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Date : 20161011


Dossier : T-2579-91

Référence : 2016 CF 1132

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 11 octobre 2016

En présence de monsieur le juge Zinn

ENTRE :

ROGER SOUTHWIND, POUR SON PROPRE COMPTE ET POUR LE COMPTE DES MEMBRES DE LA BANDE INDIENNE DU LAC SEUL

demandeurs

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

défenderesse

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DE L’ONTARIO

mise en cause

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF

 DU MANITOBA

mise en cause

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]  Je suis saisi de deux objections concernant le témoignage de Mme P. M. (Patt) Larcombe, dont le demandeur sollicite la désignation à titre de témoin expert.

[2]  Le 13 juillet 2016, faisant valoir des réserves quant à son habilité à livrer un témoignage d’opinion, l’Ontario a déposé une objection à la désignation de Mme Larcombe à titre de témoin expert conformément à l’article 52.5 des Règles des Cours fédérales (les Règles). Le Canada et le Manitoba ont appuyé la requête de l’Ontario et s’y sont joints comme parties. Avant la tenue du voir-dire sur l’habilitation de Mme Larcombe à témoigner, le Canada a fait part de son opposition à l’admission en preuve de ce qui a été désigné comme les transcriptions des groupes de discussion. Dans l’éventualité où Mme Larcombe serait désignée, de quelque façon, à titre de témoin expert, le Canada a demandé que la partie de son témoignage fondée sur les transcriptions des groupes de discussion ne soit pas considérée comme étant admissible en preuve. L’Ontario a appuyé cette requête du Canada. Le Manitoba ne s’est pas prononcé sur cette opposition.

Objection de l’Ontario

[3]  Au cours du voir-dire de deux jours qui a été tenu la semaine dernière, le demandeur et l’Ontario ont discuté assez longuement des compétences et de l’expertise de Mme Larcombe. En dépit de l’objection formulée par l’avocat du demandeur, la Cour a accordé beaucoup de latitude à l’Ontario lors de son contre-interrogatoire sur le rapport et l’expertise de Mme Larcombe. Il ressort de l’ordonnance prononcée par la Cour à ce moment que cette latitude a été accordée notamment parce que Mme Larcombe s’est présentée comme une spécialiste en géographie culturelle, un domaine d’expertise qui, selon mes recherches, n’avait jamais été reconnu par notre Cour ou un autre tribunal au pays. Au surplus, comme l’a relevé la Cour d’appel de l’Ontario dans la décision R. v Abbey, 2009 ONCA 624, au paragraphe 62 [traduction], « [p]our déterminer si la déposition d’un témoin expert est admissible en preuve, le juge de première instance doit en apprécier la nature et la portée ».

[4]  Mme Larcombe a expliqué que le domaine de la géographie comportait deux branches d’étude, savoir la géographie physique et la géographie culturelle. La géographie physique consiste en l’étude des phénomènes et des cycles du milieu naturel, composé de l’atmosphère, de l’hydrosphère, de la biosphère et de la géosphère. La géographie culturelle, selon la description qu’en a donnée Mme Larcombe, s’intéresse [traduction] « aux relations entre les communautés humaines et leur milieu physique, à leurs interrelations et à leur utilisation du territoire, ainsi qu’à d’autres modèles d’utilisation du territoire ».

[5]  En réponse à la requête de l’Ontario, le demandeur a fait valoir un manquement à la disposition de l’article 52.5 des Règles concernant le moment du dépôt :« La partie à une instance soulève, le plus tôt possible en cour d’instance, toute objection quant à l’habilité à témoigner du témoin expert de la partie adverse. »  En l’espèce, l’objection à la désignation de Mme Larcombe à titre de témoin expert a été soulevée plus de deux ans après la présentation de son rapport aux parties adverses.

[6]  Cela dit, l’article 52.5 des Règles ne prévoit aucune conséquence si une objection n’est pas formulée en temps opportun. Il a été fait allusion au préjudice qu’une objection tardive pourrait faire subir au demandeur puisque, s’il n’est pas fait droit au témoignage de Mme Larcombe, il devra trouver d’autres témoins experts et demander l’ajournement du procès. Il a été allégué aussi que les atermoiements de l’Ontario étaient purement tactiques et qu’il ne fallait pas récompenser pareille conduite.

[7]  Qu’à cela ne tienne puisque la désignation d’un témoin expert incombe au juge de première instance, qu’il y ait objection ou non. J’admets que l’Ontario aurait dû faire part de ses réserves au demandeur beaucoup plus tôt pour ne pas nuire au bon déroulement d’une instance qui devrait s’étaler sur 100 jours, mais je n’y vois pas de raison suffisante pour rejeter ce qui me semble par ailleurs une objection légitime, du moins en partie, concernant l’expertise du témoin proposé.

[8]  L’avocat du demandeur a expliqué qu’il proposait Mme Larcombe comme [traduction] « experte de l’évaluation de la perte d’utilisation ». Plus précisément, le demandeur souhaite qu’elle soit désignée à titre de témoin expert dans le domaine de [traduction] « la géographie culturelle, et notamment comme spécialiste de l’évaluation de la perte d’utilisation du territoire et des moyens de subsistance traditionnels autochtones, des répercussions des projets d’aménagement hydroélectrique et industriel sur les moyens de subsistance et les conditions de vie des Premières Nations, ainsi que des mesures d’atténuation de ces répercussions ».

[9]  Dans l’arrêt White Burgess Langille Inman c Abbott and Haliburton Co., 2015 CSC 23, au paragraphe 22, la Cour suprême du Canada a adopté, en ajoutant quelques précisions, la démarche en deux temps proposée par la Cour d’appel de l’Ontario dans son arrêt R. v Abbey, 2009 ONCA 624 pour déterminer l’admissibilité d’un témoignage d’expert.

[10]  Dans un premier temps, celui qui veut présenter le témoignage doit démontrer qu’il satisfait aux critères d’admissibilité, lesquels ont été énoncés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R. c Mohan, [1994] 2 RCS 9. Tout témoignage qui ne satisfait pas à ces critères devrait être exclu. Ces critères sont les suivants :

  • a) la pertinence;

  • b) la nécessité d’aider le juge des faits;

  • c) l’absence de toute règle d’exclusion;

  • d) la qualification suffisante de l’expert.

[11]  Pour jauger la pertinence logique du témoignage d’expert, il faut établir s’il porte sur un fait en litige et s’il tend à prouver ce fait. Je conviens avec le demandeur que le témoignage proposé est pertinent à la demande telle qu’il l’a formulée. D’ailleurs, l’Ontario n’a pas mis cette pertinence en doute dans son mémoire et lors des plaidoiries.

[12]  Il n’a pas été question non plus d’écarter le témoignage d’opinion proposé au motif qu’il enfreint une autre règle de preuve.

[13]  L’objection de l’Ontario a trait à la qualification du témoin proposé à titre d’expert et au fait que son témoignage n’aidera pas le juge des faits à rendre sa décision.

[14]  Je vais tout d’abord déterminer si le témoignage proposé satisfait au critère de la nécessité d’aider le juge des faits.

[15]  La Cour suprême du Canada, au paragraphe 14 de l’arrêt Mohan, rappelle qu’un témoignage « utile » au juge des faits ne remplit pas forcément le critère de la nécessité. En l’espèce, un témoignage d’opinion est nécessaire s’il éclaire le juge des faits sur des sujets qui échappent à son expérience et à ses connaissances.

[16]  Je suis convaincu que cette condition est remplie. L’experte se prononce sur les pertes subies consécutivement à l’inondation de la région du lac Seul et elle évalue ces pertes, et je dois admettre que ces sujets dépassent mes champs de connaissance et d’expérience.

[17]  Cela m’amène à la question ultime : Mme Larcombe est-elle suffisamment qualifiée pour témoigner à titre d’experte?

[18]  La Cour suprême du Canada, au paragraphe 17 de l’arrêt Mohan, observe qu’un témoin expert doit « démontre[r] qu’il ou elle a acquis des connaissances spéciales ou particulières grâce à des études ou à une expérience relatives aux questions visées dans son témoignage ».

[19]  De même, dans son arrêt R. c Marquard, [1993] 4 RCS 223, la Cour cite en l’approuvant le passage suivant du livre The Law of Evidence in Canada (Sopinka, Lederman et Bryant, Markham, Butterworths, 1992, aux pages 536 et 537) :

[traduction] L’admissibilité du témoignage [d’expert] ne dépend pas des moyens grâce auxquels cette compétence a été acquise. Tant qu’elle est convaincue que le témoin possède une expérience suffisante dans le domaine en question, la cour ne se demandera pas si cette compétence a été acquise à l’aide d’études spécifiques ou d’une formation pratique, bien que cela puisse avoir un effet sur le poids à accorder au témoignage.

[20]  Mme Larcombe a un baccalauréat ainsi qu’une maîtrise en géographie. Elle a commencé à s’intéresser plus particulièrement au domaine de la géographie culturelle durant ses études de deuxième cycle. Elle a un peu enseigné sur des thèmes qui pourraient, de près ou de loin, relever du domaine de la « géographie culturelle ». Elle n’a toutefois jamais publié d’article ayant fait l’objet d’un examen par les pairs dans ce domaine. Néanmoins, au cours de ses 29 années de carrière, elle a rédigé un certain nombre de rapports, parmi lesquels quelques-uns ont été publiés par ses clients sur leurs sites Web. Selon son témoignage, aucun des rapports publiés ne semble comprendre d’évaluation des pertes économiques ou financières du genre de celles dont elle fait état dans le rapport présenté dans le cadre du présent litige.

[21]  Mme Larcombe n’a jamais été désignée à titre de témoin expert par un tribunal. Elle n’a donc à peu près aucune expérience comme témoin devant un arbitre et deux tribunaux. Elle affirme qu’elle a été appelée à titre de témoin expert par l’une des parties, mais ses compétences n’ont pas été mises en doute et il n’existe aucune preuve que l’arbitre ou un tribunal a admis son témoignage ou l’a jugé utile.

[22]  Au cours de ses 29 années de carrière en tant que consultante, Mme Larcombe a mené des études et produit des rapports pour ses clients, dont certains sont décrits dans le curriculum vitæ déposé au dossier comme pièce 7152. Elle a effectué des études d’évaluation rétrospective de la perte d’utilisation. Comme elle l’a expliqué, ces études reposent sur des analyses rétrospectives visant à évaluer les répercussions d’un événement passé dans une perspective contemporaine. Ces analyses portent le plus souvent sur les répercussions de projets hydroélectriques, de la perte de terres de réserve ou de projets dans d’autres secteurs industriels sur des communautés des Premières Nations. Elle décrit son travail de la façon suivante : [traduction] « J’examine a posteriori les répercussions d’un événement afin de faire des évaluations et d’en chiffrer le coût financier. »  Son travail comporte aussi des évaluations prédictives des répercussions. Dans ces cas, on lui demande d’évaluer les répercussions futures d’un événement planifié ou projeté.

[23]  Dans le rapport qui nous occupe ici, Mme Larcombe présente une analyse des répercussions de la perte d’utilisation liée aux six produits figurant sous les onglets A1 à A6 [traduction] : foin pour le bétail; produits alimentaires issues des potagers; revenus issus du trappage; produits alimentaires issus de la faune sauvage; produits alimentaires et revenus issus du manomin (riz sauvage); produits alimentaires issus de la pêche.

[24]  Elle y décrit la méthode suivie pour faire une estimation quantitative des pertes liées à chaque élément et des répercussions sur l’économie de la Première Nation du Lac Seul. Pour chacun des produits, elle a recueilli des renseignements antérieurs et postérieurs à l’inondation de 1929. Quand elle n’en trouvait pas, elle cherchait ce qu’elle qualifie de [traduction] « documents crédibles », y compris des études réalisées pour le compte d’autres Premières Nations concernant la même décennie ou d’autres périodes historiques. Pour évaluer les pertes occasionnées par l’inondation, elle a calculé la différence entre les chiffres des périodes antérieures et postérieures à l’inondation. Mme Larcombe a ensuite attribué une valeur à chaque animal ou kilogramme perdu en fonction du coût théorique ou de remplacement (établi selon la méthode décrite dans le rapport). Finalement, elle a transposé les valeurs actuelles à la réalité de 1929, en se servant de données sur le coût de la vie à cette époque. Il s’agit selon elle d’une méthode reconnue dans son domaine d’expertise.

[25]  Considérant ses années d’expérience dans ce domaine, je reconnais que Mme Larcombe est une experte dans le domaine de la géographie culturelle et qu’elle est suffisamment qualifiée pour livrer un témoignage d’opinion en tant qu’experte sur les sujets de la perte d’utilisation subie par la Première Nation du Lac Seul et des répercussions liées aux éléments désignés aux onglets A1 à A6 de son rapport.

[26]  Dans la deuxième section de ce rapport, les onglets B1 à B4 renvoient aux [traduction] « pertes évitables » liées aux habitations, aux camps et aux campements, aux biens communautaires et agricoles, aux infrastructures d’accès et aux sites d’inhumation. Mme Larcombe explique qu’elle a évalué les coûts évitables comme suit : [traduction] « J’ai calculé combien auraient coûté la mise en œuvre de mesures visant à éviter l’inondation des habitations et des camps en 1929 ou, si l’inondation ne pouvait être évitée, la réparation des préjudices en reconstruisant les habitations en milieu non inondé. J’ai aussi estimé la valeur d’autres éléments détruits par les inondations, comme les clôtures ou les quais et, dans ce dernier cas, combien coûtait leur reconstruction en 1929. » Elle a aussi examiné des éléments de preuve concernant les sites d’inhumation et les coûts afférents. Pour établir les coûts évitables, Mme Larcombe a utilisé des données se rapportant exclusivement à la région du lac Seul et, en l’absence de telles données, elle a fait sa [traduction] « propre analyse et interprété d’autres sources de données pouvant donner une indication des coûts de construction ou de remplacement autour de 1929 ».

[27]  Le demandeur fait valoir qu’il ne demande pas que Mme Larcombe [traduction] « vienne témoigner au sujet de l’évaluation du coût raisonnable des habitations en 1929, mais qu’elle puisse donner une opinion à titre d’experte qualifiée sur le caractère raisonnable des mesures d’atténuation que le Canada a prises ou non eu égard aux pertes liées au logement subies par la Première Nation ».

[28]  Son évaluation du « caractère raisonnable » repose sur son opinion quant aux coûts de remplacement des habitations et d’autres structures. Je ne suis pas persuadé que Mme Larcombe est qualifiée pour donner une opinion sur la valeur des pertes évitables en 1929, telles qu’elles sont présentées aux onglets B1 à B4. Elle n’a aucune expertise dans ce domaine. Plus particulièrement, elle n’a aucune expertise lui permettant d’offrir une opinion sur la valeur des habitations, des camps, d’autres structures, des clôtures, des quais et des sites d’inhumation comparables en 1929. Il existe certainement des experts qui pourraient éclairer la Cour dans ce domaine.

[29]  Parce qu’il n’existe pas d’expert dans ce domaine, l’Ontario ne s’oppose pas à l’admission en preuve du témoignage de Mme Larcombe concernant les sites d’inhumation. Toutefois, la Cour n’est pas prête à admettre l’intégralité des éléments de preuve produits à cet égard. La Cour admettra en preuve les faits historiques, y compris, en leur accordant un poids relatif, les points de vue des membres de la Première Nation du Lac Seul qui sont tirés des transcriptions (dont nous parlerons plus loin et qui figurent dans les sections 1 à 4 de l’onglet B4 du rapport de Mme Larcombe), mais elle ne peut faire droit à l’opinion exprimée à la section 5. En effet, la Cour estime qu’il ne s’agit pas d’une évaluation rétrospective de la perte d’utilisation. La Cour est aussi bien placée que Mme Larcombe pour évaluer les coûts de relocalisation des tombes (section 5 de son rapport). Elle n’a aucune expertise qui lui permet d’aider la Cour dans ce domaine. En fait, son estimation repose sur une opinion personnelle, et non sur une expertise.

[30]  L’analyse précédente des éléments du témoignage constituait la première étape de la démarche établie dans la décision Abbey. Je vais maintenant m’attaquer à la seconde étape. Pour celle-ci, le juge endosse le rôle d’un « gardien » et doit déterminer si les [traduction] « avantages inhérents à l’admission d’un témoignage en compensent les risques ».

[31]  Dans l’arrêt Masterpiece Inc. c Alavida Lifestyles Inc., 2011 CSC 27, au paragraphe 76, le juge Rothstein déclare que « [l]es tribunaux doivent veiller à ce que les preuves d’expert et les preuves par sondage qui ne sont ni nécessaires, ni pertinentes, et qui risquent de troubler leur attention ne viennent pas rallonger et compliquer le déroulement de l’instance ». Les tribunaux ont maintes fois expliqué en quoi consiste cet exercice de pondération. Au paragraphe 47 de l’arrêt R. c J.-L.J., 2000 CSC 51, le juge Binnie mentionne que les critères d’admissibilité sont la pertinence, la fiabilité, la nécessité par rapport au délai, au préjudice et à la confusion qui peuvent résulter.

[32]  L’appréciation de la fiabilité à la seconde étape de la démarche doit se faire de manière souple. Dans la décision Abbey, au paragraphe 117, la Cour d’appel de l’Ontario affirme que la question à résoudre quand vient le temps de jauger la fiabilité d’une théorie non scientifique est celle de savoir si les recherches et l’expérience de l’expert lui confèrent une connaissance spécialisée suffisamment digne de foi pour que son opinion soit présentée à un juge ou à un jury.

[33]  Quand M. Marsello a contre-interrogé Mme Larcombe pour le compte de l’Ontario, il a relevé un bon nombre de failles, de lacunes et d’aspects problématiques dans son évaluation, et il a également exprimé des réserves sur le caractère raisonnable des hypothèses sur lesquelles repose son estimation des pertes. Aux yeux du demandeur, ces facteurs peuvent influer sur le poids accordé au témoignage de Mme Larcombe, mais ils n’ont rien à voir avec sa fiabilité.

[34]  Si j’étais en mesure, à ce stade-ci, de décréter que le témoignage d’opinion de Mme Larcombe sur la valeur des pertes est peu ou n’est pas du tout probant, je pourrais l’exclure d’emblée pour cause de non-fiabilité ou d’absence d’intérêt pour le juge de première instance. Or, malgré les réserves sérieuses de M. Marsello, je ne suis pas en mesure de tirer une telle conclusion parce que je n’ai pas pris connaissance de l’intégralité du témoignage de Mme Larcombe et des autres témoins. Il ne m’est donc pas possible de trancher, pour l’instant, que le témoignage de Mme Larcombe n’est pas nécessaire, qu’il n’est pas pertinent et qu’il risque de troubler l’attention de la Cour au point qu’il devrait être exclu.

[35]  Pour ces motifs, je conclus que Mme Larcombe est suffisamment qualifiée pour livrer un témoignage d’expert dans le domaine de la géographie culturelle, et notamment dans les domaines de spécialisation suivants :

1.  évaluation de la perte d’utilisation des moyens de subsistance traditionnels

 

 autochtones;

  1. évaluation des répercussions de projets d’aménagement industriel et hydroélectrique sur le mode et les conditions de vie des Premières Nations.

[36]  La Cour entendra donc son opinion d’experte sur les répercussions qu’a eues la perte d’utilisation sur l’économie traditionnelle de la Première Nation du Lac Seul par suite de la perte de terres de réserve et de territoires traditionnels due à la construction du barrage Ear Falls et à l’inondation de la région du lac Seul. Parmi ces répercussions, et particulièrement :

  1. la réduction des possibilités pour la Première Nation du Lac Seul de recourir à ses pratiques traditionnelles de récolte, ainsi que de l’efficacité de ces pratiques;

  2. la perte des possibilités de récolter le riz sauvage pour répondre aux besoins nutritionnels humains, ainsi que des revenus qui en découlent;

  3. la réduction des possibilités de pratiquer le trappage de la faune à fourrure aquatique et de l’efficacité de cette pratique;

  4. la perte des possibilités de cultiver des produits maraîchers pour répondre aux besoins nutritionnels humains;

  5. la perte des possibilités de nourrir le bétail élevé pour répondre aux besoins nutritionnels humains.

[37]  Mme Larcombe pourra aussi présenter des faits historiques concernant les sites d’inhumation de la Première Nation du Lac Seul qui ont été perdus ou endommagés.

[38]  En résumé, la Cour reconnaît l’expertise de Mme Larcombe et elle admet en preuve les opinions formulées aux onglets A1 à A6 de son rapport, inclusivement; les faits tirés de dossiers historiques figurant aux sections 1 à 4 de l’onglet B4, ainsi que son opinion, fondée sur lesdits dossiers historiques, concernant les sites d’inhumation de la Première Nation du Lac Seul perdus ou endommagés.

Objection du Canada

[39]  Le Canada demande à la Cour de statuer sur l’admissibilité des transcriptions du groupe de discussion. Il déplore que Mme Larcombe, dans certaines parties de son rapport, s’est [traduction] « grandement appuyée » sur ces transcriptions. Le Canada a toutefois reconnu que son experte, Mme Reimer, a aussi fondé son opinion en partie sur ces transcriptions.

[40]  Les sept transcriptions du groupe de discussion concernent des rencontres tenues de 1994 à 1997.

[41]  Le Canada estime que la provenance de cet élément de preuve en compromet l’admissibilité. Il fait valoir que la Première Nation de Lac Seul a expressément voulu recueillir les déclarations de personnes interrogées sur les pertes subies par suite de l’inondation. Cette question est au cœur du litige, et il semble que Mme Larcombe (je ne peux pas me prononcer sur le traitement accordé par Mme Reimer, car je n’ai pas encore lu son rapport) ait considéré comme des faits avérés les pertes que les membres de la Première Nation du Lac Seul ont déclaré avoir subies.

[42]  De l’avis du Canada, la manière dont ces témoignages ont été recueillis en compromet la valeur probante puisqu’ils ont été livrés et consignés par des membres de la Première Nation du Lac Seul à seule fin d’amener de l’eau à leur moulin dans la présente action. Personne ne conteste que les témoignages n’ont pas été livrés sous serment, qu’il n’y a pas eu de contre-interrogatoire et que les allégations n’ont pas été vérifiées. De plus, les témoignages livrés dans la langue maternelle des participants ont été traduits par un membre de la Première Nation du Lac Seul.

[43]  La Cour ne sait pas si des témoins pourraient attester les propos rapportés dans les transcriptions, mais ce n’est pas pertinent pour examiner l’objection du Canada.

[44]  Le demandeur soutient, et je partage son avis, que la jurisprudence canadienne autorise un témoin expert à former une opinion en s’appuyant sur des ouï-dire ou sur des déclarations et des éléments de preuve obtenus à l’extérieur des tribunaux. La question qui se pose alors est celle du poids à accorder à une opinion qui repose sur des ouï-dire ou des déclarations hors cour.

[45]  Un expert pourrait avoir formé son opinion à partir de renseignements qui n’ont pas été présentés à la Cour. Par exemple, il pourrait s’être appuyé sur des entrevues, des rapports d’autres experts ou les résultats de tests faits par d’autres. L’important est que le juge des faits connaisse le fondement de l’opinion de l’expert. Un élément de preuve employé de cette façon serait inadmissible car il s’agirait de ouï-dire relativement aux faits allégués, mais il serait admissible s’il sert de fondement à l’opinion d’un expert.

[46]  Le demandeur considère que les transcriptions sont admissibles parce que Mme Larcombe s’en est servie pour former son opinion. Il semble accepter la possibilité que la valeur probante de cette opinion puisse souffrir du fait qu’elle repose, en partie ou entièrement, sur des témoignages recueillis d’une façon à laquelle le Canada s’oppose.

[47]  Quand, comme c’est le cas ici, un expert fonde son opinion sur les déclarations de membres d’un organisme qui est partie au litige, il faut suivre le conseil du juge Sopinka dans l’arrêt R. c Lavallée, [1990] 1 RCS 852, à la page 898, et s’assurer que ladite opinion est corroborée par une preuve indépendante :

Lorsque, toutefois, les données sur lesquelles un expert fonde son opinion proviennent d’une partie au litige ou d’une autre source fondamentalement suspecte, un tribunal devrait exiger que ces données soient établies par une preuve indépendante. Suivant l’arrêt Abbey, l’absence d’une telle preuve influera directement sur le poids à donner à l’opinion, peut‑être au point de lui enlever toute valeur probante. Il faut néanmoins souligner qu’il est rare qu’un expert fonde son opinion entièrement sur des renseignements de cette nature qui ne sont pas établis par une preuve indépendante. Quand l’opinion d’un expert est fondée sur des renseignements suspects, mais aussi sur des faits reconnus ou qu’on essaie de prouver, la question déterminante est celle de la valeur probante.

[48]  En l’espèce, il est difficile de savoir si chaque fois qu’elle a invoqué les transcriptions, Mme Larcombe s’est assurée que les allégations de « faits » des membres de la Première Nation étaient corroborés de manière indépendante. Si ce n’est pas le cas, le risque est réel que toute force probante soit enlevée à son opinion, pour paraphraser le juge Sopinka.

[49]  Par conséquent, et bien que je souscrive à l’argument du Canada selon lequel les transcriptions des groupes de discussion ne sont pas admissibles en preuve de la véracité de leur contenu, je dois admettre les opinions des experts qui reposent sur ces transcriptions, pourvu qu’elles relèvent de leur domaine d’expertise. En l’espèce, l’expertise de Mme Larcombe se limite à l’évaluation rétrospective de la perte d’utilisation telle qu’elle est exposée dans son opinion figurant aux onglets A1 à A6. La valeur probante qui sera accordée à son témoignage sera en fonction entre autres de l’existence d’autres éléments corroborants.


ORDONNANCE

La Cour ordonne ce qui suit :

  1. Mme Larcombe est désignée comme témoin expert en géographie culturelle, dans les domaines de spécialité suivants :

  1. évaluation de la perte d’utilisation des moyens de subsistance traditionnels autochtones;

    1. évaluation des répercussions de projets d’aménagement industriel et hydroélectrique sur le mode et les conditions de vie des Premières Nations.

La Cour entendra donc l’opinion de Mme Larcombe à titre d’experte sur les répercussions qu’a eues la perte d’utilisation sur l’économie traditionnelle de la Première Nation du Lac Seul par suite de la perte de terres de réserve et de territoires traditionnels due à la construction du barrage Ear Falls et à l’inondation de la région du lac Seul. Parmi ces répercussions, et particulièrement :

    1. la réduction des possibilités pour la Première Nation du Lac Seul de recourir à ses pratiques traditionnelles de récolte, ainsi que de l’efficacité de ces pratiques;
    2. la perte des possibilités de récolter le riz sauvage pour répondre aux besoins nutritionnels humains, ainsi que des revenus qui en découlent;
    3. la réduction des possibilités de pratiquer le trappage de la faune à fourrure aquatique et de l’efficacité de cette pratique;
    4. la perte des possibilités de cultiver des produits maraîchers pour répondre aux besoins nutritionnels humains;
    5. la perte des possibilités de nourrir le bétail élevé pour répondre aux besoins nutritionnels humains.

3.  Mme Larcombe pourra aussi présenter des faits historiques et son opinion concernant les sites d’inhumation de la Première Nation du Lac Seul qui ont été perdus ou endommagés.

4.  En résumé, la Cour reconnaît l’expertise de Mme Larcombe et elle admet en preuve les opinions formulées aux onglets A1 à A6 de son rapport, inclusivement; les faits tirés de dossiers historiques figurant aux sections 1 à 4 de l’onglet B4, ainsi que son opinion, fondée sur lesdits dossiers historiques, concernant les sites d’inhumation de la Première Nation du Lac Seul perdus ou endommagés.

« Russel W. Zinn »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 4e jour de décembre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2579-91

 

INTITULÉ :

ROGER SOUTHWIND ET AL. c SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

 

REQUÊTE JUGÉE SUR DOSSIER SANS COMPARUTION DES PARTIES

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE ZINN

 

DATE DES MOTIFS :

Le 11 octobre 2016

 

OBSERVATIONS ÉCRITES :

William J. Major

Yana R. Sobiski

David G. Leitch

Ben Hiemstra

Kevin Scullion

Pour les demandeurs

 

Michael Roach

Jennifer Francis

Sarah Sherhols

Pour la défenderesse

CANADA

Leonard Marsello

Donna Salmon

Vanessa Glasser

Nikita Rathwell

POUR LA MISE EN CAUSE

ONTARIO

W. Glenn McFetridge

Kirsten Wright

POUR LA MISE EN CAUSE

MANITOBA

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Major Sobiski Moffatt LLP

Avocats

Kenora (Ontario)

Pour les demandeurs

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

Pour la défenderesse

CANADA

Ministère du Procureur général

Toronto (Ontario)

POUR LA MISE EN CAUSE

ONTARIO

Justice Manitoba

Winnipeg (Manitoba)

POUR LA MISE EN CAUSE

DU MANITOBA

 

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