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Date : 20161125


Dossier : T-288-16

Référence : 2016 CF 1304

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 25 novembre 2016

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

JADE ELIZABETH THELWELL

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire à l’encontre d’une décision rendue par le Programme de passeport de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) en date du 30 novembre 2015, par laquelle on a refusé de réexaminer une décision antérieure rejetant la demande de passeport de la demanderesse et lui imposant une période de cinq ans de refus de services de passeport, conformément à l’alinéa 9(1)a) et au paragraphe 10.2(1) du Décret sur les passeports canadiens, TR/81-86 (Décret sur les passeports). Le refus original s’appuyait sur la conclusion selon laquelle la demanderesse avait fourni des renseignements faux ou trompeurs dans sa demande de passeport.

[2]  Comme il est expliqué plus en détail ci-après, la présente demande est accueillie parce que la décision contestée rendue par CIC est le fruit d’une entrave à l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire, alors que CIC a omis de reconnaître qu’il avait le pouvoir de réexaminer sa décision antérieure.

II.  Contexte

[3]  La demanderesse, Jade Elizabeth Thelwell est une citoyenne canadienne née le 12 mars 1992. Mme Thelwell, qui ambitionne de devenir chanteuse populaire sous le pseudonyme de « Jade Naraine », mène une carrière active dans l’industrie de la musique. Mme Thelwell explique qu’elle a collaboré par le passé avec un investisseur potentiel dont l’intérêt à l’égard de sa carrière s’est révélé peu sincère. Elle a réagi de manière négative à cette tromperie et a communiqué avec cet homme à répétition. Sa conduite a donné lieu au dépôt d’accusations criminelles d’extorsion et de harcèlement criminel par le Service de police de Toronto.

[4]  En raison des conditions de sa mise en liberté sous caution en lien avec ces accusations, le Service de police de Toronto a saisi le passeport de Mme Thelwell portant le numéro GF276964 le 10 décembre 2014. La Couronne a par la suite retiré l’accusation d’extorsion et Mme Thelwell a plaidé coupable à une accusation de harcèlement criminel, pour laquelle elle a obtenu une absolution inconditionnelle. Selon la preuve présentée par Mme Thelwell, le Service de police de Toronto ne lui a pas rendu son passeport et son avocat de la défense au criminel lui a conseillé d’en demander un nouveau.

[5]  Mme Thelwell a présenté une demande en vue d’obtenir un nouveau passeport le 17 juin 2015. À sa demande était jointe une déclaration selon laquelle son passeport portant le numéro GF276964 était [traduction] « […] sur le point d’arriver à échéance, endommagé par l’eau, inaccessible, jeté par une autre personne ». Dans la présente demande de contrôle judiciaire, elle soutient qu’elle n’a pas déclaré que la police lui avait confisqué son plus récent passeport, parce qu’elle ne croyait pas être tenue de déclarer des renseignements qui auraient révélé qu’elle avait été reconnue coupable d’une infraction criminelle, en raison de son absolution inconditionnelle et sur la foi des conseils de son avocat de la défense au criminel.

[6]  Le 22 juin 2015, le Service de police de Toronto a informé CIC qu’il avait en sa possession un passeport appartenant à Mme Thelwell, lequel lui avait été confisqué conformément à une condition de sa libération sous caution. Le 3 juillet 2015, dans un questionnaire auquel CIC lui avait demandé de répondre, Mme Thelwell a indiqué qu’elle ne se souvenait plus des circonstances entourant la perte de son passeport portant le numéro GF276964; elle croyait toutefois l’avoir perdu en décembre 2014 environ et ne l’avait pas signalé à la police parce qu’elle savait que le passeport avait été [traduction] « […] jeté ou détruit, mais pas perdu ».

[7]  Le 31 juillet 2015, la Division des enquêtes de la Direction de l’intégrité du Programme de passeport de CIC a informé Mme Thelwell, dans une lettre, qu’elle faisait l’objet d’une enquête, puisque des renseignements avaient été reçus selon lesquels elle aurait présenté des renseignements faux ou trompeurs à l’appui de sa demande de passeport. Dans un autre questionnaire auquel CIC lui a demandé de répondre et qu’elle a envoyé le 31 juillet 2015, Mme Thelwell a indiqué que la police n’avait jamais saisi l’un de ses passeports. Toutefois, dans ce même questionnaire, en réponse à une question où CIC l’avisait que le Service de police de Toronto l’avait informé que son passeport portant le numéro GF276964 avait été confisqué aux termes d’une condition de libération sous caution, Mme Thelwell a répondu qu’elle avait été arrêtée et que l’on avait pris son plus récent passeport, lequel ne lui a pas été rendu une fois l’affaire classée.

[8]  Mme Thelwell et CIC ont correspondu de nouveau en août 2015. Elle a affirmé que lorsqu’elle a déclaré que le passeport était endommagé ou qu’il avait été jeté, elle faisait référence au passeport antérieur délivré à son nom et non au plus récent passeport. CIC a toutefois conclu que la demande de passeport précédente présentée par Mme Thelwell contredisait cette description de la façon dont le passeport antérieur avait été perdu. Dans une lettre datée du 14 août 2015, CIC a informé Mme Thelwell que son enquête était terminée et que son dossier ferait l’objet d’une décision. On déterminerait entre autres s’il fallait lui imposer une période de refus de services de passeport. Mme Thelwell a envoyé une autre lettre à CIC, en mentionnant les conséquences négatives qu’aurait sur sa carrière dans l’industrie musicale le fait de ne pas avoir de passeport.

[9]  D’après les renseignements fournis par Mme Thelwell et obtenus lors de l’enquête de CIC, CIC a rendu une décision, le 11 septembre 2015, dans laquelle on refusait de délivrer un passeport au nom de Mme Thelwell, conformément à l’alinéa 9(1)a) du Décret sur les passeports, et lui imposait aussi une période de refus de services de passeport jusqu’au 17 juin 2020, conformément au paragraphe 10.2(1) du Décret sur les passeports. La période de refus avait été calculée afin de correspondre à la date à laquelle Mme Thelwell avait présenté sa demande de passeport, le 17 juin 2015, pour une période de refus de services de passeport de cinq ans.

[10]  Dans sa décision, CIC a mentionné avoir pris en considération la demande, les questionnaires et d’autres renseignements fournis par Mme Thelwell. On indiquait, dans la décision, qu’il avait été déterminé que des motifs suffisants permettaient de conclure que Mme Thelwell avait fourni des renseignements faux ou trompeurs dans la déclaration présentée avec sa demande de passeport. On indiquait aussi dans la décision que les décisions du Programme de passeport sont réputées être définitives à la date où elles sont rendues, et que les personnes qui choisissent de contester une décision peuvent le faire en présentant une demande de contrôle judiciaire à la Cour fédérale dans les trente jours suivant la date de la décision.

[11]  Le 29 octobre 2015, l’avocat de Mme Thelwell a présenté des observations écrites à CIC, demandant un réexamen de la période de refus de cinq ans imposée dans la décision de CIC. Ces observations comprenaient des renseignements expliquant les répercussions de cette période de refus sur la carrière de Mme Thelwell à titre de chanteuse populaire en devenir, pour qui les voyages aux États-Unis sont essentiels à sa réussite.

[12]  Dans une décision rendue le 30 novembre 2015, le directeur de la Direction de l’intégrité du Programme de passeport de CIC a écrit à Mme Thelwell afin d’accuser réception de ces observations; il a toutefois indiqué que la décision prise par le Programme de passeport demeurait inchangée. C’est cette décision rendue par CIC le 30 novembre 2015 qui est visée par le présent contrôle judiciaire.

III.  Questions en litige

[13]  Avec sa demande de contrôle judiciaire, Mme Thelwell a soumis les questions suivantes à l’examen de la Cour :

  1. Quelle est la norme de contrôle applicable?

  2. Le directeur a-t-il fait entrave à son pouvoir discrétionnaire ou a-t-il commis une erreur en ne reconnaissant pas qu’il avait le pouvoir de réexaminer la décision relative à la période de refus de services de passeport?

  3. Était-ce une erreur de ne pas réexaminer la demande à la lumière des nouveaux éléments de preuve?

IV.  Analyse

A.  Quelle est la norme de contrôle applicable?

[14]  En ce qui concerne la norme de contrôle, le défendeur invoque une jurisprudence selon laquelle les décisions de refuser ou de révoquer les services de passeport ou de retenir un passeport sont susceptibles de révision selon la norme de la décision raisonnable (voir, par exemple, Brar c Canada (Procureur général), 2014 CF 763, au paragraphe 25). Mme Thelwell ne conteste pas cette proposition générale; toutefois, dans le contexte précis d’une entrave alléguée à un pouvoir discrétionnaire, elle invoque l’arrêt Stemijon Investments Ltd. c Canada (Procureur général), 2011 CAF 299 [Stemijon]. Dans cette affaire, la Cour d’appel fédérale a analysé ainsi la norme de contrôle applicable à une allégation d’entrave à un pouvoir discrétionnaire, aux paragraphes 21 à 24 :

[21]  Bien que les arguments des appelantes fassent appel à la norme de la décision raisonnable, leur thèse selon laquelle il y aurait eu « entrave au pouvoir discrétionnaire » semble s’articuler en dehors de l’analyse du caractère raisonnable selon l’arrêt Dunsmuir. Les appelantes semblent faire valoir que « l’entrave au pouvoir discrétionnaire » constitue un motif automatique d’annulation des décisions administratives et qu’il n’est pas nécessaire que nous procédions un examen de la raisonnabilité selon l’arrêt Dunsmuir.

[22]  Il existe de la jurisprudence qui favorise la position des appelantes. Depuis maintenant plusieurs décennies, « l’entrave au pouvoir discrétionnaire » constitue un motif automatique ou prévu d’annulation des décisions administratives. Voir par exemple l’arrêt Maple Lodge Farms Ltd. c Gouvernement du Canada, [1982] 2 R.C.S. 2, à la page 6, dont le raisonnement est le suivant. Les décideurs doivent respecter la loi. Si la loi leur accorde un pouvoir discrétionnaire d’une certaine étendue, ils ne peuvent l’assujettir à des restrictions obligatoires. Les autoriser à le faire équivaudrait à leur permettre de réécrire la loi. Seuls le législateur ou ses délégués dûment autorisés peuvent écrire ou réécrire la loi.

[23]  Ceci s’accorde mal avec l’arrêt Dunsmuir, dans lequel l’objectif déclaré de la Cour suprême visait à simplifier le contrôle judiciaire des décisions sur le fond en encourageant les tribunaux à appliquer une seule méthode d’examen, faisant appel uniquement à deux normes de contrôle, soit la norme de la décision correcte et la norme de la raisonnabilité. Dans l’arrêt Dunsmuir, la Cour suprême n’a pas traité de la façon dont des motifs automatiques ou prévus d’annulation des décisions sur le fond, comme [traduction] « l’entrave au pouvoir discrétionnaire », s’inscrivent dans le régime général. Est-il possible que les motifs automatiques ou désignés soient maintenant pris en compte lors de l’analyse du caractère raisonnable? Notre Cour a récemment exprimé des opinions divergentes en ce qui a trait à cette question (Kane c Canada (Procureur général), 2011 CAF 19). Toutefois, à mon avis, ce débat n’a aucune incidence lorsque nous sommes en présence de décisions qui découlent d’une [traduction] « entrave au pouvoir discrétionnaire ». Le résultat demeure le même.

[24]  L’arrêt Dunsmuir réaffirme un principe primordial bien établi : « tout exercice de l’autorité publique procède de la loi » (paragraphes 27 et 28). Toute décision qui repose sur une autre source que la loi, par exemple une décision qui se fonde uniquement sur un énoncé de politique informel sans égard à la loi, ne peut pas appartenir aux issues acceptables pouvant se justifier et donc être raisonnables selon la définition formulée dans l’arrêt Dunsmuir, au paragraphe 47. Une décision qui découle d’un pouvoir discrétionnaire limité est être en soi déraisonnable.

[15]  Le défendeur ne conteste pas cette explication de la norme applicable. Je précise aussi que, dans la décision rendue récemment dans Gordon c Canada (Procureur Général), 2016 CF 643, au paragraphe 28, la juge Mactavish a invoqué l’arrêt Stemijon pour affirmer que l’entrave à l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire est une erreur susceptible de révision qui devrait être annulée, peu importe la norme de contrôle appliquée. J’adopte cette approche aux fins de l’analyse qui suit.

B.  Le directeur a-t-il fait entrave à son pouvoir discrétionnaire ou a-t-il commis une erreur en ne reconnaissant pas qu’il avait le pouvoir de réexaminer la décision relative à la période de refus de services de passeport?

[16]  Mme Thelwell souligne que la Cour d’appel fédérale a confirmé, dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Gurumoorthi Kurukkal, 2010 CAF 230 [Kurukkal], aux paragraphes 2 à 4, que le principe du functus officio (qui signifie qu’une fois la décision prise, le décideur n’a plus autorité en la matière) ne s’applique pas strictement dans les procédures administratives de nature non juridictionnelle et que, si les circonstances s’y prêtent, le décideur administratif a le pouvoir discrétionnaire de réexaminer sa décision. Dans cette affaire, le décideur avait commis une erreur en ne reconnaissant pas l’existence d’un pouvoir discrétionnaire lui permettant de réexaminer ou de refuser de réexaminer une demande de dispense pour des motifs d’ordre humanitaire, aux termes de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2000, c 27.

[17]  En l’espèce, Mme Thelwell soutient que CIC avait le pouvoir discrétionnaire de réexaminer sa décision du 11 septembre 2015 d’imposer une période de refus de services de passeport de cinq ans, et a omis de reconnaître ce pouvoir discrétionnaire en raison de l’incidence d’une politique ministérielle. La politique à laquelle elle renvoie s’intitule « Processus d’enquête et de prise de décision concernant les dossiers de refus et de révocation de passeport — Première catégorie »; sous la rubrique « Raisons », on trouve la disposition suivante :

Toutes les décisions du Programme de passeport sont finales et entrent en vigueur à la date où la décision est rendue. Les sujets qui décident d’interjeter appel d’une décision ont trente jours à partir de la date de la décision pour présenter une demande de révision judiciaire à la Cour fédérale du Canada.

[18]  Pour appuyer sa position, selon laquelle la décision contestée en l’espèce est le fruit d’une entrave au pouvoir discrétionnaire fondée sur cette politique, Mme Thelwell invoque la référence, dans la décision, au caractère définitif de la décision antérieure rendue le 11 septembre 2015. Pour analyser cet argument, il faut revoir la totalité de la partie de la décision sur le fond en réponse à la demande de réexamen. Après un paragraphe sur une question procédurale qui, comme le défendeur le reconnaît à juste titre ne concerne pas les questions soulevées dans la présente demande, la décision indique ce qui suit :

[traduction] Nonobstant ce qui précède, nous avons pris en considération les renseignements présentés en votre nom. Dans la lettre du 11 septembre 2015, on vous a informé qu’il y avait suffisamment de renseignements pour appuyer une conclusion selon laquelle vous avez fourni des renseignements faux ou trompeurs quand vous avez présenté votre demande de passeport. Cette décision a donné lieu à l’imposition d’une période de refus de services de passeport jusqu’au 17 juin 2020. On vous a informé que les décisions du Programme de passeport sont réputées être définitives et que vous pouviez contester la décision en présentant une demande de contrôle judiciaire à la Cour fédérale du Canada dans les trente jours suivant la date de la décision.

Par conséquent, la décision prise par le Programme de passeport demeure valide. Toutefois, comme on vous l’a déjà mentionné, vous pouvez, pendant la période de refus de services de passeport, présenter une demande de passeport à validité limitée comportant des limites géographiques pour des motifs urgents et impérieux. Le lien suivant menant au site Web http://www.cic.gc.cca/english/passport/securit/limited-validity.asp pourrait vous être utile.

[19]  Le défendeur affirme que la référence au caractère définitif faite dans la décision de réexamen ne représentait qu’une confirmation de la déclaration faite dans la décision du 11 septembre 2015, selon laquelle la décision pouvait faire l’objet d’un contrôle judiciaire en application des articles 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7, ce qui pourrait ne pas être le cas s’il ne s’agissait que d’une décision provisoire. Le défendeur souligne également la référence expresse dans la décision de réexamen indiquant que CIC a pris en considération les renseignements présentés au nom de Mme Thelwell. Le défendeur fait valoir que cela montre que CIC a effectivement exercé son pouvoir discrétionnaire de réexaminer la décision antérieure et qu’il n’a pas refusé de le faire en raison d’une politique ministérielle.

[20]  La Cour d’appel fédérale a expliqué dans l’arrêt Kurukkal, aux paragraphes 4 et 5, que l’obligation du décideur administratif, quand il reçoit une demande de réexamen, est de décider, compte tenu de l’ensemble des circonstances pertinentes, s’il y a lieu d’exercer le pouvoir discrétionnaire de réexaminer sa décision. L’agent n’est pas obligé de mener un tel réexamen. Le juge en chef Crampton a aussi précisé, dans la décision Trivedi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 422, au paragraphe 30, qu’il n’existe pas une obligation générale de fournir des motifs détaillés justifiant la décision de ne pas réexaminer une demande. Toutefois, en l’espèce, CIC a fourni de brefs motifs dans sa lettre du 30 novembre 2015, et la Cour est tenue de déterminer si ces motifs montrent que CIC s’est demandé s’il devait exercer son pouvoir discrétionnaire de réexaminer sa décision, comme le soutient le défendeur, ou s’il a commis une erreur en ne reconnaissant pas qu’il pouvait exercer un tel pouvoir, comme le fait valoir Mme Thelwell.

[21]  J’estime que les motifs restreints de CIC soutiennent l’interprétation que fait Mme Thelwell de la décision. Je me dois de préciser que le défendeur ne prétend pas que la décision représente une soi-disant [traduction] « lettre de courtoisie » et qu’il ne s’agissait donc pas d’une décision susceptible de faire l’objet d’un contrôle judiciaire. Le défendeur soutient plutôt que CIC a exercé son pouvoir discrétionnaire et a décidé de maintenir la décision du 11 septembre 2015. Le défendeur indique à juste titre que la décision fait référence au fait que CIC a pris en considération les renseignements présentés au nom de Mme Thelwell. Toutefois, le reste de la décision soutient la thèse avancée par Mme Thelwell, selon laquelle CIC a pris la décision de ne pas effectuer un réexamen après avoir conclu à tort qu’il n’avait pas le pouvoir discrétionnaire de le faire en raison de l’incidence d’une politique ministérielle.

[22]  La décision du 30 novembre 2015 renvoie au contenu de la décision du 11 septembre 2015, et se termine par une référence au fait que Mme Thelwell a été informée que [traduction] « […] les décisions du Programme de passeport sont réputées être définitives et que vous pouviez contester la décision en présentant une demande de contrôle judiciaire à la Cour fédérale du Canada dans les trente jours suivant la date de la décision ». Ce libellé, ainsi que les concepts y étant saisis, se rapproche considérablement de celui de la politique ministérielle. Ainsi, j’estime que la politique a influencé l’inclusion du libellé sur le caractère définitif de la décision et la possibilité de demander un contrôle judiciaire dans les décisions du 11 septembre 2015 et du 30 novembre 2015. Bien entendu, cela ne pose aucun problème en soi.

[23]  Toutefois, il est assez important de souligner que le paragraphe suivant de la décision du 30 novembre 2015 commence par l’expression « par conséquent » et indique que l’issue de la décision antérieure demeure inchangée. La référence au caractère définitif de la décision dans le libellé de la politique elle-même aurait très bien pu servir à renvoyer à la possibilité de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale à la suite d’une décision définitive. Toutefois, dans la décision du 30 novembre 2015, l’emploi de l’expression « par conséquent » avant la déclaration selon laquelle la décision antérieure demeure valide sous-entend, comme le soutient Mme Thelwell, que CIC a refusé de réexaminer sa décision antérieure parce qu’il a interprété que le renvoi au caractère définitif dans sa politique l’empêchait de mener un tel réexamen.

[24]  Par conséquent, j’estime que CIC a fait à tort entrave à son pouvoir discrétionnaire dans sa décision portant sur la demande de réexamen de Mme Thelwell; CIC a ainsi commis une erreur susceptible de révision. À titre subsidiaire, même si la décision n’était pas attribuable à une dépendance à une politique ministérielle, le libellé de la décision montre tout de même un lien de causalité entre la déclaration de CIC sur le caractère définitif de sa décision antérieure et sa conclusion selon laquelle cette décision demeure valide. Je juge que cela montre un défaut de reconnaître l’existence du pouvoir discrétionnaire de réexaminer une décision et qu’il s’agit donc d’une erreur susceptible de révision, comme celle reconnue dans l’arrêt Kurukkal.

C.  Était-ce une erreur de ne pas réexaminer la demande à la lumière des nouveaux éléments de preuve?

[25]  Mme Thelwell soutient que l’erreur commise par CIC en faisant entrave à son pouvoir discrétionnaire ou en ne le reconnaissant pas est une erreur déterminante qui justifie le renvoi de l’affaire à un décideur différent au sein de CIC. Mme Thelwell a également présenté de longs arguments selon lesquels le pouvoir discrétionnaire de réexaminer la décision antérieure aurait dû être exercé en sa faveur. Elle met l’accent sur les motifs appuyant la décision du 11 septembre 2015 et sur ses arguments, fondés sur la Charte, pour expliquer pourquoi cette décision était déraisonnable. Le défendeur a aussi abordé ces arguments de façon très détaillée. Toutefois, étant donné que j’ai retenu l’interprétation qu’a faite Mme Thelwell de la décision de CIC, soit qu’elle était fondée sur le caractère définitif de la décision antérieure, il s’ensuit que, même si CIC renvoie, dans sa lettre du 30 novembre 2015 au fait que les renseignements présentés au nom de Mme Thelwell ont été pris en considération, ni ces renseignements ni l’analyse incluse dans la décision du 11 septembre 2015 n’ont influencé la décision du 30 novembre 2015. Comme cette dernière est la décision visée par le présent contrôle judiciaire, et comme elle n’a pas été influencée par l’analyse menée dans le cadre de la décision antérieure, je ne crois pas qu’il serait approprié pour la Cour en l’espèce de tirer une conclusion sur le caractère raisonnable de la décision antérieure.

V.  Conclusion

[26]  J’en viens par conséquent à la conclusion qu’il faut accueillir la présente demande de contrôle judiciaire et ordonner la mesure de réparation demandée par Mme Thelwell, soit l’annulation de la décision du 30 novembre 2015 et son renvoi à un décideur différent.

[27]  Mme Thelwell a demandé, dans son mémoire des faits et du droit, que cette mesure de réparation soit accompagnée d’une directive obligeant le nouveau décideur à recevoir tous les nouveaux éléments de preuve et arguments qu’elle présentera dans les 30 jours suivant l’ordonnance de la Cour, et à rendre sa décision dans les 60 jours suivant la réception de ses documents mis à jour. Le défendeur ne conteste pas que la Cour a compétence pour imposer ces échéances; il fait cependant valoir qu’elles sont inutiles dans les circonstances en l’espèce, puisque rien n’indique un quelconque retard de la part de CIC dans le traitement de la demande de Mme Thelwell. Je suis donc d’avis d’inclure dans mon ordonnance les échéances demandées par Mme Thelwell, non pas parce que je doute que CIC soit prêt à traiter la demande rapidement, mais plutôt pour donner aux parties une certitude quant au déroulement des diverses étapes issues de la décision de la Cour.

[28]  Quant à la possibilité offerte à Mme Thelwell de présenter des documents mis à jour, le défendeur ne conteste pas non plus la compétence de la Cour lui permettant de lui offrir une telle possibilité. Il soutient toutefois que la demande de réexamen doit être examinée en fonction du dossier dans son état actuel. Je conclus qu’il serait factice d’empêcher que le réexamen se fasse en fonction de renseignements possiblement mis à jour. Par conséquent, j’accorderai dans mon ordonnance une courte période à Mme Thelwell afin qu’elle puisse présenter de nouveaux éléments de preuve et arguments à CIC.

VI.  Dépens

[29]  Comme elle a obtenu gain de cause dans la présente demande, Mme Thelwell a droit à des dépens. Elle a proposé une somme allant de 2 000 $ à 3 000 $, échelle avec laquelle le défendeur est d’accord. J’adjuge donc des dépens de 2 000 $ en sa faveur.


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision rendue par le Programme de passeport de Citoyenneté et Immigration Canada en date du 30 novembre 2015 est annulée et l’affaire est renvoyée à un décideur différent du Programme de passeport.

  3. Dans les 30 jours suivant la date de la présente ordonnance, Mme Thelwell devra présenter ses nouveaux éléments de preuve et arguments au Programme de passeport, ou l’informer qu’aucun nouvel élément de preuve ou argument ne sera présenté.

  4. Le Programme de passeport devra rendre une décision dans les 60 jours suivant la date à laquelle il aura reçu les nouveaux éléments de preuve ou arguments de Mme Thelwell, ou à laquelle cette dernière l’aura informé qu’elle ne présentera aucun nouvel élément de preuve ou argument.

« Richard F. Southcott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 18e jour de novembre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-288-16

INTITULÉ :

JADE ELIZABETH THELWELL c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 24 octobre 2016

JUGEMENT ET MOTIFS :

Le juge Southcott

DATE DES MOTIFS :

Le 25 novembre 2016

COMPARUTIONS :

Seamus Murphy

Pour la demanderesse

Patrick Bendin

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Seamus Murphy

Gerami Law Professional Corporation

Ottawa (Ontario)

Pour la demanderesse

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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