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Date : 20161124


Dossier : IMM-1431-16

Référence : 2016 CF 1295

Ottawa (Ontario), le 24 novembre 2016

En présence de madame la juge Gagné

ENTRE :

WILFRID NGUESSO

Partie demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

Partie défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS MODIFIÉS

I.                   Survol

[1]               Monsieur Wilfrid Nguesso conteste la décision d’une agente d’immigration du Service de l’immigration de l’Ambassade du Canada à Paris, par laquelle elle conclut qu’il est interdit de territoire au Canada pour son appartenance à une organisation criminelle, au sens de l’alinéa 37(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001 c 27 [LIPR].

[2]               Il s’agit d’une seconde décision de l’agente d’immigration, la première ayant été contestée avec succès par le demandeur devant cette Cour. Pour les motifs rapportés au dossier de la Cour numéro 2015 FC 879, la juge Marie-Josée Bédard a accueilli la demande de contrôle judiciaire du demandeur et a conclu au caractère déraisonnable de la première décision de l’agente. Selon la juge, l’agente a fait défaut d’identifier l’organisation criminelle à laquelle le demandeur aurait appartenu et d’associer les activités alléguées à des infractions criminelles reconnues en droit canadien. Elle a donc cassé la première décision de l’agente et lui a retourné le dossier afin qu’elle identifie « les infractions criminelles canadiennes en cause de même que leurs éléments essentiels et qu’elle apprécie la preuve en fonction de ces éléments afin de déterminer si elle a des motifs de croire que le demandeur devrait être interdit de territoire pour criminalité organisée. »

[3]               La juge Bédard a certifié les deux questions suivantes :

(a)                Dans le cadre d’une déclaration d’inadmissibilité en vertu de l’alinéa 37(1)a) de la LIPR, est-il nécessaire d’identifier l’organisation criminelle en cause?

(b)               À l’alinéa 37(1)a) de la LIPR, l’expression « ou de la perpétration, hors du Canada, d’une infraction qui, commise au Canada, constituerait une telle infraction » exige-t-elle l’identification des dispositions d’une loi fédérale qui donnent lieu à une infraction punissable par mise en accusation, l’identification des éléments constitutifs de l’infraction en droit canadien et la preuve des éléments constitutifs de l’infraction?

[4]               Le défendeur n’en a pas appelé de ce jugement, de sorte que l’agente a rendu une nouvelle décision. C’est cette décision qui fait l’objet de la présente demande.

[5]               Puisque je suis d’avis que l’agente d’immigration n’a pas répété les erreurs identifiées par la juge Bédard et qu’elle a rendu une décision raisonnable, pouvant se justifier au regard des faits et du droit, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

II.                Faits

A.                Historique

[6]               Le demandeur est citoyen de la République du Congo [Congo], communément connue comme le Congo-Brazzaville, et il est le fils du président Denis Sassou-Nguesso [DSN].

[7]               Il a fait des études au Congo, mais n’a pas obtenu de diplôme d’études secondaires. Il a étudié subséquemment en France dans une École internationale de pilotage d’aéronefs, où il a obtenu une licence. De 1986 à 1992, il a travaillé comme pilote au Congo et, à partir de 1992, il a vécu au Gabon chez sa sœur, épouse du président gabonais.

[8]               En 1989, l’État congolais crée la Société Congolaise de Transports Maritimes [Socotram], une compagnie nationale de transport maritime qui a comme principale mission la mise sur pied d’une flotte maritime nationale. L’État congolais détient alors 45% des actions du capital de Socotram. La balance est détenue par deux sociétés privées ; la société SAGA qui détient 49% des actions et ELF Congo qui en détient 6%. En 1998, peu de temps après le retour au pouvoir de DSN, l’État congolais concède à la Socotram le droit de prélever au moins 40% des droits de trafic maritime générés par le commerce extérieur en provenance et à destination du Congo.

[9]               Le demandeur incorpore alors la société WGN Trading and Shipping Négoce-International SA [TS], et l’enregistre au Liechtenstein. La TS achète toutes les actions détenues par SAGA et ELF Congo dans la Socotram et le demandeur en devient, par l’intermédiaire de sa société privée, l’actionnaire privé majoritaire. Il est nommé directeur des transports.

[10]           En 2004, la TS vend la totalité de ses actions de la Socotram à la société Guinéa Gulf Shipping Company SA et le demandeur est nommé président directeur général [PDG] de cette société. Il occupe ce poste depuis juin 2005.

[11]           Le demandeur est marié à une citoyenne canadienne depuis 1999 et ils ont sept enfants qui sont tous citoyens canadiens. L’épouse du demandeur et ses sept enfants résident à Montréal depuis 2006. Le 27 décembre 2006, le demandeur a déposé une demande de résidence permanente dans la catégorie du regroupement familial.

[12]           Dans le cadre de l’examen de cette demande, le Service de l’immigration a fait les vérifications d’usage auprès des sections des crimes de guerre et du crime organisé de l’Agence des services frontaliers du Canada [ASFC], concernant les activités ou associations du demandeur. En avril 2008, un représentant de la Section du crime organisé de l’ASFC a informé la Section de l’immigration qu’il avait des inquiétudes considérables par rapport à l’origine des revenus du demandeur et à ses actifs immobiliers.

[13]           Le demandeur a donc été requis de fournir un certain nombre de documents et renseignements, ce qu’il a fait en août 2008.

[14]           En janvier 2009, le Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada a produit un rapport concernant plusieurs transferts électroniques de fonds impliquant le demandeur.

[15]           Malgré les informations obtenues, les préoccupations exprimées et les liens entre le demandeur et DSN, un représentant de la Section du crime organisé de l’ASFC s’est dit d’avis qu’il n’y avait pas suffisamment de preuve pour déterminer que le demandeur avait commis une ou des infractions criminelles à l’étranger, ou qu’il était membre d’une organisation criminelle. Le dossier du demandeur est demeuré à l’étude de la Section du crime organisé de l’ASFC, quoiqu’inactif d’octobre 2009 à mars 2011.

[16]           Le 5 septembre 2012, le Service de l’immigration a transmis une « lettre d’équité » au demandeur afin de l’aviser des préoccupations à son sujet. On y mentionne une possible interdiction de territoire pour criminalité organisée au sens de l’alinéa 37(1)a) de la LIPR. Les préoccupations du Service portent sur : (i) la formation et l’expérience professionnelle du demandeur par rapport à la progression de sa carrière; et (ii) une possible appropriation du produit de la vente des produits pétroliers par le Congo.

[17]           Le demandeur a été convoqué en entrevue afin de répondre aux questions du Service de l’immigration à ces sujets. Cette entrevue a duré approximativement 4 heures et le demandeur a répondu à quelques 170 questions.

[18]           Suite à cette entrevue, le Service de l’immigration a transmis une nouvelle lettre au demandeur, par laquelle on l’informe de préoccupations concernant : (i) ses revenus; (ii) les sociétés dans lesquelles il a ou a eu des participations; (iii) la nature de son contrat de travail; et (iv) généralement, son succès en affaires. Le Service lui demande à nouveau un certain nombre de documents et informations.

[19]           Dans un rapport émis le 1er novembre 2012, l’ASFC conclut que malgré les soupçons de détournement de fonds et de blanchiment d’argent pesant contre le demandeur, elle ne détenait pas suffisamment de preuve pour conclure qu’il existe des « motifs raisonnables de croire » que le demandeur serait interdit de territoire pour criminalité organisée, au sens de l’alinéa 37(1)a) de la LIPR.

[20]           Le 20 décembre 2013, la demande de résidence permanente du demandeur est rejetée et il est déclaré interdit de territoire pour criminalité organisée.

B.                 La première décision de l’agente d’immigration

[21]           Dans sa première décision, l’agente a conclu qu’elle avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur avait été impliqué dans des activités criminelles (détournement de fonds, abus de biens sociaux et blanchiment d’argent) et que ces activités s’inscrivaient dans le cadre d’un plan construit et réfléchi. Elle se dit d’opinion que le demandeur a participé directement, de façon consciente et répétée, à ces activités et montages financiers, de sorte qu’il est interdit de territoire et que sa demande de résidence permanente doit être rejetée.

C.                 Le jugement de la Cour fédérale

[22]           Puisqu’elle a conclu que l’agente avait commis des erreurs de droit en : (i) omettant d’identifier l’organisation criminelle en cause; et (ii) en omettant d’identifier les infractions en droit fédéral canadien qui seraient en cause, ainsi que leurs éléments essentiels, la demande de contrôle judiciaire du demandeur a été accueillie et le dossier retourné pour une nouvelle détermination. Les autres arguments du demandeur, notamment ceux portant sur une violation alléguée des règles d’équité procédurales, ont tous été rejetés.

III.             Décision contestée

[23]           Dans sa seconde décision rendue le 18 février 2016, l’agente d’immigration a identifié l’organisation criminelle en cause, ainsi que les infractions criminelles correspondantes en droit canadien, incluant leurs éléments constitutifs. Après son analyse du dossier, elle a à nouveau conclu que le demandeur ne rencontrait pas les exigences de la LIPR et qu’il était interdit de territoire au Canada, en application de son alinéa 37(1)a).

[24]           L’agente énumère un certain nombre de facteurs pour justifier son refus : (i) l’existence d’une organisation; (ii) dont les activités sont décrites dans l’article 37 de la LIPR; (iii) la perpétration d’infractions à une loi fédérale canadienne; et (iv) l’implication et la participation du demandeur en tant que membre dans cette organisation.

A.                L’existence d’une organisation

[25]           L’agente conclut qu’elle a des motifs raisonnables de croire que le demandeur agit au centre d’une organisation composée de deux groupes sur lesquels il exerce un contrôle. Un premier groupe se trouve au Congo et il est composé de DSN, du demandeur et de la Socotram, ou plutôt de son conseil d’administration. Un second groupe exerce ses activités au Luxembourg; il est composé de sociétés et de montages juridiques complexes, au profit du demandeur et qui sont supervisés par un certain Alain Sereyjol-Garros [Garros]. Elle conclut également que les membres de l’organisation sont liés par des relations amicales ou familiales.

B.                 Dont les activités sont décrites à l’article 37 de la LIPR

[26]           Quant à l’existence d’activités de nature criminelles telles que décrites à l’article 37 de la LIPR, l’agente note que ce critère requiert l’existence d’un plan d’activités criminelles, réalisé par des personnes agissant de concert. Selon l’agente, le contexte dans lequel le demandeur a été nommé directeur des transports puis PDG de la Socotram, la cession par l’État congolais de 40% des droits maritimes à la Socotram, ainsi que les exonérations fiscales dont bénéficie la Socotram, font tous partie d’un projet réfléchi ayant comme principal objectif l’enrichissement personnel du demandeur.

[27]           L’agente conclut qu’elle a des motifs raisonnables de croire qu’en détenant 55% des actions de Socotram, le demandeur a pu s’octroyer une rémunération et des indemnités excessives, en fraude des droits de Socotram.

[28]           De plus, malgré les centaines de millions de dollars de financement reçus de l’État congolais au cours des vingt dernières années, par le biais de subventions et d’exonérations fiscales, la Socotram n’a toujours pas réussi à réaliser son objet social premier, soit la création d’une flotte maritime nationale. L’agente conclut ainsi qu’elle a des motifs raisonnables de croire que la Socotram n’est utilisée que pour fournir au demandeur une source très importante de revenus, au détriment de l’État.

[29]           L’agente conclut que le salaire et les avantages excessifs octroyés au demandeur par la Socotram, le versement par cette dernière d’un loyer pour un appartement dont le demandeur est propriétaire à Paris, l’achat d’une maison à Montréal au bénéfice d’une autre société dont le demandeur est l’actionnaire, l’achat de véhicules de luxe au Canada, sont tous indicatifs de détournements des fonds de la Socotram au bénéfice du demandeur.

[30]           Elle note que le plan d’activités criminelles est mis en œuvre par des personnes agissant de concert et qui, selon elle, sont les administrateurs de la Socotram, DSN et Garros. Elle note que les membres du conseil d’administration de la Socotram sont tous des proches du demandeur et de DSN et qu’ils prennent des décisions allant à l’encontre des intérêts de la société et de son développement économique.

C.                 La perpétration d’infractions à une loi fédérale canadienne

[31]           L’agente d’immigration affirme avoir des motifs raisonnables de croire que plusieurs des dépenses faites par la Socotram au bénéfice du demandeur sont frauduleuses et faites au détriment des intérêts de la Socotram et de la réalisation de son objet social. Elle a donc des motifs raisonnables de croire que le demandeur a commis les infractions canadiennes de (i) fraude, en vertu de l’article 380 du Code criminel, LRC 1985, c C-46 ; (ii) fraude fiscale, en vertu du paragraphe 239(1) de la Loi de l'impôt sur le revenu, LRC 1985, c 1 (5e suppl) ; et (iii) recyclage des produits de la criminalité, selon le paragraphe 462.31(1) du Code criminel.

[32]           Non seulement le demandeur n’a-t-il pas pu expliquer ses nominations successives à la tête de la Socotram, autrement que par ses liens familiaux, mais son niveau de revenu et les avantages excessifs dont il bénéficie ne sont justifiés d’aucune façon, le demandeur ayant refusé de fournir son contrat de travail.

[33]           L’article 380 du Code criminel prévoit que « [q]uiconque, par supercherie, mensonge ou autre moyen dolosif, constituant ou non un faux semblant au sens de la présente loi, frustre le public ou toute personne, déterminée ou non, de quelque bien, service, argent ou valeur […] est coupable d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de quatorze ans, si l’objet de l’infraction est un titre testamentaire ou si la valeur de l’objet de l’infraction dépasse cinq mille dollars ». Puisque l’agente d’immigration conclut qu’elle a des motifs raisonnables de croire que le demandeur a détourné à son bénéfice, « par des actes malhonnêtes, des fonds, des biens, des services de la personne morale Socotram » dont la valeur excède cinq mille dollars canadiens, il a commis une fraude au sens de l’article 380 du Code criminel.

[34]           Quant à la fraude fiscale, l’agente retient qu’elle est généralement définie comme une infraction à la loi commise dans le but d’échapper à l’imposition ou encore de réduire le montant des impôts qui seraient autrement payables. Le paragraphe 239(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu énonce que « toute personne qui, selon le cas, a) a fait des déclarations fausses ou trompeuses, ou a participé, consenti ou acquiescé à leur énonciation dans une déclaration, un certificat, un état ou une réponse produits, présentés ou faits en vertu de la présente loi ou de son règlement… e) a conspiré avec une personne pour commettre une infraction visée aux alinéas a) à d), commet une infraction ». L’agente tire une inférence négative de l’absence de preuve que le demandeur aurait déclaré ses revenus ou aurait payé ses impôts au Congo ou ailleurs. Elle conclut donc qu’elle a des motifs raisonnables de croire que le demandeur n’a pas déclaré tous ses revenus et qu’il a, par conséquent, commis l’équivalent d’une fraude fiscale en droit canadien.

[35]           Finalement, l’agente ajoute qu’elle a des motifs raisonnables de croire que les  sommes et parts sociales placées dans les sociétés civiles et immobilières ou sociétés fiduciaires situées au Luxembourg, ont été obtenues par la perpétuation d’actes criminels - soit le détournement de fonds, ce qui constitue l’équivalent du recyclage des produits de la criminalité au sens du paragraphe 462.31(1) du Code criminel.

D.                « Membership » et participation du demandeur

[36]           L’agente conclut qu’elle avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur est « le membre instigateur et actif de cette organisation » et que celui-ci a « participé au plan d’activités criminelles la caractérisant. »

[37]           Puisqu’en sa qualité de PDG le demandeur occupe des fonctions de direction et de contrôle, l’agente conclut que son degré d’implication « au sein de l’organisation est élevé et central. »

[38]           Elle dit avoir des motifs raisonnables de croire non seulement que le demandeur est un membre de l’organisation, mais qu’il participe personnellement et pour son propre profit, à ses activités criminelles. Alors qu’en tant que PDG de la Socotram, le demandeur bénéficie de conditions de travail excessives, il transige par le biais de sociétés-écrans faisant partie de montages complexes situés au Luxembourg dans le but de conserver l’anonymat. L’agente conclut que le demandeur est « davantage qu’un simple membre d’une organisation », il est « un participant actif du dispositif » et il a « contribué et participé de façon essentielle à la réalisation du plan et des activités criminelles. »

[39]           Dans ces circonstances, l’agente conclut que le demandeur est interdit de territoire au sens de l’alinéa 37(1)a) de la LIPR, compte tenu de sa position au sein d’une organisation qui s’adonne à des activités criminelles (fraudes, détournements de fonds, fraudes fiscales, et recyclage des produits de la criminalité), et de sa participation directe et « de façon consciente et répétée » à ces activités, dans le but de s’enrichir personnellement.

IV.             Questions en litige et norme de contrôle

[40]           Cette demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :

A.                L’agente a-t-elle privé le demandeur de son droit d’être entendu?

B.                 Y avait-il une crainte raisonnable de partialité de la part de l’agente?

C.                 L’agente a-t-elle erré dans son interprétation des éléments essentiels de l’article 37 de la LIPR?

[41]           La norme de contrôle applicable aux questions touchant l’équité procédurale est celle de la décision correcte; encore mieux, la seule question qui se pose est celle de savoir si les principes d’équité procédurale ont été respectés (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 43; Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 au para 79).

[42]           La question à savoir si la preuve dont dispose l’agente est suffisante pour conclure qu’il existe des motifs raisonnables de croire que le demandeur est membre d’une organisation criminelle visée par l’alinéa 37(1)a) de la LIPR est, quant à elle, une question mixte de faits et de droit assujettie à la norme de la décision raisonnable (Athie c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 425 au para 36; Nguesso c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 879 au para 61).

V.                Analyse

A.                L’agente a-t-elle privé le demandeur de son droit d’être entendu?

[43]           Le demandeur soutient qu’entre sa première et sa seconde décision, l’agente a modifié de façon substantielle l’identité de l’organisation criminelle en cause, sans l’en aviser et sans lui donner l’occasion de contrer les nouvelles allégations. Ce faisant, l’agente n’aurait pas respecté les principes d’équité procédurale. Le demandeur se fonde sur le principe qui se dégage de l’arrêt Canada (Ministre de la citoyenneté et de l'immigration) c Khan, 2001 CAF 345, au paragraphe 18, selon lequel « le devoir d’équité exige qu’un demandeur de visa ait la possibilité raisonnable de réagir aux préoccupations de l’agent des visas avant que sa demande ne soit rejetée. » Il soumet que l’organisation criminelle, telle que décrite par l’agente, était initialement formée du demandeur et de membres de sa famille, alors qu’elle inclut maintenant la Socotram, les membres de son conseil d’administration, Garros, ainsi que les fiducies sous son contrôle. Le demandeur soutient que cette violation des principes d’équité procédurale justifie à elle seule l’intervention de la Cour.

[44]           Avec respect, je suis plutôt d’avis que le demandeur connaissait suffisamment la composition de l’organisation qualifiée de criminelle par l’agente, qu’il connaissait les allégations auxquelles il devait répondre et qu’il n’a, par conséquent, pas été privé de son droit d’être entendu. Le demandeur a subi une entrevue de quatre heures et le rapport d’entrevue de l’agente a été transmis à l’avocate du demandeur. On peut y lire en détail les préoccupations de l’agente au sujet de la Socotram et de son conseil d’administration, ainsi qu’au sujet des autres sociétés du demandeur.

[45]           L’organisation criminelle en cause est également identifiée dans certains documents mis à la disposition du demandeur, dont le mémoire du défendeur dans le dossier IMM-1144-14, et elle a été amplement discutée dans le cadre de sa première demande de contrôle judiciaire. Si cette question était alors une réelle préoccupation pour le demandeur, il aurait pu la soulever au cours des sept mois qui se sont écoulés entre la décision de cette Cour et la seconde décision de l’agente.

[46]           La jurisprudence nous enseigne que les principes d’équité requièrent qu’un demandeur de visa bénéficie d’une possibilité raisonnable de réagir aux préoccupations de l'agent d’immigration avant que sa demande ne soit rejetée (Khan, ci-dessus au para 18). Ce principe ne va pas jusqu’à exiger qu’un agent d’immigration informe un demandeur de tout « résultat intermédiaire » atteint en cours d’analyse de la preuve (Rukmangathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CF 284 au para 23). Cette obligation d’information qui incombe à l’agente ne lui imposait pas non plus de prévenir le demandeur de ses conclusions à venir, quant à la composition précise de l’organisation criminelle à laquelle on le soupçonnait d’appartenir.

[47]           Le dossier certifié du tribunal contient une abondante documentation, sous la forme d’un va-et-vient ou encore de questions-réponses entre l’agente et le demandeur, où la participation et le rôle des divers intervenants sont discutés. La liste des documents demandés au demandeur suite à son entrevue du 25 septembre 2012 est également significative. Comme nous le verrons, le demandeur a choisi de ne pas fournir la majorité des documents demandés ; il a choisi de ne pas répondre aux préoccupations de l’agente sur les divers sujets abordés.

[48]           J’en conclus donc que le demandeur connaissait suffisamment les faits à l’origine des soupçons de l’agente pour avoir l’occasion d’y répondre et qu’on lui a, de fait, offert plusieurs occasions pour ce faire.

B.                 Y avait-il une crainte raisonnable de partialité de la part de l’agente?

[49]           Le demandeur soutient que les conclusions de l’agente s’appuient sur une vision biaisée et entachée de préjugés à l’encontre du Congo et de son administration, laquelle soulève une crainte raisonnable de partialité. Il soutient que l’ensemble de l’analyse part de la prémisse selon laquelle l’État congolais est « autocratique, corrompu, favorisant l’émergence d’un groupe de personnes pour lesquelles les fonctions publiques sont des sources d’enrichissement personnel et où les institutions sont détournées pour maintenir le pouvoir d’une élite ». Il ajoute qu’en ignorant un pan de la preuve qui contredit cette thèse, l’agente a fait preuve de partialité et que sa décision est, de ce fait, invalide.

[50]           Or, deux critères doivent être satisfaits pour confirmer l’impartialité d’un décideur : (i) il doit y avoir absence de tout conflit d’intérêts; et (ii) le décideur doit être prêt à se laisser convaincre (Ayyalasomayajula c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 248 au para 13). Un demandeur qui allègue la partialité d’un décideur doit tout d’abord réfuter cette présomption d’impartialité (Asl c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 505 au para 11). Il doit démontrer une réelle probabilité de partialité ; un simple soupçon ne suffit pas (Guo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 161 au para 19).

[51]           Dans le cas qui nous occupe, le demandeur allègue un soupçon de partialité, mais ne développe aucunement sur les faits qui auraient fait naitre un tel soupçon. Il ne soulève aucun argument qui me permettrait de conclure qu’il a réussi à renverser la présomption d’impartialité. Dans l’arrêt Committee for Justice and Liberty c L’Office national de l’énergie, [1978] 1 RCS 369, la Cour suprême du Canada énonce bien que :

[…] la crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d’une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle-même la question et prendrait les renseignements nécessaires a ce sujet. Selon les termes de la Cour d’appel, ce critère consiste à se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique ». (page 394)

[52]           La question qui se pose est donc si, selon toute vraisemblance, l’agente, consciemment ou non, a rendu une décision injuste et emprunte de partialité? Le demandeur n’a soulevé aucun argument me permettant de conclure ainsi et l’analyse de l’ensemble de la preuve par l’agente –incluant les inférences négatives du fait de l’absence de certains éléments de preuve - m’indique plutôt le contraire.

C.                 L’agente a-t-elle erré dans  son interprétation des éléments essentiels de l’article 37 de la LIPR?

[53]           Je suis d’accord avec le défendeur que le rôle de cette Cour n’est pas de déterminer si, selon la preuve dont l’agente disposait, il existait des « motifs raisonnables de croire » que les éléments essentiels de l’article 37 étaient satisfaits, mais plutôt celui de déterminer s’il était raisonnable pour elle de tirer cette conclusion (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c Thanaratnam, 2005 CAF 122 aux para 32-33).

[54]           La question à savoir s’il existe des « motifs raisonnables de croire » qu’un fait s’est produit, au sens de l’article 33 de la LIPR, exige plus qu’un simple soupçon, mais elle est une norme de preuve moins lourde que celle de la prépondérance des probabilités. Il doit y avoir un fondement objectif reposant sur des renseignements concluants et dignes de foi (Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CSC 40 au para 114).

[55]           Le demandeur soutient que la décision de l’agente est entachée de plusieurs erreurs de droit quant aux éléments essentiels requis pour que l’article 37 de la LIPR s’applique. Il soumet que la décision est déraisonnable en raison de plusieurs erreurs de faits et de droit, notamment quant à : (i) l’existence d’une organisation criminelle telle que reconnue par l’alinéa 37(1)a), dont le principal objectif est la commission d’activités criminelles; (ii) la qualification erronée d’activités légales et autorisées par la loi congolaise en tant qu’activités criminelles faisant partie d’un plan organisé; et (iii) la conclusion à l’effet qu’il existe des éléments constitutifs d’infractions criminelles, alors qu’il s’agit plutôt de pratiques légales et autorisées.

a)         L’existence d’une organisation criminelle

[56]           Quant à l’existence d’une organisation criminelle, le demandeur soutient que l’agente a erré en concluant ainsi en l’absence de preuve de poursuite d’activités criminelles de la part de l’organisation, un élément essentiel de l’article 37 de la LIPR. Le demandeur se fonde sur le libellé de la version anglaise de l’arrêt Thanaratnam, précité au paragraphe 23, où l’on utilise l’expression « pursuing », en ce sens que l’organisation doit poursuivre des activités criminelles pour être une organisation visée par l’article 37. Il soumet que l’organisation doit avoir comme but celui de commettre des activités criminelles organisées (Sittampalam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CAF 326 aux para 37-38).

[57]           Il ajoute que même les activités criminelles répétées, avec plusieurs personnes agissant de concert, en l’absence de preuve d’organisation criminelle répondant à un but et un plan, ne sont pas suffisantes pour rencontrer les éléments du test de l’alinéa 37(1)a) (Thanaratnam, ci-dessus au para 30).

[58]           Selon lui, l’article 37 doivent être interprété en harmonie avec le concept d’organisation criminelle que l’on retrouve dans le Code criminel, qui exige qu’un des objectifs principaux de l’organisation soit de commettre des infractions graves (B010 c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 58 aux para 37, 41-42, 46) ou encore qu’une organisation criminelle exige « [TRADUCTION] “une structure organisationnelle qui favorise la perpétration d’infractions” (« an organizational structure that promotes the commission of offences ») (R v Way, 2015 ONSC 3080 au para 121).

[59]           Il conclut que l’agente a erré en ignorant la preuve fournie par le demandeur démontrant la légalité et la légitimité de ses activités et de celles de la Socotram, une société légalement constituée qui a des actionnaires, un processus décisionnel conforme à sa réglementation, qui est gérée par des administrateurs et qui opère en harmonie avec les lois du Congo. Il soumet que l’organisation criminelle identifiée par l’agente, ainsi que ses membres (comprenant DSN, la Socotram et ses administrateurs, une entité constituée au Luxembourg de comptes, sociétés et montages juridiques, financiers et fiscaux au bénéfice du demandeur, supervisés par Garros) ne répondent pas à la définition d’organisation criminelle telle que reconnue par les tribunaux, et qu’ils ne se livrent pas à des activités faisant partie d’un tel plan.

[60]           Je suis d’avis que lorsque l’on considère l’ensemble de la preuve au dossier, il n’était pas déraisonnable pour l’agente de conclure que le demandeur est membre de l’organisation qu’elle décrit dans sa seconde décision.

[61]           D’abord, la jurisprudence favorise une interprétation souple de l’expression « organisation » que l’on retrouve à l’alinéa 37(1)a) de la LIPR, pour englober les formes les plus diverses d’organisations (Sittampalam, ci-dessus aux para 36-40; B010, ci-dessus aux para 37, 42, 46). Il suffit donc que le groupe ait été un tant soit peu organisé et qu’il ait exercé ses activités avec coordination pendant un certain temps. Une organisation peut être qualifiée de criminelle, même si le groupe a aussi des buts ou des activités légitimes (R v Kwok, 2015 BCCA 34 au para 84; R v Beauchamp, 2015 ONCA 260 aux para 171-172).

[62]           La preuve démontre abondamment que le principal objectif « légitime » de la Socotram, sinon le seul, est la mise sur pied d’une flotte maritime nationale. Elle s’est d’ailleurs vue concéder la perception des droits maritimes, qui autrement auraient bénéficié à l’État congolais, dans le but spécifique d’atteindre cet objectif. Après 22 ans d’exploitation et une augmentation substantielle des revenus de la société, cet objectif légitime n’est toujours pas atteint. Et bien que les revenus de la société aient ainsi augmenté, sa marge bénéficiaire demeure très faible et, aux dires du demandeur, elle ne verse à peu près pas de dividendes à ses actionnaires, dont l’État congolais. Lorsqu’interrogé par l’agente, le demandeur, qui est le PDG de la Socotram, demeure très vague quant à son rôle et quant aux activités commerciales de la société.

[63]           Il n’est pas non plus en mesure de fournir quelque détail quant aux transactions par lesquelles sa société de gestion s’est portée acquéreuse de la majorité des actions du capital de la Socotram et les a par la suite revendus.

[64]           C’est dans ce contexte que l’agente a examiné l’enrichissement excessif du demandeur, ses revenus démesurés et les importants transferts de fonds entre la Socotram et le demandeur. Elle a conclu que les activités criminelles de l’organisation, soit essentiellement les détournements de fonds, avaient préséance sur l’objectif légitime de la Socotram et que pour ce faire, le demandeur agissait de concert avec plusieurs personnes. La seule explication fournie par le demandeur est qu’il bénéficie d’un contrat de travail très avantageux. Pourtant, il refuse d’en fournir une copie et produit plutôt l’affidavit d’une avocate locale qui affirme en avoir pris connaissance et que ce document est confidentiel. Cette avocate n’explique pas la nature de son mandat, pas plus qu’elle n’explique la raison pour laquelle ce document serait confidentiel. Le demandeur a également refusé de fournir la majorité des autres documents requis par l’agente. Elle pouvait très bien tirer une inférence négative de cette preuve défaillante.

[65]           Je ne crois pas que le fait que l’organisation en cause ne réponde pas à ce que l’on entend communément par criminalité organisée, soit le contrôle de territoires à des fins de trafic de drogue ou autres, empêchait l’agente de conclure comme elle l’a fait.

[66]           À mon sens, il lui était loisible de conclure que l’organisation en cause satisfaisait à toutes les exigences d’une organisation criminelle, de sorte qu’elle est visée par l’alinéa 37(1)a) de la LIPR.

b)         L’existence d’activités criminelles

[67]           Le demandeur soumet qu’un projet d’enrichissement personnel ne peut constituer un acte criminel si les gestes posés ont, individuellement, un caractère légitime. Il ajoute que même un comportement non autorisé, négligent, non éthique ou non conforme à des pratiques commerciales reconnues, n’est pas un acte criminel. Il soutient que le fait de détenir indirectement la majorité des actions de Socotram, sa participation à l’administration des affaires de cette société, la dotation financière étatique dont elle bénéficie (fonds publics et exonérations fiscales), la recherche d’un enrichissement personnel, le rôle et le savoir-faire de Garros (un individu soupçonné de fraude fiscale) dans la gestion de ses affaires, la complaisance interne de la Socotram (décisions prises à l’encontre du développement et des intérêts de la Socotram) et l’interconnexion de toutes ces personnes agissant de concert, ne sont pas des actes illégaux. Conséquemment, il soumet que l’agente a erré en concluant que le tout s’intégrait dans un « plan d’activités criminelles », au sens de la loi et/ou de la jurisprudence.

[68]           L’agente a conclu que l’organisation avait perpétré des détournements de fonds, de la fraude fiscale et du blanchiment d’argent. Toutefois, pour que l’alinéa 37(1)a) de la LIPR s’applique à cette organisation et au demandeur, une seule infraction à une loi fédérale, punissable par mise en accusation et commise dans le cadre d’un « plan d’activités criminelles organisées » suffit.

[69]           Je répète, l’objet social de la Socotram était d’acquérir des navires en propre ou en partenariat en vue de créer une flotte maritime nationale. Au début des années 2000, on estimait les revenus de Socotram provenant des droits maritimes entre 23 et 29 millions de dollars US par année, en sus des montants versés par l’État congolais, soient 5,5 millions de dollars US en 2003, et 9,3 millions de dollars US en 2004. Lors de son entrevue du 25 septembre 2012, le demandeur a déclaré que la constitution d’une flotte d’affrètement maritime nationale n’avait pas encore été atteinte après 22 années d’activité puisque l’achat de navires était trop dispendieux. Or, la Socotram lui versait alors un salaire annuel évalué à 3,5 millions de dollars canadiens, sans compter les autres avantages supposément prévus dans son contrat de travail. L’agente n’avait pas à exiger une preuve que le demandeur a été trouvé coupable de détournements de fonds au Congo, ni même que ces gestes constituaient de la fraude, de l’évasion fiscale ou du détournement de fonds au Congo, mais bien que si commis au Canada, ils constitueraient de telles infractions. Il ne s’agit pas, comme le prétend le demandeur, d’ingérence dans les affaires de la Socotram ou encore dans celles de l’État du Congo, mais bien de déterminer si le demandeur est inadmissible au Canada pour des gestes que la société canadienne ne tolère pas et qu’elle qualifie de criminels.

[70]           Je suis donc d’avis qu’il était loisible à l’agente de conclure qu’elle avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur a été placé à la direction de la Socotram pour donner une apparence de légitimité aux détournements des fonds de cette société à son bénéfice personnel, et ce avec la participation de plusieurs autres personnes. Il lui était également loisible de conclure que l’utilisation, par le demandeur, d’un montage corporatif sophistiqué et d’un enchevêtrement de sociétés-écrans domiciliées dans un paradis fiscal lui a permis de masquer ses activités criminelles, toujours avec la participation d’autres individus.

[71]           Contrairement à ce que croit le demandeur, elle n’a pas conclu que l’utilisation de montages sophistiqués ou de sociétés incorporées dans des paradis fiscaux était illégale en soi, mais bien qu’à l’examen de l’ensemble de la preuve, elle avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur l’avait fait à des fins criminelles.

[72]           Le demandeur a refusé de fournir ses déclarations de revenus et preuves de paiement de ses impôts au Congo ou ailleurs. Il a plutôt soumis deux affidavits de la même avocate ayant commenté son contrat de travail, et par lesquels elle atteste : (i) que le demandeur est résident fiscal du Congo et que trois de ses certificats d’imposition (pour les années 2008, 2011, et 2012) sont confidentiels; et (ii) que les impôts du demandeur sont perçus à la source par la Socotram. À nouveau, elle n’explique pas comment, pratiquant à Laval au Québec, elle peut avoir une connaissance personnelle des faits allégués ou en quoi les documents en question seraient confidentiels. Au mieux, il s’agit là d’une preuve par ouï-dire ; au pire, d’une déclaration complaisante.

[73]           Il était donc rationnel pour l’agente de conclure qu’elle avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur a utilisé ses sociétés-écrans situées dans un paradis fiscal, notamment pour échapper à ses impôts.

c)         L’existence d’éléments constitutifs d’infractions à une loi canadienne

[74]           Le demandeur plaide finalement que l’agente a erré en concluant que l’ensemble des faits mis en preuve lui permettaient de conclure qu’elle avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur, de concert avec d’autres personnes, avait perpétré, hors Canada, des infractions qui, commises au Canada, constitueraient des infractions à une loi fédérale punissable par mise en accusation, soit la fraude, la fraude fiscale et le blanchiment d’argent. Il soumet que son salaire élevé ou excessif, le paiement de factures personnelles par la Socotram, le versement d’indemnités, la prise en charge d’un logement en région parisienne et l’achat d’une maison à Montréal ne sont pas constitutifs de fraude, mais plutôt des décisions d’affaires autorisées par le conseil de la société et découlant de son contrat de travail. Il plaide que d’avoir recours à des montages corporatifs et financiers au Luxembourg ne constitue pas une preuve de fraude fiscale et que l’agente ne pouvait pas conclure au recyclage de produits de la criminalité sans démontrer l’existence de produits de la criminalité ou d’actes criminels.

[75]           Avec respect, je suis d’avis qu’il était raisonnable pour l’agente de conclure que si les gestes du demandeur et des autres membres de l’organisation identifiée avaient été posés au Canada, ils constitueraient des infractions à une loi fédérale punissables par mise en accusation.

[76]           Il est vrai que le demandeur a tenté de démontrer la légalité et la légitimité de certaines activités de la Socotram, prises isolément, mais je ne crois pas que cette preuve exclut toute conclusion quant au caractère criminel du plan ou de l’objectif principal de l’organisation.

[77]           Comme elle a été invitée à le faire par la juge Bédard, l’agente a énoncé les infractions au droit canadien en question, soit : (i) la fraude (Code criminel, art 380); (ii) la fraude fiscale (Loi de l’impôt sur le revenu, art 239(1)); et (iii) le recyclage des produits de la criminalité (Code criminel, art 462.31(1)), ainsi que chacun de leurs éléments constitutifs. Elle a soupesé et analysé chacun de ces éléments constitutifs, à la lumière de la preuve laconique fournie par le demandeur. À cet égard, le demandeur semble essentiellement demander à la Cour d’analyser à nouveau la preuve, ce qui n’est pas son rôle. Je partage l’avis du défendeur à l’effet qu’une seule des infractions à une loi canadienne punissable par mise en accusation suffisait pour supporter les conclusions de l’agente et à mon sens, ses analyses concernant la fraude et la fraude fiscale sont raisonnables.

[78]           Somme toute, le demandeur ne m’a pas convaincue que l’intervention de la Cour était nécessaire.

VI.             Certification

[79]           Suite à l’audition de cette demande, le demandeur m’a fait parvenir une lettre par laquelle il me demande de certifier un certain nombre de questions qu’il qualifie de générales et importantes, à savoir :

A.                Dans le cadre d’une détermination d’inadmissibilité en vertu de l’article 37(1)a) de la LIPR, est-il nécessaire pour l’agente des visas d’identifier au justiciable l’organisation criminelle et les allégations précises reprochées au justiciable avant d’entreprendre le processus d’entrevue et de collecte d’information et de l’indiquer notamment dans la lettre d’équité?

B.                 Est-ce que dans l’article 37(1)a) de la LIPR, l’expression « ou de la perpétration hors du Canada d’une infraction qui commise au Canada constituerait une telle infraction » requiert des éléments constitutifs de l’infraction alléguée comme ayant été commise à l’étranger, selon le droit en vigueur à l’étranger? Et une analyse d’équivalence et une conclusion de double criminalité entre l’infraction à l’étranger et l’infraction à une loi fédérale?

C.                 Est-ce que des pratiques commerciales, peuvent fonder des MRC (motifs raisonnables de croire) à d’actes malhonnêtes (au sens du Code criminel canadien) ou d’infraction criminelle visée à l’art. 37 LIPR : a) en l’absence de preuve du caractère illicite de telles pratiques dans le pays où ces infractions en cause ont eu lieu? b) en l’absence de preuve du caractère illicite de telles pratiques au Canada?

D.                En l’absence de preuve de leur caractère illicite dans les pays en cause, est-ce que des choix gouvernementaux ou législatifs étrangers et/ou des choix corporatifs à l’étranger peuvent constituer des actes malhonnêtes ou un plan d’activités criminelles au sens de l’article 37(1)a)?

E.                 En l’absence de preuve de leur caractère illicite au Canada, est-ce que des choix gouvernementaux ou législatifs étrangers et/ou corporatifs exercés à l’étranger peuvent constituer des actes malhonnêtes ou un plan d’activités criminelles au sens de l’article 37(1)a)?

F.                  Lorsqu’un dossier est retourné par la Cour fédérale à un même agent spécifiquement pour corriger des erreurs de droit et rendre une nouvelle décision en conformité avec l’ordonnance est-ce que ce même agent peut légalement consulter d’autres personnes pour rendre cette nouvelle décision?

G.                L’invocation du privilège décisionnel à l’égard d’une communication du superviseur de l’agent décideur (avec d’autres personnes que le décideur) confirme-t-elle l’interférence illégale dans le processus décisionnel de l’agent décideur?

H.                Est-ce que cette interférence ou cette participation d’autres personnes crée une violation de l’apparence d’impartialité?

[80]           Je suis d’opinion que la question A n’est pas déterminante puisque dans les faits, le demandeur a été informé, très tôt dans le processus, des allégations auxquelles il devait faire face et qu’il a eu amplement l’occasion d’être entendu à leur sujet.

[81]           Les questions F, G et H ont trait à un argument que le demandeur a soulevé pour la première fois à l’audition et qui n’a pas été considéré par la Cour. Elles ne sont donc pas déterminantes.

[82]           Finalement les questions B, C, D et E sont toutes reliées et elles concernent ma conclusion à l’effet qu’il n’était pas nécessaire pour l’agente de conclure que le demandeur avait été trouvé coupable ou accusé d’une infraction criminelle au Congo, ou encore que les gestes  reprochés constituaient des infractions criminelles punissables par mise en accusation dans ce pays. Elles peuvent être regroupées en une seule question qui, à mon sens, serait davantage d’intérêt général et qui transcenderait davantage les faits de la présente cause :

Pour l’application de l’alinéa 37(1)(a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, est-ce que l’expression « ou de la perpétration hors du Canada d’une infraction qui commise au Canada constituerait une telle infraction » requiert qu’il y ait également une preuve que les gestes en questions constituent une infraction criminelle dans le pays où ils ont été posés?

[83]           Je suis consciente que cette même question a été certifiée par le juge Hughes dans Lai c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection Civile), 2014 CF 258, et que la Cour d’appel fédérale lui a reproché de l’avoir fait puisqu’elle portait sur une question que le juge Hughes n’avait pas eu à trancher.

[84]           Puisque j’ai tranché cette question aux paragraphes 69 et 70 des présents motifs et que je considère (i) qu’elle est déterminante; (ii) qu’elle pourrait être déterminante d’un appel; (iii) qu’elle transcende les intérêts des parties au présent litige; et (iv) qu’elle porte sur une question ayant des conséquences importantes et qui est de portée générale, elle sera certifiée.

VII.          Conclusion

[85]           Pour tous ces motifs, la demande de contrôle judiciaire du demandeur sera rejetée et la question énoncée au paragraphe 82 des présents motifs sera certifiée.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.             La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

2.             La question suivante est certifiée :

Pour l’application de l’alinéa 37(1)(a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, est-ce que l’expression « ou de la perpétration hors du Canada d’une infraction qui commise au Canada constituerait une telle infraction » requiert qu’il y ait également une preuve que les gestes en questions constituent une infraction criminelle dans le pays où ils ont été posés?

« Jocelyne Gagné »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

IMM-1431-16

INTITULÉ :

WILFRID NGUESSO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 3 octobre 2016

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE GAGNÉ

DATE DES MOTIFS :

LE 23 NOVEMBRE 2016

DATE DES MOTIFS MODIFIÉS :

LE 24 NOVEMBRE 2016

COMPARUTIONS :

Johanne Doyon

Patil Tutunjian

Pour la partie demanderesse

Lyne Prince

Sébastien Da Sylva

Pour la partie défenderesse

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Doyon, Nguyen, Tutunjian & Cliche-Rivard, Avocats S.E.N.C.

Montréal (Québec)

Pour la partie demanderesse

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour la partie défenderesse

 

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