel J Capra (« The Attorney-Client Privilege in Common Representations » (1989), 20:1 Trial Lawyers Q 20 [Capra]), l’auteur annote la décision rendue dans United States v Zolin, 809 F (2d) 1411 (9th Cir 1987) [Zolin], ainsi : [traduction] « les clients n’ont pas à être menacés de litige pour que la règle de l’intérêt commun s’applique; les déclarations sont protégées lorsque les clients ont un intérêt commun à régler les affaires de l’Église de scientologie » (au paragraphe 21).

[112]       Si l’on tient compte des motifs énoncés dans la décision Zolin, il semblerait que son origine véritable soit sous la forme d’une remarque incidente dans la décision de 1974 de la Cour de district du Maryland dans la décision Burlington Industries v Exxon Corp and Amtech, Inc, 65 FRD 26 (Cour de district du Maryland 1974) [Burlington Industries], que l’article a citée. La décision rendue dans Burlington Industries est incidente parce qu’il s’agissait d’une affaire liée à un litige. Dans cette affaire, la Cour semble avoir abordé la portée élargie du privilège d’intérêt commun consultatif parce que les observations des défendeurs étaient fondées sur le paragraphe 503(b) des règles fédérales de preuve récentes Proposed Federal Rules of Evidence. Cet article prévoyait un élargissement du privilège aux situations non litigieuses faisant intervenir le privilège d’intérêt commun. Je cite ci-après de brèves sections pertinentes des motifs énoncés dans Burlington Industries, au paragraphe 36, qui n’étaient pas soulignées dans l’original :

[traduction] IX. Communications confidentielles entre l’avocat d’une partie et un tiers non-partie avec qui la partie partageait une communauté d’intérêts

Dans les catégories V, XIII, XVI et XVII de la plaignante, celle-ci allègue un privilège à l’égard des communications confidentielles échangées entre son avocat et les représentants d’une société non-partie à la présente action. La plaignante prétend que le privilège existe parce qu’au moment des communications, elle partageait une communauté d’intérêts à l’égard du brevet en cause. La plaignante soutient qu’au moment des communications en question, elle et Standard Oil Company (Indiana) étaient des concédantes conjointes de brevets. Le brevet en litige dans la présente action faisait partie du programme conjoint de concession de licences. En conséquence, les concédantes conjointes avaient en commun l’intérêt d’assurer le succès du brevet.

Le paragraphe 503(b) des Proposed Federal Rules of Evidence concorde avec la thèse de la plaignante. Il dispose entre autres ceci :

« Un client a le droit de refuser de divulguer et d’empêcher toute autre personne de divulguer des communications confidentielles échangées dans le but de faciliter la prestation de services juridiques professionnels, [(1) entre lui-même ou son représentant et son avocat ou le représentant de son avocat, ou (2) entre son avocat et le représentant de l’avocat, ou] (3) entre lui-même ou son avocat et l’avocat représentant une autre partie dans une affaire d’intérêt commun,... [l’article des règles se poursuit ainsi : ou (4) entre les représentants du client ou entre le client et un représentant du client, ou (5) entre les avocats représentant le client. » (Proposed Federal Rules of Evidence, paragraphe 503(b), 56 F.R.D. 236 (1973))].

[Non souligné dans l’original.]

[113]       La Cour de district mentionne ensuite quatre affaires (y compris les décisions rendues dans Transmirra Products Corp v Monsanto Chemical Company, 26 FRD 572 (SD NY 1960), Vilastor-Kent Theatre Corp v Brandt, 19 FRD 522 (SD NY 1956), et Stix Products, Inc v United Merchants & Manufacturers, Inc, 47 FRD 334 (SD NY 1969)) où le privilège d’intérêt commun a été autorisé dans des contextes de litige anticipé. Elle a formulé les commentaires suivants :

[traduction] Contrairement à la non-partie dans la décision Transmirra, rien ne prouve en l’espèce que Standard Oil (Indiana) a déjà fait l’objet de poursuites dans une action antérieure du fait du brevet à présent en litige. Rien ne prouve non plus que Standard Oil a été menacée de litige, menace comparable à celle reçue par le codéfendeur potentiel dans Vilastor, ou la menace de litige reçue par le témoin tiers dans Stix. Néanmoins, les concédantes conjointes partagent un intérêt commun dans la réussite de leur programme conjoint de concession de licences. Un tel intérêt commun peut très bien nécessiter des communications continues entre les avocats des concédantes conjointes. Si l’existence d’un tel programme conjoint de concession de licences est démontrée adéquatement, les documents préparés par les avocats en prévision d’un litige mettant en cause leurs clients et échangés sous le couvert de la confidentialité entre les avocats représentant les concédantes conjointes continueront d’être protégés par le principe relatif au produit du travail de l’avocat. À moins qu’il puisse être démontré que l’exception relative aux difficultés soit nécessaire, le produit du travail échangé entre les avocats pour le compte de la plaignante et de Standard Oil (Indiana) ne peut pas être divulgué.

[Non souligné dans l’original, notes omises]

[114]       Ainsi, alors que la Cour dans Burlington Industries a généralement approuvé l’extension du privilège d’intérêt commun aux situations non litigieuses, les faits portent sur le produit du travail de l’avocat, soit des documents préparés en prévision d’un litige. Le privilège d’intérêt commun relatif au litige n’est donc apparu que parce qu’il a été confondu avec le secret professionnel conjoint, puis il est passé du contexte des litiges de façon incidente dans des situations de litige anticipé, sur le fondement d’une règle de preuve non étayée proposée par une association juridique qui a été utilisée partiellement et inutilement.

[115]       La justification invoquée par Capra (à la page 20) pour appuyer un privilège d’intérêt commun global comprenant les situations de litige visait à se conformer au principe de Wigmore relatif au secret professionnel de l’avocat :

[traduction] La raison d’être de la règle de l’intérêt commun est conforme à celle du privilège du secret professionnel de l’avocat. Comme le privilège a pour but de favoriser une communication intégrale de la vérité entre le client et son avocat, le même principe s’applique dans une situation d’intérêt commun, qui ne fait que multiplier le nombre de personnes qui révèlent la vérité et de personnes qui reçoivent les confidences.

[Non souligné dans l’original.]

[116]       Notre Cour n’est pas d’accord avec ce raisonnement, tant en ce qui concerne l’explication selon laquelle le principe du privilège d’intérêt commun s’applique aux situations de litige qu’en ce qui concerne l’explication selon laquelle le privilège d’intérêt commun consultatif vise à favoriser la vérité entre le client et son avocat lorsque les communications que l’on prétend utiles sont celles d’un tiers, comme notre Cour le décrira plus précisément dans son analyse ci-dessous.

(d)               L’explosion récente du nombre d’affaires portant sur le privilège d’intérêt commun

[117]       La professeure Giesel a également sonné l’alarme quant à ce qu’elle décrit comme une [traduction] « explosion récente » du nombre d’affaires portant sur le privilège d’intérêt commun. Elle soutient que cette augmentation a eu lieu sans qu’aucun tribunal n’examine attentivement la décision Chahoon durant les années intermédiaires. Elle affirme qu’au cours des quarante dernières années, les tribunaux ont également accepté l’idée générale selon laquelle le secret professionnel de l’avocat protège les communications échangées dans les situations où des avocats s’allient. Ces tribunaux ont simplement omis de se tourner vers le passé pour analyser attentivement le précédent Chahoon. L’importation de cette erreur est amplifiée par le fait que les tribunaux sont maintenant bombardés de nombreuses affaires de ce genre. En rétrospective, le moment où il aurait fallu procéder à un examen essentiel de l’élargissement considérable du droit du privilège était lorsque le privilège d’intérêt commun relatif au litige a été adopté comme fondement du privilège d’intérêt commun consultatif, soit lorsqu’il a été considéré pour la première fois comme un élément du secret professionnel de l’avocat.

[118]       À l’appui de sa description de l’élargissement du privilège d’intérêt commun sous forme [traduction] d’« explosion récente du nombre d’affaires » dans le droit américain, elle indique que durant la décennie de 1970 à 1979, seulement cinq décisions publiées visaient une prétention au privilège dans un contexte ou des avocats s’étaient alliés. Entre 2000 et 2009, 168 décisions publiées portaient sur une prétention au privilège relatif à des avocats alliés.

[119]       Comme l’ont mentionné les juges majoritaires dans l’arrêt Ambac (au paragraphe 632), [traduction] « l’un des traités a observé que l’exception de l’intérêt commun dans ces administrations “se répand comme de la mauvaise herbe jusqu’à des zones que les rédacteurs de la règle rejetée n’auraient même pas pu imaginer” (Wright & Graham, au paragraphe 5493 [2015 Supp]) ».

[120]       Étant donné que le privilège d’intérêt commun transactionnel se justifie par l’incitation au « libre échange de renseignements » entre des clients et des avocats alliés, l’augmentation que cela représente en ce qui concerne les coûts pour l’administration de la justice parce qu’il empêche l’introduction de grandes quantités d’éléments de preuve pertinents est, de toute évidence, considérable. La Cour soupçonne que les cas signalés qui portent sur le privilège d’intérêt commun consultatif ne représentent qu’une petite fraction des cas où le privilège est utilisé conjointement avec l’avis quotidien fourni par les avocats d’affaires qui négocient une opération commerciale lorsqu’il existe un intérêt commun à l’égard de la réalisation de l’opération.

(e)                Le Canada a adopté la jurisprudence américaine sur le privilège d’intérêt commun semblablement dans un contexte de privilège relatif au litige et de secret professionnel conjoint

[121]       Les défendeurs invoquent la décision rendue par la Cour suprême du Canada dans Pritchard pour faire valoir que le simple fait de partager un but commun est suffisant pour créer un privilège d’intérêt commun. Je reprends un court passage de l’arrêt Pritchard, aux paragraphes 22 à 25, concernant le privilège d’intérêt commun :

B. L’exception fondée sur un intérêt commun

[22] L’appelante prétend que le privilège avocat‑client ne peut empêcher la divulgation d’une communication à une personne ayant, avec le client en question, un « intérêt commun » quant à l’objet de la communication. L’exception fondée sur l’« intérêt commun » ne s’applique pas à la Commission puisque ses intérêts ne coïncident pas avec ceux des personnes qui se présentent devant elle. Le rôle de la Commission, à l’égard des plaintes relatives aux droits de la personne, demeure celui d’un gardien impartial, et par définition, elle n’a pas d’intérêt dans le dénouement d’une affaire.

[23] L’exception fondée sur l’intérêt commun a été invoquée à l’encontre du privilège avocat-client dans une affaire où les deux parties avaient consulté ensemble un avocat. Voir R. c. Dunbar (1982), 138 D.L.R. (3d) 221 (C.A. Ont.), le juge Martin, p. 245 :

[traduction] Il ressort de la jurisprudence que lorsqu’une question présente un intérêt pour deux personnes ou plus qui consultent de concert un avocat, leurs communications confidentielles avec l’avocat, même si elles leur sont connues, bénéficient d’un privilège vis-à-vis des tiers. Toutefois, en ce qui concerne les rapports entre les parties, toutes deux sont censées prendre part à toutes les communications intervenant entre elles et leur avocat et en être informées. Par conséquent, si une controverse ou un différend vient à les opposer, le privilège ne s’applique pas, et l’une ou l’autre peut exiger la divulgation de la communication...

[24] L’exception fondée sur l’intérêt commun est apparue dans un contexte où des parties visant un même objectif ou cherchant à obtenir un même résultat possédaient [traduction] un « même intérêt », pour reprendre l’expression employée par le maître des rôles lord Denning dans Buttes Gas & Oil Co. c. Hammer (No. 3), [1980] 3 All E.R. 475 (C.A.), p. 483. La portée de cette exception a été quelque peu élargie. En effet, elle s’applique désormais lorsqu’une obligation fiduciaire ou apparentée existant entre les parties a fait naître un intérêt commun. Cela comprend les relations fiduciaire-bénéficiaire, celles entre l’État et les autochtones et certains types de rapports contractuels ou de rapports mandant-mandataire.

[Non souligné dans l’original.]

[122]       Ainsi, l’arrêt Pritchard décrit l’origine du privilège d’intérêt commun comme provenant d’une décision de l’Ontario en matière criminelle où les clients avaient eu recours aux services d’un même avocat en invoquant l’arrêt R. c. Dunbar (1982), 138 DLR (3d) 221 (C.A. Ont.) [Dunbar]. Cette décision précise par ailleurs que l’exception relative à l’intérêt commun « a été quelque peu élargie » afin de s’appliquer à des situations où des clients consultent de concert un avocat (Pritchard, au paragraphe 24).

[123]       Le seul fondement sous-jacent que l’on pourrait faire valoir pour élargir l’application de l’arrêt Pritchard aux situations où des avocats s’allient pourrait provenir de la décision United States v McPartlin, 595 F (2d) 1321 (7th Cir 1979) [McPartlin], sur laquelle s’appuie l’arrêt Dunbar, qui portait sur une situation où des avocats s’étaient alliés et travaillaient ensemble à une défense en droit pénal. Dans cette affaire, la Cour a appliqué le même raisonnement que dans l’arrêt Chahoon : [traduction] « un projet dans lequel Ingram et McPartlin et leurs avocats étaient engagés ensemble, au bénéfice des deux défendeurs » (McPartlin, au paragraphe 1336) [non souligné dans l’original]. Évidemment, les avocats n’étaient pas engagés par le même client. Il y a donc lieu d’assumer que la Cour voulait dire qu’ils étaient « effectivement » engagés ensemble comme la Cour l’a conclu dans l’arrêt Chahoon.

[124]       Les défendeurs soutiennent que, dans l’arrêt Pritchard, la Cour a également reconnu une forme de privilège relatif aux avocats alliés en faisant mention d’un passage des motifs de Lord Denning dans Buttes Gas & Oil v Hammer (No 3), [1980] 3 All ER 475, à la page 483 (CA) :

[traduction] Il existe un privilège que l’on peut appeler privilège « d’intérêt commun ». Il s’agit d’un privilège qui vise à faciliter un litige anticipé à l’égard duquel plusieurs personnes partagent un intérêt commun. Il arrive souvent dans un litige qu’un demandeur ou un défendeur ait à ses côtés d’autres personnes, qui partagent le même intérêt que lui et qui ont consulté des avocats sur les mêmes points que lui, mais que ces autres personnes n’aient pas été nommées parties à l’action. [...] Dans tous ces cas, je crois que les tribunaux devraient, à des fins de communication préalable, traiter toutes les personnes intéressées comme si elles étaient des partenaires dans un seul cabinet ou des services d’une seule compagnie. Chacune peut se prévaloir du privilège en vue du litige. Chacune peut recueillir des renseignements que son conseiller juridique ou celui d’une autre partie peut utiliser.

[Non souligné dans l’original.]

[125]       D’après ce que je comprends de l’argument des défendeurs, ils soutiennent que Lord Denning a déclaré que le privilège d’intérêt commun pouvait s’appliquer à des scénarios mettant en cause plusieurs clients et plusieurs avocats. Cependant, je suis d’avis que les commentaires formulés par Lord Denning ressemblent à ceux énoncés dans l’arrêt Chahoon, traitant « effectivement » toutes les personnes comme si elles étaient des partenaires dans un seul cabinet. En outre, les commentaires ont été formulés dans une situation où le privilège visait à « faciliter un litige anticipé ».

[126]       En conclusion, il est vrai que le grand nombre de causes citées par les défendeurs confirme simplement que le volet applicable aux avocats alliés du privilège d’intérêt commun est arrivé au Canada sous le couvert de sa similarité avec le secret professionnel conjoint dans un contexte de litige. La décision de principe rendue par notre Cour visait aussi une situation factuelle mettant en cause le secret professionnel conjoint, tandis que ni la Cour d’appel fédérale, ni la Cour suprême du Canada, ni aucune autre cour, y compris la cour qui a tranché l’arrêt Ambac, n’a encore examiné pleinement les questions de fond que soulève le privilège d’intérêt commun consultatif. La présente affaire sera donc la première qui tente d’accomplir une tâche qui aurait dû être réalisée il y a bien longtemps.

(f)                 L’arrêt Chahoon continue d’être invoqué à tort dans des affaires de privilège d’intérêt commun consultatif

[127]       L’arrêt Chahoon continue d’être reconnu et appliqué comme fondement de l’exception à la renonciation servant à mettre fin au secret professionnel de l’avocat lorsque les clients partagent un intérêt commun. Par exemple, les défendeurs ont fait remarquer que dans la décision récente Neuberger Berman Real Estate Income Fund, Inc v Lola Brown Trust No 1B2, 230 FRD 398 (D Md 2005) [Neuberger], le privilège d’intérêt commun tirait son origine de la cause de droit pénal Chahoon où des accusations ont été portées contre des coaccusés. Je conclus que cet argument confirme l’adoption confuse du privilège d’intérêt commun consultatif, par l’entremise de références à des causes de droit pénal et portant sur le secret professionnel conjoint. Je cite l’observation présentée par les défendeurs en réponse à la première directive de la Cour, au paragraphe 2.4 :

[traduction] 2.4       Le privilège d’intérêt commun tire son origine des affaires où des accusations criminelles ont été portées contre au moins deux personnes, chacune ayant retenu les services d’un avocat et ces avocats ayant collaboré pour défendre leur client respectif. Voir Neuberger Berman Real Estate Income Fund, Inc. v. Lola Brown Trust No. 1B2, [(2005), 230 F.R.D. 398 (US Dt. Ct.)] où la Cour s’est exprimée ainsi :

Le principe de la défense conjointe ou de l’intérêt commun provient du droit pénal où de nombreux défendeurs, chacun ayant retenu les services d’un avocat distinct, s’échangent de l’information pour mettre en place une défense commune. [Faisant de toute évidence référence à l’arrêt Chahoon] Le principe a cependant été élargi aux affaires civiles. Ibid aux paragraphes 248 et 249; Duplan Corp. v. Deering Milliken) ([traduction] « L’entente d’“intérêt commun” permet la divulgation d’une communication privilégiée sans avoir à renoncer au privilège, à condition que les parties aient un “intérêt juridique identique à l’égard de l’objet de la communication” ».)

[Non souligné dans l’original.]

[128]       Au paragraphe 2.5 de leurs observations, se fondant sur la décision Neuberger, les défendeurs soutiennent qu’ [traduction] « il est très improbable que Wigmore, ou la Cour dans la décision Duplan, ait eu l’intention d’infirmer ou de rejeter le fondement historique du privilège d’intérêt commun ». Cependant, les défendeurs ont d’abord miné leur propre argument en reconnaissant au paragraphe 2.7 de leurs observations que Duplan était une affaire [traduction] « touchant plusieurs personnes morales du même groupe de sociétés ou de la même communauté d’affaires retenant les services du même cabinet d’avocats » et qui appliquait donc la décision Chahoon, une affaire de privilège d’intérêt commun en matière pénale, à un contexte de secret professionnel conjoint. Il s’agit d’un bon exemple de la confusion qui règne entre le privilège d’intérêt commun et le secret professionnel conjoint dont la professeure Giesel a fait mention, mais cette fois-ci, dans le sens opposé. Les défendeurs se fondent sur une affaire relative au privilège d’intérêt commun (relatif au litige) pour confirmer une décision en matière de secret professionnel conjoint dans un contexte transactionnel, même si ce dernier est reconnu depuis longtemps comme un élément du droit américain du secret professionnel de l’avocat depuis l’affaire Rice en 1854.

[129]       Plus important encore, il semble, d’après les recherches effectuées à la suite des réponses à la directive précise de la Cour qui demandait des observations sur ce point, que Wigmore a effectivement examiné la décision Chahoon et l’a rejetée, car elle était apparemment [traduction] « illogique » (John Henry Wigmore, A Treatise on the Anglo-American System of Evidence in Trials at Common Law, vol 4 (Boston: Little, Brown, and Co, 1905), au paragraphe 2328, no 2. Voir aussi John Henry Wigmore, A Treatise on the Anglo-American System of Evidence in Trials at Common Law, vol 5 (Boston: Little, Brown, and Co, 1905), au paragraphe 2328, no°3) :

1871, Chahoon v. Com., 21 Gratt. 822,835 (C.J.S. et R.S., étant conjointement accusés de complot, se sont réunis afin de consulter un avocat. Chacun avait son propre avocat, mais celui de C. était absent. L. était l’avocat de R.S. Au procès, comme R.S. avait fait état d’une déclaration de C. lors de cette réunion, C. a appelé L. à témoigner quant à cette déclaration, mais L. a invoqué le privilège. Il a été jugé que L. ne pouvait pas témoigner sans que les trois parties renoncent au privilège. J.S. n’ayant pas renoncé au privilège, cela semble illogique ».)

[Non souligné dans l’original.]

[130]       Wigmore a reconnu que la décision Chahoon n’était pas conforme aux principes du secret professionnel conjoint et du privilège d’intérêt commun. La jurisprudence qui se fonde sur la décision Chahoon et qui a accepté le privilège d’intérêt commun consultatif ne tenait pas compte des principes de Wigmore. La seule exception est l’arrêt Ambac. Ayant bénéficié du traité de la professeure Giesel sur le privilège d’intérêt commun, les juges majoritaires dans l’arrêt Ambac savaient que le privilège n’avait pas, pour reprendre leur terminologie, la « même étendue », c’est-à-dire qu’il n’était pas compatible avec les principes du secret professionnel de l’avocat de Wigmore. Cependant, comme je l’ai expliqué ci-dessous, les juges majoritaires dans l’arrêt Ambac étaient pris dans leur propre énigme jurisprudentielle : ils voulaient maintenir une distinction entre le privilège d’intérêt commun consultatif et celui relatif au litige, tandis que les arguments de la professeure Giesel tentaient de discréditer les deux. Par conséquent, presque toutes les conclusions de la professeure Giesel sont mises à la poubelle. En fin de compte, les juges majoritaires adoptent le raisonnement particulier selon lequel le privilège d’intérêt commun est une exception raisonnable à la renonciation en matière de litige, mais ne l’est pas en matière non litigieuse.

[131]       La Cour conclut en toute déférence qu’ils ont raison, mais qu’ils se fondent sur le mauvais principe sous-jacent, qui aurait dû être que le privilège d’intérêt commun consultatif est incompatible avec le principe du secret professionnel de l’avocat. D’après notre Cour, le problème sous-jacent fondamental de l’arrêt Ambac est que la Cour n’a pas établi de distinction entre le privilège relatif au litige et le secret professionnel de l’avocat. Si cette distinction avait été reconnue, le privilège d’intérêt commun consultatif aurait dû être rejeté parce qu’il était incompatible avec le principe du secret professionnel de l’avocat, et la décision n’aurait pas d’incidence sur le privilège d’intérêt commun relatif au litige.

[132]       Si l’on revient à la conclusion du professeur Wigmore selon laquelle la décision Chahoon était [traduction] « illogique », il ne faut pas perdre de vue le fait que lorsque Wigmore a publié son traité, la décision Chahoon était le seul cas signalé où des avocats alliés avaient divulgué des renseignements privilégiés sans avoir renoncé à leurs privilèges. Il ne pouvait pas prévoir que cette affaire favoriserait un nouveau privilège qui s’appliquerait largement, ni que cela entraînerait de la confusion. Personne n’avait pensé à établir une distinction entre le privilège relatif au litige et le secret professionnel de l’avocat et aucun des arguments qui suivent n’avait été soulevé pour démontrer qu’il avait raison de juger que le privilège d’intérêt commun consultatif constituait un principe mal fondé en matière de privilège. Néanmoins, Wigmore a conclu à ce moment-là que ce que l’on reconnaît aujourd’hui comme le privilège d’intérêt commun consultatif était incompatible avec le secret professionnel de l’avocat, et notre Cour est entièrement en accord avec cette conclusion.

(g)                La jurisprudence à l’appui du privilège d’intérêt commun consultatif n’est pas décisive quant à sa légitimité

[133]       Les défendeurs ont soutenu qu’en raison de la jurisprudence très abondante à l’appui du privilège d’intérêt commun consultatif, la Cour est tenue d’appliquer ces précédents qui sont maintenant si indéniablement établis qu’ils ne font plus aucun doute. Je conviens qu’il semble y avoir une acceptation générale du privilège d’intérêt commun consultatif dans la common law, sauf dans 13 États des États-Unis. Il semblerait que le privilège soit devenu un élément commun du secret professionnel de l’avocat aujourd’hui et que le débat vise principalement à délimiter et à appliquer les paramètres, comme l’a soutenu le demandeur en l’espèce.

[134]       La Cour conclut néanmoins que la jurisprudence à l’appui du privilège d’intérêt commun consultatif a été établie sous un voile de confusion avec les intérêts communs du secret professionnel conjoint et du privilège relatif au litige, et que très peu d’analyses ont été effectuées des facteurs et considérations concernant la légitimité du privilège d’intérêt commun consultatif.

[135]       Dans une certaine mesure, la Cour reconnaît également que l’adoption répandue d’une règle comme le privilège d’intérêt commun consultatif puisse être accompagnée d’une tendance innée des autres décideurs à ne pas se pencher sur des questions qui semblent problématiques une fois que le principe est intégré à la jurisprudence générale, qui en l’espèce, remonte aux années 1970-1980. Le lauréat du prix Nobel de la paix, Daniel Kahneman, l’explique très bien dans son ouvrage intitulé Thinking Fast and Slow (Toronto: Anchor Canada, 2013). Il y décrit une situation où il a dû infirmer une [traduction] « théorie de l’utilité » qui [traduction] « a résisté à l’épreuve du temps » pendant plus de 300 ans. Ses commentaires à la page 277 sont pertinents en ce qui concerne le point de vue de la Cour :

[traduction] Le mystère réside dans la façon dont une conception de l’utilité des résultats qui est vulnérable à des contre-exemples si évidents a pu survivre aussi longtemps. Je ne peux l’expliquer que par une faiblesse des intellectuels que j’ai souvent observée moi-même. C’est ce que j’appelle l’aveuglement entraîné par la théorie : une fois que l’on a accepté une théorie et qu’on l’a utilisée comme outil de réflexion, il est extrêmement difficile d’en voir les failles. Si l’on tombe sur une observation qui ne semble pas correspondre au modèle, on présume qu’il doit y avoir une explication parfaitement logique que l’on ne voit simplement pas. On accorde le bénéfice du doute à la théorie et on fait confiance à la communauté d’experts qui l’a acceptée. [L’auteur parle ensuite d’éléments douteux de la théorie de l’utilité qui ressortiraient du lot] Comme le psychologue Daniel Gilbert l’a observé, il est difficile de cesser de croire, et le Système 2 [une forme de réflexion délibérée et volontaire, p. 13] se fatigue vite.

[136]       En l’espèce, la Cour a appris de l’article « controversé » de la professeure Giesel. Son analyse a révélé qu’elle était la première juriste à entreprendre une réflexion « délibérée et volontaire » qui a montré que le privilège d’intérêt commun était incompatible avec le principe du secret professionnel de l’avocat et que ses coûts l’emportaient considérablement sur ses avantages. Cette analyse a servi de fondement à la présente décision.

(3)               Le privilège d’intérêt commun consultatif en tant qu’exception à la renonciation est incompatible avec le principe du secret professionnel de l’avocat et l’en dépouille de toute signification

[137]       Ayant reconnu que le privilège d’intérêt commun ne semble pas être compatible avec la raison d’être du secret professionnel de l’avocat, il semble que la jurisprudence américaine ait adopté une deuxième ligne de pensée pour le justifier. Je parle ici du concept du privilège d’intérêt commun en tant qu’exception ou moyen de défense à la renonciation au secret professionnel de l’avocat et donc, selon lequel le principe n’a pas besoin d’être compatible avec la théorie. Pour pouvoir examiner l’argument des défendeurs dans son ensemble, il faut toutefois bien comprendre deux concepts : le principe du secret professionnel de l’avocat et celui de la renonciation au secret professionnel de l’avocat.

[138]       Le principe qui sous-tend le secret professionnel de l’avocat n’est pas controversé. Le secret professionnel de l’avocat est un privilège générique et non un privilège reconnu au cas par cas, ce qui veut dire que toute communication entre un client et son avocat concernant la prestation de services juridiques sous le couvert de la confidentialité est, à première vue, protégée. En revanche, les relations confidentielles qui ne sont pas protégées par un privilège générique peuvent quand même être protégées au cas par cas. Un privilège s’appliquera au cas par cas lorsque les quatre critères suivants de Wigmore sont remplis :

[traduction]

1)         Les communications doivent avoir été transmises confidentiellement avec l’assurance qu’elles ne seraient pas divulguées.

2)         Le caractère confidentiel doit être un élément essentiel au maintien complet et satisfaisant des rapports entre les parties.

3)         Les rapports doivent être de la nature de ceux qui, selon l’opinion de la collectivité, doivent être entretenus assidûment.

4)         Le préjudice permanent que subiraient les rapports par la divulgation des communications doit être plus considérable que l’avantage à retirer d’une juste décision.

(John T McNaughton, ed, Wigmore on Evidence, vol 8, 3rd ed (1961), au paragraphe 2285 [Wigmore]).

[139]       Bien qu’il ne soit pas nécessaire de prouver les facteurs susmentionnés pour démontrer qu’une communication entre un client et son avocat est privilégiée, le professeur Wigmore souligne à juste titre qu’ils représentent néanmoins le fondement des privilèges génériques établis (ibid) :

[traductionCe n’est que si ces quatre conditions sont présentes qu’un privilège sera reconnu. Leur présence dans la plupart des privilèges reconnus est assez évidente; et l’absence de l’une ou plusieurs d’entre elles sert à expliquer pourquoi certains privilèges n’ont pas obtenu la reconnaissance parfois exigée pour elles. Dans le privilège applicable aux communications entre un avocat et son client, par exemple, les quatre conditions sont présentes.

[Non souligné dans l’original.]

[140]       Le premier critère de Wigmore explique la raison pour laquelle la confidentialité à elle seule n’est pas suffisante pour entraîner le secret professionnel de l’avocat. C’est l’intention de protéger la confidentialité de la communication qui est importante. Comme on l’affirme dans Wigmore, [traduction] « les communications doivent avoir été transmises confidentiellement avec l’assurance qu’elles ne seraient pas divulguées ».

[141]       Le deuxième critère de Wigmore selon lequel [traduction] « le caractère confidentiel doit être un élément essentiel au maintien complet et satisfaisant des rapports entre les parties » [non souligné dans l’original] est un pilier important du principe du secret professionnel de l’avocat. Dans l’arrêt R. c. McClure, 2001 CSC 14, au paragraphe 33 [McClure], la Cour suprême du Canada explique ainsi la nécessité du privilège pour préserver la relation avocat-client :

La communication libre et franche entre l’avocat et son client protège les droits que la common law reconnaît au citoyen. Il est essentiel qu’un avocat soit au courant de tous les faits qui ont trait à la situation de son client. L’existence d’un droit fondamental au secret professionnel de l’avocat encourage la divulgation dans les limites des rapports que l’avocat a avec son client. L’affaiblissement du secret professionnel de l’avocat peut contribuer à restreindre la communication entre un avocat et son client. L’immunité de ce privilège contre toute attaque s’explique par la nécessité de le préserver.

[142]       Dans le contexte du secret professionnel de l’avocat, le troisième critère de Wigmore est aussi rempli. Comme il a été réitéré dans l’arrêt McClure, au paragraphe 31 :

La protection à première vue des communications entre l’avocat et son client est fondée sur le fait que les rapports et les communications entre l’avocat et son client sont essentiels au bon fonctionnement du système juridique. Pareilles communications sont inextricablement liées au système même qui veut que la communication soit divulguée (voir: Geffen c. Succession Goodman et Solosky c. La Reine, précitées).

[Non souligné dans l’original.]

[143]       Le quatrième critère de Wigmore illustre la tension qui existe entre l’avantage spéculatif du secret professionnel de l’avocat qui favorise une divulgation plus complète de renseignements entre un avocat et son client et les coûts évidents pour l’administration de la justice. Comme Wigmore l’indique : [traduction] « le privilège demeure une exception à l’obligation générale de divulgation. Ses avantages sont tous indirects et spéculatifs; son obstruction est évidente et concrète. [...] Il vaut la peine de le préserver pour le bien d’une politique générale, mais il représente néanmoins un obstacle à la recherche de la vérité » (au paragraphe 2291).

[144]       Le quatrième critère de Wigmore appuie la justification selon laquelle le secret professionnel de l’avocat doit être interprété de façon restrictive afin de limiter le privilège, car l’avantage de favoriser la divulgation revêt une nature très spéculative. Incidemment, les défendeurs prétendent que cette règle ne s’applique plus au Canada selon les affaires récentes de droit constitutionnel, un argument que j’ai examiné et que je rejette dans la section suivante.

[145]       La justification sous-jacente de Wigmore pour le secret professionnel de l’avocat et le principe voulant qu’il doive être interprété de façon restrictive sont très logiquement liés à l’objectif de la confidentialité dans le principe du secret professionnel de l’avocat et le définissent. L’objectif est de limiter la portée du privilège, comme le décrit la professeure Giesel aux pages 499 et 500 de son article :

[traduction] La raison d’être de l’obligation de confidentialité est que si un client ne se soucie pas de la nature confidentielle d’une communication, il divulguera facilement tous les renseignements dont l’avocat a besoin sans y être encouragé par le privilège. Par conséquent, l’obligation de confidentialité s’assure que le privilège s’applique seulement lorsqu’il est nécessaire en tant qu’encouragement.

[notes omises]

[146]       Le passage qui précède porte sur ce que l’on appelle la renonciation au secret professionnel de l’avocat. Comme le privilège du secret professionnel de l’avocat n’appartient qu’au client, seul le client peut y renoncer. La renonciation au secret est normalement établie lorsqu’on a prouvé que le client : (1) connaissait l’existence du privilège; (2) a indiqué délibérément son intention d’y renoncer (S. & K. Processors Ltd. v. Campbell Ave. Herring Producers Ltd., 1983 CarswellBC 147, au paragraphe 6 (C.S. C.-B.)). Par exemple, il y aura renonciation au secret professionnel de l’avocat lorsqu’un client divulgue explicitement ou implicitement une communication confidentielle entre lui et son avocat à une partie en dehors de la relation avocat-client. Le principe de la renonciation au secret professionnel de l’avocat est intrinsèquement lié à tous les facteurs de Wigmore, mais est plus souvent justifié par les deux premiers, car, lorsqu’un client divulgue des communications confidentielles entre lui et son avocat, ces communications ne sont plus confidentielles. Par conséquent, la divulgation d’une communication protégée par le secret professionnel de l’avocat indique que sa confidentialité n’est plus essentielle au maintien complet et satisfaisant de la relation entre les parties.

[147]       Lorsqu’un client reçoit une communication privilégiée d’un tiers ou la divulgue à un tiers ou à l’avocat de ce tiers, cette divulgation ne constitue pas une communication entre un client et son avocat. Ce type de divulgation ne favorise en rien la relation entre les clients et leur avocat respectif et n’est pas essentielle à la relation. Le deuxième critère de Wigmore selon lequel [traduction] « le caractère confidentiel doit être un élément essentiel au maintien complet et satisfaisant des rapports entre les parties » ne s’applique pas lorsque l’avantage provient d’une divulgation externe d’autres parties et que l’avis juridique est celui d’autres avocats.

[148]       Les défendeurs font valoir que même s’il y a divulgation de renseignements confidentiels protégés par le secret professionnel de l’avocat, le privilège d’intérêt commun agit en quelque sorte comme une exception ou un moyen de défense contre l’application du principe de la renonciation. Même si les défendeurs soutiennent que l’exception du privilège d’intérêt commun [traduction] « tire son origine du secret professionnel de l’avocat », ils n’ont fourni aucun motif étayé par la jurisprudence permettant de démontrer une relation entre le privilège d’intérêt commun consultatif et le secret professionnel de l’avocat. Lorsqu’on y pense, le privilège d’intérêt commun à titre de moyen de défense contre la renonciation doit être une invention distincte, car il s’applique à l’extérieur et à l’encontre du fondement du secret professionnel de l’avocat. Cela explique pourquoi les défendeurs ont en fin de compte prétendu qu’il [traduction] « n’est pas nécessaire et n’est pas justifié par la même raison d’être que le secret professionnel de l’avocat ».

[149]       Notre Cour reconnaît que la thèse des défendeurs est appuyée par la jurisprudence canadienne et américaine. Il a déjà été fait mention de l’arrêt Ambac, où le privilège d’intérêt commun a été considéré comme une « exception » à la renonciation. De même, il a été déclaré que le privilège d’intérêt commun constituait un « moyen de défense » à une allégation de renonciation au privilège dans la décision Trillium Motor World Ltd v General Motors of Canada Ltd, 2014 ONSC 4894, au paragraphe 14 [Trillium] : [traduction] « le [privilège] d’intérêt commun n’est pas un privilège générique distinct. Il sert plutôt à protéger le privilège contre une renonciation. »

[150]       Cependant, la Cour est d’avis que les conséquences de la modification des règles relatives à la renonciation n’ont pas été suffisamment examinées. La Cour estime que le privilège d’intérêt commun consultatif à titre d’exception ou de moyen de défense contre la renonciation au secret professionnel de l’avocat est incompatible avec le principe du secret professionnel de l’avocat et l’en dépouille de toute signification.

[151]       Si l’on tient compte des conditions de Wigmore dans leur ensemble, elles établissent logiquement que le secret professionnel de l’avocat est fondé sur un ensemble de conditions préalables interdépendantes. Chaque élément du principe est compatible avec les autres. On peut comparer le principe à un château de cartes où aucune n’est controversée individuellement, et où chacune s’appuie sur l’autre.

[152]       La première carte est la relation entre le client et son avocat. La confidentialité des communications entre eux est la base de la relation et le privilège emporte des effets bénéfiques pour l’administration de la justice. La deuxième carte est l’avantage qui découle de l’incitation au client à divulguer des renseignements confidentiels à son avocat, ce qui est considéré comme essentiel à la relation et, par voie de conséquence, à l’administration de la justice. Cet avantage, toutefois, est spéculatif et ténu comparativement à l’obstruction évidente et directe qu’il cause à l’administration de la justice. La troisième carte concerne le privilège qui doit par conséquent être interprété de façon restrictive, conformément à la portée de ses principes. La confidentialité, qui constitue la quatrième carte, a pour rôle de limiter la portée du privilège et donc, de déterminer le but de la renonciation. La dernière carte a pour fonction de mettre fin au privilège lorsque la communication confidentielle est divulguée à un tiers.

[153]       Si l’on retire la carte de la renonciation et que l’on permet la divulgation de renseignements confidentiels au motif que le client partage un intérêt commun avec un autre client représenté par un autre avocat, le château de cartes du secret professionnel de l’avocat s’écroule. Lorsque les renseignements sont divulgués à quelqu’un qui n’est pas le client ou par quelqu’un qui n’est pas le client, la confidentialité de ces renseignements n’est pas essentielle au maintien de la relation. Il n’y a aucun avantage ajouté à inciter le client ou son avocat à divulguer les renseignements en toute transparence et dans leur intégralité et, par conséquent, aucun avantage pour l’administration de la justice. On ne tient évidemment pas compte de la règle de l’interprétation restrictive qui s’applique au secret professionnel de l’avocat, car la portée du privilège a été considérablement élargie au-delà de la communication originale qui était protégée. Le rôle de la confidentialité dans la limitation de la portée du privilège ne s’applique plus et le coût pour l’administration de la justice qu’entraîne l’obstruction des éléments de preuve pertinents créée par le « libre échange » de renseignements additionnels entre toutes les parties alliées est accru dans un processus judiciaire futur de recherche de la vérité. Cela entraîne une injustice non voulue pour la partie opposée qui se voit refuser des éléments de preuve additionnels qui auraient pu avoir une incidence sur l’issue du processus judiciaire.

[154]       En conclusion, le privilège d’intérêt commun consultatif comme moyen de défense à la renonciation n’aborde pas le fait que son application dépouille le secret professionnel de l’avocat de tout objet ou de toute signification à l’égard des communications confidentielles échangées. Il en est ainsi parce que les composantes et la logique du secret professionnel de l’avocat sont interdépendantes et liées les unes aux autres. L’annulation du principe de renonciation dépouille le privilège de toutes ses fonctions et de son fondement doctrinal. Penser autrement reviendrait à retirer certaines parties du corps essentielles et s’attendre à ce que la personne n’en subisse aucune conséquence grave.

[155]       Par ailleurs, même si le principe du secret professionnel de l’avocat a été dépouillé de son sens par le privilège d’intérêt commun, les tribunaux en faveur de son acceptation n’ont pas tenté de fournir une justification valable pour appuyer le privilège et n’en ont même pas examiné les coûts. À l’exception des juges majoritaires dans l’arrêt Ambac, l’examen de l’incidence négative du privilège d’intérêt commun consultatif dans la jurisprudence ressemble au refrain de la chanson Home on the Range : [traduction] « on entend rarement un mot de découragement ».

[156]       Du point de vue de la Cour, il semblerait qu’en reconnaissant le privilège d’intérêt commun consultatif, un avantage spéculatif existant pour l’administration de la justice a été soulevé et transformé en avantage élargi pour au moins deux parties dans un litige ultérieur, à un coût pour la partie opposée, contrairement aux exigences qui sous-tendent la raison d’être du secret professionnel de l’avocat. Il en est ainsi particulièrement en ce qui concerne l’exigence voulant que le secret professionnel de l’avocat soit rigoureusement limité à ses principes afin d’éviter une entrave indue à la justice et une iniquité pour les parties opposées dans un litige ultérieur.

(4)               Le secret professionnel de l’avocat doit être interprété de manière stricte

[157]       Dans la présente analyse du principe, notre Cour se voit dans l’obligation de répondre à un autre point soulevé dans les observations des défendeurs. Il s’agit de l’argument selon lequel le secret professionnel de l’avocat devrait recevoir une interprétation stricte. Plus précisément, les défendeurs soutiennent que le « privilège » ne devrait plus être interprété de façon étroite. Ils font plutôt valoir que [traduction] « le privilège ne doit pas recevoir une interprétation stricte », car « en 2016, le droit canadien a fait volte-face ».

[158]       Les défendeurs se fondent sur de nombreuses affaires et déclarations de commentateurs dans le but d’étayer leur prétention : Adam M. Dodek, Solicitor-Client Privilege (Toronto: LexisNexis, 2014), à la page 253, no 379 et le texte qui l’accompagne ([traduction] « le privilège à titre de droit substantif de nature quasi constitutionnelle »); Lavallee, Rackel & Heintz c. Canada (Procureur général), 2002 CSC 61, au paragraphe 24 [Lavallee], cité dans Canada (Procureur général) c. Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada, 2015 CSC 7, au paragraphe 38 (« l’État ne peut avoir accès aux renseignements protégés par le secret professionnel de l’avocat »); et McClure, au paragraphe 35, cité dans Lavallee, au paragraphe 36 (« le secret professionnel de l’avocat doit être aussi absolu que possible pour assurer la confiance du public et demeurer pertinent »). Plus précisément, les défendeurs citent la décision en matière constitutionnelle rendue par la Cour supérieure de l’Ontario dans Kaymar Rehabilitation Inc v Champlain CCAC, 2013 ONSC 1754, au paragraphe 45 :

[traduction] [45]      Au Canada, le droit du privilège a subi une transformation radicale depuis les quelque 30 dernières années. D’un côté, le privilège du secret professionnel de l’avocat a évolué et est passé d’une règle de preuve à un droit substantiel de nature quasi constitutionnelle. Parmi les privilèges qui existent, il s’agit d’un privilège générique presque sacro-saint qui ne cédera pas facilement. Tant que la communication se fait sous le couvert de la confidentialité et que l’information est nécessaire pour obtenir un avis juridique, elle sera protégée, sous réserve de quelques exceptions très strictes. L’essence même du privilège est de protéger les renseignements qui pourraient être préjudiciables. Par conséquent, si le privilège est adéquatement invoqué et qu’il n’y a pas eu de renonciation implicite de la part de la partie qui le revendique, il est très rare dans le contexte d’une action civile qu’il ne soit pas maintenu.

[Non souligné dans l’original.]

[159]       Notre Cour ne retient pas la prétention des défendeurs selon laquelle ces décisions ont eu une incidence sur la règle d’interprétation, soit que le secret professionnel de l’avocat doit être interprété restrictivement à l’intérieur de ses limites. Les décisions citées expriment le principe voulant qu’au Canada, « si le secret professionnel de l’avocat est revendiqué adéquatement », il ne puisse être ébranlé par des lois adoptées par le législateur. Un privilège adéquatement revendiqué est celui qui respecte ses propres limites, ce qui veut dire que le privilège revendiqué doit être conforme aux principes doctrinaux sur lesquels se fonde le secret professionnel de l’avocat. Nulle part ces décisions ne laissent entendre que le secret professionnel de l’avocat ne doit pas être interprété restrictivement.

[160]       Malgré la façon dont d’autres peuvent avoir décrit la question, en l’espèce, je conclus que la question est celle de savoir si le secret professionnel de l’avocat s’étend au privilège d’intérêt commun. Si les défendeurs peuvent établir un lien entre le privilège d’intérêt commun et les opérations commerciales en respectant les limites du secret professionnel de l’avocat, notamment en avançant qu’il s’agit d’un moyen de défense à la renonciation, ils auront gain de cause sans avoir à prétendre que le privilège d’intérêt commun est fondé sur la nature quasi constitutionnelle du secret professionnel de l’avocat. Cependant, je ne suis pas d’avis que la jurisprudence citée appuierait une interprétation libérale du secret professionnel de l’avocat de manière à étendre sa portée au-delà de ce que l’on peut adéquatement revendiquer.

[161]       La prétention des défendeurs va à l’encontre de la raison d’être du secret professionnel de l’avocat qui appuie son interprétation restrictive : si l’avantage du privilège est spéculatif, bien que son entrave à la justice soit claire et directe, on ne peut faire autrement que d’interpréter le privilège de manière restrictive conformément à la logique de ses principes. La justesse de ces principes qui représentent l’équilibre des facteurs liés à l’administration de la justice ne change pas en raison d’un impératif constitutionnel.

[162]       La Cour serait très surprise si la position canadienne concernant l’interprétation restrictive du secret professionnel de l’avocat différait de celle des États-Unis, comme le décrit la professeure Giesel aux pages 501 et 502 et à la note de bas de page 106 de son article :

[traduction] L’acceptation par les tribunaux de la protection absolue du privilège ainsi que de sa codification par quelques administrations indique une conclusion collective selon laquelle le privilège n’entraîne pas seulement des avantages, mais les avantages dépassent aussi les coûts de son application. Et pourtant, lorsqu’ils appliquent le privilège dans des cas individuels, les tribunaux continuent de se préoccuper du préjudice pour la mission de recherche de vérité du système judiciaire. Les tribunaux répètent souvent un refrain selon lequel le privilège doit être confiné de manière « stricte à l’intérieur des limites les plus étroites possible, en conformité avec la logique de son principe »106. Toute volonté d’appliquer le privilège étroitement doit toujours être examinée à la lumière du contrepoids de l’acceptation générale du privilège. La Cour de district du New Jersey aux États-Unis a récemment abordé cette tension dans la décision Louisiana Municipal Police Employees Retirement System v. Sealed Air Corp. :

Bien qu’il soit vrai que le privilège du secret professionnel de l’avocat est interprété de manière étroite parce qu’il « obstrue le processus de recherche de vérité », le privilège n’est pas « mal vu ». Les tribunaux devraient être prudents lorsqu’ils appliquent le privilège et garder en tête qu’« il protège seulement les communications nécessaires pour obtenir un avis juridique éclairé qui n’aurait peut-être pas été donné en l’absence du privilège ».

[…]

[Note de bas de page 106:] [traduction] Dans la décision Re Grand Jury Proceedings, 604 F.2d 798, 802–03 (3d Cir. 1979); voir aussi Clarke v. Am. Commerce Nat’l Bank, 974 F.2d 127, 129 (9th Cir. 1992) (« Comme le privilège du secret professionnel de l’avocat a pour effet de cacher des renseignements pertinents à l’enquêteur, il est appliqué seulement lorsque cela est nécessaire pour inciter le client à dévoiler en toute transparence des renseignements à son avocat »); Harrisburg Auth. v. CIT Capital USA, Inc., 716 F. Supp. 2d 380, 387 (M.D. Pa. 2010) (« “Il est bien établi que les privilèges relatifs à la preuve [...] sont généralement mal vus et devraient être interprétés de manière étroite.” Le privilège du secret professionnel de l’avocat est l’un de ceux-là. » (citant Pa. Dep’t of Transp. v. Taylor, 841 A.2d 108, 118 (Pa. 2004) (le juge Nigro, dissident))); Sieger v. Zak, 874 N.Y.S.2d 535, 537 (App. Div. 2009) (concluant que le privilège constitue un « obstacle au processus de recherche de la vérité » et qu’il doit donc être « interprété de manière étroite, son application devant être conforme aux objectifs qui sous-tendent l’immunité » (citations et guillemets internes omis))

[Non souligné dans l’original, notes omises]

[163]       Évidemment, lorsqu’elle parle des [traduction] « divulgations nécessaires pour obtenir un avis juridique éclairé » (Louisiana Municipal Police Employees Retirement System v Sealed Air Corp, 253 FRD 300, au paragraphe 305 (D NJ 2008)), la Cour de district du New Jersey faisait référence à l’avis juridique de l’avocat du client. Ces remarques ne s’étendraient pas à l’avocat allié avec qui le client n’a pas de relation légalement reconnue ni à l’information provenant de l’autre client qui est intégrée dans l’avis juridique de l’autre avocat, car les communications provenant d’une source externe ne sont pas essentielles au maintien de la relation.

(5)               Les justifications émergentes du privilège d’intérêt commun n’ont aucun fondement

(a)                Attentes

[164]       Les défendeurs se fondent sur deux autres justifications pour appuyer le privilège d’intérêt commun. Ils citent la jurisprudence à l’appui de la proposition voulant que le privilège d’intérêt commun s’applique [traduction] « là où les parties partagent un avis juridique qui vise à favoriser la réalisation d’une opération; lorsqu’il existe une attente que cet avis sera tenu confidentiel; et lorsque la réalisation d’une opération bénéficie à l’ensemble des parties ». J’ai déjà noté que la décision Pitney Bowes faisait mention d’attentes à titre de motif pour appuyer le privilège d’intérêt commun lorsque « [l]es parties s’attendraient à ce que les avis juridiques ne seront pas connus des gens de l’extérieur » (au paragraphe 18). Par contre, comme il s’agit d’une relation de clients conjoints, l’attente de confidentialité viendrait du principe du secret professionnel de l’avocat et non du privilège d’intérêt commun consultatif.

[165]       Les décisions qui prétendent s’appuyer sur une attente pour étayer le privilège d’intérêt commun ne précisent pas la façon dont un tel principe s’accorderait avec la raison d’être sous-jacente du secret professionnel de l’avocat. Ayant examiné cette question, notre Cour ne voit aucune raison d’intégrer ce qui semble être du droit administratif ou une forme de principe de préclusion contractuelle dans l’examen du privilège d’intérêt commun ou du secret professionnel de l’avocat.

[166]       Il est irréaliste de même poser l’hypothèse voulant que les parties aient une attente erronée selon laquelle l’information restera confidentielle. La conclusion juridique doit être, dans tous les cas, que l’on ne peut s’attendre à ce que le privilège continue d’exister en cas de divulgation à des tiers alors que le droit du privilège ne le permet pas. Les attentes doivent respecter les limites du droit; elles ne peuvent pas l’emporter sur ce dernier.

[167]       Même l’attente erronée est difficile à accepter. Un avocat compétent aurait commencé par informer son client de ne pas divulguer leurs communications à des personnes ne faisant pas partie de sa famille ou à d’autres entités connexes, car cela mettrait fin au privilège. Lorsque la première instruction est de ne pas divulguer de renseignements confidentiels à des tiers, pourquoi le client penserait-il qu’il pourrait les divulguer à d’autres clients ou d’autres avocats avec des résultats différents? La seule raison pour laquelle le client aurait pu penser que le privilège existerait toujours après qu’on lui ait dit de ne pas divulguer les communications à des tiers serait que cela lui a été conseillé par son avocat. Le cas échéant, cela nous amène évidemment à poser la question de la source de l’attente.

[168]       En outre, on pourrait supposer que l’attente devrait être « raisonnable », selon une personne raisonnable objective et désintéressée, mais éclairée. Le fondement des connaissances nécessaires pour comprendre comment le droit du privilège fonctionne devrait provenir de l’avocat. Ce n’est pas raisonnable de soutenir qu’il faut répondre à une question juridique relative à la portée du privilège concernant la divulgation d’après la compréhension erronée du droit d’un non-juriste.

[169]       Il est difficile d’imaginer qu’une personne raisonnable qui est informée des principes applicables du droit du privilège pourrait avoir une telle attente dans le contexte du privilège d’intérêt commun. Un observateur raisonnable et bien informé comprendrait que le privilège existe en fonction du maintien de la relation pour soutenir l’administration de la justice et que l’avantage qu’en retire le client est en quelque sorte un désavantage pour l’autre partie si jamais une poursuite est intentée relativement à des questions visées dans l’avis juridique fourni.

[170]       L’essentiel est que ladite attente légitime dans les circonstances du privilège d’intérêt commun consultatif ne peut pas l’emporter sur le droit, et qu’il ne peut y avoir d’« attente » lorsque l’on est informé qu’une divulgation met fin au privilège et qu’elle ne peut être « légitime » parce qu’il serait déraisonnable de penser ainsi même s’il y avait une attente. Par conséquent, la Cour ne voit aucune raison de reconnaître une attente légitime pour appuyer le privilège d’intérêt commun consultatif, en théorie comme en pratique, et rejette donc cette thèse.

(b)               Renonciation sélective

[171]       À titre d’argument supplémentaire à l’appui du privilège d’intérêt commun consultatif, les défendeurs soulèvent le principe de la « renonciation sélective » pour protéger leur note de service. Leur prétention est résumée au paragraphe 2.37 de leur réponse à la deuxième directive de la Cour :

[traduction] 2.37 Comme nous l’avons mentionné dans nos observations précédentes, divers auteurs d’ouvrages (ainsi que la Cour dans l’arrêt Pinder v. Sproule (2003), 333 A.R. 132 (cour d’appel de l’Alberta)) sont maintenant d’avis que le principe du privilège d’intérêt commun est dépassé et que les tribunaux devraient plutôt se concentrer sur le principe de la « renonciation sélective », en d’autres termes, qu’une partie peut choisir de renoncer au secret professionnel de l’avocat en faveur d’une partie sans avoir à y renoncer en faveur du reste du monde.

[172]       Il est arrivé la même chose à la nouvelle théorie de la renonciation sélective qu’aux justifications proposées selon lesquelles « le privilège d’intérêt commun est un moyen de défense à la renonciation » ou est fondé sur une « attente ». Si elles ne sont aucunement tenues de respecter le fondement doctrinal du secret professionnel de l’avocat, les nouvelles théories continueront d’élargir la portée des motifs visant à refuser aux tribunaux l’accès à des éléments de preuve pertinents, particulièrement lorsque ces théories semblent ignorer complètement l’obstruction qu’elles causent à l’administration de la justice. La renonciation sélective ne peut pas plus être réconciliée avec la raison d’être du secret professionnel de l’avocat qu’avec le privilège d’intérêt commun et est encore moins logique parce qu’elle s’éloigne complètement de tout lien avec le principe de la confidentialité qui est au cœur du secret professionnel de l’avocat. Elle va également à l’encontre de ses préceptes fondamentaux et est également injuste pour la personne qui subit un préjudice en raison de la divulgation des communications protégées, mais ne fait aucune mention des aspects de la raison d’être qui sous-tend le secret professionnel de l’avocat.

[173]       Selon la Cour, le fait de recourir à de telles conceptions juridiques pour justifier l’utilisation du privilège d’intérêt commun transactionnel à titre de « moyen de défense à la renonciation » en s’appuyant sur une « attente », ou de recourir au concept illimité de la « renonciation sélective » démontre le degré de raisonnement ad hoc qui a été employé pour élargir la portée de l’entrave à la justice et l’iniquité pour les plaideurs ayant subi un préjudice lorsque les tribunaux abandonnent la théorie et les principes du secret professionnel de l’avocat.

D.                 Conserver le privilège d’intérêt commun relatif au litige tout en rejetant le privilège d’intérêt commun consultatif

(1)               Introduction

[174]       Dans cette section, la Cour explique les motifs pour lesquels elle ne peut, en toute déférence, souscrire à la conclusion de la professeure Giesel de rejeter le privilège d’intérêt commun relatif au litige ni aux motifs prononcés par les juges majoritaires dans l’arrêt Ambac justifiant le maintien du privilège d’intérêt commun consultatif. Dans les deux cas, le désaccord de la Cour repose sur ce qu’elle qualifie de défaut de reconnaître que le privilège d’intérêt commun relatif au litige repose sur le privilège relatif au litige, qui a une raison d’être différente de celle du secret professionnel de l’avocat relatif aux consultations. La distinction entre les deux fondements théoriques sous-jacents permet au privilège d’intérêt commun d’être un principe acceptable dans le cadre de litiges, mais pas dans les cas de consultation juridique, notamment pour les opérations commerciales.

[175]       Se fondant sur la même prémisse, la Cour ne peut également être d’accord avec les juges dissidents dans l’arrêt Ambac qui sont d’avis que puisque le principe du secret professionnel de l’avocat n’établit pas de distinction entre les litiges et les autres domaines du droit dans son application, le privilège d’intérêt commun consultatif devrait être accepté au même titre que le privilège d’intérêt commun relatif au litige. Les juges dissidents ne reconnaissent pas non plus la différence fondamentale entre le privilège relatif au litige et le privilège relatif aux consultations. Une fois cette distinction reconnue, il s’ensuit que l’application du privilège d’intérêt commun dans des litiges n’a aucune incidence sur son application dans les situations de consultation.

[176]       Cette distinction entre les deux formes de privilège fait en sorte que le privilège d’intérêt commun relatif au litige « correspond » raisonnablement au privilège relatif au litige ou y est « conforme », pour utiliser la terminologie d’un non-juriste. En revanche, le privilège d’intérêt commun consultatif est incompatible avec le principe du secret professionnel de l’avocat. Par conséquent, le privilège d’intérêt commun consultatif devrait logiquement et raisonnablement être rejeté pour ces raisons. De plus, cette conclusion suffit à rejeter le privilège d’intérêt commun consultatif sans qu’il soit nécessaire de démontrer que les coûts du privilège dépassent les avantages allégués. Elle découle de la raison d’être du principe du secret professionnel de l’avocat.

(2)               La Cour devrait-elle évaluer si le privilège d’intérêt commun devrait être limité aux litiges?

[177]       En réponse à la deuxième directive de la Cour dans le cadre de laquelle les parties ont reçu l’article de la professeure Giesel et l’arrêt Ambac qui confinaient le privilège d’intérêt commun aux litiges, les défendeurs soutiennent qu’étant donné que les parties s’entendaient sur le fait qu’il n’y avait aucun fondement valide justifiant que la Cour examine la question de la limitation du privilège d’intérêt commun aux litiges, celle-ci doit restreindre sa décision aux « questions en litige selon leur formulation dans les actes de procédure » (Lipson c. Canada, 2009 CSC 1, aux paragraphes 43 et 44 [Lipson]) :

[43] Mon collègue le juge Rothstein reconnaît que les opérations litigieuses vont à l’encontre de la LIR. Il est néanmoins d’avis de renvoyer la nouvelle cotisation au ministre au motif que ce dernier aurait dû s’appuyer sur la règle anti-évitement particulière prévue au par. 74.5(11) de la LIR au lieu de la RGAÉ. À mon humble avis, une telle avenue ne s’offre pas à notre Cour en l’espèce. Les deux parties soutiennent depuis le début que le par. 74.5(11) de la LIR, sur lequel le juge Rothstein fonde sa conclusion, ne s’applique pas eu égard aux faits, et elles l’ont confirmé devant notre Cour.

[44] Je conviens avec le juge Rothstein que lorsqu’elle est saisie d’une question de droit, notre Cour n’est pas tenue d’acquiescer à une interprétation sur laquelle s’entendent les parties, mais c’est tout autre chose que de statuer sur le différend qui les oppose en s’appuyant sur une interprétation et une application législatives qu’elles ont toutes deux expressément rejetées au fil des différentes instances. Nous devons trancher les questions en litige selon leur formulation dans les actes de procédure et lors des débats devant les tribunaux inférieurs et en appel devant notre Cour. La question en litige dans le cadre des présents pourvois est celle de savoir si la RGAÉ s’applique aux opérations en cause.

[Non souligné dans l’original.]

[178]       Je ne suis pas en accord avec la prétention des défendeurs, car les circonstances en l’espèce sont très différentes de celles dans l’arrêt Lipson. Premièrement, il ne s’agit pas d’une situation où la question a été rejetée par toutes les parties « au fil des différentes instances » et où elle a été soulevée uniquement devant la Cour suprême. Les instances n’étaient même pas terminées avant que notre Cour porte l’arrêt Ambac à l’attention des parties. L’arrêt Ambac a été soulevé parce que le ratio decidendi et les discussions qu’elle contient sont très pertinents et utiles pour notre Cour et pour tout tribunal susceptible d’instruire cette affaire si elle est portée en appel.

[179]       En ce qui concerne l’équité procédurale, la décision a été communiquée aux parties en vue de recueillir leurs commentaires. Cela n’a aucune incidence sur le fondement factuel de la présente affaire, portant uniquement sur les questions juridiques qui en découlent. La Cour est maître de son terrain du droit et, dans une certaine mesure, a l’obligation d’explorer toutes les questions juridiques pertinentes d’une affaire afin de rendre une décision complète aux parties et d’offrir un fondement approprié dont il pourra être tenu compte en appel, tant qu’elle le fait de façon juste. En conséquence, la Cour rejette la thèse des défendeurs selon laquelle un tribunal ne peut pas examiner, ni appliquer au besoin, toutes les questions d’intérêt juridique découlant de l’arrêt Ambac.

[180]       Il est difficile de démêler bon nombre des principes liés au secret professionnel de l’avocat lorsque le privilège d’intérêt commun consultatif a été accepté sans que soit examinée son application dans le contexte des litiges plutôt que dans un contexte de consultation. Dans une certaine mesure, la Cour est tenue d’examiner le point de vue des juges dissidents dans l’arrêt Ambac selon lequel le secret professionnel de l’avocat n’établit pas de distinction entre les affaires contentieuses et celles qui ne le sont pas et par conséquent, que le privilège d’intérêt commun est un moyen de défense à la renonciation, ce qui tend à soutenir la thèse des défendeurs.

[181]       Il ressort clairement de la décision de la Cour suprême dans l’arrêt Blank et de la façon dont la confidentialité des litiges s’applique dans le contexte accusatoire que le droit du privilège relatif au litige est remarquablement différent de celui du secret professionnel de l’avocat, au point qu’il est inutile dans le cadre de toute question relative à la légitimité du privilège d’intérêt commun consultatif. Le principe du secret professionnel de l’avocat semble avoir été développé entièrement sur le fondement de circonstances consultatives et par conséquent, peu d’attention a été accordée aux exigences en matière de confidentialité dans les litiges. Un examen de la situation comparative des deux secteurs de pratique du secret professionnel de l’avocat est donc utile afin de comprendre pourquoi le privilège d’intérêt commun consultatif constitue un principe indépendant, lié seulement au droit du secret professionnel de l’avocat, et comprendre que son rejet n’entraîne pas le rejet du privilège d’intérêt commun relatif au litige.

(3)               La raison d’être et les objectifs du privilège relatif au litige et du secret professionnel de l’avocat relatif aux consultations sont fondamentalement différents

[182]       Comme l’a expliqué la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Blank, au paragraphe 7, le privilège relatif au litige et le secret professionnel de l’avocat sont des « concepts distincts, et non [...] deux composantes d’un même concept ». Bien que le ratio decidendi de l’arrêt Blank porte sur la question de savoir si le privilège relatif au litige est permanent ou expire à la fin du litige, ses allégations sur les distinctions entre le privilège relatif au litige et le secret professionnel de l’avocat orientent les conclusions que notre Cour tire concernant la légitimité du privilège d’intérêt commun relatif au litige par rapport au secret professionnel de l’avocat relatif aux consultations. Les paragraphes 6 à 8 de l’arrêt Blank sont les premiers cités à cet égard :

6 Le ministre soutient que le secret professionnel de l’avocat comporte deux « composantes » : l’une touchant les communications confidentielles échangées entre les avocats et leurs clients, l’autre, les renseignements et documents recueillis ou créés dans le contexte du litige. Comme je l’ai déjà indiqué, la première de ces composantes est généralement désignée comme le « privilège de la consultation juridique » et, la seconde, comme le « privilège relatif au litige ».

7 Compte tenu de leur portée, de leur objet et de leur fondement différents, j’estime qu’il serait préférable de reconnaître qu’il s’agit en l’occurrence de concepts distincts, et non de deux composantes d’un même concept. Par conséquent, dans les présents motifs, j’utiliserai l’expression « secret professionnel de l’avocat » comme s’entendant exclusivement du privilège de la consultation juridique et, à moins d’indication contraire, j’emploierai les deux expressions — secret professionnel de l’avocat et privilège de la consultation juridique — comme des synonymes interchangeables.

8 S’agissant d’une question de fond, et non de simple terminologie, la différence entre le privilège relatif au litige et le secret professionnel de l’avocat est déterminante en l’espèce. Le premier, contrairement au second, est temporaire. Il prend fin en même temps que le litige qui lui a donné lieu. Qualifier le privilège relatif au litige de « composante » du secret professionnel de l’avocat, comme le voudrait le ministre, n’a pas pour effet de lui conférer le même caractère permanent.

[Non souligné dans l’original.]

[183]       La Cour suprême décrit, aux paragraphes 24 à 28, les considérations de principe de chaque privilège à l’égard des conséquences juridiques découlant des deux formes de privilège :

24        Ainsi, la Cour a expliqué dans Descôteaux c. Mierzwinski, [1982] 1 R.C.S. 860, et a réitéré depuis, que le secret professionnel de l’avocat a d’abord été une règle de preuve qui s’est transformée au fil des ans en une règle de fond. En outre, la Cour n’a pas cessé d’insister sur l’étendue et la primauté du secret professionnel de l’avocat. Voir par exemple : Geffen c. Succession Goodman, [1991] 2 R.C.S. 353; Smith c. Jones, [1999] 1 R.C.S. 455; R. c. McClure, [2001] 1 R.C.S. 445, 2001 CSC 14; Lavallee, Rackel & Heintz c. Canada (Procureur général), [2002] 3 R.C.S. 209, 2002 CSC 61; et Goodis c. Ontario (Ministère des Services correctionnels), [2006] 2 R.C.S. 32, 2006 CSC 31. Dans un extrait souvent cité de l’arrêt McClure, le juge Major, s’exprimant au nom de la Cour, a dit que « le secret professionnel de l’avocat doit être aussi absolu que possible pour assurer la confiance du public et demeurer pertinent » (par. 35).

25        Toutefois, il ressort clairement du texte et du contexte de ces décisions qu’elles ne portent que sur le privilège de la consultation juridique, ou sur le secret professionnel de l’avocat proprement dit, et non sur le privilège relatif au litige.

26        Ces décisions, parmi d’autres, traitent abondamment de l’origine et du fondement du secret professionnel de l’avocat, fermement établi depuis des siècles. Il reconnaît que la force du système de justice dépend d’une communication complète, libre et franche entre ceux qui ont besoin de conseils juridiques et ceux qui sont les plus aptes à les fournir. La société a confié aux avocats la tâche de défendre les intérêts de leurs clients avec la compétence et l’expertise propres à ceux qui ont une formation en droit. Ils sont les seuls à pouvoir s’acquitter efficacement de cette tâche, mais seulement dans la mesure où ceux qui comptent sur leurs conseils ont la possibilité de les consulter en toute confiance. Le rapport de confiance qui s’établit alors entre l’avocat et son client est une condition nécessaire et essentielle à l’administration efficace de la justice.

27        Par ailleurs, le privilège relatif au litige n’a pas pour cible, et encore moins pour cible unique, les communications entre un avocat et son client. Il touche aussi les communications entre un avocat et des tiers, ou dans le cas d’une partie non représentée, entre celle‑ci et des tiers. Il a pour objet d’assurer l’efficacité du processus contradictoire et non de favoriser la relation entre l’avocat et son client. Or, pour atteindre cet objectif, les parties au litige, représentées ou non, doivent avoir la possibilité de préparer leurs arguments en privé, sans ingérence de la partie adverse et sans crainte d’une communication prématurée.

28        R. J. Sharpe (maintenant juge de la Cour d’appel) a particulièrement bien expliqué les différences entre le privilège relatif au litige et le secret professionnel de l’avocat :

[traductionIl est crucial de faire la distinction entre le privilège relatif au litige et le secret professionnel de l’avocat. Au moins trois différences importantes, à mon sens, existent entre les deux. Premièrement, le secret professionnel de l’avocat ne s’applique qu’aux communications confidentielles entre le client et son avocat. Le privilège relatif au litige, en revanche, s’applique aux communications à caractère non confidentiel entre l’avocat et des tiers et englobe même des documents qui ne sont pas de la nature d’une communication. Deuxièmement, le secret professionnel de l’avocat existe chaque fois qu’un client consulte son avocat, que ce soit à propos d’un litige ou non. Le privilège relatif au litige, en revanche, ne s’applique que dans le contexte du litige lui‑même. Troisièmement, et c’est ce qui importe le plus, le fondement du secret professionnel de l’avocat est très différent de celui du privilège relatif au litige. Cette différence mérite qu’on s’y arrête. L’intérêt qui sous‑tend la protection contre la divulgation accordée aux communications entre un client et son avocat est l’intérêt de tous les citoyens dans la possibilité de consulter sans réserve et facilement un avocat. Si une personne ne peut pas faire de confidences à un avocat en sachant que ce qu’elle lui confie ne sera pas révélé, il lui sera difficile, voire impossible, d’obtenir en toute franchise des conseils juridiques judicieux.

Le privilège relatif au litige, en revanche, est adapté directement au processus du litige. Son but ne s’explique pas valablement par la nécessité de protéger les communications entre un avocat et son client pour permettre au client d’obtenir des conseils juridiques, soit l’intérêt que protège le secret professionnel de l’avocat. Son objet se rattache plus particulièrement aux besoins du processus du procès contradictoire. Le privilège relatif au litige est basé sur le besoin d’une zone protégée destinée à faciliter, pour l’avocat, l’enquête et la préparation du dossier en vue de l’instruction contradictoire. Autrement dit, le privilège relatif au litige vise à faciliter un processus (le processus contradictoire), tandis que le secret professionnel de l’avocat vise à protéger une relation (la relation de confiance entre un avocat et son client).

(« Claiming Privilege in the Discovery Process », dans Special Lectures of the Law Society of Upper Canada (1984), 163, p. 164‑165).

[Non souligné dans l’original.]

[184]       La conclusion principale que tire la Cour de l’arrêt Blank est que même si la jurisprudence relative au privilège d’intérêt commun n’établit pas de distinction entre le privilège relatif au litige et le secret professionnel de l’avocat, il existe néanmoins des différences fondamentales dans le fondement de ces deux formes de privilège. L’un a pour but de protéger le processus accusatoire, l’autre de protéger la relation avocat-client. Le secret professionnel de l’avocat ne vise que cette relation. Ces différences rendent légitimes les motifs justifiant l’acceptation du fait que le privilège d’intérêt commun relatif au litige étend la portée du privilège à titre de considération accusatoire stratégique dans le contexte du litige, en offrant une exception à la renonciation, à un fondement qui ne s’applique pas au privilège d’intérêt commun consultatif.

[185]       La distinction entre ce qui est décrit en l’espèce comme le privilège d’intérêt commun consultatif et celui relatif au litige a aussi été reconnue dans l’ouvrage Hubbard et al., The Law of Evidence in Canada (Toronto: Thomson Reuters, 2006) (feuillet mobile 36: novembre 2016), au paragraphe 12.240 [Hubbard et autres], où les auteurs ont commenté la décision rendue dans Canmore Mountain Villas Inc v Alberta (Minister of Seniors and Community Supports), 2009 ABQB 348 [Canmore Mountain Villas]. Ils y expliquent que le privilège d’intérêt commun relatif au litige et le privilège d’intérêt commun qui constitue une exception à la renonciation au secret professionnel de l’avocat sont souvent confondus, mais sont deux concepts différents :

[traduction] La décision de la Cour dans Canmore Mountain Villas Inc. v. Alberta (Minister of Seniors and Community Supports) soulignait la confusion possible pouvant survenir entre le privilège d’intérêt commun et l’exception d’intérêt commun au privilège. Le contexte de l’affaire était une poursuite intentée contre un certain nombre de parties à la suite d’un marché allégué conclu entre la plaignante, la province et la ville de Canmore. La province revendiquait un privilège d’intérêt commun à l’égard de documents se rapportant à des communications entre la ville et la province concernant le marché proposé de céder des terrains de la province à la ville. Les deux représentants de la ville et de la province avaient demandé un avis juridique sur cette question et avaient fait référence au produit du travail de l’avocat. La Cour a conclu :

Le privilège d’intérêt commun ne dépend pas d’un intérêt que partagent les deux parties à l’égard d’un litige en cours ou anticipé. Le privilège d’intérêt commun a une application plus générale. Il n’exige pas que les parties soient engagées dans un système accusatoire et partagent un intérêt commun. Cette notion a été rejetée par le juge Lowry dans l’arrêt Fraser Milner Casgrain, LLP and Minister of National Revenue, [2002] 11 W.W.R. 682 (Cour suprême de la C.-B.), s’exprimant ainsi aux paragraphes 13 et 14 :

« L’intimé soutient que le privilège d’intérêt commun ne peut survenir que lorsqu’il existe un intérêt commun à l’égard d’un litige existant ou anticipé. La promotion du système accusatoire est, nous dit-on, le seul fondement justifiable. »

« Je ne peux pas accepter qu’il en soit ainsi. J’estime que les valeurs économiques et sociales inhérentes à la promotion des opérations commerciales justifient la reconnaissance d’un privilège auquel on n’a pas renoncé lorsque des documents préparés par des conseillers professionnels, dans le but de fournir un avis juridique, sont échangés dans le cadre de négociations. Les parties qui effectuent les opérations commerciales doivent être libres d’échanger des renseignements privilégiés sans craindre de mettre en péril la confiance qui est essentielle à l’obtention d’un avis juridique. »

La Cour a conclu que le privilège d’intérêt commun s’appliquait parce que les communications visaient clairement à réaliser l’opération entre la ville et la province, et que les représentants avaient discuté de la cession en toute confidentialité et avaient pris position en fonction de l’avis juridique demandé et fourni qui protégerait leurs intérêts respectifs.

Cette description donnée par la Cour semble plus près de l’exception d’intérêt commun au privilège du secret professionnel de l’avocat, même si la protection a été revendiquée dans le contexte d’un litige et qu’on lui a donné le nom de privilège d’intérêt commun. Cela démontre la confusion que cela peut parfois entraîner entre les deux concepts.

[186]       Par ailleurs, la Cour est d’avis que dans Canmore Mountain Villas, le ministre a adéquatement fait valoir la distinction entre le privilège d’intérêt commun lié aux litiges et le privilège d’intérêt commun lié aux consultations en se basant sur des fondements différents. Cet argument ayant été rejeté, on suppose que le ministre a choisi de ne pas le présenter de nouveau devant la Cour, sans doute parce que dans la décision Pitney Bowes, le juge s’était appuyé sur le même fondement pour rejeter la prétention, c.-à-d. que les valeurs économiques et sociales inhérentes à la promotion des opérations commerciales justifient la reconnaissance du privilège d’intérêt commun consultatif. Notre Cour n’est pas d’accord que ce raisonnement peut appuyer le privilège d’intérêt commun consultatif.

[187]       L’objectif principal de la confidentialité qu’offre le privilège relatif au litige, qui n’est que temporaire, est de protéger les stratégies de litige dans le cadre du processus accusatoire. Étant donné la nature stratégique du processus juridique accusatoire, le litige ne peut être conduit sans préserver la confidentialité des communications entre l’avocat et son client et les autres communications qui sont nécessaires au processus accusatoire des litiges. Il est donc très important de souligner que la confidentialité est intrinsèque et essentielle à la stratégie du litige, qui est une composante fondamentale du système accusatoire. S’il en était autrement, cela reviendrait à montrer vos cartes au poker.

[188]       Il y a également lieu de mentionner qu’en ce qui concerne le privilège relatif au litige, contrairement au fondement du secret professionnel de l’avocat, l’avocat ne veut pas toujours une divulgation « complète et franche » de la part de son client; il veut parfois le contraire. Une divulgation trop complète pourrait limiter la capacité de l’avocat à représenter le client. Par exemple, les avocats au criminel notamment n’encourageront pas en général leur client à faire des aveux contre leur intérêt. Si ces aveux sont révélés, cela pourrait nuire à la capacité de l’avocat de présenter des éléments de preuve ou des prétentions qui contredisent les déclarations sans craindre de participer à une fraude contre la Cour. Je crois que l’on peut dire en général que les avocats plaidants se contentent d’obtenir auprès de leurs clients tous les renseignements qui peuvent être utilisés de manière éthique pour les aider à avoir gain de cause.

[189]       Par ailleurs, en ce qui concerne le fait d’inciter le client à divulguer des renseignements et son intérêt à vouloir obtenir gain de cause, ce ne serait que dans les cas les plus rares que le client aurait besoin de protéger la confidentialité de ses aveux pour fournir à l’avocat plaidant tout renseignement utile auquel il pourrait penser. La confidentialité des communications favoriserait probablement peu la divulgation de renseignements qui autrement n’auraient pas été divulgués s’ils peuvent être utiles au litige.

(4)               Les communications en prévision d’un litige sont distinctes de celles dont on prévoit qu’elles susciteront un litige

[190]       Bon nombre des cas où la distinction entre le privilège d’intérêt commun consultatif et celui relatif aux consultations est soulevée concernent des discussions entourant un « litige anticipé ». Il n’y a aucune différence entre les circonstances liées au litige lorsque le litige a été engagé et lorsqu’il semble être raisonnablement anticipé ou en cours. Le fondement est le même : le but est de protéger la nature stratégique des communications conformément au principe de la contradiction qui régit le processus judiciaire. Le privilège relatif au litige est basé sur le besoin d’une zone protégée destinée à faciliter, pour l’avocat, l’enquête et la préparation du dossier en vue de l’instruction contradictoire.

[191]       Malgré le fait que le litige anticipé ne soit pas une circonstance qui justifie officiellement le privilège d’intérêt commun consultatif, il semble néanmoins être la seule situation où l’on peut dire qu’il facilite les opérations. Cela découle du fait que le privilège n’atteint son but que lorsqu’il est appliqué suite à l’introduction d’un litige à l’égard de l’opération qui faisait l’objet du privilège. En effet, notre Cour est d’avis que la principale raison d’être du privilège d’intérêt commun consultatif se trouve dans la perspective de susciter un litige en raison de la nature de l’opération que le privilège protège réellement; c.-à-d. les opérations dont la légalité est douteuse. Cette question sera abordée en détail ci-après lorsqu’il sera question de la nécessité du privilège d’intérêt commun consultatif pour réaliser des opérations.

[192]       Cette conclusion est confirmée par les remarques que l’avocat des défendeurs a faites dans le cadre des discussions franches tenues à l’audience, où il a déclaré ce qui suit :

[traduction] Lorsqu’Abacus a dit que nous achèterions nos actions à tel ou tel prix, cela tenait compte de certaines conséquences fiscales sur lesquelles ils pouvaient établir leur prix. Sans les conséquences fiscales, les prix ne sont pas les bons. La valeur qu’ils offrent tient compte d’un certain résultat fiscal. Des avocats fiscalistes doivent donc examiner l’opération afin de s’assurer que l’on obtient ce résultat. C’est à ça que sert la note de service.

La note de service, si je puis dire, est essentiellement une feuille de route indiquant que nous avons franchi la première étape et en voici les conséquences fiscales. Nous réaliserons la première étape en trois jours et voici ce que nous prévoyons comme conséquences fiscales. À la deuxième étape, voici les conséquences fiscales. Il s’agit d’une feuille de route qui permet à l’ARC de vérifier si elle a l’intention de contester cette analyse fiscale ou non ou de se demander si elle est d’accord avec cette analyse ou non. Cette feuille de route pour l’ARC lui permet d’intervenir et de l’informer de toutes les façons de contester les conséquences fiscales de l’opération.

[Non souligné dans l’original.]

[193]       Les principaux points de différence des deux formes de privilège d’intérêt commun lorsqu’un litige est envisagé visent le choix du moment et l’objectif. Le privilège relatif au litige ne prend naissance qu’après les faits qui donnent lieu à un litige prévu. Les communications des avocats et les autres documents ont pour objectif stratégique d’obtenir de meilleurs résultats durant le litige, conformément aux impératifs du régime contradictoire et aux intérêts du client. Les communications d’intérêt commun avec d’autres avocats qui représentent d’autres clients ont le même objectif stratégique d’obtenir gain de cause. Par conséquent, le privilège d’intérêt commun et le privilège relatif au litige partagent la même motivation et le même objectif.

[194]       Contrairement au privilège relatif au litige, le privilège d’intérêt commun consultatif naît avant les faits qui donneront lieu au litige. Son objectif présumé est de favoriser des opérations en assurant leur confidentialité, mais l’avantage réel est obtenu lorsque le privilège est appliqué lors d’un procès. Autrement dit, l’objectif réel du privilège d’intérêt commun consultatif en permettant des opérations se réalise lorsque les parties anticipent un litige à la suite de l’opération qu’elles sont en train de négocier, comme l’a décrit l’avocat des défendeurs précédemment. Cet objectif est purement stratégique, soit d’exclure la preuve de leurs communications privilégiées du procès prévu afin d’améliorer leurs chances de succès.

[195]       Cet objectif est incompatible avec le principe du secret professionnel de l’avocat. Il vise à promouvoir la divulgation pour favoriser la conformité, et notamment prévenir un litige. Il ne vise pas à promouvoir des opérations pour lesquelles on prévoit qu’elles susciteront un litige, et ainsi accorder un avantage stratégique aux parties alliées en empêchant la divulgation d’éléments de preuve pertinents sur la façon dont les opérations ont été négociées lors du procès.

[196]       Ayant expliqué ce point, je ne puis être d’accord avec les juges dissidents dans l’arrêt Ambac lorsqu’ils prétendent [traduction] « qu’il n’existe aucun fondement rationnel pour reconnaître les attentes en ce qui trait à la préservation des renseignements confidentiels dans la première situation (privilège d’intérêt commun relatif au litige), mais pas dans la deuxième (privilège d’intérêt commun consultatif) ». Leur commentaire se lit ainsi, dans ce contexte (Ambac, au paragraphe 637) :

[traduction] Cependant, les juges majoritaires n’établissent pas de distinction entre les coparties ou les personnes qui prévoient raisonnablement un litige et les parties qui s’engagent à réaliser une fusion. Elles sont toutes encouragées à coopérer afin d’obtenir un résultat mutuellement avantageux : pour les premières, un gain de cause devant les tribunaux, pour les autres, une issue commerciale satisfaisante. Il n’y a aucun fondement rationnel pour reconnaître les attentes en ce qui a trait à la préservation des renseignements confidentiels dans la première situation, mais pas dans la deuxième.

[Non souligné dans l’original.]

[197]       Le fondement du privilège relatif au litige, qui s’étend au litige prévu, vise à confirmer le processus judiciaire contradictoire stratégique, et le fondement du privilège d’intérêt commun relatif au litige poursuit le même objectif. Si l’on souhaite les voir comme des privilèges fondés sur des résultats en raison de la nature des litiges, qu’il en soit ainsi. Toutefois, le secret professionnel de l’avocat a pour objectif de maintenir la relation avocat-client, alors que les juges dissidents dans l’arrêt Ambac soutiennent que le privilège d’intérêt commun consultatif confirme l’issue satisfaisante de la négociation de contrats. Aucun fondement rationnel dans le principe du secret professionnel de l’avocat ne vise l’issue de la relation avocat-client qu’il confirme. Le principe du secret professionnel de l’avocat porte sur le maintien de la relation avocat-client. Il n’y a absolument aucune similitude entre le fondement rationnel du secret professionnel de l’avocat et celui du privilège d’intérêt commun consultatif en fonction des résultats. Au mieux, un résultat d’opérations réussies serait un argument au cas par cas qui n’a aucun lien avec le fondement rationnel du secret professionnel de l’avocat.

(5)               Les différents fondements du privilège relatif au litige et du secret professionnel de l’avocat entraînent des fondements différents pour déterminer s’il y a lieu de reconnaître un privilège d’intérêt commun

[198]       Contrairement aux communications faites dans le cadre de consultations, les avantages du privilège relatif au litige pour l’administration de la justice ne sont ni indirects ni spéculatifs. Ils sont plutôt certains et directs, et renforcent le processus accusatoire sur lequel notre système juridique est fondé. Cela place les avantages du privilège relatif au litige au même niveau, c.-à-d. directs et nécessaires (plutôt qu’indirects et spéculatifs comme l’est l’avantage relatif à la divulgation dans le cas du secret professionnel de l’avocat), que le coût du privilège découlant de l’obstruction à la production d’éléments de preuve qui pourraient être pertinents. Dans de telles circonstances, il est possible d’évaluer en temps réel si les avantages sont équivalents aux coûts de l’entrave à la justice provoquée par le privilège ou s’ils les dépassent. Pour ce qui est du privilège d’intérêt commun relatif au litige, les avantages stratégiques dépassent la perte stratégique d’éléments de preuve pour l’autre partie. Cela s’explique en partie parce que les avantages et les coûts sont réciproques pour chaque partie, car on peut dire qu’ils peuvent se compenser puisqu’ils s’appliquent également à toutes les parties au litige. Les deux côtés ont besoin de confidentialité pour pouvoir établir une stratégie et participer efficacement au régime contradictoire.

[199]       Le fondement et le principe du privilège relatif au litige favorisent en fin de compte le partage de communications confidentielles avec des parties ayant un intérêt stratégique commun parce que cela renforce le processus accusatoire stratégique dans son ensemble.

[200]       Je crois qu’il s’agit là du raisonnement implicite dans l’arrêt Ambac et qui sous-tend réellement l’exception qui a été accordée concernant la divulgation de renseignements confidentiels se rapportant au litige lorsqu’il existe un intérêt juridique commun, sans mettre fin au privilège. Par exemple, ce que les motifs des juges majoritaires décrivent comme le fondement de l’« exception » à la renonciation dans le cadre du privilège d’intérêt commun relatif au litige est le rôle stratégique nécessaire qu’il joue dans la promotion du régime contradictoire (au paragraphe 628) :

[traduction] À titre d’exception à la règle générale selon laquelle les communications échangées en présence d’un tiers ou faites à un tiers ne sont pas protégées par le privilège du secret professionnel de l’avocat, notre formulation actuelle du principe de l’intérêt commun se limite aux situations où l’avantage et la nécessité des communications partagées sont au plus haut niveau, et la possibilité de mauvais usage est minime. Une communication est privilégiée entre les codéfendeurs, les codemandeurs ou les personnes qui prévoient raisonnablement devenir des coparties à un litige parce qu’une telle communication est jugée nécessaire à la création d’une réclamation ou d’une défense commune à un moment où les parties sont le plus susceptibles de s’attendre à des demandes de communication préalable et à ce que leurs intérêts juridiques soient suffisamment harmonisés pour que « l’avocat de l’un soit en fait l’avocat de tous » (ChahoonChahoon, 62 Va, aux paragraphes 841 et 842). Lorsqu’au moins deux parties participent à un litige ou prévoient raisonnablement un litige dans lequel elles partagent un intérêt commun, la menace de communication obligatoire peut refroidir l’échange de renseignements privilégiés entre elles et ainsi entraver toute volonté de coordonner une stratégie juridique. Dans cette situation, le principe de l’intérêt commun favorise la candeur qui aurait autrement pu être inhibée.

[Non souligné dans l’original.]

(6)               Réexamen de l’arrêt Ambac et de l’article de la professeure Giesel

[201]       Je réitère ma conclusion selon laquelle les motifs des juges dissidents dans l’arrêt Ambac ne sont pas adéquats lorsqu’il s’agit de rejeter les motifs exprimés par les juges majoritaires qui confirment le privilège d’intérêt commun relatif au litige parce qu’[traduction] « une telle exigence ne provient pas des racines de la common law du privilège du secret professionnel de l’avocat, qui ne comporte aucune exigence en matière de litige » (Ambac, au paragraphe 636). Comme l’a jugé la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Blank, au paragraphe 7, le privilège relatif au litige et le secret professionnel de l’avocat sont des « concepts distincts, et non [...] deux composantes d’un même concept ». La distinction entre l’acceptation du privilège d’intérêt commun relatif au litige et le rejet du privilège d’intérêt commun consultatif devrait être conforme aux distinctions sous-jacentes de leurs raisons d’être, comme cela a été soutenu dans Canmore Mountain Villas. À mon avis, c’est sur ce fondement que les juges majoritaires auraient dû confirmer le privilège d’intérêt commun relatif au litige et rejeter le privilège d’intérêt commun consultatif.

[202]       Un autre point sur lequel notre Cour n’est pas d’accord avec les juges majoritaires et les juges dissidents dans l’arrêt Ambac concerne la déclaration portant que le secret professionnel de l’avocat est [traduction] « considéré comme étant essentiel à une représentation efficace » [non souligné dans l’original]. Par exemple, les juges majoritaires indiquent ce qui suit (Ambac, au paragraphe 623) :

[traduction] Le plus vieux des privilèges relatifs à la preuve en common law, soit le privilège du secret professionnel de l’avocat, « favorise un dialogue ouvert entre l’avocat et son client qui est considéré comme étant essentiel à une représentation efficace » (Spectrum Sys. Intl. Corp. v Chemical Bank, 78 NY2d 371, 377, 581 N.E.2d 1055, 575 N.Y.S.2d 809 [1991]).

[Non souligné dans l’original.]

[203]       Comme la Cour suprême le souligne dans l’arrêt Blank en adoptant la déclaration du juge Sharpe sur le privilège, il est essentiel que le secret professionnel de l’avocat favorise la relation entre l’avocat et son client. Cela reflète le deuxième critère de Wigmore selon lequel « le caractère confidentiel doit être un élément essentiel au maintien complet et satisfaisant des rapports entre les parties » (Wigmore, au paragraphe 2285). La distinction entre le fait que l’élément doit être un élément essentiel au maintien de la relation avocat-client par opposition à un élément essentiel à une représentation efficace semble mineure à première vue. Cependant, le point soulevé par la professeure Giesel est que ce ne sont que les communications entre le client et son avocat qui peuvent être considérées comme étant un élément essentiel au maintien de la relation. De plus, une représentation efficace peut découler de diverses circonstances. La prestation d’un avis juridique externe d’un tiers n’a aucun avantage pour le maintien de la relation, que cet avis mène à une représentation plus efficace ou pas. Ce point est repris plus tard lorsqu’il est question des avantages allégués du privilège d’intérêt commun consultatif.

[204]       Les commentaires de la Cour concernant l’application des conclusions de la professeure Giesel ont déjà été exprimés. Bien que son excellent article semble avoir servi de fondement au réexamen par les tribunaux du privilège d’intérêt commun consultatif, avec l’appui d’une analyse coûts-avantages, sa thèse ne s’applique pas au privilège d’intérêt commun relatif au litige. Dans le cas contraire, alors elle doit se baser sur un autre fondement que le fait que le privilège d’intérêt commun relatif au litige est un élément essentiel au maintien de la relation avocat-client en favorisant la divulgation par le client.

[205]       Par conséquent, notre Cour conclut que le motif correct sur lequel se fonder pour rejeter le privilège d’intérêt commun consultatif est qu’il ne correspond pas aux exigences du secret professionnel de l’avocat et qu’il est incompatible avec ce dernier. Cela étant, d’après les limites ordinaires du droit du privilège, il ne devrait pas être nécessaire d’effectuer une analyse coûts-avantages du privilège d’intérêt commun consultatif. La divulgation de renseignements confidentiels est soit compatible avec le principe du secret professionnel de l’avocat, soit elle ne l’est pas. Si elle ne l’est pas, la question s’arrête ici. Malgré cette conclusion, la suite des présents motifs comporte une analyse coûts-avantages du privilège d’intérêt commun consultatif étant donné les précédents que sont l’article de la professeure Giesel et l’arrêt Ambac.

VI.              Analyse coûts-avantages du privilège d’intérêt commun consultatif

A.                 L’analyse coûts-avantages ne peut pas être appliquée pour greffer le privilège d’intérêt commun consultatif au privilège générique du secret professionnel de l’avocat

[206]       Le privilège du secret professionnel de l’avocat est générique et s’applique à l’ensemble du spectre des avis juridiques. Sa raison d’être est exprimée en termes génériques en fonction d’un scénario spéculatif selon lequel les personnes qui revendiquent le privilège ne sont jamais tenues de le prouver parce qu’il ne peut être prouvé, c.-à-d. que la confidentialité incite à la divulgation. Le secret professionnel de l’avocat offre un avantage spéculatif présumé pour l’administration de la justice en fonction d’une possibilité qu’une divulgation complète découle de la confidentialité des communications, ce qui donnera lieu à une meilleure conformité au droit et à une meilleure représentation. Par conséquent, l’application de la théorie du secret professionnel de l’avocat n’entraîne aucune analyse coûts-avantages parce qu’il est impossible d’en réaliser une. Pour se prévaloir du privilège, il faut simplement que les communications soient faites dans le but d’obtenir et de fournir des conseils juridiques licites. Par contre, c’est pour cette raison qu’aucune analyse coûts-avantages ne peut s’appliquer pour étayer le privilège d’intérêt commun, à moins que cela ne soit en fonction d’une méthode individuelle. Il n’est ni logique ni acceptable de créer une exception au principe du secret professionnel de l’avocat à l’aide des principes qui ne s’appliquent pas au secret professionnel de l’avocat lui-même.

[207]       En outre, conformément au secret professionnel de l’avocat, le client n’est pas tenu de démontrer que la confidentialité offre un avantage; elle est présumée le faire parce qu’elle constitue un élément essentiel au maintien de la relation. Pour ce motif, une revendication du privilège d’intérêt commun consultatif ne peut être fondée sur la même présomption spéculative. Les communications assujetties au privilège d’intérêt commun, bien qu’elles soient confidentielles, ne sont pas essentielles au maintien de la relation. C’est pourquoi le privilège d’intérêt commun doit respecter les principes du secret professionnel de l’avocat en tant que privilège générique, ou sinon il sera invalide.

[208]       Cela pourrait expliquer pourquoi la jurisprudence à l’appui du privilège d’intérêt commun ne comporte aucune analyse coûts-avantages. Cela expliquerait aussi pourquoi le privilège d’intérêt commun consultatif n’a été étayé que de considérations de principe pertinentes à une analyse au cas par cas, qui met l’accent sur un sous-ensemble d’opérations commerciales importantes et juridiquement difficiles se prêtant mieux à des arguments de principe.

[209]       En résumé, on fait la promotion du privilège d’intérêt commun à l’aide d’une analyse coûts-avantages qui est étrangère aux principes du secret professionnel de l’avocat, incompatible avec ceux-ci ainsi qu’avec la façon dont il est justifié. La méthode est semblable à une approche au cas par cas. De plus, lorsque les facteurs de l’analyse sont des avantages, soit pour l’administration de la justice, soit pour renforcer les valeurs économiques et sociales, la norme de preuve est spéculative. Une telle mesure spéculative ne peut être justifiée que lorsque l’avantage est essentiel au maintien de la relation. Selon la Cour, ces méthodes reviennent à greffer une analyse au cas par cas à un privilège générique, tout en se fondant sur une mesure spéculative qui est insuffisante pour étayer le privilège d’intérêt commun consultatif.

B.                 Les avantages du privilège d’intérêt commun pour l’administration de la justice

[210]       Étant donné que, d’après ce que la Cour comprend, toute analyse liée au secret professionnel de l’avocat devrait se limiter aux considérations ayant des répercussions sur l’administration de la justice, ou le système juridique, l’analyse du privilège d’intérêt commun consultatif dans la présente section se limitera à ces considérations. Reconnaissant le fait que des considérations de principe externes, notamment celle de la réalisation des opérations commerciales, sont citées dans toute la jurisprudence, l’analyse de ces considérations sera effectuée dans la prochaine section. La seule exception concerne le privilège d’intérêt commun consultatif nuisant à l’administration de la justice lorsqu’il permettrait des opérations pour lesquelles un litige est anticipé. Il s’agit d’un coût pour l’administration de la justice, ainsi que d’une considération de principe préjudiciable relative au privilège d’intérêt commun transactionnel.

(1)               Les avantages pour l’administration de la justice décrits dans l’arrêt Ambac

[211]       Dans l’arrêt Ambac, les juges dissidents ont fait mention, dans leurs motifs, de l’acceptation généralisée du privilège d’intérêt commun dans un contexte non litigieux. En outre, ils ont contesté la distinction établie par les juges majoritaires entre le privilège d’intérêt commun consultatif et celui relatif au litige pour le motif que cette distinction n’existe pas dans le secret professionnel de l’avocat. Les juges dissidents ont également décrit plusieurs avantages du privilège d’intérêt commun consultatif qui sont pertinents pour l’administration de la justice. Principalement, ces avantages visent la promotion d’une divulgation de grande qualité afin de fournir une représentation plus efficace menant à un comportement plus conforme. Dans leurs motifs, les juges parlent aussi d’éviter les conflits entre des clients alliés concernant l’opération commerciale réalisée et de créer une attente en matière de protection de leur vie privée, mais rien de plus ne sera dit sur ce dernier sujet.

[212]       Les passages suivants des motifs dissidents de l’arrêt Ambac (aux paragraphes 633, 636 et 641) font mention de ces avantages :

[traduction] Comme le privilège du secret professionnel de l’avocat ne comporte aucune exigence en matière de litige et comme, en réalité, les clients demandent souvent des avis juridiques spécialement pour se conformer à des mandats juridiques et réglementaires et éviter un litige ou une responsabilité, le privilège devrait s’appliquer aux communications privées entre l’avocat et son client, échangées lors d’une entreprise de transformation dans laquelle les parties s’engagent à collaborer et à échanger des renseignements sur le client afin d’obtenir un avis juridique visant à se conformer aux mandats législatifs et réglementaires applicables aux opérations.

[…]

Les exigences juridiques d’un environnement commercial financier hautement réglementé ont une incidence sur la gestion de l’information échangée entre le client et son avocat lorsque des parties représentées séparément travaillent ensemble à l’atteinte d’un objectif mutuel qui est de transformer des entités et des relations commerciales existantes. Les renseignements confidentiels divulgués aux avocats en application d’un privilège approprié de la common law peuvent favoriser la conformité aux mandats juridiques.

[…]

Cette application du privilège [d’intérêt commun] agit comme une exception strictement élaborée à la renonciation par des tiers dans un contexte de fusion, et est justifiée parce que les signataires d’une entente préalable à la fusion sont liés par un intérêt commun à l’égard de la réalisation de celle-ci. Dans un tel cas, le privilège maximiserait la qualité de la divulgation nécessaire pour assurer une représentation exacte et compétente menant à la conformité aux mandats réglementaires et juridiques. Autrement dit, le privilège incite les parties qui se sont engagées à réaliser la fusion à divulguer des renseignements confidentiels pour éviter de présenter des documents incomplets ou non conformes.

[…]

Le privilège du secret professionnel de l’avocat est une exception de longue date à la règle générale qui favorise la communication préalable dans le cadre du processus de recherche de vérité, et est toléré parce qu’il permet d’atteindre les objectifs individuels et sociétaux qui sont de favoriser la bonne administration de la justice en encourageant le libre échange de renseignements essentiels à une représentation juridique. Il n’a jamais été limité aux communications avec les clients concernant un litige en cours ou anticipé. Et même si c’était le cas, on considère qu’il y a eu renonciation au privilège lorsqu’un client communique de l’information à un tiers, dans des circonstances qui reflètent le désintérêt du client à l’égard du maintien de la protection des renseignements confidentiels. Toutefois, lorsque les parties à une fusion veulent se conformer à des exigences juridiques et conviennent de traiter comme étant confidentiels tous les échanges de renseignements faits dans le but d’obtenir un avis juridique et réglementaire visant à réaliser la fusion, on ne peut pas présumer que les parties ont vicié la nature privée des renseignements, ni qu’elles avaient une attente déraisonnable en matière de protection de leur vie privée à l’égard de ces échanges.

[Non souligné dans l’original.]

(2)               Encourager une divulgation de qualité pour assurer une représentation plus efficace menant à un comportement plus conforme

[213]       Il est reconnu que la consultation juridique inclut non seulement le fait d’expliquer le droit à un client, mais également la prestation de conseils [traduction] « sur les mesures raisonnables et prudentes à prendre dans le contexte juridique en cause » (Slanky, au paragraphe 77). Cependant, les deux tâches (expliquer le droit et offrir des conseils sur la façon de mener ses affaires pour s’y conformer) doivent être en quelque sorte séparées aux fins d’analyser les avantages allégués du privilège d’intérêt commun.

[214]       Expliquer le droit à un client pour assurer une meilleure conformité à la loi a toujours été une obligation de l’avocat envers son client seulement et non envers l’avocat de quelqu’un d’autre. En effet, les avocats de clients alliés ne sont pas dans une relation avocat-client avec les autres parties qui partagent un intérêt commun et s’abstiendront de se placer dans une position où leurs conseils peuvent servir à quelqu’un qui n’est pas leur client. En outre, un client ne devrait pas avoir besoin d’un autre cabinet d’avocats que le sien pour lui dire si l’opération, dans sa forme finale et à toutes les étapes faisant l’objet de discussion, respecte la loi. Cette remarque s’applique à toutes les parties de l’opération. Le privilège d’intérêt commun consultatif ne permet donc pas tellement de s’assurer que les affaires du client sont conformes.

[215]       La Cour souligne l’importance de conclure que le privilège d’intérêt commun ne contribue pas au respect par le client de la loi. La conformité est réellement au cœur de l’avantage pour l’administration de la justice provenant du secret professionnel de l’avocat. Dans les motifs dissidents cités précédemment, il s’agit du premier critère mentionné à de nombreuses occasions comme appuyant le privilège d’intérêt commun consultatif.

[216]       Le principal avantage de la confidentialité lorsque l’on travaille avec des avocats alliés est l’incitation possible à l’échange de renseignements et d’avis à des fins de planification. Cela permettrait aux parties de coordonner la gestion de leurs affaires pour maximiser leurs retombées conformément à la loi. Là encore, cela est conforme aux motifs dissidents dans l’arrêt Ambac. Il s’agit également de la situation qui se présente en l’espèce.

[217]       Il ne fait aucun doute que ce résultat offre un avantage aux clients et donc, qu’il est considéré comme offrant un exercice du droit plus efficace. La question porte toutefois sur l’avantage pour l’administration de la justice qui découle de ce processus. Plus précisément, pourquoi est-il nécessaire d’assurer la confidentialité des renseignements échangés en vertu du privilège d’intérêt commun consultatif de manière à servir l’administration de la justice?

[218]       Pour que la confidentialité des communications serve l’administration de la justice, ces communications doivent être essentielles à la relation avocat-client. Les renseignements et les conseils obtenus d’un tiers ne satisfont pas à cette exigence, comme c’est le cas d’une relation visée par le privilège d’intérêt commun. Ces communications ne sont pas essentielles au maintien de la relation, qui sera maintenue même sans le privilège d’intérêt commun. La relation est maintenue par la confidentialité des communications, et non par la divulgation de celles-ci et l’obtention de renseignements d’un tiers en échange.

[219]       Des préoccupations ont déjà été soulevées concernant la déclaration liée à l’effet bénéfique du secret professionnel de l’avocat qui [traduction] « encourage le libre échange de renseignements essentiels à une représentation juridique » (Ambac, au paragraphe 641) [non souligné dans l’original]. Cette déclaration a été citée dans tout au long de l’arrêt Ambac, principalement par les juges dissidents, mais aussi par les juges majoritaires. Elle sous-estime, ou du moins sous-évalue, ce qui est essentiel à l’administration de la justice aux fins du présent débat et par voie de conséquence, la question examinée. Le libre échange de renseignements doit être essentiel à la relation avocat-client et non à la représentation juridique pour servir suffisamment l’administration de la justice et justifier le privilège. Il ne peut être essentiel à la relation que si les communications confidentielles sont échangées entre le client et son avocat et non avec un tiers ou son avocat.

[220]       Comme il est mentionné dans l’arrêt Blank, le secret professionnel de l’avocat vise à maintenir et à protéger la relation entre l’avocat et son client. Le privilège d’intérêt commun ne fait rien pour protéger et maintenir cette relation. Il vise à renforcer possiblement et indirectement la relation en obtenant des renseignements externes et en travaillant avec d’autres parties pour obtenir de meilleurs résultats. Cela peut faire plaisir à un client. Toutefois,  il en serait de même si on obtenait des renseignements de toute autre source externe à la relation qui favoriserait un exercice du droit plus efficace.

[221]       Ce point devient évident lorsque l’on se rend compte que les défenseurs du privilège d’intérêt commun tentent de se fonder sur le même avantage indirect et spéculatif qui incite une divulgation complète et franche et qui est utilisé pour justifier le secret professionnel de l’avocat. Ils utilisent le même seuil spéculatif d’une possibilité pour appuyer le présumé libre échange de renseignements créé par le privilège d’intérêt commun consultatif. Cependant, les avantages du privilège d’intérêt commun découlant de la confidentialité entre les membres alliés, y compris ceux cités dans l’arrêt Ambac, sont également spéculatifs, malgré la façon certaine et évidente dont ils sont énoncés dans les motifs des juges dissidents. Les avantages ne peuvent pas être démontrés, particulièrement pas dans le domaine générique du privilège d’intérêt commun consultatif. En fait, la nature spéculative de l’avantage est utilisée par les juges majoritaires pour faire valoir que la confidentialité n’est pas nécessaire. Les avantages allégués du privilège d’intérêt commun qui consistent à favoriser un libre échange des renseignements qui n’aurait autrement pas lieu sans le privilège sont tout aussi spéculatifs que ceux du secret professionnel de l’avocat.

[222]       Un avantage spéculatif du secret professionnel de l’avocat n’est pas le même qu’un avantage spéculatif du privilège d’intérêt commun. L’échange de renseignements dans des circonstances visées par le privilège d’intérêt commun n’est pas essentiel à la relation avocat-client. La confidentialité doit être essentielle au maintien de la relation. C’est ce qui rend la confidentialité du secret professionnel de l’avocat essentielle à l’administration de la justice. Sans relation confidentielle entre l’avocat et son client, l’administration de la justice ne peut produire ses effets. Voilà à quel point elle est essentielle. C’est pour cette raison que les tribunaux traitent le secret professionnel de l’avocat comme un privilège presque absolu, comme l’ont indiqué les défendeurs.

[223]       En outre, la raison pour laquelle l’avantage doit être aussi essentiel que la confidentialité des communications faisant l’objet d’un intérêt commun est qu’il doit dépasser le coût direct, certain et évident pour l’administration de la justice qui refuse leur présentation au procès. Par contre, comme l’avantage spéculatif du privilège d’intérêt commun n’est pas essentiel à la relation, il ne peut pas dépasser les coûts pour l’administration de la justice. Les tribunaux ne sont pas prêts à entraver leur processus juridique de recherche de vérité, à moins qu’il soit clairement démontré qu’il est essentiel de le faire. Seulement quelque chose d’aussi essentiel que le besoin de confidentialité pour maintenir la relation avocat-client – sans laquelle l’administration de la justice ne peut produire ses effets – peut justifier une telle mesure. L’administration de la justice se fait et continuera de se faire très bien sans le privilège d’intérêt commun consultatif.

[224]       Il s’ensuit également de l’analyse précédente que l’avantage provenant du privilège d’intérêt commun doit être considéré comme étant largement personnel pour le client et obtenu en échange d’un résultat qui nuit à l’administration de la justice (coût supérieur à l’avantage). Le client profite personnellement de la communication de renseignements confidentiels essentiels à la relation en échange d’un avantage personnel spéculatif non essentiel au détriment de l’administration de la justice en raison de ses coûts excessivement plus importants pour les processus juridiques de recherche de vérité.

(3)               Le privilège d’intérêt commun aide à éviter un litige et une responsabilité

[225]       Lorsque les juges dissidents dans l’arrêt Ambac renvoient à l’avantage d’éviter un litige et une responsabilité par l’échange de renseignements entre les parties dans leurs motifs, ils parlent de la réduction des risques de litige entre les clients alliés. Il est toutefois important de ne pas confondre les mesures qui permettront d’éviter un litige entre les parties avec le fait que le privilège d’intérêt commun consultatif peut favoriser le libre échange de renseignements en vue de réaliser l’opération. Notre Cour souscrit à la déclaration formulée dans la décision Pitney Bowes selon laquelle « [l]a communication des avis juridiques garantit que chaque partie comprend la position juridique des autres et que les négociations peuvent se dérouler ouvertement et en connaissance de cause » (au paragraphe 20). Il est vrai que le fait de fournir plus de renseignements permettra d’éviter une mauvaise compréhension. Par contre, le privilège d’intérêt commun ne contribue guère à éviter un litige avec une partie alliée lorsqu’il existe des préoccupations concernant l’abus des renseignements échangés ou l’obtention d’un avantage dans les négociations. Il s’agit des scénarios les plus susceptibles de donner lieu à un litige entre les parties.

[226]       La professeure Giesel s’est exprimée sur ce sujet à la page 540 de son article. Elle l’a d’ailleurs fait après avoir souligné comment les avocats n’auront jamais un devoir de loyauté envers d’autres clients dans le cadre d’une entente entre parties alliées, faisant référence à l’avis officiel 95-395 de l’Association du Barreau américain :

[traduction]

En tout temps dans une situation où des avocats se sont alliés, l’avocat s’efforce de maximiser le résultat final pour son client distinct. On peut dire que l’avocat agit dans l’intérêt de tous les membres de l’entreprise conjointe, mais celui-ci, en tout temps durant l’entreprise conjointe, évalue toujours la situation afin de déterminer si cette entreprise est dans l’intérêt de son propre client. Lorsqu’il est préférable pour un membre de ne plus participer à l’entreprise conjointe, l’avocat lui conseillera de se retirer. Donc, même en plein cœur de l’entreprise conjointe, l’avocat de n’importe quel membre de cette dernière se concentre sur les intérêts individuels de son propre client.

2. Avis officiel 95-395 de l’ABA : Aucune relation avocat-client

Dans l’avis officiel 95-395 de l’ABA, le comité permanent sur l’éthique et la responsabilité professionnelle de l’Association du Barreau américain a examiné la nature de la relation entre l’avocat et les membres d’un consortium de défense commune dans une situation où des avocats se sont alliés. Bien qu’il soit supposé que dans une situation où des avocats se sont alliés, l’avocat puisse avoir des obligations de représentant envers les membres du groupe, les autres membres du groupe ne sont pas considérés comme des clients de l’avocat dans l’avis. Conformément à la reconnaissance de l’absence d’une relation avocat-client, l’avis indique clairement que l’avocat n’a aucune obligation éthique envers les membres du groupe, sauf envers son propre client.

[notes omises]

[227]       Il est difficile d’imaginer un client et son avocat se fonder sur l’échange de renseignements sous l’égide du privilège d’intérêt commun sans avoir une réserve considérable. Cela ne serait pas d’un grand réconfort de savoir que d’autres clients alliés semblent avoir divulgué des renseignements afin d’éviter un litige lorsqu’on ne sait pas ce qui a été gardé confidentiel ou si le client allié a mal représenté certains aspects importants de la négociation. Les procédures traditionnelles caveat emptor de diligence raisonnable et les stratégies similaires s’appliquent toujours si les clients souhaitent protéger des communications confidentielles divulguées et éviter un litige ou une responsabilité concernant d’autres parties à une négociation commerciale.

[228]       De plus, si les parties souhaitent assurer une divulgation complète de sorte à éviter un litige futur entre elles, cela peut se faire en retenant les services d’un seul avocat pour représenter toutes les parties. L’avocat aurait un devoir de loyauté et serait tenu d’assurer une communication complète et équitable des renseignements clés qui sous-tendent l’intérêt commun, de sorte qu’il y aurait une divulgation réellement complète pour éloigner de futurs conflits internes. Sinon, la réalité est que tous les avocats représentant les différents clients dans une situation où les avocats se sont alliés ont d’abord l’obligation de représenter les intérêts de leur propre client avant ceux des autres.

[229]       La Cour est d’avis que l’exagération du rôle du privilège d’intérêt commun pour éviter un litige entre les parties a été exacerbée par sa confusion avec le secret professionnel conjoint dans la jurisprudence. Le privilège d’intérêt commun s’est vu attribuer l’avantage de minimiser un litige entre les parties alors qu’il s’agit bien plus d’une conséquence du secret professionnel conjoint.

[230]       Il existe d’autres moyens de limiter les litiges entre les parties qui négocient et qui échangent des renseignements confidentiels, notamment la signature d’une entente de confidentialité. Ce type d’entente est habituel en droit commercial et sera confirmé par les tribunaux. Les tribunaux accepteront également la plupart des autres demandes raisonnables visant à protéger des renseignements commerciaux confidentiels durant un litige. De même, des préoccupations concernant les risques de litige futur découlant du fait qu’une partie n’a pas obtenu de renseignements complets ou exacts durant les négociations sont habituellement réglées par la préparation d’ententes de diligence raisonnable rédigées adéquatement. En outre, il existe diverses protections juridiques contre la plupart des formes de fausses déclarations en vertu de la common law et des lois.

(4)               Avantages systémiques du privilège d’intérêt commun

[231]       Bien qu’il n’en soit pas question dans l’arrêt Ambac, la professeure Giesel examine des arguments qui ont été avancés ailleurs selon lesquels le privilège d’intérêt commun entraîne des avantages systémiques. Elle conclut que de tels avantages sont très spéculatifs, comme il ressort de ce passage à la page 548 :

[traduction] Bien qu’il soit possible que l’application du privilège à une situation où des avocats se sont alliés crée des gains d’efficacité en matière de représentation, il est également fort possible que la reconnaissance du privilège dans ce type de situation n’entraîne aucun gain. Lorsque des parties s’unissent dans un effort commun, mais ont des avocats différents, il est vrai que les avocats peuvent se diviser le travail à faire; ce ne sont pas tous les clients qui doivent payer pour que leur avocat effectue tout le travail. Par contre, le travail relatif à une question juridique n’est pas limitatif. Le fait qu’il y ait plus d’avocats peut signifier que plus de travail sera accompli. Les avocats ne se diviseront peut-être pas le travail. Et même si le travail était divisé, chaque avocat doit demeurer prudent et méfiant et doit assumer une fonction de surveillance à l’égard du travail effectué par les avocats des autres membres de l’entreprise conjointe. On ne peut pas dire que chaque client paye moins ou que chaque avocat facture moins d’heures lorsque des avocats se sont alliés que lorsque les parties et les avocats agissent séparément.

[notes omises]

[232]       La Cour est d’avis que plus il y a d’avocats, plus les coûts sont susceptibles d’augmenter. Ce n’est qu’une simple question de voies de communication entre les avocats qui augmentent de façon exponentielle selon le nombre d’avocats qui participent aux communications, et que les clients devront payer. De plus, selon l’expérience de notre Cour, plus il y a d’avocats au procès, plus les coûts du processus augmentent et moins il y a d’avantages apparents, comme c’est le cas pour les clients.

C.                 Les coûts du privilège d’intérêt commun pour l’administration de la justice

(1)               Une augmentation du nombre de communications privilégiées

[233]       Avant la croissance relativement récente du privilège d’intérêt commun, les communications de client à client ou d’avocat à avocat entre les parties qui négocient n’étaient pas assujetties au secret professionnel de l’avocat (par opposition au privilège relatif au litige ou relatif aux règlements qui repose sur des bases différentes). Si les clients négociaient des opérations avec l’aide d’avocats, leurs communications avec leurs propres avocats étaient privilégiées, mais les communications avec des tiers, y compris celles avec d’autres avocats, n’étaient pas protégées contre une divulgation devant les tribunaux. Cela veut dire que les négociations relatives aux opérations qui en découlaient étaient transparentes dans les procédures judiciaires ultérieures. Les tribunaux savaient non seulement quelles étaient les opérations commerciales, mais savaient aussi comment elles avaient été conclues et comment les parties comprenaient leur éventuel déroulement. Par comparaison, en l’espèce, tout ce que le ministre avait à sa disposition était les nombreuses opérations elles-mêmes.

[234]       Par ailleurs, l’accès à ces éléments de preuve pertinents disparaît rapidement. J’ai déjà fait mention des commentaires de la professeure Giesel selon lesquels il y a eu [traduction« une grande expansion du caractère des communications qui ne peuvent être présentées au chercheur de vérité et une augmentation importante du nombre de communications non assujetties à la divulgation et non disponibles au chercheur de vérité » (à la page 544). Elle étaye cette affirmation de données. Elle a démontré quantitativement qu’il y avait eu une augmentation marquée dans la transformation d’un privilège qui existait à peine avant les années 1980 à un privilège qui est maintenant commun et qui se répand aux États-Unis et au Canada.

[235]       Aucune justification ne confinerait le privilège d’intérêt commun aux opérations commerciales, malgré les allusions à l’effet opposé par les juges dissidents dans l’arrêt Ambac, qui mettent l’accent sur les opérations transformatives importantes nécessitant prétendument un privilège d’intérêt commun pour se conclure. Ses principes s’appliqueront chaque fois que les parties trouvent un quelconque intérêt juridique commun qu’elles souhaitent poursuivre lorsqu’elles partagent un intérêt à conclure l’opération. Le privilège d’intérêt commun consultatif ne fait que commencer à atteindre la maturité. Comme l’ont mentionné les juges majoritaires dans l’arrêt Ambac, [traduction] « l’un des traités a observé que l’exception de l’intérêt commun dans ces administrations » se répand comme de la mauvaise herbe jusqu’à des zones que les rédacteurs de la règle rejetée n’auraient même pas pu imaginer” (Wright & Graham, au paragraphe 5493 [2015 Supp]) » (au paragraphe 632). Il fallait s’y attendre étant donné l’esprit généralement innovateur des avocats. Une fois bien établi dans le droit du privilège, il semble probable que lorsque les avocats communiquent sur un sujet à l’égard duquel leurs clients ont un objectif commun, le privilège sera soulevé en le mettant en relation avec un intérêt juridique.

[236]       Dans la décision Trillium de la Cour supérieure de l’Ontario, au paragraphe 14, la Cour a adopté la conclusion de la protonotaire selon laquelle l’exception du privilège d’intérêt commun est [traduction] « tellement tributaire des faits qu’il ne peut y avoir de règle absolue sur le moment où elle surviendra ». La décision Trillium démontre que l’on peut s’attendre à ce que le nouveau privilège ait une vaste application au Canada et entraîne des décisions difficiles pour les tribunaux qui devront évaluer l’application du privilège d’intérêt commun dans différentes situations factuelles.

[237]       Il ne faut pas oublier que les défendeurs allèguent que l’avantage du privilège d’intérêt commun est de donner lieu à un « libre échange de renseignements » afin de permettre la réalisation d’opérations commerciales. Par conséquent, de leur propre aveu, on peut anticiper une augmentation substantielle de la portée des renseignements privilégiés protégés par le privilège d’intérêt commun.

[238]       De plus, on ne peut pas tirer de réconfort du fait que seulement les communications juridiques seront privilégiées. Comme en l’espèce, la preuve exclue décrirait la façon dont les opérations commerciales ont été négociées. Bien qu’elle n’ait pas encore été soulevée en l’espèce, étant donné la décision de limiter l’application de la note de service, elle pourrait évidemment inclure les communications d’autres professionnels ou d’autres personnes dont les avocats ont retenu les services pour les aider et pour fournir leurs conseils juridiques, comme les comptables qui [traduction] « effectuent quelques calculs ». La plupart des décisions en la matière semblent être très complexes, comme dans les discussions relatives à une fusion ou les importantes opérations de vente commerciales visant des milliers de documents à l’égard desquels un privilège est revendiqué. D’autres privilèges sont revendiqués en l’espèce. Si le privilège d’intérêt commun est confirmé comme étant un principe légitime du secret professionnel de l’avocat, d’autres documents feront probablement l’objet d’une prétention similaire au privilège.

(2)               Le privilège d’intérêt commun refuse aux tribunaux l’accès à des éléments de preuve de fond importants et pertinents

[239]       La preuve des communications échangées entre les parties est souvent essentielle à la recherche de faits concernant l’opération commerciale, particulièrement lorsque les motivations et les intentions sont en litige. Dans un monde où l’on comprend ce qu’était réellement l’objectif de l’opération entre les parties et où l’esprit du droit et l’intention du législateur sont souvent plus importants que les actes de vente ou les mots qui les décrivent, les tribunaux doivent avoir accès aux éléments de preuve pertinents relatifs à l’opération que les parties se sont communiqués. La façon dont l’opération commerciale a été réalisée est importante, pertinente et constitue une preuve de fond qui pourrait avoir un impact décisif sur l’issue de toute contestation de la transaction. Il s’agit précisément du principal problème de la Cour en l’espèce lorsqu’elle refuse au tribunal de première instance une preuve d’une très grande valeur probante sur la façon dont les opérations ont été effectuées.

[240]       L’ampleur de l’incidence du refus d’accorder aux tribunaux un accès à des éléments de preuve importants, pertinents et de fond est soulignée par les différents résultats obtenus en appliquant le privilège d’intérêt commun relatif au litige et le privilège d’intérêt commun consultatif. Lorsque le privilège d’intérêt commun consultatif est appliqué au procès, le tribunal n’a pas accès aux communications échangées entre l’avocat et son client ni aux renseignements connexes qui sont échangés dans le cadre de celles-ci en lien avec l’objet du litige. Cela établit une distinction entre le coût du privilège d’intérêt commun consultatif pour l’administration de la justice en comparaison avec celui qui découle de la divulgation des communications protégées par le privilège relatif au litige. La majeure partie de son contenu porte sur la conduite et la stratégie du processus accusatoire que, selon les règles qui régissent les litiges, les parties sont tenues de garder confidentiel et qui disparaît après le procès.

[241]       La Cour reconnaît que le refus d’accorder un accès à une preuve pertinente au procès est aussi au cœur du secret professionnel de l’avocat. Par contre, la situation en ce qui concerne le privilège d’intérêt commun est différente. Le privilège du secret professionnel de l’avocat est essentiel au maintien de la relation avocat-client. Les communications visées par le privilège d’intérêt commun peuvent donner lieu à la formation du contrat et offrir un avantage au client, mais cela ne les rend pas essentielles à l’administration de la justice. De plus, un client ne peut pas réaliser une opération qui fait l’objet d’un litige qui porte atteinte à un tiers. Le fait que le tiers soit l’État, représentant les intérêts collectifs de la société, ne change rien à la situation. Le risque d’une grave injustice pour la partie qui allègue un préjudice découlant de l’opération conclue sous le couvert de la confidentialité du privilège d’intérêt commun consultatif est évident lorsque les tribunaux se voient refuser l’accès à une preuve pertinente sur des aspects de fond de l’opération qui ne sont pas protégés par le secret professionnel de l’avocat.

[242]       En conclusion, les tribunaux ne devraient pas se leurrer en pensant que le privilège relatif aux avocats alliés est une modification mineure du secret professionnel de l’avocat. Il a déjà été démontré qu’il représente une véritable vague de changement faisant augmenter de façon exponentielle le nombre et le type de situations que l’on a vues au cours des deux ou trois dernières décennies. Cela entraîne un coût important en raison de la perte de preuve d’une très grande valeur probante, sans apporter d’avantage tangible pour l’administration de la justice.

(3)               Le privilège d’intérêt commun consultatif offre un privilège qui n’est pas disponible pour la plupart des personnes qui ont recours à des services de consultation juridique

[243]       Tous ceux qui ont recours à des services de consultation juridique peuvent invoquer le secret professionnel de l’avocat. Ce n’est toutefois pas le cas pour les utilisateurs du privilège d’intérêt commun consultatif qui protègent les communications juridiques qu’ils ont échangées relativement à un intérêt commun. Ils bénéficient du secret professionnel de l’avocat habituel, ainsi que des avantages supplémentaires du privilège d’intérêt commun consultatif. Les autres clients qui ne réalisent pas d’opération commerciale ou qui ont besoin d’autres conseils consultatifs concernant un intérêt juridique commun ne peuvent invoquer ce privilège.

[244]       Le privilège d’intérêt commun consultatif favorise donc un très petit sous-ensemble d’une large population de ceux qui invoquent le secret professionnel de l’avocat. Cela place les clients qui bénéficient du privilège d’intérêt commun consultatif dans une position avantageuse par rapport aux autres clients de services de consultation juridique. Autrement dit, cela entraîne un conflit avec la nature générique et l’accès équitable pour tous les clients de services juridiques du secret professionnel de l’avocat. Plus précisément, il semble injuste qu’un petit sous-ensemble de ceux qui invoquent le secret professionnel de l’avocat ait un avantage au procès parce que leurs circonstances particulières leur permettent de bénéficier d’une forme de privilège qui n’est pas ouverte à la grande majorité des utilisateurs de services de consultation juridique qui seront désavantagés par le privilège. Il ne semble pas y avoir de justification fondée sur l’administration de la justice expliquant pourquoi les tribunaux devraient offrir à un petit sous-ensemble de la population de ceux qui invoquent le secret professionnel de l’avocat, dans un litige, un privilège additionnel qui n’est pas ouvert aux autres clients qui font valoir le secret professionnel de l’avocat.

[245]       Cette constatation renforce simplement la conclusion de la Cour selon laquelle les exceptions au principe du secret professionnel de l’avocat ne peuvent pas être établies en fonction des circonstances relatives à la façon dont l’avis juridique est utilisé ou communiqué ou relatives à l’issue qu’il entraîne. Agir ainsi a pour effet de placer ceux qui invoquent le privilège d’intérêt commun dans une position injustement avantageuse au procès. Cela leur permet d’utiliser l’avis juridique commun pour participer à une conduite secrète qui porte atteinte à d’autres clients qui invoquent le secret professionnel de l’avocat ayant recours à des services de consultation juridique qui ne bénéficient pas d’un avantage réciproque ou semblable.

(4)               Possibilité d’abus du privilège d’intérêt commun

[246]       Dans l’arrêt Ambac, les juges majoritaires ont reconnu qu’il n’y avait aucune preuve d’un véritable abus dans l’affaire dont ils étaient saisis ni dans les administrations qui avaient supprimé l’exigence relative au litige. Ils ont néanmoins conclu que la possibilité d’abus suffisait pour être considérée comme un facteur justifiant le rejet du privilège d’intérêt commun dans un contexte non litigieux.

[247]       Leur raisonnement comprenait deux volets. D’abord, les juges ont conclu que la difficulté de définir les « intérêts juridiques communs » à l’extérieur du contexte d’un litige pourrait entraîner la perte de preuve issue d’une grande variété de communications entre les parties qui ont allégué des intérêts juridiques communs, mais qui n’ont réellement que des intérêts non juridiques ou exclusivement commerciaux à protéger (revendication en trop). Cette conclusion était appuyée d’une référence à un article de James M. Fischer, « The Attorney-Client Privilege Meets the Common Interest Arrangement: Protecting Confidences While Exchanging Information for Mutual Gain » (1997) 16 Rev Litigation 631, à la page 642. Par ailleurs, la professeure Giesel avance le même point en fournissant des exemples aux pages 551 à 553 de son article pour étayer sa conclusion selon laquelle [traduction] « l’exigence relative à l’intérêt commun est simplement trop malléable au cas par cas pour offrir une certitude concernant son application » (Giesel, à la page 553).

[248]       Ensuite, les juges majoritaires ont fait mention de ce que je décrirais comme un argument d’intérêt personnel à forte pression concernant le rôle des avocats dans la limitation de l’abus. Ils ont cité un commentateur qui avait observé que [traduction] « la plus grande pression visant l’élargissement du privilège d’intérêt commun provient des conseillers juridiques qui représentent plusieurs clients, souvent dans un contexte d’antitrust » et c’est précisément dans ce contexte [traduction] « que la possibilité d’abus est la plus élevée » (Edna S Epstein, The Attorney-Client Privilege and the Work-Product Doctrine, 5th ed (Association du Barreau américain, 2007) à la page 277 [Epstein], cité dans l’arrêt Ambac, au paragraphe 630).

[249]       Les juges dissidents n’étaient pas d’accord avec ces opinions, notant qu’elles étaient spéculatives et qu’aucun motif n’avait été fourni quant à la raison pour laquelle un abus du privilège ne peut être réglé à l’aide des méthodes existantes du système judiciaire visant à le prévenir et à le sanctionner.

[250]       Il est difficile à certains égards de ne pas souscrire à la position des juges dissidents, car il est difficile de prouver l’abus à l’égard d’une situation généralisée sans s’aventurer trop loin dans la spéculation. Cependant, la majeure partie de la théorie du secret professionnel de l’avocat est fondée sur des présomptions étayées de peu d’éléments de preuve, tandis que l’abus possible est le genre de question qui peut en réalité être examinée en s’appuyant sur des inférences raisonnables de comportement humain intéressé. Il existe un certain fondement pour conclure à un abus, de sorte que je souscris aux motifs des juges majoritaires dans l’arrêt Ambac selon lesquels il y a une plus grande possibilité d’abus lorsque l’on applique le privilège d’intérêt commun que lorsque le privilège est rejeté.

[251]       Premièrement, en ce qui concerne les abus possibles qui surviendraient lorsque l’on revendique le privilège, la preuve découlant des nombreuses années d’expérience des juges et des avocats plaidants confirmerait que le fait de revendiquer trop de privilèges n’est déjà pas une pratique inhabituelle dans le domaine du secret professionnel de l’avocat traditionnel. Un abus survient selon l’hypothèse voulant qu’en cas de doute, « il n’y a pas de mal à essayer » alors qu’il y a peu de moyens pour assurer une dissuasion efficace.

[252]       De plus, il s’agit d’une pratique qui réussit souvent parce qu’elle n’est pas contestée pour diverses raisons, notamment le temps, les coûts et les préoccupations stratégiques. Lorsqu’elle est contestée, cela peut entraîner une réduction considérable du nombre de documents à l’égard desquels le privilège est revendiqué, habituellement après le dépôt de la requête, mais avant qu’elle ne soit instruite, ce qui atténue l’effet dissuasif des coûts.

[253]       La possibilité de revendications abusives dans le cas du privilège d’intérêt commun est compensée par le fait que le privilège soulève des questions difficiles mixtes de fait et de droit, comme dans le domaine des opérations commerciales complexes. Les parties et les tribunaux doivent définir l’intérêt commun et toutes les conditions qui le régissent, en plus de démêler les communications juridiques des communications d’affaires échangées par de nombreuses parties et leurs clients. Une simple lecture de certaines décisions comme Duplan et Bank Brussels Lambart démontrera la complexité et les distinctions subtiles qui s’appliquent au privilège d’intérêt commun consultatif.

[254]       Ces types de situations présagent des requêtes et des appels bien plus complexes que le type de situations habituelles où le privilège traditionnel du secret professionnel de l’avocat est revendiqué. À tout le moins, ces questions donnent lieu à des frais judiciaires supplémentaires considérables pour les parties, tout en alourdissant la charge des tribunaux.

[255]       Pour ces motifs, la Cour ne peut, en toute déférence, souscrire à l’avis des juges dissidents selon lequel les tribunaux sont bien outillés pour affronter le défi que représente le privilège d’intérêt commun, même s’ils n’ont pas d’autre choix que de s’y atteler. Cette tâche est plus complexe que ce que les juges dissidents ont décrit dans l’arrêt Ambac comme le fait de [traduction] « séparer les communications privilégiées de celles qui ne le sont pas » (au paragraphe 638). Le secret professionnel de l’avocat est une règle de droit généralement très nette et relativement simple qui facilite son application et son examen. Le privilège d’intérêt commun soulève des défis au niveau décisionnel qui n’existent pas avec le privilège du secret professionnel de l’avocat.

[256]       Étant donné l’incertitude et la complexité des questions portant sur le privilège d’intérêt commun, ce dernier offre également une voie procédurale vers l’abus par les défendeurs alliés qui luttent contre des contestations de leur opération. Généralement, tout ce qui ajoute à la complexité procédurale de l’affaire peut être utilisé comme type de stratégie à « nombreuses coupures » par les plaideurs bien nantis afin de retarder les procédures et d’accroître les coûts du litige pour les demandeurs les plus ardents. Lorsque des résultats commerciaux importants sont en jeu, une approche « sans limites » peut être adoptée dans le cadre du litige, où les points mineurs sont souvent abordés devant les tribunaux d’appel. Cela peut favoriser les défendeurs par rapport aux demandeurs pour l’atteinte de meilleurs règlements quant à la stratégie d’usure.

[257]       En ce qui concerne l’abus par la « pression des clients », les juges majoritaires dans l’arrêt Ambac ont raison de suggérer que des pressions sont exercées par les clients en matière de « méga-transactions », où ces questions semblent le plus souvent survenir dans des affaires relatives au privilège d’intérêt commun consultatif, comme les situations de fusion et d’acquisition auxquelles renvoient les juges majoritaires.

[258]       Il est raisonnable d’inférer que les avocats exerçant en droit commercial, dans un contexte d’opérations importantes à valeur élevée, peuvent faire face à des demandes provenant de clients commerciaux puissants et déterminés qui veulent recourir au privilège lorsque cela n’est pas entièrement approprié. À cela s’ajoute le fait que de couvrir les communications de négociation d’un voile de secret se révèle d’une très grande valeur pour la pratique du droit commercial à titre d’avantage permettant aux avocats de diriger la négociation d’opérations fondées sur le privilège d’intérêt commun en masquant la majeure partie des négociations, comme c’était le cas en l’espèce.

[259]       En conséquence, les pressions exercées sur les cabinets d’avocats qui se disent capables de garder les négociations commerciales secrètes ou qui ont des clients qui repoussent peut-être les limites du privilège d’intérêt commun soulèvent un sérieux risque d’abus. Si refuser de se conformer aux demandes des clients signifie que le client est mécontent, ou que le travail sera donné à un autre cabinet d’avocats du client ou à un cabinet concurrent, la pression peut être extrêmement élevée de répondre à leurs demandes.

[260]       Même dans une situation où il y a moins de pression de la part du client, comme il a été indiqué, le fait est que la plupart des avis juridiques comportent toute une gamme de résultats possibles, de sorte qu’un avocat peut raisonnablement penser que les tribunaux devront décider si le privilège s’applique. Lorsque le client préfère un avis plutôt qu’un autre, il est possible de répondre à sa demande, même si cela n’est pas aussi solide qu’une prétention au privilège plus conservatrice qui serait autrement recommandée par l’avocat.

[261]       C’est dans ce contexte que la transparence demeure la solution optimale pour veiller à ce qu’il y ait le moins d’abus possible lors de la négociation d’opérations commerciales. Il est généralement accepté que la transparence, dans n’importe quel type de situation où il y a une possibilité d’abus, est une réponse appropriée qui aide à dissuader les parties à adopter une mauvaise conduite lorsqu’il n’existe aucune autre forme de dissuasion ou que celle-ci n’est pas efficace.

[262]       En conclusion, il est probable que le privilège d’intérêt commun, de par sa complexité et ses limites quant à la transparence des négociations d’opérations commerciales, en plus du contexte où ce privilège existe, présenterait un risque accru d’abus dans son application et donc des coûts supplémentaires pour l’administration de la justice qui dépassent ceux découlant habituellement du secret professionnel de l’avocat.

(5)               Le privilège d’intérêt commun consultatif entraîne un coût pour l’administration de la justice en permettant des opérations commerciales pour lesquelles un litige est anticipé

[263]       La Cour a déjà abordé le fait que le privilège d’intérêt commun consultatif permet des opérations pour lesquelles on prévoit un litige et a conclu que cela nuisait à l’administration de la justice. Bien qu’il s’agisse d’un sujet qui porte sur l’analyse coûts-avantages du privilège d’intérêt commun en fonction des critères de l’administration de la justice, il pourrait être examiné dans la présente section. Je conclus néanmoins qu’il est préférable de l’examiner à titre de considération de principe externe dans la section qui suit.

D.                 Principes sociaux externes

[264]       Notre Cour est tenue de prendre en considération la thèse des défendeurs selon laquelle « les valeurs économiques et sociales inhérentes à la promotion des transactions commerciales » justifient la reconnaissance d’un privilège d’intérêt commun (Fraser Milner Casgrain, cité dans la décision Pitney Bowes, au paragraphe 17). Ils font valoir que les valeurs inhérentes à la réalisation des opérations commerciales sont reconnues largement dans les administrations canadiennes et d’autres administrations de common law pour appuyer le privilège d’intérêt commun consultatif.

[265]       Les questions examinées dans cette section sont les suivantes : 1) Les principes sociaux externes sont-ils pertinents à la question du privilège d’intérêt commun? 2) Quelle est la norme de preuve requise pour établir un principe social avantageux à l’appui du privilège d’intérêt commun? 3) La preuve qui établirait que le privilège d’intérêt commun est nécessaire à la promotion des opérations commerciales est-elle spéculative? 4) Le privilège d’intérêt commun nuit-il à l’administration de la justice parce qu’il permet principalement des opérations commerciales pour lesquelles on prévoit un litige? 5) Les opérations commerciales rendues possibles par le privilège d’intérêt commun offrent-elles une valeur ou entraînent-elles des difficultés pour la société?

(1)               Les considérations de principe ne sont pas pertinentes au privilège d’intérêt commun

[266]       Il semble n’y avoir aucune décision dans laquelle un tribunal s’est demandé si les principes économiques et sociaux étaient pertinents au secret professionnel de l’avocat et au privilège d’intérêt commun consultatif. Selon la Cour, ces considérations de principe externes, c.-à-d. qui ne concernent pas l’administration de la justice, ne sont pas pertinentes pour les raisons qui suivent.

[267]       Premièrement, le secret professionnel de l’avocat est fondé exclusivement sur des considérations qui se rapportent à l’administration de la justice. L’avantage restreint du secret professionnel de l’avocat concerne le privilège à l’appui de la relation avocat-client comme un élément essentiel de l’administration de la justice. Le coût du privilège qui fait contrepoids est lui aussi exprimé de façon restreinte relativement à l’entrave que le privilège cause à l’administration de la justice en empêchant la présentation d’éléments de preuve pertinents au procès.

[268]       Deuxièmement, étant donné la distinction portant que le secret professionnel de l’avocat est un privilège générique, ses exigences se limitent à établir que le client et son avocat ont échangé des communications licites sur le plan juridique pour que le privilège soit reconnu à première vue. Il n’est pas possible de présenter d’autres considérations concernant des questions comme la cessation de la renonciation au secret professionnel de l’avocat. Si d’autres considérations ne se rapportant pas à l’administration de la justice sont portées à l’attention des tribunaux, ceux-ci demandent que le privilège soit établi au cas par cas lorsque des considérations de principe externes peuvent être pertinentes, mais sont évaluées par rapport à une norme différente et un ensemble de considérations différent.

[269]       Troisièmement, puisque le secret professionnel de l’avocat est un privilège générique, il est appliqué de manière générique dans le domaine de la consultation juridique. Il n’y a aucune possibilité de faire des exceptions en fonction de l’objectif, de l’utilisation ou des résultats de son application, à moins de soulever une préoccupation particulière concernant l’administration de la justice. Les principes économiques et sociaux externes ne relèvent pas de cette catégorie.

[270]       Quatrièmement, une analyse des principes sociaux du secret professionnel de l’avocat entraînerait un conflit insurmontable avec une analyse fondée sur les considérations pertinentes pour l’administration de la justice. De toute évidence, si des considérations de principe sont pertinentes, il en serait de même pour celles liées à l’administration de la justice. Si l’appréciation de ces considérations démontrait que les coûts du privilège d’intérêt commun consultatif sont supérieurs aux avantages, alors la question deviendrait celle de savoir si les considérations de principe devraient l’emporter sur celles liées à l’administration de la justice. Cela donnerait lieu à un résultat indéfendable pour le principe du secret professionnel de l’avocat et ne serait pas approuvé pour les trois obstacles à une telle analyse décrits précédemment.

[271]       Par conséquent, la Cour conclut que les considérations de principe ne sont pas pertinentes à l’égard des aspects du secret professionnel de l’avocat, ni pour déterminer s’il y a lieu de reconnaître le privilège d’intérêt commun consultatif comme un élément légitime de son principe. Il s’ensuit donc que les conclusions énoncées dans la « jurisprudence abondante » qui cite des valeurs économiques et sociales comme fondement de la reconnaissance du privilège d’intérêt commun consultatif sont fondées sur une considération non pertinente.

(2)               Les avantages sociaux du privilège d’intérêt commun doivent être prouvés selon la prépondérance des probabilités

[272]       Comme l’a noté Wigmore, l’avantage du secret professionnel de l’avocat pour l’administration de la justice doit seulement être indirect et spéculatif. La même norme devrait-elle s’appliquer aux avantages allégués du privilège d’intérêt commun ou devrait-on appliquer une norme plus élevée de probabilité? Trois points semblent pertinents dans le cadre de ce débat.

[273]       Premièrement, comme il a été mentionné, il ne s’agit pas d’un examen des avantages du privilège d’intérêt commun pour l’administration de la justice, un sujet que les tribunaux connaissent très bien puisqu’il porte sur les principes fondamentaux de leur domaine. La situation est toute autre s’agissant de la plupart des principes sociaux externes, en ce sens que les tribunaux ont besoin de preuve, de préférence directe, mais ayant au moins un fondement factuel solide, pour prouver qu’il existe quelques avantages pour la société en ce qui concerne les principes économiques et sociaux externes et que la confidentialité des avis juridiques échangés sur des questions d’intérêt commun joue un rôle dans la promotion de ces avantages.

[274]       Deuxièmement, bien qu’en vertu du principe du secret professionnel de l’avocat, la norme de preuve de l’avantage n’en soit une que de possibilité, ou de spéculation, cette norme est justifiée au motif que la confidentialité de ces communications est jugée essentielle au maintien de la relation avocat-client. Les questions touchant les valeurs économiques et sociales n’ont aucune similitude avec celles du secret professionnel de l’avocat, en comparaison avec lequel le privilège d’intérêt commun consultatif n’est pas fondé sur le maintien d’une relation avocat-client. La norme de preuve de l’avantage des valeurs économiques ou sociales se rapportant au privilège d’intérêt commun consultatif ne devrait donc pas être aussi faible que celle de la possibilité.

[275]       Troisièmement, dans la mesure où les défendeurs se fondent sur un principe social externe, je ne vois aucune raison pour que le principe établi dans l’arrêt R. c. Gruenke, [1991] 3 R.C.S. 263, aux paragraphes 289 à 291 [Gruenke], établissant une norme de preuve rigoureuse pour la création de nouvelles catégories de communications privilégiées en fonction de principes sociaux externes, ne devrait pas s’appliquer. Ce principe requiert que l’on démontre qu’un principe social externe est d’une telle importance non équivoque qu’il exige une protection (ibid, au paragraphe 296) :

Les catégories de communications privilégiées sont, toutefois, très limitées ‑‑ des éléments de preuve très probants et fiables ne sont pas exclus sans raisons valables. Dans Sopinka et Lederman, The Law of Evidence in Civil Cases (1974), les auteurs font remarquer, à la p. 157, que :

[traduction] L’application de la théorie du privilège fait par conséquent obstacle au processus de recherche de la vérité et, en conséquence, le droit a hésité à multiplier les domaines de privilège à moins qu’on ne démontre qu’un principe social externe est d’une telle importance non équivoque qu’il exige une protection.

[Non souligné dans l’original.]

[276]       Par conséquent, la Cour conclut que les défendeurs doivent prouver, à titre de probabilité ou de vraisemblance, que la confidentialité des communications visées par le privilège d’intérêt commun est nécessaire pour permettre des opérations commerciales, et que ces opérations commerciales qui auraient été facilitées par le privilège sont d’une importance non équivoque pour la société.

(3)               La preuve à l’appui de la thèse selon laquelle le privilège d’intérêt commun est nécessaire pour favoriser les opérations commerciales est, au mieux, spéculative

[277]       Les juges majoritaires dans l’arrêt Ambac se sont fondés sur l’absence de nécessité pour rejeter l’avantage allégué du privilège d’intérêt commun. Ils ont conclu que parce qu’[traduction] « aucune preuve n’a été présentée pour démontrer que l’échange de communications privilégiées en dehors du contexte de litige est nécessaire pour atteindre ces objectifs », ils n’étaient pas atteignables (au paragraphe 628). Les juges majoritaires n’ont pas trouvé de preuve démontrant qu’aucune fusion, ni aucun contrat de licence, ni aucune autre opération commerciale complexe n’était réalisé à New York, ou démontrant que les sociétés clientes avaient cessé de se conformer au droit en raison de l’absence d’un privilège d’intérêt commun. Cette conclusion semble également être empiriquement étayée par les nombreuses opérations commerciales conclues durant le dernier siècle et mettant en jeu des intérêts communs de clients avant que le privilège d’intérêt commun consultatif devienne à la mode.

[278]       Les défendeurs contestent le raisonnement des juges majoritaires selon lequel ces questions sont des questions de « preuve » dans le sens socio-économique où les juges majoritaires utilisent ce terme, et prétendent qu’il n’est pas nécessaire de fournir une preuve que le fait de restreindre le privilège d’intérêt commun au contexte de litige aurait un effet préjudiciable sur les opérations commerciales. La Cour réitère son avis selon lequel les conclusions socio-économiques se rapportant à une question de principe, si elles sont le moindrement pertinentes, doivent être démontrées par une preuve.

[279]       Malgré l’avis des défendeurs sur l’absence d’une nécessité de présenter une preuve, ils soutiennent que notre Cour devrait se fonder sur les affidavits déposés par M. Donor et M. Kirby, qui indiquent que de ne pas appliquer le privilège d’intérêt commun nuirait à l’avancement de leur opération. M. Kirby a indiqué que s’il avait su qu’un tiers comme l’ARC pouvait obtenir la note de service ou d’autres documents qui ont été examinés durant l’opération, il aurait alors été impossible de réaliser celle-ci. Il n’a pas été contre-interrogé à l’égard de cette affirmation.

[280]       Peu de poids peut être accordé à ces affidavits. La validité du privilège d’intérêt commun ne doit pas être déterminée par les situations précises qui sont présentées à la Cour, car cela réduirait encore davantage le champ d’application du secret professionnel de l’avocat. Le fait d’accepter cette approche de l’application du privilège d’intérêt commun le rendrait réellement un privilège au cas par cas, mais le ramènerait au niveau de l’affaire précise dont est saisi le tribunal.

[281]       En outre, il n’aurait pas été nécessaire ou possible de contre-interroger les déposants au sujet de cette preuve, car les défendeurs n’auraient pas divulgué la note de service ou indiqué quelles parties de celle-ci seraient suffisamment importantes pour empêcher la réalisation d’une opération qui entraînerait des économies d’impôt considérables.

[282]       Dans sa deuxième directive, la Cour a demandé aux parties de fournir des données empiriques ou des éléments de preuve à l’appui de l’affirmation selon laquelle le privilège d’intérêt commun a pour effet d’inciter la formation de contrats commerciaux. Notre Cour n’a rien reçu.

[283]       On a également demandé aux avocats si la conclusion selon laquelle le fait de ne pas appliquer le privilège d’intérêt commun nuirait à l’avancement de la formation de contrats commerciaux était une conclusion que notre Cour pouvait tenir pour fait notoire. Les défendeurs n’ont pas tenté de convaincre notre Cour que le fait que l’absence d’un privilège d’intérêt commun dissuaderait la réalisation d’opérations commerciales était si reconnu qu’il pouvait être considéré comme un fait établi.

[284]       Dans la mesure où notre Cour est capable de le déterminer, la conclusion selon laquelle le privilège d’intérêt commun facilite la formation de contrats commerciaux dans la jurisprudence citée à l’appui de cette proposition représente les opinions non fondées des juges. En pratique, il arrive que les conclusions factuelles des juges soient acceptées à titre d’inférences de notoriété publique fondées sur un comportement humain sans qu’il soit nécessaire de fournir une justification. Toutefois, à mon humble avis, les opinions non fondées des juges constituent un fondement suffisant pour établir un nouveau principe juridique important comme celui d’élargir le secret professionnel de l’avocat en vue d’inclure le privilège d’intérêt commun. De même, les opinions des juges ne satisferaient pas à l’exigence voulant qu’il faille démontrer que le privilège d’intérêt commun incite les parties à passer des contrats qui n’auraient pas été conclus en l’absence de ce privilège.

(4)               Le privilège d’intérêt commun consultatif nuit à l’administration de la justice en permettant des opérations commerciales pour lesquelles on prévoit un litige

[285]       Dans la présente section, notre Cour fait valoir son raisonnement selon lequel le privilège d’intérêt commun consultatif nuit à l’administration de la justice parce qu’il permet principalement des opérations pour lesquelles on prévoit la formation d’un litige. Ce point a été mentionné précédemment dans le cadre de l’analyse coûts-avantages de l’incidence du privilège d’intérêt commun sur l’administration de la justice par rapport aux critères établis dans le principe du secret professionnel de l’avocat. Il est plus approprié d’examiner ce sujet comme une considération de principe. La question ne se prêtait pas bien à une analyse basée strictement sur la relation entre le privilège d’intérêt commun et les critères du secret professionnel de l’avocat. De plus, les effets négatifs des contrats présageant la formation de litiges ne surviennent que lorsque l’on conteste l’argument de principe selon lequel le privilège d’intérêt commun est nécessaire à la promotion des opérations commerciales. Néanmoins, la question chevauche les deux formes d’analyse coûts-avantages, de sorte que les remarques qui suivent sont pertinentes dans une analyse coûts-avantages reposant sur l’administration de la justice et devraient être prises en compte dans cette section également.

[286]       Dans l’arrêt Ambac, les juges majoritaires ont conclu que le privilège d’intérêt commun consultatif n’était pas nécessaire pour permettre des opérations commerciales, sauf celles qui prévoyaient un litige. En ce faisant, les juges majoritaires ont cité le passage suivant de Melanie B Leslie, The Costs of Confidentiality and the Purpose of Privilege (2000) Wis L Rev 31, à la page 68 (cité dans l’arrêt Ambac, au paragraphe 629) :

[traduction] lorsque les parties s’échangent des communications qui ont eu lieu entre un avocat et son client à des fins de planification en dehors du spectre d’un litige prévu, de sorte que lorsque les parties coopèrent pour renforcer ou obtenir une protection par brevet... il est plus probable qu’[elles] auraient partagé des renseignements même en l’absence du privilège.

[287]       Cette conclusion est logique et, par ailleurs, décrit une issue qui nuit à l’administration de la justice. Elle est fondée sur plusieurs facteurs contributifs. Premièrement, la question essentielle dans ces affaires est celle de savoir si la confidentialité est nécessaire pour qu’un plus grand nombre de documents et d’avis soient communiqués que ce qui aurait au départ été communiqué sans le privilège, facilitant ainsi les négociations menant à l’opération. Deuxièmement, les opérations où les parties agissent en coopération nécessitent un libre échange de renseignements afin de coordonner la gestion de leurs affaires, mais cette exigence existe indépendamment du privilège. Troisièmement, le privilège d’intérêt commun ne prend naissance qu’au cours du procès, lorsqu’une partie prétend subir un préjudice quelconque qui l’oblige à contester le marché qui aurait été facilité par le secret professionnel de l’avocat. C’est à ce moment-là que le privilège joue son rôle d’empêcher la divulgation de communications pertinentes concernant la façon dont l’opération a été réalisée.

[288]       Si l’opération ne soulève aucune question quant à sa légalité et qu’elle prévoit des retombées économiques raisonnables, cela devrait constituer un incitatif suffisant pour favoriser l’échange de suffisamment de renseignements pour conclure le marché. Même pour les opérations pour lesquelles un litige est prévu, mais dont les retombées sont importantes, une analyse des risques peut jouer en faveur de la conclusion du marché, malgré la menace d’un litige. Par déduction, le privilège d’intérêt commun a la plupart du temps comme objectif de faciliter des opérations commerciales pour lesquelles on prévoit que le marché risque fortement de donner lieu à un litige et pour lesquelles les discussions juridiques, si elles sont divulguées, peuvent nuire à ce litige. Dans les autres cas, le privilège d’intérêt commun n’est pas nécessaire.

[289]       Si le privilège d’intérêt commun consultatif permet principalement les opérations commerciales pour lesquelles on prévoit un litige, il nuit alors à l’administration de la justice. D’abord, le privilège d’intérêt commun favorise le litige en raison de la nature de l’opération à haut risque qu’il facilite et qui n’aurait pas été conclue en l’absence du privilège. Les opérations pour lesquelles les risques de litige sont très élevés sont plus susceptibles de donner lieu à un litige. Ensuite, en plus de faciliter des opérations dont les risques de litige sont élevés, le privilège d’intérêt commun protège les communications qui peuvent démontrer l’illégalité de l’opération qu’il facilite. Autrement dit, le privilège d’intérêt commun facilite les litiges à haut risque qui entraînent un profit économique pour les clients, tout en aidant à défier toute contestation future concernant la façon dont les profits ont été obtenus en gardant hors de portée les éléments de preuve qui exposeraient les lacunes juridiques du marché.

[290]       Enfin, pour ce qui est d’encourager le respect de la loi, étant donné que le privilège d’intérêt commun n’est pertinent que lorsqu’un litige est prévu et que lorsqu’il offre aux parties alliées un avantage stratégique, il aurait tendance à favoriser moins de respect de la loi. Il le fait d’ailleurs en aidant les parties alliées à avoir gain de cause dans une affaire possiblement perdue d’avance en se fondant sur le privilège pour cacher les lacunes de l’opération. Il pourrait en être ainsi en l’espèce, s’il est jugé que le privilège d’intérêt commun est un élément valide du droit du secret professionnel de l’avocat.

(5)               De nombreuses opérations commerciales qui auraient été facilitées par le privilège d’intérêt commun n’offrent aucune valeur, mais contribuent aux difficultés auxquelles la société fait face

[291]       Il n’est pas contesté que la société tire profit de certaines opérations commerciales. Cela est implicitement reconnu, car les membres de la société profitent du fruit de bon nombre de ces opérations dans presque tout ce qu’ils font et dans leur façon de vivre dans une société moderne. Comme il a été souligné, par contre, seules les opérations commerciales qui prévoient un litige ou qui nécessitent le privilège pour faciliter l’opération ont besoin du privilège d’intérêt commun, ce qui rend cette question non pertinente pour la plupart des opérations commerciales qui sont conclues. Par ailleurs, les opinions positives concernant les intérêts économiques et sociaux qui seraient inhérents au privilège d’intérêt commun diminueraient s’il était reconnu que la nature de bon nombre des opérations n’offre aucun avantage économique ou social à la société, ou que cet avantage est douteux.

[292]       L’ARC estime que les opérations que les parties et leurs sociétés ont organisées sous le couvert du secret professionnel de manière à éviter de payer des impôts considérables sont abusives. Les stratagèmes abusifs d’évitement fiscal sont une catégorie importante d’opérations qui profitent grandement du privilège d’intérêt commun, mais qui n’offrent pas d’avantage économique ou social important à la société.

[293]       Les opérations commerciales « transformatives » mettant en cause des fusions et des acquisitions de sociétés ou de leurs actifs soulèvent également des questions très controversées concernant leurs avantages pour la société. Notre Cour peut tenir pour fait notoire que la concentration horizontale ou verticale des produits et des services, selon les économistes, fait augmenter dangereusement les structures économiques monopolistiques et oligarchiques qui contribuent à d’autres intérêts néfastes pour la société.

[294]       Le privilège d’intérêt commun facilitera aussi les opérations commerciales dont la légalité est douteuse étant donné l’objectif qu’elles visent à atteindre. Les exemples sont nombreux. Il peut s’agir de placements à l’étranger, de la planification successorale de gens fortunés ou de l’imputation, par des sociétés multinationales, de leurs coûts dans les pays où le taux d’imposition est élevé et de leurs profits dans les pays où le taux est faible. Dans plusieurs pays ou administrations juridiques, la réalisation d’opérations nécessite de retenir les services d’avocats qui savent naviguer dans la complexité et l’opacité de leur monde juridique ou des traités internationaux et des points de droit obscurs qui y sont fréquents. Ces stratagèmes peuvent avoir recours à des sociétés fictives, à des fiducies résidantes à l’étranger et à d’autres concepts juridiques comme la faillite ou la protection transfrontalière qui requièrent la confidentialité de leurs consultations juridiques afin d’être conclus. Comme en l’espèce, il y a peu ou pas de réalité économique à ces opérations, et aucun avantage pour la société. Chaque fois que des avis juridiques sont échangés entre les avocats, il y aura une raison de trouver un intérêt juridique commun à conclure l’opération, de sorte que les communications portant sur des consultations juridiques et toute la preuve d’expert et les éléments de preuve connexes présentés à l’appui seront privilégiées.

[295]       La portée de ce qui pourrait être considéré comme une opération commerciale avantageuse est simplement trop vaste pour pouvoir porter un jugement sur un principe. Il existe de nombreux domaines où les opérations commerciales fondées sur les protections du privilège d’intérêt commun consultatif n’ont que peu ou pas d’avantages, et où l’on pourrait même dire que leurs conséquences sont néfastes pour la société. Le fait est que les opérations commerciales importent toutes les valeurs sociétales que les parties qui les négocient amènent à la table.

[296]       La Cour est d’avis qu’aucune raison de principes valable raisonnable n’étaye les opérations qui ne peuvent être négociées que s’il est avantageux au procès de cacher le contenu des négociations lorsque leur légalité est contestée. Si l’opération a besoin d’avoir le dessus dans le système accusatoire pour être conclue, il est plus que probable qu’elle n’offre aucun avantage ou qu’elle porte préjudice aux intérêts de la société. En outre, elle est injuste pour le plaideur qui demande à la Cour une réparation pour le préjudice causé par l’opération.

[297]       En résumé, notre Cour conclut qu’il y a peu ou pas d’éléments de preuve fiables démontrant que le privilège d’intérêt commun consultatif est étayé par les valeurs économiques et sociales des opérations commerciales qu’il favoriserait. La plupart des opérations commerciales seraient conclues sans qu’il soit nécessaire de recourir au privilège d’intérêt commun en fonction de la traditionnelle quête de gain qui a toujours motivé leur réalisation. Les opérations qui ont besoin du privilège sont celles qui présentent un risque élevé de litige prévu, où l’application du privilège d’intérêt commun nuit à l’administration de la justice dans le domaine des opérations commerciales, entraînant un moindre respect de la loi. Bon nombre des cas décrits dans la jurisprudence où le privilège d’intérêt commun est invoqué mettent en cause des opérations commerciales qui n’ont aucune valeur pour la société, ou même qui lui portent préjudice. Quoi qu’il en soit, la seule preuve sur l’effet du privilège d’intérêt commun, outre l’avis des juges, démontre que l’absence d’un privilège d’intérêt commun n’a eu aucune incidence sur la conclusion d’opérations commerciales ou sur le non-respect de la loi.

VII.            Conclusion

[298]       Le privilège d’intérêt commun consultatif n’est pas un élément valide du secret professionnel de l’avocat et ne s’applique donc pas aux faits de l’espèce pour les motifs suivants :

1.      Le privilège d’intérêt commun consultatif a été accepté à tort aux États-Unis et au Canada en raison d’une mauvaise compréhension selon laquelle il était étayé par des justifications et des objectifs similaires à ceux qui appuient le secret professionnel conjoint et le privilège relatif au litige, alors qu’ils n’ont aucun lien avec le privilège d’intérêt commun consultatif.

2.      Le secret professionnel conjoint est une forme valide du secret professionnel de l’avocat, contrairement au privilège d’intérêt commun.

3.      Le privilège d’intérêt commun relatif au litige est compatible avec le privilège relatif au litige parce qu’ils partagent le même objectif accusatoire. Cependant, le privilège relatif au litige est distinct du secret professionnel de l’avocat. La principale fonction du secret professionnel de l’avocat consiste à maintenir la relation entre l’avocat et son client sans laquelle l’administration de la justice ne peut produire ses effets. Il ne peut se justifier comme servant quelque intérêt contradictoire. Pour ce motif, ni le privilège relatif au litige ni le privilège d’intérêt commun relatif au litige ne sont compatibles, sur le plan fonctionnel, avec le privilège d’intérêt commun consultatif.

4.      Non seulement le privilège d’intérêt commun consultatif n’est pas conforme aux principes fondamentaux du secret professionnel de l’avocat, mais il est également incompatible avec ces derniers. En effet, son application dépouille le secret professionnel de l’avocat de son objectif et de sa fonction. Les raisons particulières qui justifieraient le privilège d’intérêt commun consultatif, notamment le fait qu’il s’agit d’une exception ou un moyen de défense à la renonciation, une forme de renonciation sélective ou qu’il s’appuie sur une attente de confidentialité, doivent être rejetées parce qu’elles dépouillent le secret professionnel de l’avocat de son objectif et de sa fonction.

5.      Le privilège d’intérêt commun consultatif n’apporte aucun avantage pour l’administration de la justice; il ne favorise pas le respect des lois et ne maintient pas la relation avocat-client, mais il accroît considérablement les coûts. Le privilège d’intérêt commun consultatif fait augmenter considérablement le nombre d’éléments de preuve pertinents auxquels les tribunaux n’ont pas accès. Il n’est pas disponible pour la plupart des personnes qui ont recours à des services de consultation juridique et les désavantage injustement au procès. De plus, il entraîne un risque accru d’abus, tout en minant l’administration de la justice en permettant surtout la conclusion d’opérations pour lesquelles on prévoit qu’elles susciteront un litige.

6.      Des considérations de principe externes liées à l’utilisation du secret professionnel de l’avocat, comme le privilège d’intérêt commun consultatif qui offre des avantages économiques et sociaux à la société en favorisant des opérations commerciales, sont incompatibles avec le secret professionnel de l’avocat, qui se limite aux considérations ayant une incidence sur l’administration de la justice.

7.      Le recours à des principes externes représente une tentative de justification au cas par cas d’un privilège du secret professionnel de l’avocat qui est incompatible avec le privilège générique du secret professionnel de l’avocat. Le privilège d’intérêt commun consultatif à titre de justification au cas par cas du privilège requiert que l’on démontre, selon la prépondérance des probabilités, qu’il est d’une telle importance non équivoque pour la société qu’il exige une protection.

8.      L’avantage de principe allégué du privilège d’intérêt commun consultatif, soit de favoriser la conclusion d’opérations commerciales, est entièrement spéculatif et représente probablement plus un coût pour la société vu le fait que le privilège d’intérêt commun consultatif permet principalement des opérations pour lesquelles on prévoit un litige, ce qui mine l’administration de la justice, ou des opérations qui n’ont aucune valeur ou qui portent préjudice à la société.

9.      La jurisprudence antérieure de la Cour fédérale du Canada, notamment la décision Pitney Bowes, ne lie pas notre Cour. Il faut établir une distinction avec la décision Pitney Bowes, car il s’agissait d’une affaire portant sur une représentation de clients conjoints et non sur un privilège d’intérêt commun où des avocats s’étaient alliés. Dans la décision Pitney Bowes, la Cour a également appliqué une jurisprudence mal fondée d’autres tribunaux canadiens et américains qui s’appuyait sur une considération de principe externe erronée selon laquelle le privilège d’intérêt commun consultatif favorise les opérations commerciales et une attente de confidentialité insoutenable.

[299]       Par conséquent, la demande est accueillie. Les défendeurs sont tenus de présenter la note de service Abacus conformément au paragraphe 231.2(1) de la LIR.

[300]       Aucuns dépens ne sont accordés. La Cour rejette les observations du demandeur selon lesquelles la note de service constituait un conseil commercial, concluant plutôt que le privilège d’intérêt commun consultatif n’est pas une application légitime ou acceptable du privilège du secret professionnel de l’avocat.


JUGEMENT

LA COUR accueille la présente demande. Les défendeurs sont tenus de présenter la note de service Abacus conformément au paragraphe 231.2(1) de la LIR. Aucuns dépens ne sont accordés.

« Peter Annis »

Juge


ANNEXE

Production de documents ou fourniture de renseignements

Requirement to provide documents or information

 

231.2 (1) Malgré les autres dispositions de la présente loi, le ministre peut, sous réserve du paragraphe (2) et, pour l’application ou l’exécution de la présente loi (y compris la perception d’un montant payable par une personne en vertu de la présente loi), d’un accord international désigné ou d’un traité fiscal conclu avec un autre pays, par avis signifié à personne ou envoyé par courrier recommandé ou certifié, exiger d’une personne, dans le délai raisonnable que précise l’avis :

231.2 (1) Notwithstanding any other provision of this Act, the Minister may, subject to subsection (2), for any purpose related to the administration or enforcement of this Act (including the collection of any amount payable under this Act by any person), of a listed international agreement or, for greater certainty, of a tax treaty with another country, by notice served personally or by registered or certified mail, require that any person provide, within such reasonable time as is stipulated in the notice,

 

a) qu’elle fournisse tout renseignement ou tout renseignement supplémentaire, y compris une déclaration de revenu ou une déclaration supplémentaire;

 

(a) any information or additional information, including a return of income or a supplementary return; or

 

b) qu’elle produise des documents.

 

(b) any document.

 

Personnes non désignées nommément

 

Unnamed persons

 

(2) Le ministre ne peut exiger de quiconque — appelé « tiers » au présent article — la fourniture de renseignements ou production de documents prévue au paragraphe (1) concernant une ou plusieurs personnes non désignées nommément, sans y être au préalable autorisé par un juge en vertu du paragraphe (3).

(2) The Minister shall not impose on any person (in this section referred to as a “third party”) a requirement under subsection 231.2(1) to provide information or any document relating to one or more unnamed persons unless the Minister first obtains the authorization of a judge under subsection 231.2(3).

 

Autorisation judiciaire

Judicial authorization

 

(3) Sur requête du ministre, un juge de la Cour fédérale peut, aux conditions qu’il estime indiquées, autoriser le ministre à exiger d’un tiers la fourniture de renseignements ou la production de documents prévues au paragraphe (1) concernant une personne non désignée nommément ou plus d’une personne non désignée nommément — appelée
« groupe » au présent article —, s’il est convaincu, sur dénonciation sous serment, de ce qui suit :

 

(3) A judge of the Federal Court may, on application by the Minister and subject to any conditions that the judge considers appropriate, authorize the Minister to impose on a third party a requirement under subsection (1) relating to an unnamed person or more than one unnamed person (in this section referred to as the “group”) if the judge is satisfied by information on oath that

 

a) cette personne ou ce groupe est identifiable;

(a) the person or group is ascertainable; and

 

b) la fourniture ou la production est exigée pour vérifier si cette personne ou les personnes de ce groupe ont respecté quelque devoir ou obligation prévu par la présente loi;

 

(b) the requirement is made to verify compliance by the person or persons in the group with any duty or obligation under this Act.

 

c) et d) [Abrogés, 1996, ch. 21, art. 58(1)]

(c) and (d) [Repealed, 1996, c. 21, s. 58(1)]

 

(4) à (6) [Abrogés, 2013, ch. 33, art. 21]

 

(4) to (6) [Repealed, 2013, c. 33, s. 21]

 

Ordonnance

 

Compliance order

231.7 (1) Sur demande sommaire du ministre, un juge peut, malgré le paragraphe 238(2), ordonner à une personne de fournir l’accès, l’aide, les renseignements ou les documents que le ministre cherche à obtenir en vertu des articles 231.1 ou 231.2 s’il est convaincu de ce qui suit :

 

231.7 (1) On summary application by the Minister, a judge may, notwithstanding subsection 238(2), order a person to provide any access, assistance, information or document sought by the Minister under section 231.1 or 231.2 if the judge is satisfied that

a) la personne n’a pas fourni l’accès, l’aide, les renseignements ou les documents bien qu’elle en soit tenue par les articles 231.1 ou 231.2;

 

(a) the person was required under section 231.1 or 231.2 to provide the access, assistance, information or document and did not do so; and

b) s’agissant de renseignements ou de documents, le privilège des communications entre client et avocat, au sens du paragraphe 232(1), ne peut être invoqué à leur égard.

 

(b) in the case of information or a document, the information or document is not protected from disclosure by solicitor-client privilege (within the meaning of subsection 232(1)).

 

Avis

 

Notice required

(2) La demande n’est entendue qu’une fois écoulés cinq jours francs après signification d’un avis de la demande à la personne à l’égard de laquelle l’ordonnance est demandée.

 

(2) An application under subsection (1) must not be heard before the end of five clear days from the day the notice of application is served on the person against whom the order is sought.

 

Conditions

 

Judge may impose conditions

(3) Le juge peut imposer, à l’égard de l’ordonnance, les conditions qu’il estime indiquées.

 

(3) A judge making an order under subsection (1) may impose any conditions in respect of the order that the judge considers appropriate.

 

Outrage

 

Contempt of court

(4) Quiconque refuse ou fait défaut de se conformer à une ordonnance peut être reconnu coupable d’outrage au tribunal; il est alors sujet aux procédures et sanctions du tribunal l’ayant ainsi reconnu coupable.

 

(4) If a person fails or refuses to comply with an order, a judge may find the person in contempt of court and the person is subject to the processes and the punishments of the court to which the judge is appointed.

 

Appel

 

Appeal

(5) L’ordonnance visée au paragraphe (1) est susceptible d’appel devant le tribunal ayant compétence pour entendre les appels des décisions du tribunal ayant rendu l’ordonnance. Toutefois, l’appel n’a pas pour effet de suspendre l’exécution de l’ordonnance, sauf ordonnance contraire d’un juge du tribunal saisi de l’appel.

 

(5) An order by a judge under subsection (1) may be appealed to a court having appellate jurisdiction over decisions of the court to which the judge is appointed. An appeal does not suspend the execution of the order unless it is so ordered by a judge of the court to which the appeal is made.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :

T-126-15

 

INTITULÉ :

MINISTRE DU REVENU NATIONAL c. IGGILLIS HOLDINGS INC. ET IAN GILLIS ET AUTRES

LIEU DE L’AUDIENCE :

EDMONTON (ALBERTA)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 3 MAI 2016

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ANNIS

 

DATE DES MOTIFS :

LE 7 DÉCEMBRE 2016

 

COMPARUTIONS :

Margaret McCabe -

Pour le demandeur

 

Jon Gilbert

Pour les défendeurs

 

Joel Nitikman

POUR L’INTERVENANTE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Felesky Flynn LLP

Pour les défendeurs

 

Dentons Canada S.E.N.C.R.L.

 

POUR L’INTERVENANTE

 

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