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Date : 20161128


Dossier : IMM-5593-15

Référence : 2016 CF 1308

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 28 novembre 2016

En présence de monsieur le juge Bell

ENTRE :

SAIED ROSHAN

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Aperçu

[1]               Le 19 novembre 2015, une agente supérieure d’immigration (l’agente) a rejeté la demande du demandeur (M. Roshan) pour qu’il lui soit permis de présenter au Canada une demande de statut de résident permanent, conformément au paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR) pour des raisons d’ordre humanitaire. L’agente a conclu que M. Roshan n’éprouverait pas des difficultés inhabituelles, injustifiées ou démesurées s’il devait présenter sa demande de résidence permanente à l’extérieur du Canada.

[2]                Le 13 septembre 2016, j’ai accueilli la demande de contrôle judiciaire et j’ai ordonné que l’affaire soit confiée à un autre agent aux fins de réexamen. J’ai indiqué que mes motifs suivraient, les voici.

II.                Contexte

[3]               M. Roshan, un athée, est un citoyen de la République islamique d’Iran âgé de trente-quatre ans. Le 4 mai 2012, il est arrivé au Canada où il a demandé l’asile à l’Aéroport international Lester B. Pearson. Sa demande a été rejetée le 8 janvier 2014. Sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire du refus de sa demande d’asile a été rejetée le 28 mai 2014. Après le rejet d’un examen des risques avant renvoi (ERAR) le 19 novembre 2015, M. Roshan a sollicité l’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire de la décision relative à un ERAR. Notre Cour ne s’est pas encore prononcée sur cette affaire. En attendant, M. Roshan a déposé une demande de statut de résident permanent présentée au Canada, conformément aux dispositions du paragraphe 25(1) de la LIPR. La Cour est présentement saisie du rejet de la demande de statut de résident permanent de M. Roshan.

III.             La décision contestée

[4]               L’agente a conclu que M. Roshan n’éprouverait pas des difficultés inhabituelles, injustifiées ou démesurées s’il devait présenter sa demande de résidence permanente à l’extérieur du Canada. M. Roshan soutient que la décision de l’agente est viciée parce qu’elle n’a pas appliqué correctement le critère juridique exposé dans la décision Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, [2015] 3 RCS 909 [Kanthasamy]. Plus précisément, M. Roshan soutient que l’agente a entravé illégalement le pouvoir discrétionnaire général accordé par le Parlement pour tenir compte de facteurs d’ordre humanitaire en rejetant sa demande.

IV.             Questions en litige

[5]               M. Roshan soutient que (i) l’agente a omis d’appliquer le bon critère juridique dans son analyse des considérations d’ordre humanitaire, qui sous-tendent son analyse visée au paragraphe 25(1); et (ii) l’application du critère doit être mesurée en fonction de la norme de la décision correcte. Par l’application du critère juridique erroné, il soutient que la norme de la décision correcte n’est pas satisfaite et qu’un contrôle judiciaire devrait être octroyé. À titre subsidiaire, si l’agente a appliqué le bon critère juridique, il soutient que la décision ne satisfait pas au critère de la norme de la décision raisonnable tel qu’il est exposé dans la décision Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir].

V.                Analyse

A.                Norme de contrôle

[6]               M. Roshan se fonde sur la décision Taylor c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 21, au paragraphe 18, [2016] ACF no 23 [Taylor], sa thèse voulant que le choix du critère juridique appelle une norme de la décision correcte. En tout respect, je ne suis pas de cet avis. Dans Kanthasamy, même si la Cour a conclu que la décideuse avait indument entravé son pouvoir discrétionnaire en appliquant un critère juridique erroné, les juges de la majorité comme les juges dissidents ont appliqué la norme de la décision raisonnable. Dans la décision Kanthasamy, la Cour ne s’est jamais écartée de son opinion dans Dunsmuir selon laquelle la norme de la décision raisonnable s’applique aux questions de droit liées à l’interprétation de la loi constitutive d’un tribunal. En l’espèce, l’agente a été appelée à interpréter le paragraphe 25(1) de la LIPR, sa loi constitutive. Malgré le respect dû à ceux qui ne partagent pas ce point de vue, la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable.

[7]               Pour ce qui est du bien-fondé de la décision dans son ensemble, M. Roshan reconnaît que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Autrement dit, est-ce que la décision « appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » et tient-elle « à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel » (Dunsmuir, précité, au paragraphe 47).

B.                 La décision de l’agente concernant l’application du critère juridique était-elle raisonnable?

[8]               Autrement dit, M. Roshan soutient que l’agente a illégalement omis de tenir compte des considérations d’ordre humanitaire lorsqu’elle a évalué sa demande de statut de résident permanent présentée au Canada. M. Roshan se fonde sur la décision Kanthasamy, dans laquelle la juge Abella donne des directives quant à la bonne interprétation du paragraphe 25(1) :

L’expression « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » est de nature descriptive et ne crée pas, pour l’obtention d’une dispense, trois nouveaux seuils en sus de celui des considérations d’ordre humanitaire que prévoit déjà le par. 25(1). […] Les trois adjectifs doivent être considérés comme des éléments instructifs, mais non décisifs, qui permettent au par. 25(1) de répondre avec plus de souplesse aux objectifs d’équité qui le sous‑tendent.

[9]               M. Roshan se fonde surtout sur le renvoi des juges majoritaires dans la décision Kanthasamy à l’affaire Chirwa c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 1970, 4 A.I.A. 338 [Chirwa], dans laquelle La Commission d’appel de l’immigration a employé un critère plutôt subjectif comme norme d’intervention pour des raisons d’ordre humanitaire (Kanthasamy, précité, au paragraphe 13). Selon son critère, « des faits établis par la preuve, de nature à inciter tout homme raisonnable [sic] d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne — dans la mesure où ses malheurs “justifient l’octroi d’un redressement spécial” aux fins des dispositions de la Loi ». M. Roshan soutient que les juges majoritaires dans la décision Kanthasamy affirment que la décision Chirwa est le fondement du critère juridique de l’exception pour raisons d’ordre humanitaire visée au paragraphe 25(1) de la LIPR. Je ne partage pas l’application libérale de M. Roshan de la décision du tribunal dans l’affaire Chirwa.

[10]           Bien que les juges majoritaires dans la décision Kanthasamy aient analysé le critère Chirwa lorsqu’ils ont analysé l’historique législatif et jurisprudentiel de l’exception visée au paragraphe 25(1), ils ont pris leur distance par rapport à ce critère dans leur décision concernant l’affaire dont ils étaient saisis. La majorité a spécifiquement rejeté une approche ‘autonome’ Chirwa préférant une approche qui « se montre moins catégorique vis‑à‑vis de Chirwa et où elle emploie le libellé qui y figure comme s’il coexistait avec celui des Lignes directrices […] » Cette ‘deuxième’ approche est favorisée au paragraphe 31 de la décision Kanthasamy, où la majorité confirme que cette approche « paraît plus compatible avec les objectifs du par. 25(1) ». Bien que le critère Chirwa puisse influer sur l’application des Principes directeurs sur la protection internationale no 8 [les Principes directeurs], d’autres facteurs peuvent également le faire. À mon avis, ces autres facteurs peuvent comprendre une analyse exhaustive de la nature exceptionnelle de la dispense pour des raisons humanitaires, exposée par les juges dissidents dans la décision Kanthasamy. Par conséquent, même si les juges majoritaires et les juges dissidents ne s’entendent pas sur le « simple critère juridique » à appliquer lorsqu’ils évaluent une exception visée au paragraphe 25(1), concrètement, ils s’entendent pour dire que la question déterminante est de savoir si les facteurs pris en considération donnent lieu à une décision raisonnable. Finalement, les juges majoritaires et dissidents veulent s’assurer que les agents n’entravent pas leur pouvoir discrétionnaire par une application rigoureuse des Principes directeurs. J’essaierai de suivre cette approche.

[11]           Le défendeur soutient que l’interprétation par l’agente de l’exception visée au paragraphe 25(1) respecte les principes exposés dans la décision Kanthasamy, et, par conséquent, est raisonnable. Je souscris à cette position. Bien que l’agente ait évalué certains facteurs sous l’angle du critère des difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées, elle a aussi tenu compte d’autres facteurs comme l’établissement de M. Roshan au Canada, sa capacité de parler le dari, le fait qu’il subirait un certain degré de difficultés à son retour en Iran et son bon dossier civil. À mon avis, l’application par l’agente du critère juridique est conforme à l’opinion exprimée par la juge Abella dans la décision Kanthasamy, lorsqu’elle indique, au paragraphe 25 :

Ce qui justifie une dispense dépend évidemment des faits et du contexte du dossier, mais l’agent appelé à se prononcer sur l’existence de considérations d’ordre humanitaire doit véritablement examiner tous les faits et les facteurs pertinents portés à sa connaissance et leur accorder du poids.

[Non souligné dans l’original.]

[12]           Finalement, je souligne que les faits et le droit dont la Cour est présentement saisie se distinguent de ceux abordés dans la décision Kanthasamy. Dans cette décision, la Cour suprême a mis un accent particulier sur l’omission du tribunal d’examiner adéquatement le facteur de « l’intérêt supérieur de l’enfant », exposé au paragraphe 25(1) de la LIPR.

[13]           Je conclus que l’interprétation par l’agente du paragraphe 25(1) de la LIPR et que les facteurs utilisés dans son évaluation de l’exception pour raisons d’ordre humanitaire sont raisonnables. Comme il est exposé ci-dessous, c’est application de cette interprétation juridique raisonnable que je considère problématique.

C.                 La décision de l’agente était-elle raisonnable?

[14]           Comme il est déjà indiqué, M. Roshan est un athée et il a présenté des éléments de preuve à cet effet. Il a présenté des éléments de preuve non contredits de Robert David Onley (M. Onley), un avocat du Bureau de la liberté de religion de ce qui était le ministère des Affaires étrangères (maintenant Affaires mondiales Canada), selon lesquels le gouvernement iranien exécute, torture, emprisonne et punit les gens qui se disent athées. La lettre remise par M. Onley indique seulement que le gouvernement iranien n’hésite pas à tuer les gens qui disent avoir des croyances apostates. L’athéisme est considéré comme une croyance apostate. L’agente a aussi renvoyé à un rapport du Département d’État des États-Unis intitulé International Religious Freedom Report for 2013: Iran (rapport USDS), qui indique :

[traduction] La constitution ne prévoit pas les droits des citoyens musulmans de choisir, modifier ou renier leurs croyances religieuses. Le gouvernement considère automatiquement un enfant né d’un père musulman comme un musulman et considère la conversion de l’Islam comme apostate, ce qui est punissable de mort.

[15]           En rejetant la demande de dispense pour des raisons d’ordre humanitaire, l’agente a brièvement fait référence au fait que les athées sont de plus en plus acceptés [traduction] « chez certains Iraniens ». Ce fait, conjugué à ses observations selon lesquelles M. Roshan n’a pas offert d’éléments de preuve établissant qu’il est un dirigeant religieux ou un activiste, a amené l’agente à conclure qu’il n’y avait pas suffisamment de raisons d’ordre humanitaire pour justifier l’octroi de la dispense visée au paragraphe 25(1).

[16]           Bien que j’aie déjà exprimé mon avis selon lequel la formulation par l’agente du critère concernant l’application de la dispense pour des raisons d’ordre humanitaire est raisonnable, j’estime que dans les circonstances, l’application du critère et, partant, la conclusion, sont toutes les deux déraisonnables. Lorsque j’examine les objectifs du paragraphe 25(1) sous l’angle de la « nature exceptionnelle de la dispense pour considérations d’ordre humanitaire » préconisée par les juges dissidents dans l’affaire Kanthasamy, beaucoup de questions restent sans réponse. Par exemple, pourquoi est-ce que l’agente a conclu que M. Roshan avait vécu en Iran pendant 30 ans sans rencontrer de problèmes relativement à son athéisme, alors que les éléments de preuve présentés par M. Roshan indiquaient que son athéisme est récent, s’étant développé au cours des 10 dernières années? Comment est-ce que l’agente pourrait accepter comme crédibles les éléments de preuve de M. Onley et du rapport USDS concernant le traitement des athées par le gouvernement de l’Iran, mais ne pas en tenir compte du tout en faisant observer que l’athéisme est de plus en plus accepté en Iran? Je ne peux pas voir de lien entre les actions de l’État envers les athées et le fait que l’athéisme devient de plus en plus accepté par certains citoyens de l’Iran.  Finalement, quelle est la pertinence de conclure que M. Roshan n’est pas un dirigeant au sein du mouvement athée? Les éléments de preuve de M. Onley et du rapport USDS ne laissent pas entendre que la persécution des athées se limite aux dirigeants de la communauté athée. Ces questions sans réponse m’amènent à conclure que même si la décision peut appartenir aux issues possibles acceptables, elle ne peut être justifiée au regard des faits et du droit. En outre, à mon avis, même s’il peut y avoir une certaine transparence dans l’approche de l’agente, je trouve les raisons ni justifiables ni transparentes (Dunsmuir, précité, au paragraphe 47).

[17]           En parvenant à cette conclusion, je tiens compte du fait que la Cour ne devrait pas inutilement analyser la décision de l’agente (Kanthasamy, précité, au paragraphe 11) et que je devrais tenir compte du fait de savoir s’il y a, au dossier, des éléments de preuve sur lesquels l’agente aurait pu se fonder pour parvenir raisonnablement à sa conclusion : voir Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 18, [2011] 3 RCS 708. En raison de mes questions restées sans réponse et de mon incapacité de deviner comment l’agente a choisi de ne pas tenir compte d’éléments de preuve clés de M. Onley et du Département d’État, je ne peux pas appliquer la décision Newfoundland Nurses pour maintenir la décision contestée.

JUGEMENT

LA COUR accueille la demande de contrôle judiciaire sans dépens. J’estime que la Cour d’appel fédérale n’a à répondre à aucune question certifiée et que, par conséquent, aucune n’est certifiée.

« B. Richard Bell »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5593-15

 

INTITULÉ :

SAIED ROSHAN c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 13 septembre 2016

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE BELL

 

DATE DES MOTIFS :

Le 28 novembre 2016

 

COMPARUTIONS :

Anthony Navaneelan

 

Pour le demandeur

 

Steven Jarvis

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Anthony Navaneelan

Avocate

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

Pour le défendeur

 

 

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