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Date : 20161128


Dossier : IMM-736-16

Référence : 2016 CF 1316

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 28 novembre 2016

En présence de monsieur le juge Boswell

ENTRE :

DRAGO KOZUL ET DSM ALUMINUM CONTRACTING LTD.

demandeurs

et

LE MINISTRE DE L’EMPLOI ET DU DÉVELOPPEMENT SOCIAL

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Après avoir obtenu un contrat important pour installer des soffites et des bordures de toit en cuivre pour les nouvelles habitations construites à Kitchener, à Hamilton et à Oakville, DSM Aluminum Contracting Ltd. (DSM) avait besoin d’embaucher un tôlier spécialisé dans le cuivre qui possède au moins trois ans d’expérience en fabrication et en installation de feuilles de cuivre. DSM et son propriétaire, Drago Kozul, ont recherché des personnes qualifiées en annonçant le poste pendant les mois d’avril et de mai 2015 dans le Toronto Star, ainsi que sur Workopolis.com et Indeed.ca. Les demandeurs ont reçu 14 demandes pour le poste, mais aucun des candidats ne possédait les trois années d’expérience exigées en tant que tôlier spécialisé dans le cuivre. Les demandeurs ont également communiqué avec la Carpenters and Allied Workers Union, mais le syndicat les a avisés qu’il n’y avait pas de fabricant ou d’installateur de cuivre expérimenté disponible pour pourvoir le poste.

[2]               Dans une lettre de son avocat datée du 17 juin 2015, DSM a ensuite présenté une demande d’étude d’impact sur le marché du travail (EIMT) en vertu du Programme des travailleurs étrangers temporaires afin d’embaucher un tôlier spécialisé dans le cuivre à titre de travailleur étranger temporaire. Dans leur demande d’EIMT, les demandeurs ont mentionné leur incapacité à trouver un candidat approprié dans la région et, par conséquent, ils ont indiqué leur intention d’embaucher un travailleur étranger temporaire possédant suffisamment d’expérience en manipulation de feuilles de cuivre. Les demandeurs ont également indiqué que le travailleur étranger temporaire pourrait combler la pénurie de main-d’œuvre immédiate, de même qu’enseigner et développer les compétences d’autres Canadiens et résidents permanents à l’égard de la manipulation, de l’installation et de la fabrication de feuilles de cuivre.

[3]               Le 7 janvier 2016, une agente du Programme des travailleurs étrangers temporaires (l’agente) a communiqué avec M. Kozul et a demandé la convention collective pertinente et quelques renseignements supplémentaires. L’agente a informé l’avocat des demandeurs le 13 janvier 2016 que la convention collective était nécessaire puisque les employeurs embauchant des travailleurs étrangers temporaires pour des postes syndiqués disponibles doivent annoncer et offrir les mêmes taux de salaire que ceux établis dans la convention collective. Le 20 janvier 2016, le représentant des demandeurs a informé l’agente que le travail associé au poste de tôlier spécialisé dans le cuivre n’était pas inclus dans la convention collective puisqu’il couvrait uniquement l’installation de soffites et bordures de toit en aluminium et en vinyle, et non la fabrication et l’installation de soffites et bordures de toit en cuivre. Le représentant des demandeurs a également remis à l’agente une lettre du syndicat datée du 20 janvier 2016, dans laquelle le syndicat mentionnait la pénurie de fabricants et d’installateurs de cuivre d’expérience et qu’il ne s’opposait pas à l’intention des demandeurs d’embaucher un travailleur étranger temporaire pour pourvoir le poste.

I.                   Décision

[4]               Dans une lettre datée du 9 février 2016, l’agente a avisé les demandeurs qu’une opinion positive à l’égard de l’EIMT ne pouvait pas être émise puisqu’ils n’avaient pas réussi à démontrer qu’ils avaient déployé suffisamment d’efforts pour embaucher des Canadiens et parce que l’embauche d’un étranger ne résorbera probablement pas la pénurie de main-d’œuvre. Le raisonnement de l’agente pour ne pas émettre une opinion positive a été établi dans ses notes au dossier qui mentionnent, dans le passage pertinent :

[traduction] Après l’examen des facteurs énoncés dans R200(5) et 203(3) [paragraphes 200(5) et 203(3) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227] et en fonction de tous les documents fournis, l’employeur offre un salaire plus élevé au travailleur étranger que ce qui était annoncé pour ce poste pour les Canadiens et les résidents permanents. Par conséquent, l’employeur n’a pas été en mesure de démontrer qu’il a déployé des efforts raisonnables pour embaucher des Canadiens et des résidents permanents dans R203(3)e). De plus, l’employeur n’a pas tâté le marché avec un salaire qui est conforme aux salaires qui sont habituellement la norme au Canada.

Bien que l’employeur ait fourni une lettre de son syndicat qui confirme qu’aucun travailleur n’est disponible pour combler ce poste et que le syndicat ne s’objecte pas à ce que l’employeur trouve un travailleur ailleurs, les différentes sources vérifiées au sujet du marché du travail indiquent qu’il n’y a pas de pénurie de main-d’œuvre pour cette occupation comme il est indiqué dans R203(3)c).

Après l’examen de tous les documents fournis par l’employeur et des facteurs du marché du travail, une décision négative a été rendue pour ne pas avoir respecté R203(3)c) et e).

[5]               L’agente en l’espèce a consulté, en plus de l’information et de la documentation fournies par les demandeurs, différentes sources d’information au sujet du marché du travail pour les tôliers spécialisé dans le cuivre. Plus précisément, l’agente a examiné et s’est appuyée sur le site Web « Emploi-Avenir Ontario » du gouvernement de l’Ontario pour évaluer les conditions du marché du travail et le site Web Guichet-Emplois du gouvernement du Canada pour les offres d’emploi pour les tôliers dans les régions de Toronto, de Hamilton-Niagara et de Kitchener-Waterloo-Barrie; elle a également obtenu et examiné les prévisions de construction pour la région du Grand Toronto, du centre de l’Ontario et du sud-ouest de l’Ontario, à partir du site www.constructionforecasts.ca/fr.

[6]               Les notes de l’agente démontrent également que le 8 février 2016 elle a parlé au téléphone avec Darryl Stuart, le nouveau directeur exécutif de l’Ontario Sheet Metal Contractors Association :

[traduction] Il indique qu’il n’y a présentement aucune pénurie de main-d’œuvre pour le poste de tôlier spécialisé dans le cuivre, il y a plutôt un ralentissement du marché. Il a mentionné qu’une personne possédant trois ans d’expérience serait considérée un apprenti de troisième année et serait payée 70 % du salaire d’un compagnon qui pourrait être d’environ 42,00 $/h (si ce poste est syndiqué).

On lui a demandé s’il était possible que certains postes soient syndiqués et que d’autres dans la même organisation ne le soient pas. Il a répondu que cela était possible, toutefois, il a confirmé que les personnes non syndiquées ne paieraient pas de cotisations syndicales.

II.                Questions en litige

[7]               Cette demande de contrôle judiciaire soulève une question principale : à savoir, si les demandeurs ont été privés de l’équité procédurale en raison de l’omission de l’agente de leur accorder une occasion d’aborder certains éléments de preuve sur lesquels elle s’est appuyée pour ne pas émettre une opinion positive à l’égard de l’EIMT. Pour les motifs ci-dessous, je conclus que les demandeurs ont été privés de l’équité procédurale dans les circonstances en l’espèce, et par conséquent, il n’est pas nécessaire d’examiner les autres questions soulevées par les parties.

III.             Analyse

[8]               Si l’équité procédurale refusée aux demandeurs est une question examinée selon la norme de la décision correcte (voir : Frankie’s Burgers Lougheed Inc c. Canada (Emploi et développement social), 2015 CF 27, au paragraphe 23, 473 FTR 67 [Frankie’s Burgers]). Cela exige que la Cour détermine si la formulation d’une opinion négative au sujet de l’EIMT par l’agente satisfait le niveau d’équité requis par les circonstances de l’affaire (voir : Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, au paragraphe 115, [2002] 1 RCS 3). Par conséquent, ce n’est pas tant une question de savoir si la décision ou l’opinion est correcte qu’une question de savoir si le processus suivi pour prendre la décision était juste (voir : Hashi c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 154, au paragraphe 14, 238 ACWS (3d) 199; et Makoundi c. Canada (Procureur général), 2014 CF 1177, au paragraphe 35, 249 ACWS (3d) 112).

[9]               La nature de l’obligation d’équité procédurale due dans le cadre des demandes pour une EIMT est relativement faible. Comme l’indique la Cour dans Frankie’s Burgers :

[73]      Les exigences en matière d’équité procédurale varient selon les circonstances propres à chaque cas (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, au paragraphe 21 [Baker]). Dans le contexte des demandes d’AMT présentées par les employeurs, un examen des facteurs à évaluer au moment de déterminer ces exigences indique que ces dernières sont relativement faibles. Cela s’explique par le fait que (i) la structure du processus d’évaluation aux fins des AMT est loin d’être de caractère judiciaire, (ii) les demandeurs qui essuient un refus peuvent simplement soumettre une autre demande (Maysch c Canada (Citoyenneté et Immigration), [2010] CF 1253, au paragraphe 30; Li c Canada (Citoyenneté et Immigration), [2012] CF 484, au paragraphe 31 [Li]), et (iii) les refus à l’égard des demandes d’AMT sont sans répercussions négatives marquées sur les employeurs, au sens qu’elles n’ont pas de « conséquences graves et permanentes » ou un « effet [...] important » (Baker, précité, aux paragraphes 23 à 25).

[10]           Bien que la nature de l’obligation d’équité procédurale due en l’espèce puisse être à l’extrémité faible du spectre, cela ne veut pas dire que l’obligation n’existe pas. Il y a une obligation de dévoiler les éléments de preuve extrinsèques s’ils peuvent avoir une incidence sur le résultat d’une décision. Comme l’a souligné la Cour dans Yang c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 20, au paragraphe 17, [2013] ACF no 25 : « La question est de savoir si des faits concrets, essentiels ou potentiellement cruciaux pour la décision ont été utilisés à l’appui d’une décision, sans que la partie visée ait eu la possibilité de répondre à ces faits ou de les commenter. »

[11]           Le défendeur prétend que l’agente n’était pas obligée de divulguer l’information qu’elle a obtenue d’autres sources que les demandeurs puisque la divulgation est requise uniquement « lorsque la crédibilité ou l’authenticité de documents ou éléments de preuve est en doute ». Je ne suis pas d’accord.

[12]           En l’espèce, l’importance que l’agente a accordée aux sites Web qui sont généralement accessibles aux membres du public désireux d’obtenir de l’information au sujet du marché du travail pour les tôliers n’était pas injuste. L’importance accordée par l’agente à l’information obtenue des sites Web a été jugée juste et non comme une utilisation injuste d’éléments de preuve extrinsèques dans plusieurs décisions de la Cour (voir p. ex. : Majdalani c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 294, au paragraphe 58, 472 FTR 285; Sinnasamy c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 67, aux paragraphes 39 et 40, 164 ACWS (3d) 667; De Vazquez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 530, aux paragraphes 27 et 28, 456 FTR 124; Pizarro Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 623, au paragraphe 46, 434 FTR 69).

[13]           Toutefois, dans les circonstances en l’espèce, il était injuste que l’information obtenue par l’agente lors de conversations avec M. Stuart n’ait pas été transmise ou divulguée aux demandeurs avant qu’elle émette une opinion négative au sujet de l’EIMT. Cette information contredisait directement la perception des demandeurs relativement à l’existence d’une pénurie de main-d’œuvre pour les tôliers d’expérience spécialisés dans le cuivre. Refuser d’accorder aux demandeurs une occasion de commenter ou d’offrir des éléments de preuve pour contredire l’information non divulguée provenant de M. Stuart était injuste. Par conséquent, l’affaire doit être renvoyée à un autre agent du Programme des travailleurs étrangers temporaires pour qu’il effectue une nouvelle évaluation.

[14]           À l’audience pour la présente affaire, le défendeur a renvoyé la Cour à la décision de la Cour d’appel fédérale dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Patel, 2002 CAF 55, aux paragraphes 4 et 5, 112 ACWS (3d) 558, et a demandé instamment à la Cour d’exercer son pouvoir discrétionnaire de ne pas accueillir la demande de contrôle judiciaire puisque, même si l’agente s’est fondée injustement sur l’information obtenue de M. Stuart, un tel manquement d’équité procédurale était sans importance pour la plus vaste décision liée à l’EIMT puisque l’agente a également conclu que les demandeurs n’ont pas démontré qu’ils avaient fait suffisamment d’efforts pour embaucher un travailleur canadien ou résident permanent. Je refuse la requête du défendeur voulant que la Cour exerce son pouvoir discrétionnaire à cet égard. Je le fais puisque l’information non divulguée touche directement la question à laquelle l’agente devait répondre en réponse à la demande d’EIMT des demandeurs : à savoir s’il y avait ou non une pénurie de main-d’œuvre pour les tôliers spécialisés dans le cuivre. Les demandeurs avaient droit que leur demande d’EIMT soit évaluée de façon équitable, ce qui ne s’est pas produit en l’espèce puisque l’agente a omis d’accorder aux demandeurs une occasion de contester les éléments de preuve extrinsèques fournis par M. Stuart.   

IV.             Conclusion

[15]           Le défaut de l’agente de fournir aux demandeurs une occasion de répondre à l’information fournie par le directeur exécutif de l’Ontario Sheet Metal Contractors Association a constitué un manquement au devoir d’équité procédurale auquel ils avaient droit.

[16]           La requête du défendeur lors de l’audience de la présente affaire que le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration soit retiré en tant que défendeur est accueillie et l’intitulé est modifié en conséquence.


JUGEMENT

LA COUR accueille la demande de contrôle judiciaire; le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration est retiré en tant que défendeur; aucuns dépens ne sont adjugés.

« Keith M. Boswell »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-736-16

 

INTITULÉ :

DRAGO KOZUL ET DSM ALUMINUM CONTRACTING LTD. c. LE MINISTRE DE L’EMPLOI ET DU DÉVELOPPEMENT SOCIAL

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 13 octobre 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BOSWELL

 

DATE DES MOTIFS :

Le 28 novembre 2016

 

COMPARUTIONS :

Wennie Lee

 

Pour les demandeurs

 

Wendy Wright

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lee & Company

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour les demandeurs

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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